• 1 Fichte, Die Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters 10 (1804/1805), SW, vol. 7 (1846 ; réédit. 1965) (...)
• 2 August Ludwig Schlözer, Allgemeines StatsRecht und StatsVerfassungsLere (Göttingen, 1793), p. 2, no (...)
• 3 Brockhaus, CL Gegenwart, vol. 4/1 (1840), p. 1255, art. Staatsdienst und Staatsdiener.

1La sémantique du mot ‘Staat’ et de son champ lexical change vite et par à-coups à l’époque de la Révolution française. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que le mot acquiert en allemand le caractère d’un concept fondamental, aucune autre expression ne pouvant le remplacer : « Tout particulièrement dans l’époque que nous vivons, il n’y a rien au sujet de quoi l’on ait plus écrit, plus lu, plus parlé, que de l’État »1. Schlözer considérait même que ‘Stat’ était un mot fondamentalement allemand sans véritable équivalent à l’étranger2, et le Brockhaus affirme à juste titre en 1840 que « le concept d’État moderne lui-même ne s’est développé que récemment de manière plus autonome et plus identifiable à partir de ses […] présuppositions historiques »3.

• 4 OED, vol. 12 (1933 ; rééd. 1961), p. 849 sqq., art. state.

3Une inflexion qui s’annonçait déjà au XVIII^e siècle, la tendance de ‘Staat’ à recouvrir et à condenser les formules doubles et duales ‘prince et peuple’ ou ‘prince et pays’ [26] ou encore ‘prince et société civile’ permet à ce terme de devenir après la révolution un concept qui va de soi sans cesser un seul instant d’être controversé. Avant 1770, ‘Staat’ était un mot qui, dans des contextes très différents, renvoyait, selon les définitions qui en était données, à des réalités présentant une extrême diversité – depuis l’État comme apparat et magnificence jusqu’à la Cour et l’État princier en passant par l’État [Staat] comme état/ordre/groupe statutaire [Stand] ou état de fait [Zustand] ; désormais, ce terme plurivalent, pouvant être utilisé dans des mots composés, a été promu au rang d’un concept générique central à partir duquel il est possible d’organiser intellectuellement – et de façon concrète, administrativement – l’ensemble de la vie politique et sociale constituée. ‘Staat’ acquiert alors un caractère exclusif évinçant toutes les autres significations du mot, à l’inverse, par exemple, de l’anglais, ou encore aujourd’hui, ‘state’ peut aussi signifier ‘état de fait’ [Zustand]4.

• 5 Johann Ludwig Klüber, Öffentliches Recht des Teutschen Bundes und der Bundesstaaten (1818), 3^e éd. (...)
• 6 Voir infra paragraphe III. 3.
• * * N. d. T. : Le rôle central de cette période est souligné dans la présentation générale de l’ensem (...)
• 7 Voir infra paragraphe III. 2. b/c.
• 8 Bruno Bauer, Der christliche Staat und unsere Zeit (1841), in : Feldzüge der reinen Kritik, éd. Han (...)

4‘Staat’ devient en même temps un singulier collectif recouvrant plusieurs déterminations particulières sans lesquelles l’‘État en tant que tel’ ne peut être pensé. ‘Territoire de l’État’, ‘peuple de l’État’ et ‘pouvoir de l’État’ [Gewalt] ne sont que des déterminations juridiques a minima5 auxquelles diverses autres peuvent venir s’ajouter en fonction de ce qui est considéré. Ce qui permet de voir que le concept Staat, désormais innovateur, est communément accepté, est précisément le fait que, devenu un concept générique, il requiert lui-même impérativement une définition. Au moyen de déterminations supplémentaires – qui n’existaient pas encore par le passé – l’‘État en tant que tel’ acquiert sa signification concrète, d’autres sens se trouvant par là-même à chaque fois affaiblis ou exclus. Désormais, ‘Staat’ n’est plus utilisé au pluriel, en revanche, le concept générique donné une fois pour toutes est spécifié de diverses façons : ‘État machine’, ‘État de droit’, ‘État culturel’, ‘État rationnel’, ‘État-puissance’ [Machtstaat], et plus tard aussi ‘État social’, pour ne citer que quelques variantes s’excluant en partie les unes les autres6. Dit en d’autres termes permettant de faire intervenir un critère propre à l’« époque charnière » [Sattelzeit*], l’État est perçu depuis la Révolution française de façon partisane ; ainsi politisé, il est par conséquent susceptible d’être idéologisé7. Comme l’a affirmé de façon polémique Bruno Bauer en 1841 dans une déclaration sous le signe habituel d’une exclusivité revendiquée : « Désormais, des adjectifs ne peuvent plus caractériser de manière exhaustive le concept d’État : celui qui veut nommer l’État nouveau ‘État chrétien’ autorise d’autres à le qualifier de philosophique, etc. En vérité, il ne peut être compris qu’en étant conçu comme l’existence objective de la totalité [Allgemeinheit] de la conscience de soi libérée »8 – en quoi il s’exposait de nouveau à une critique venant de toute part, de Stahl à Marx.

• 9 Hobbes, De cive 6, 13, note (1646), Opera, t. 2 (1839 ; rééd. 1962), p. 224, note : Civitatem in pe (...)
• 10 Frédéric le Grand, Regierungsformen und Herrscherpflichten, Werke, éd. Gustav Berthold Volz, vol. 7 (...)
• 11 A. L. Schlözer, Circulare des Kaisers über die Grundsätze und Benennung eines StatsBeamten, StatsAn (...)

5La théorie jusnaturaliste de l’État propre à l’époque baroque connaissait certes celui-ci comme personne morale et juridique, qui n’était capable qu’en tant que telle d’agir de façon effective en droit. Mais la capacité politique d’agir à l’intérieur, et aussi à l’extérieur où les États intervenaient en tant que ‘puissances’ ou Mächte, dépendait toujours du souverain [27] qui représentait l’État9. Le monarque ou le collège qui gouvernaient étaient de façon visible les porteurs de l’action, c’est entre leurs mains que les pouvoirs juridique, exécutif et législatif de l’État étaient réunis. C’est en ce sens que Frédéric le Grand répétait que : « le souverain représente l’État […] Le prince est pour l’État qu’il gouverne ce qu’est la tête pour le corps : il lui faut voir, penser et agir pour la communauté tout entière [Allgemeinheit] »10. Joseph II parlait en des termes semblables de son ‘devoir’ et de sa ‘fidélité’, « lesquels, ma vie durant, j’ai, dans toutes mes actions, consacrés à l’État », ce qui l’amène à exhorter aussi « ses fonctionnaires de l’État [Statsbeamte] » à « ne point » chercher à faire du service de l’État « une affaire personnelle » : « Celui qui veut servir l’État et qui le sert doit se placer entièrement en retrait »11.

• * * N. d. T. : Spätaufklärung, entre la fin du XVIII^e siècle et le début du XIX^e siècle.
• 12 Allgemeines Landrecht [ALR], partie 2, titre 13, § 1, 2. – Christian Wolff, Grundsätze des Natur- u (...)
• 13 Franz Rudolph von Grossing, Die Kirche und der Staat […] (Berlin, 1784), p. 231 ; voir Renate Dophe (...)

6L’État, pour ainsi dire le bien commun [Gemeinwohl] institutionnalisé, à partir duquel les droits et les devoirs de tous les états/ordres/groupes statutaires [Stände] et de tous les individus sont déterminés, n’avait pas encore été rendu autonome [verselbständigt], n’était pas encore un sujet agissant par lui-même [eigenständig]. Ce n’est qu’à partir de la période tardive des Lumières* que l’État lui-même devient pour ainsi dire une personne réelle ; sa construction juridique ou la métaphore corporelle étant prises au mot, ‘Staat’ accède en tant que concept au statut d’un sujet agissant autonome. Dans l’Allgemeines Landrecht [ALR : le Droit général prussien], le monarque souverain qui règne effectivement et légalement n’est ainsi plus désigné comme tel, le Roi ou Sa Majesté étant tout aussi absents du texte de lois. Il apparaît en revanche dans une définition de sa fonction : être la tête suprême de l’État, et sous une forme encore plus atténuée : « la tête suprême dans l’État ». La tête suprême de l’État [Staatsoberhaupt] cède la place – ironie sémantique ? – à l’« État en tant que tel » [Staat überhaupt] et devient lui-même porteur de droits et de devoirs12. Ainsi qu’on peut lire dans une publication dans la période tardive des Lumières pour légitimer la liberté de presse : « Chaque homme est prince et sujet de l’État »13.

• 14 Joseph Görres, Der allgemeine Frieden, ein Ideal (1798), Ausgewählte Werke, éd. Wolfgang Frühwald, (...)
• 15 Fichte, Der geschlossene Handelsstaat (1800), SW, vol. 3 (1845 ; rééd. 1965), p. 401.

7Bien au-delà d’une simple personnification juridique, il y avait de fait dans cette formule acérée une tournure républicaine présupposant déjà l’État comme un sujet agissant en surplomb. La métaphore est devenue un concept en propre dont s’est rapidement emparé le courant révolutionnaire afin de revendiquer pour l’État une prétention à tout englober. Le jeune Görres distinguait en 1798 « la matière d’un État – la somme de tous les individus qui s’y trouvent réunis » – de sa « forme : la réunion de toutes les personnalités partielles en une personnalité universelle » [28], « son but » étant « le bien de l’ensemble ». Et Adam Müller prit la suite en un sens politiquement conservateur tout en présentant certaines analogies sémantiques : « L’État est la totalité [Totalität] des affaires humaines, leur réunion en un tout vivant »14. Pour Fichte, « seul l’État […] réunit une multitude indéterminée de personnes en un tout cohérent, en une totalité [Allheit] »15.

• * * N. d. T. : La racine du verbe ‘einbinden’ renvoie (comme, de façon négative ‘ab-solutus’) au lien (...)
• 16 Hegel, Grundlinien der Philosophie des Rechtes (1821), SW, vol. 7 (1928), p. 379, § 278 ; p. 438, § (...)
• 17 Ibid., p. 348, § 270 ; voir aussi, p. 389, § 280, addition au § 280 : « et l’on n’a besoin comme mo (...)
• * * N. d. T. : Ce groupe de sept professeurs de l’université de Göttingen refusa en 1837 l’abrogation (...)
• 18 Wilhelm Eduard Albrecht, compte rendu de R. Maurenbrecher, Grundzüge des heutigen Staatsrechts (183 (...)

8Traversant la plupart des camps politiques, la voie était ainsi ouverte conduisant, à partir de l’expérience révolutionnaire, à se réclamer de la « souveraineté de l’État », cette dernière étant la « véritable finalité, absolue » incluant et obligeant [einbinden*] aussi le monarque, afin de réaliser, au moyen d’une étaticité accrue, les réformes qui s’imposaient depuis longtemps16. Dans les termes de Hegel, cet État acquiert une « effectivité abstraite » en conciliant « l’intérêt universel général [allgemein] » et les « intérêts particuliers ». Mais ses modalités d’accomplissement sont à la fois une volonté fixant sa ligne de conduite à partir d’une culture et d’un savoir, et le mode d’action concret qui en résulte17. Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que la tâche du monarque consistant à mettre un point sur les i s’efface dans un tel État conscient de lui-même. Albrecht, un des sept de Göttingen*, ne définit plus la tête suprême de l’État que comme un « organe d’État »18. La métaphore corporelle, millénaire, avait perdu sa dimension référentielle.

• 19 Voir Geschichtliche Grundbegriffe, art. Organ, vol. 4, p. 580 sqq.
• 20 Krug, 2^e éd., vol. 4 (1834 ; rééd. 1969), p. 18, art. Staatsleben. Comme c’était déjà le cas dans l (...)

9La métaphore de l’organisme décryptée par Kant intriquait si fortement et dans une telle interdépendance le tout et les parties, les fins et les moyens, qu’elle a amené, en tant qu’ultime instance linguistique, à concevoir l’État souverain comme personnalité agissante19. Ainsi que le soulignait Krug par opposition aux doctrines du siècle passé, « la vie de l’État n’est pas la vie dans l’État ou pour l’État, mais la vie de l’État lui-même comme grand corps organique »20. À l’aide du concept d’organisme fut aussi introduite une instance directrice ultime, historiquement autonome, qui caractérisa dès lors en allemand le concept d’État.

• 21 Leopold Ranke, Politisches Gespräch (1836), in : Geschichte und Politik, éd. Hans Hofmann (Stuttgar (...)

10Ranke, par exemple, qui évitait la métaphore de l’organisme, voyait ainsi dans les États des « individualités », des émanations – ne pouvant être déduites à partir de ce qui est général [Allgemeinen] – « de ce qui, idéel-réel, t’apparaît soudain avec une originalité insoupçonnée » et qui « ne peut être déduit d’aucun principe supérieur »21.

• 22 Friedrich Christoph Dahlmann, Die Politik […] (1835), éd. Manfred Riedel (Frankfurt, 1968), p. 36, (...)
• 23 Heinrich Matthias Zoepfl, Grundsätze des Allgemeinen und des Constitutionell-Monarchischen Staatsre (...)
• 24 Voir d’autres exemples chez Gisela Busse, Die Lehre vom Staat als Organismus (Berlin 1928) ; Erich (...)
• 25 Zoepfl, Grundsätze, 3^e éd., p. 5.

11[29] Mais même là où des finalités supra-étatiques, conformes à la raison ou déduites dans le cadre d’une philosophie de l’histoire, entraient dans sa détermination, l’État restait désormais en lui-même un sujet agissant ne pouvant être déduit. Dans les termes de Dahlmann : « Car l’État n’est pas seulement quelque chose de commun [etwas Gemeinsames] parmi les hommes, pas seulement quelque chose d’indépendant, il est aussi quelque chose qui a grandi pour former un ensemble, une personnalité formant une unité corporelle et spirituelle »22. Ou dans le droit public/étatique [Staatsrecht] de Zoepfl, qui eut un large retentissement : « Mais c’est justement parce que l’État a en lui-même le fondement juridique de son existence (dans sa rationalité), que lui revient aussi, en tant qu’organisme vivant, une personnalité, à savoir la qualité, au plus haut degré, de ce que l’on nomme une personne morale ou juridique – autrement dit, l’État est un être commun [Gemeinwesen] absolu ou souverain » et donc, ainsi qu’il le précise, « légitimé par lui-même ». Ce faisant, il pouvait se réclamer de l’autorité de Savigny : ce n’est que dans l’État et à partir de lui que « le peuple acquiert une vraie personnalité, et donc la capacité d’agir »23. Avec ce nouveau concept d’organisme dans lequel la métaphore perd de sa force, une décision sémantique antérieure, aux nombreuses répercussions politiques, fut acceptée24. Le conflit latent entre principe monarchique et souveraineté du peuple fut désamorcé ou paralysé au profit de la souveraineté de l’État. Dans une formule de Zoepfl soucieuse de neutralité, « l’État apparaît » ainsi, « de par son essence [Wesen] », « comme quelque chose qui domine [ein Herrschendes] l’individu »25. C’est en ce sens que le domaine à part de la société civile fut aussi incorporé à l’État en tant qu’organisme, voire, plus encore, soumis à sa force d’organisation [Gewalt]. L’énorme accroissement de pouvoir que l’État avait connu du fait des répercussions de la Révolution française se trouva conceptualisé au moyen de la définition de ‘Staat’ comme sujet agissant en dernière instance, ce concept étant à tout moment susceptible d’être validé, y compris de façon empirique, en ce sens devenu le sien.

• 26 Karl August Fürst von Hardenberg, Denkschrift über die Reorganisation des preußischen Staats (12 se (...)

13« L’État qui, grâce à la sagesse de son gouvernement et sans que de violentes convulsions ne soient nécessaires, réussit à saisir le véritable esprit du temps et à s’inscrire tranquillement dans ce plan universel » (de la Providence), « a sans conteste de grands avantages ». Il s’emploie à chasser « ce qui est sans force, ce qui a vieilli » et rassemble « des forces nouvelles en vue d’autres progrès »26.

• 27 Emer de Vattel, Le droit des gens ou principes de la loi naturelle, 1, 1, § 1 sqq., 1, 3 sqq., p. 2 (...)
• 28 Krug, vol. 2, p. 5, art. Staat. – Sur l’histoire tardive du droit naturel, voir Diethelm Klippel, P (...)

14Déjà Vattel, qui qualifiait d’« état souverain » la société unie en une nation, avait reconnu en 1758 à cet État-nation le droit non seulement de « former » sa constitution, mais aussi, au besoin, de la « changer » ou de la « perfectionner »27. Un principe déduit du droit naturel et de l’histoire était ainsi formulé ; devenu réalité depuis la Révolution française il était approuvé de façon contournée par Kant, et ouvertement par Fichte. Des déterminations jusnaturalistes de ce qui doit être [sollen] afin d’assurer une assise solide à des postulats libéraux, ainsi que des facteurs historiques réels poussant aussi à l’abolition des privilèges statutaires [ständisch] conférèrent à l’État une compétence organisationnelle et une dynamique politique qui affectèrent tous les camps politiques et sociaux et furent revendiquées, acceptées ou critiquées selon la manière dont elles concernaient les uns ou les autres. Des normes jusnaturalistes ne se retrouvaient certes presque plus définies en termes de finalité dans la législation ainsi qu’elles l’étaient encore dans l’Allgemeines Landrecht [ALR le Droit Général Prussien]. Mais jusqu’à une période très avancée du XIX^e siècle, des projets jusnaturalistes libéraux sont développés de manière critique parallèlement aux constitutions étatiques en cours d’élaboration et de rédaction. En reprochant à ces dernières un manque de liberté et de codétermination pour les citoyens, ces projets exerçaient une pression sur les États pour les obliger à changer parce que, ainsi que le formule Krug, « l’État en réalité (l’État réel) ne ressemble encore pas à l’État en idée (l’État idéal) »28. Les projets d’État élaborés à partir d’une philosophie de l’histoire héritière de l’idéalisme étaient représentatifs de l’usage linguistique allemand ; projetés dans le futur en tant que mission historique à accomplir, ils devaient transposer l’État empirique en direction de l’État idéal. Le concept d’‘État’ acquit alors un double aspect temporel : en partie anticipation [Vorgriff] théorique, en partie recension critique des États réels, son évidence puisait sa source dans la médiation effectuée par la philosophie de l’histoire.

• 29 Schlözer, StatsRecht (voir note 2), p. 3 sq.

15Un indice révélateur de ce tournant fut le refus indigné de la métaphore de la machine, Schlözer étant le dernier, en 1793, à pouvoir l’utiliser en un sens positif : selon lui, l’État est une « invention » au service du bien commun, comme l’est une « caisse d’assurance incendie ». « La manière la plus instructive de traiter de la doctrine de l’État est de traiter » « l’État comme une machine artificielle dont l’assemblage est poussé à l’extrême »29. C’est désormais ainsi qu’était perçu le système absolutiste, lui qui, dirigé de l’extérieur, tout au plus réparable mais incapable [31] de se changer lui-même, dégradait le citoyen en tant que sujet [du souverain : Untertan] lorsqu’il ne faisait de lui qu’un rouage dans un mécanisme d’horloge et ne lui accordait pas la liberté de s’épanouir.

• 30 Voir Geschichtliche Grundbegriffe, art. Organ, vol. 4, p. 582. – Sur l’aliénation de l’homme qui s’ (...)

16Après la révolution, le refus de l’État-machine est présent de la gauche jusqu’à la droite, qu’il soit accusé d’étouffer l’autodétermination de l’individu, de plonger les hommes dans l’aliénation, ou de détruire la tradition statutaire [ständisch]30. Ce que résume Brandes de la façon suivante :

• 32 Novalis, Vermischte Bemerkungen und Blütenstaub. Fragmente (1798), GW, vol. 2 (1960), p. 468, n° 12 (...)

Ainsi que s’exclamait Novalis avant lui : « Si cette machine pouvait être métamorphosée en un être autonome [Wesen], le grand problème s’en trouverait résolu »32.

• 33 Kant: Über den Gemeinspruch : Das mag in der Theorie richtig sein, taugt aber nicht für die Praxis (...)
• 34 Kant, Die Metaphysik der Sitten, Rechtslehre 2, 1 § 45 (1797), AA, vol. 6 (1907 ; rééd. 1968), p. 3 (...)
• 35 Kant, Metaphysik der Sitten, Rechtslehre 2, 1, § 49 (p. 318).
• 36 Ibid., Anhang 8 B, p. 369.
• 37 Claudia Langer, Reform nach Prinzipien. Untersuchungen zur politischen Theorie Immanuel Kants (Stut (...)

19« Il existe une théorie du droit étatique/public telle, que si tous ne l’approuvent pas, aucune pratique n’est valable »33. Lorsque Kant définissait l’État empirique (civitas) comme l’« union d’une multitude de personnes sous des lois juridiques », sa démonstration visait à déduire les lois juridiques de la « forme de l’État en tant que tel », autrement dit, de « l’État en idée […] comme […] nécessaire a priori ». Cette forme ne pouvait qu’être républicaine, pour tout un chacun de façon également contraignante ; elle servait de « fil directeur » à toute action politique afin de réaliser un système juridique universel [allgemein] et égal susceptible de trouver l’accord de chacun dans une relation de réciprocité, celui qui règne étant de ce fait aussi soumis aux lois de ce système34. Le concept d’État acquit ainsi [32] intrinsèquement une dimension d’avenir posée comme un postulat. Kant entendait par le « salut de l’État » la « situation » qui présente « la plus grande concordance de la constitution avec des principes juridiques » et « vers laquelle la raison nous oblige, au moyen d’un impératif catégorique, à tendre »35. Ce concept [Begriff] relevant d’un « État de droit [rechtsstaatlich] » donnait lieu à une anticipation [Vorgriff] qui fut reprise par la langue des fonctionnaires réformateurs. Aussi longtemps qu’il continuait à tolérer des injustices en contradiction avec les principes de liberté et d’égalité, chaque État se voyait contraint d’engager des réformes. « Le droit de l’État, oui, le devoir qui est le sien de changer les choses »36 s’étendaient à toutes les configurations statutaires, sociales et politiques, celles qui détenaient des privilèges ne pouvant consentir à des réformes concernant chacun à égalité : la suppression des corporations, de la noblesse héréditaire, de la condition de sujet assujetti [Untertänigkeit], des biens de l’Église, des dominats et des majorats, etc. Bref, le programme réformateur de l’État prussien dont on disait qu’il devait lui-même se transformer, se voyait fondé à la fois par une théorie juridique et par une philosophie de l’histoire37.

• 38 Catel, t. 4 (1801), p. 411, art. Contre-Révolutionnaire.
• 39 Friedrich Schlegel, Versuch über den Begriff des Republikanismus (1796), SW, 1^ère section, vol. 7 ( (...)
• 40 Görres, Allgemeiner Frieden (voir note 13), p. 26, 37, 41, 51, 72.

20Une pression fut aussi exercée pour changer la forme de la constitution, même si Kant avait bordé de barrières légales le chemin, désormais légitimé, menant à la république et à une séparation des pouvoirs. Dans les faits, la structure interne temporelle du concept d’‘État’ eut des conséquences révolutionnaires. Lesquelles furent aussi ouvertement exprimées. En 1800, par exemple, les lexicographes berlinois traduisirent tout simplement le néologisme ‘contre-révolutionnaire’ par ‘ennemi de l’État [Staatsfeind]38, autrement dit, un ami de l’État ne pouvait qu’être révolutionnaire. En 1796, le jeune Friedrich Schlegel élabora une série de concepts historiques, depuis l’« anti-État » despotique, puis le « quasi-État » encore inachevé, jusqu’à l’« État véritable » d’une république démocratique, lequel ne peut être atteint « qu’en s’en approchant à l’infini »39. Et le jeune Görres en tira des conclusions dans le domaine du droit des gens [Völkerrecht]. Il élabora une échelle compliquée sur laquelle les « États normaux » [Normalstaaten] victorieux, s’ils sont républicains (par conséquent la France), ont un droit durable d’intervention qu’ils peuvent exercer sur les « États régulateurs » [Regulativstaaten] vaincus, aussi longtemps que ces derniers restent despotiques (comme les États de la coalition). Ce « droit » est échelonné dans le temps et ne vaut pas rétroactivement. Seuls les « États libres » obtiennent le pouvoir/droit [Befugnis] « d’accroître autant que possible leur puissance [Macht] » afin de construire un « État des gens/peuples [Völkerstaat] » grâce à une transformation républicaine générale [allgemein] des monarchies existantes40.

• 41 Fichte, Beiträge zur Berichtigung der Urteile des Publikums über die Französische Revolution (1793) (...)
• 42 Fichte, Handelstaat (voir note 15), p. 397, introduction.
• 43 Fichte, Grundzüge 10 (voir note 1), p. 143 sqq.

21C’est Fichte qui, en donnant au droit à la révolution un fondement transcendantal, ajouta de nouvelles valences à la sémantique de l’État. Dans la succession de ses écrits, l’‘État’ fut de plus en plus en position d’assumer la mission historique consistant à atteindre le but primordial de la Révolution française, la liberté. En 1793, l’argumentation, partant d’un être humain autonome, se présente encore de la façon suivante : « Aucune constitution étatique n’est immuable ». « Une constitution mauvaise, qui contrevient à la finalité nécessaire de toutes les réunions en un État [33] doit être changée ; une bonne constitution, qui favorise cette finalité, se change elle-même »41. Dans L’État commercial fermé de 1800, l’État endosse – au niveau purement sémantique – le rôle directeur, afin de prévenir toute injustice sociale à l’intérieur et toute exploitation d’autres peuples à l’extérieur. « L’État réel » « ne peut rien faire d’autre que de se rapprocher peu à peu de l’État rationnel ». On « peut ainsi se le représenter comme compris dans l’instauration progressive de l’État rationnel »42. Même si Fichte n’accorde à cet État que des missions légales et non morales, ce dernier, dans une conception qui va au-delà de Kant, a désormais en tant « qu’État absolu » le caractère d’une « institution [Anstalt] contraignante », « tous les individus, absolument sans qu’un seul ne fasse exception, y étant intégrés avec les mêmes exigences. L’État absolu » est « une institution artificielle amenant toutes les forces individuelles à converger vers la vie de l’espèce et à fusionner en elle »43. C’est précisément sa mission renvoyant, dans une philosophie de l’histoire, bien au-delà de lui, qui lui confère un droit absolu [Anspruch].

• 43a 43a Georg Forster, Darstellung der Revolution in Mainz (fragment 1793/94), rééd. in : Im Anblick de (...)
• 44 Fichte, Grundzüge 10, p. 146 sq.
• 45 Ibid. p. 146 ; p. 164 sqq.
• 46 Fichte, Reden an die deutsche Nation 11 (1808), SW, vol. 7, p. 436.

22Ce qui, dans la sémantique française de la nation souveraine et chez le premier Fichte, était conféré au moi autonome et à sa société liée par un contrat, ou, de façon jacobine, au peuple comme souverain de la république, est désormais pris en charge par l’‘État’. En 1793/94, Forster constatait non sans emphase « que la dignité royale est abolie en France ». « Cette déclaration représente l’époque du salut et de la renaissance de l’État tout entier »43a. Pour Fichte, cet État devient un concept d’avenir menant à l’action. L’État, « un concept invisible en soi », ne devient effectif qu’à partir du moment où « les gouvernants » cultivés ont le droit de « contraindre les récalcitrants » et où les « gouvernés », œuvrant en commun en tant que « citoyens », le font advenir. « C’est seulement le résultat obtenu » « que nous nommons État au sens strict du terme » 44. On demande ainsi à l’État réel de devenir un État éducateur, Fichte ne doutant pas un seul instant qu’il doive réaliser l’humanité en lui et être au service de la « finalité » supérieure qu’est la « culture »45. Même dans Les discours à la nation allemande, l’État national élu reste inséparable de la mission historique permettant de sortir d’une époque achevée, celle de l’état de péché, la troisième sur cinq : avec un caractère coercitif s’inscrivant dans une histoire du salut, qui – dit en des termes modernes – lui confère des traits totalitaires : Il a « parfaitement aussi le droit de contraindre, pour leur salut, ceux qui sont restés des mineurs »46. Une fois contraints à une prise de conscience éthique, ses citoyens seraient aussi prêts à se sacrifier pour cet État – à l’opposé de l’État militaire du passé, dépourvu de toute éthicité, qui forçait ses mercenaires à le servir. Le service militaire obligatoire et l’école obligatoire (ayant l’un comme l’autre, en Prusse, un ancrage juridique) furent ainsi légitimés en se retrouvant pour ainsi dire drapé dans l’histoire du salut.

• 47 Schiller, Ästhetische Erziehung (voir note 30), 7^e lettre, p. 211.
• 48 Ibid., 3^e lettre, p. 197.
• 49 Ibid., 37^e lettre, p. 284, 286. – La citation « Vainqueurs/vaincus » est extraite de : Schiller, Ph (...)

23[34] Du postulat de Kant portant sur la réalisation d’un État conforme à la raison, Schiller tira une conséquence bien différente dont le retentissement n’en fut pas moins important pour l’histoire de la culture. En se confrontant aussi bien à la Révolution française qu’aux réalités allemandes, il se demanda si l’« État tel qu’il est aujourd’hui »47 est en mesure de supprimer l’aliénation dans laquelle l’homme a été plongé du fait de la civilisation. Sa réponse est non. Car selon lui, l’« État de nécessité » [Notstaat]48 qui réfrène les instincts humains a produit lui-même ces « maux » qui empêchent une moralisation des citoyens. Ni « l’État dynamique des droits » qui jugule les forces de l’homme, ni « l’État moral des devoirs » qui entrave sa volonté, ne mènent à la liberté, la seule dans laquelle les sens et la raison se trouvent réunis dans le respect de la dignité humaine. Ce n’est que dans « l’État esthétique » achevé [abgeschlossen : achevé et fermé] de la sociabilité, de la beauté, des arts et du jeu que l’homme se trouve libre en compagnie de ses semblables, « il ne peut [darf] y avoir ici que des vainqueurs et non des vaincus ». Ce n’est que dans « l’empire de l’éclat/de l’apparence [Schein] esthétiques que l’idéal de l’égalité est accompli »49 alors que c’est en vain que l’on cherche à l’atteindre dans la réalité. Mais l’État esthétique est bien en mesure d’indiquer à l’homme, en l’éduquant indirectement, la direction à prendre pour rendre possible un libre État rationnel. Chez Schiller vient ainsi se placer entre l’État rationnel empirique et l’État rationnel idéal cet État esthétique qui ne fait pas entrer de force l’autoréalisation de l’homme dans une mission directe d’éducation, mais qui indique une voie détournée, apolitique, seulement potentiellement politique : le modèle de la bourgeoisie allemande cultivée [Bildungsbürgertum].

• 50 Wilhelm von Humboldt, Ideen zu einem Versuch, die Gränzen der Wirksamkeit des Staats zu bestimmen ( (...)
• 51 Heinrich von Treitschke, Politik. Vorlesungen, gehalten an der Universität zu Berlin (1897), éd. Ma (...)
• 52 Humboldt, Ideen, p. 237.
• 53 Ibid., p. 239.

24C’est précisément en ce sens que son ami Wilhelm von Humboldt a conçu une constitution étatique au libéralisme cohérent, qui en faisant preuve de retenue en matière législative ouvre à chaque homme un espace lui permettant de déployer son énergie et ses forces individuelles afin, grâce à son propre travail, à l’art et à sa propre formation culturelle, de concilier et de conjuguer sensibilité et raison. Selon Humboldt, cet État, en suivant un principe négatif, ne doit qu’assurer la sécurité : « il faut que l’État s’abstienne de tout dessein le poussant à agir de manière directe ou indirecte sur les mœurs ou le caractère d’une nation en allant au-delà de ce qui est inévitable et qui se présente comme une conséquence naturelle, découlant d’elle-même, de ses réglementations absolument nécessaires ; il faut que tout ce qui peut favoriser un tel dessein, et, avant tout chose, toute surveillance particulière de l’éducation, des institutions religieuses, des lois portant sur le luxe, etc., restent absolument en dehors des limites de son champ d’action »50. Pour Humboldt, cet État libéral dont Treitschke dira plus tard qu’il se trouvait réduit au « service d’un gardien de nuit »51, n’était lui aussi qu’un État à venir. Il pensait que pour toute réforme chargée de réaliser cet État, il faudrait envisager les conséquences dont on ne pourrait se débarrasser, car une fois donnée, une forme « ne peut se transformer en n’importe quelle autre qui se verrait choisie »52. C’est la raison pour laquelle « toute réforme doit venir » autant que possible « des idées et des têtes des hommes »53 ; conformément à ses propres prémisses elle n’a, selon lui, pas le droit d’être obtenue par la contrainte.

• 54 Novalis, Das allgemeine Brouillon. Materialien zur Enzyklopädistik (1798/90), GW, vol. 3 (1960). p. (...)
• 55 Ibid., p. 396, n° 677.
• 56 Novalis, Glaube und Liebe oder der König und die Königin (1798), GW, vol. 2 (1960), p. 489, n° 18.
• 57 Voir Richard Brinkmann, Deutsche Frühromantik und Französische Revolution, in : Wirklichkeiten. Ess (...)
• 58 Novalis, Das allgemeine Brouillon, p. 421, n° 782.
• 59 Novalis, Blüthenstaub (voir note 32), p. 468.

25Tandis que Humboldt avait inscrit dans son modèle étatique libéral des garanties institutionnelles à la fois minimales et incontournables afin de rendre possible la liberté des individus en dehors de l’État, les premiers romantiques tirèrent des conséquences inverses à partir des préceptes esthétiques de Schiller. En tournant le dos à toute conception susceptible d’être validée par le droit, ils conçurent dans une optique poétique et transcendantale un « État poétique » dans lequel la dimension politique et la dimension esthétique de l’homme devaient idéalement coïncider. « Le besoin d’un État est le besoin le plus urgent de l’homme. Pour devenir homme et le rester, il a besoin d’un État » – écrivait Novalis54 pour prendre la mesure de l’espace dans lequel les exigences de la révolution pourraient être satisfaites, dans « une république qui est un État philosophique »55 où « chaque citoyen [Staatsbürger] » « est un « fonctionnaire de l’État » [Staatsbeamter]56 et où « tous les hommes ont désormais la capacité d’accéder au trône »57. Cet État est une création artistique qui vit de la « représentation de ce qui n’est pas présent », de la « force merveilleuse de la fiction »58 où l’amour et la croyance se retrouvent : il est une émanation de l’esprit. « L’esprit est à tout moment poétique. L’État poétique est l’État véritable, parfaitement accompli […] Plus il y aura d’esprit et de commerce spirituel dans l’État et plus il se rapprochera du poétique – et plus aussi chacun, par amour du bel et grand Individuo (i.e., de l’État, R.K.) dans lequel il se trouve, se fera une joie de restreindre ses prétentions et de faire les sacrifices qui s’imposent – et moins l’État aura besoin de le faire59.

• 60 Hans-Joachim Mähl, Der poetische Staat. Utopie und Utopiereflexion bei den Frühromantikern, in : Ut (...)

26L’‘État’ des premiers romantiques acquiert – comme chez Fichte – une prétention à tout englober et des traits renvoyant à une totalité. Dans la mesure où il renonce à des préceptes institutionnels et empiriques à partir desquels il lui faudrait se développer, ce concept est de toute évidence entièrement utopique. La réalisation des postulats révolutionnaires est pensée comme poétique, autrement dit comme pensable et donc faisable poétiquement, sans que ne soit réfléchi à une mise en œuvre empirique ainsi que l’avaient fait Kant et Humboldt dans leurs approches théoriques60.

• 61 Müller, Staatskunst (voir note 14), vol. 1, p. 37 ; voir aussi Jakob Baxa, Adam Müllers Philosophie (...)
• 62 Müller, Staatskunst, vol. 1, p. 20.
• 63 Ibid., p. 20.
• 64 Ibid., p. 22 sq.
• 65 Müller, Von der Notwendigkeit einer theologischen Grundlage der gesamten Staatswissenschaften und d (...)
• 66 Ibid. p. 178. La meilleure recherche, tout simplement d’une rigueur conceptuelle chez Müller est ce (...)

27En ne se référant apparemment plus qu’à la réalité, Adam Müller présenta ses arguments sans renoncer à l’exigence romantique d’un État total que ses prédécesseurs n’avaient conçu que comme un contre-modèle poétique. « L’État n’est pas une simple manufacture, une simple laiterie, une simple compagnie d’assurance ou une simple société mercantile ; il est l’union intime, en un grand tout, énergique, infiniment animé et vivant, de tous les besoins physiques et spirituels, de toute la richesse physique et spirituelle, de toute la vie intérieure et extérieure d’une [36] nation »61. En dépit de cette définition exhaustive, Müller insistait sur le fait qu’il « n’existe aucun concept » de cet État62. Pour lui, les concepts sont « morts » et « inutilisables », […] ils restent figés tandis que l’« État progresse à l’infini »63. L’État est tout simplement affecté par la vie même, par le « mouvement » ; ce qui ne peut – grâce à Burke – qu’être saisi par « la force de l’idée vivante »64. Si cette manière d’éluder l’approche sémantique du concept en situation pour se tourner vers l’idée en mouvement exprimait pleinement les difficultés que toute théorie de l’État rencontrait alors dans cette époque confrontée à un impératif de changement, Müller n’en fut pas moins largement infidèle à sa redéfinition de l’État. En 1819, il eut de nouveau recours à un « concept originaire de l’État » qu’il croyait retrouver dans la signification passée, « pré-étatique » des mots « situation [Lage], état de fait [Zustand] ou état [Stand] »65. En vertu de cette explication apparemment historique, il lui fut alors possible d’interpréter toutes les relations politiques comme à la fois statutaires [ständisch] et étatiques [staatlich]. « In Summa : l’homme est État dans l’État : status in statu »66 est la phrase de base de ses spéculations statuto-étatiques.

• 67 Hegel, Die Verfassung des deutschen Reichs (1800/02), Werke, éd. Eva Moldenhauer et Karl Markus Mic (...)
• 68 Ibid., p. 463 sq.

31À l’époque non publié, son écrit de jeunesse de 1800 sur la constitution de l’Empire allemand avait pour première phrase le constat lapidaire suivant (considéré aujourd’hui comme anhistorique) : « L’Allemagne n’est plus un État ». Selon lui, le droit étatique était devenu une description empirique et avait cessé d’être une science. « Ce qui ne peut plus être conçu n’est plus »67. Hegel critiqua alors de façon caustique l’habitude qu’ont les Allemands de s’accrocher à leurs concepts, y compris lorsque ces derniers ne sont plus à même de saisir la réalité. « Car ils placent entre les faits et la libre compréhension de ceux-ci une quantité de concepts et de finalités et exigent que ce qui arrive soit conforme à ces derniers ». Si ce n’est pas le cas, « ils trouvent dans le fait d’affirmer leurs concepts le droit de blâmer amèrement ce qui est arrivé ». C’est pourquoi leur façon « de ne parler que de leurs concepts est contraire à la vérité et malhonnête »68.

• 69 Ibid., p. 505.
• 70 Hegel, Philosophie des Rechts. Die Vorlesung von 1819/20 in einer Nachschrift, éd. Dieter Heinrich (...)

32Hegel analyse la constitution de l’Empire en cours de désagrégation et arrive à la conclusion qu’en dépit de la présence d’un amour de la liberté et d’une conscience juridique inscrite dans une tradition, l’Empire allemand n’est pas un État parce qu’il lui manque le « pouvoir » [Macht] de rendre effectifs le droit et la liberté (comme l’a fait la Révolution française). Selon lui, l’Allemagne est « un État […] en idée et pas un État en effectivité […] Le système de l’État en idée est l’organisation d’une constitution juridique, qui, dans ce qui relève de ce qu’est, par essence [Wesen], un État, est impuissante [ohne Kraft] »69. Ce faisant, Hegel a fourni une analyse de la réalité et l’a condensée dans un concept négatif qui – dans la perspective d’une sociologie de la connaissance – s’était retrouvé sans obstacle et sans heurt dans tous les projets d’avenir des théories idéalistes et romantiques de l’État, le sens de ce concept renvoyant alors à son impuissance [kraftlos] dans la pratique politique et juridique. Pour contrer cette tendance, tous les efforts de Hegel visaient désormais à intégrer aussi dans son concept d’État rationnel le poids de données préexistantes et la puissance [Macht] politiquement indispensable d’un État souverain. Lui aussi partait de la détermination temporelle différenciée qui, toujours, préfigure déjà un État rationnel futur. En témoigne la première version de sa constatation de ce qui est – le rationnel est réel et inversement – : « Ce qui est rationnel deviendra réel et le réel deviendra rationnel »70.

• 71 Hegel, Rechtsphilosophie (voir note 16), p. 84, § 33 ; p. 446 sqq., § 341 sqq.
• 72 Ibid., p. 337, § 259.
• 73 Ibid., p. 337, § 260.
• 74 Ibid., p. 27, Préface.

33Hegel a lui aussi élaboré une philosophie de l’histoire – comprenant trois phases – dans laquelle la succession des époques rend de plus en plus effective la liberté de tous les hommes71. Et s’il considère que l’‘État’ ouvre la voie vers la liberté, il n’a aucun doute sur le fait que l’État empirique n’est jamais l’ultime instance de l’histoire du monde. Cette dernière est en revanche « l’idée universelle [allgemein] » de l’État entendu comme « genre » [Gattung] dont la puissance [Macht] absolue s’exerce à l’encontre des « États individuels [individuell] »72 afin de rendre la liberté effective dans les États. Il n’y a bien sûr aucune liberté sans États comme garants institutionnels [38]. « L’État est l’effectivité de la liberté concrète »73. Depuis la Révolution française, « le principe des États modernes est de présupposer et aussi de garantir l’indépendance des individus dans « l’unité substantielle de l’État ». L’analyse de Hegel avait donc pour but de mettre en relation le concept d’État et l’état de fait historiquement donné, de sorte que l’idée universelle de liberté s’y trouve validée dans ses « institutions » concrètes entendues comme « empire de l’éthicité ». C’est pourquoi il cherchait dans sa théorie de l’État à laquelle se référait sa philosophie du droit, « l’architecture de la rationalité » de l’État74, – s’exposant par là même autant à la critique libérale qu’à la critique conservatrice. Hegel n’a cessé de soumettre ces critiques à sa réflexion.

• 75 Ibid., p. 35, Préface.
• 76 Ibid., p. 315, § 238.
• 77 Ibid., p. 270, § 189.
• 78 Ibid., p. 316 sqq., § 241 sqq.
• 79 Ibid., p. 237, § 157 ; p. 263, § 183. [N. d. T. : voir Hegel, Principes de la philosophie du droit, (...)
• 80 Ibid., p. 347, § 269 ; p. 371, § 273.
• 81 Ibid., p. 422, § 312.
• 82 Ibid., p. 396 sqq., § 289 sqq. ; Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften im Grundris (...)
• 83 Hegel, Rechtsphilosophie, p. 354, § 270.

34Les arguments rationnels de Hegel renvoyant à la réalité comme expérience étaient dirigés simultanément contre une relativisation historique qui inscrivait la genèse de l’État dans les conditions fortuites d’apparition de ce dernier, et contre des images idéales orientées en fonction de normes religieuses, morales ou esthétiques ou de déterminations de ce qui doit être [sollen]. Il parvenait ainsi à un concept d’État qui ne souscrivait ni aux États tels qu’ils sont empiriquement, ni aux États possibles de manière optative. Il cherchait à connaître rationnellement « son temps »75, à le conceptualiser. Des éléments traditionnels et novateurs s’équilibraient dans cette démarche. Contre le passé, Hegel a compris – premièrement – que l’ancien ordre domestique – l’Oïkos, l’unité de base de la société d’ordres – s’était désagrégée au profit du cercle intime de la famille et que l’individu ainsi libéré était devenu le « fils » de la « société civile bourgeoise » toute entière76. Pour lui, cette dernière n’était plus un ordre politique de domination, mais était devenue – ainsi que le montraient l’économie nationale britannique et la législation prussienne de l’époque – un « système des besoins »77 extrapolitique. Du fait de la division du travail et de luttes concurrentielles, une opposition de classes entre les riches et le prolétariat en plein essor s’y déchaînait avec une puissance phénoménale ; faute de pouvoir être lui-même résolu, ce conflit poussait à s’en défausser, comme en Angleterre, au moyen d’une expansion outremer78. – Mais en même temps, il y avait dans cette société civile bourgeoise moderne – deuxièmement – le concept traditionnel renvoyant à un « État externe, un État de nécessité et d’entendement »79 régulant la satisfaction des besoins, désormais sans entraves, au moyen de la juridiction, des affiliations/obligations corporatives et des règlements de police. Or, c’étaient précisément ces techniques traditionnelles de régulation qui n’étaient plus à même de résoudre politiquement les conflits qui ne pouvaient l’être économiquement et socialement, et de le faire de façon telle que la liberté des individus soit préservée. C’est la raison pour laquelle Hegel déploie un concept supérieur d’État dont « l’organisme » est « la constitution politique ». Cette dernière comprenait de la même façon la famille et la société, les individus et les états/groupes statutaires [Stände] afin de garantir institutionnellement la liberté acquise depuis la Réforme et du fait de la Révolution. En tant que [39] « monarchie constitutionnelle »80, cette constitution est soumise à un droit héréditaire afin d’échapper au bon plaisir de prétentions subjectives ou à l’arbitraire de processus électoraux qui, comme l’ont montré l’Empire allemand et la Pologne, empêchent un ordre étatique. (Anticipant en cela l’État prussien), cette constitution connaît une représentation bicamérale des états [ständisch]81qui devient en même temps politiquement active à partir de ses présuppositions sociales liées à la terre ou au commerce, à l’artisanat et à l’industrie. (En cela en adéquation avec l’État prussien), elle connait l’état des fonctionnaires [Beamtenstand] comme celui qui est « universel [allgemein] », comme le tiers-état [der dritte Stand], qui, au-dessus des différences statutaires [überständisch], doit répondre de tout l’ensemble dans un processus de médiation82 entre l’État et la société. Il s’agit dans son ensemble d’un « État fort » dont le comportement peut être « plus libéral » lorsqu’il s’agit de résoudre de façon impartiale des conflits économiques ou sociaux, inter-statutaires [zwischenständisch] ou de politique ecclésiale83.

• 84 Hegel, Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte (1822/30), Werke (voir note 67), vol. 12 (19 (...)

35Hegel a conceptualisé simultanément deux expériences fondamentales depuis la Révolution française : d’une part, la « séparation en deux » de la société civile bourgeoise dans la division du travail, et d’autre part, la conscience de la liberté, indépassable, des citoyens. Ces deux expériences ne peuvent trouver leur place institutionnelle que dans un système rationnel d’éthicité, de droits et de devoirs. Ainsi qu’il l’avait formulé auparavant dans sa Philosophie de l’histoire : « Ce qui fait l’État, est l’affaire/la cause [Sache] de la connaissance cultivée [gebildet] »84. Quand bien même Hegel avait emprunté à sa Logique chacune des étapes de sa démonstration, l’extrême densité de la réalité dans laquelle s’inscrivait historiquement son élaboration conceptuelle faisait qu’il était possible de parvenir, à partir de cette dernière, à des conclusions aussi bien critiques que conformistes.

• 85 Arnold Ruge, Aphorismen (vers 1841), Gesammelte Schriften, 3^e éd., vol. 6 (Leipzig 1850), p. 369 ; (...)
• 86 Marx, Kritik des Hegelschen Staatsrechts (1843), MEW, vol. 1 (1956), p. 232.

39La gauche ne permettait plus que l’État soit perçu sui generis comme quelque chose de grand. Au niveau empirique, elle le critiquait en le dénonçant comme l’État de l’arbitraire des fonctionnaires et comme l’État de survivances féodales, et au niveau théorique, elle le concevait comme l’expression politique d’hommes libres se déterminant eux-mêmes dans une société se constituant comme souveraine. Ce que Ruge exprima de la façon suivante : « Toute société qui prend entièrement appui sur elle-même et se meut selon sa propre volonté, toute société souveraine est un État »85. Ou comme le formulait le jeune Marx : « Dans la démocratie, l’État abstrait a cessé d’être le facteur dominant […]. Dans la démocratie, la constitution, la loi, l’État lui-même ne sont qu’une autodétermination du peuple »86.

• 87 Marx, Zur Kritik des Hegelschen Rechtsphilosophie, Introduction (1844), ibid., p. 384.
• 88 Horst Stuke, Philosophie der Tat. Studien zur « Verwirklichung der Philosophie » bei den Junghegeli (...)
• 89 Arnold Ruge, Unsere letzten zehn Jahre. Über die neueste Philosophie […] (vers 1841), Gesammelte Sc (...)
• 90 Marx/Engels, Die Heilige Familie (1845), MEW, vol. 2 (1957), p. 128.
• 91 Voir note 61.
• 92 Ruge, Das Verhältnis von Theorie und Praxis […] (1841), Gesammelte Schriften, 3^e éd., vol. 4 (1850) (...)
• 93 Ruge, Der preußische Absolutismus und seine Entwicklung (1841), Gesammelte Schriften, 3^e éd., vol.  (...)
• 94 Ruge, Die Religion unserer Zeit (1847), in : id. (éd.), Die Akademie, Philosophisches Taschenbuch, (...)

40Même dans ces déclarations sur ce qui existe, on a affaire à des concepts d’avenir. Au fur et à mesure que se creusait, dans le temps, la distance par rapport aux données empiriques de la philosophie du droit de Hegel, les hégéliens de gauche reprochaient à cette dernière de n’être que des constructions conceptuelles de la raison, une « conception abstraite et exaltée de l’État moderne », sans que l’État existant de fait [tatsächlich] ne corresponde à la raison87. Si bien qu’il s’agissait de passer à l’action et, aussi, de faire en sorte que la raison devienne effective88. Ce qui distinguait ce nouveau tournant en direction de l’avenir par rapport aux anticipations [Vorgriffe] de l’époque révolutionnaire, ce n’était pas l’attente de ce que le droit et la raison soient de plus en plus effectifs dans l’histoire, mais la certitude de pouvoir immédiatement parvenir à ce but en critiquant radicalement ce qui existait et en agissant. Les projets socialistes ou démocratiques déjà élaborés et projetés dans le futur par les premiers romantiques et par Fichte devinrent ainsi porteurs d’un grand espoir, une composante qui resta désormais attachée au concept démocratique d’État et préfigura la révolution de 1848. Toute distinction entre l’État et la société, à laquelle les libéraux, proches en cela de Hegel, tenaient, disparut ainsi de la théorie de gauche. C’est ainsi que Ruge aspirait à « ce que […] l’État et son contraire, la société civile, soient élevés au rang d’une communauté [Gemeinwesen] qui englobe et qui pénètre tout, qui, sans cesser d’être res publica, a chaque individu pour finalité et qui est l’organisation de toute la société ainsi que de ses fonctions »89. Ou comme l’écrivait Marx : « Seule la superstition politique fait que l’on s’imagine encore aujourd’hui que la vie civile et sa cohésion ne peuvent être maintenues que par l’État, alors qu’en réalité, c’est au contraire la vie civile qui maintient l’État »90. Prise en tension [41] entre le présent soumis à la critique et l’avenir attendu, la sémantique de l’État présente de nouveau mille facettes. Le mot même devient suspect aux yeux de Ruge, « État est un mauvais mot, un mot mort » affirme-t-il à l’instar d’Adam Müller91, « ‘vie publique’, histoire, empire de l’esprit, liberté sont bien meilleurs ». Ces « noms » indiquent le « mouvement qui s’autodétermine, ou la raison du peuple, entièrement et publiquement réalisée »92. Pour l’État du peuple, à venir, « l’État libre », il emploie bien sûr de nouveau, comme Fichte, le concept « d’État absolu »93. Il possède toutes les caractéristiques de la démocratie selon Rousseau, jusqu’à la « religion civile », « sa réalisation est une pratique religieuse ou un culte »94.

• 95 Ludwig Feuerbach, Notwendigkeit einer Reform der Philosophie (1842), in : id., Anthropologischer Ma (...)
• 96 Ibid., p. 79.

41À la différence des Lumières occidentales, l’Aufklärung allemande a toujours intégré les présupposés théologiques et les déterminations religieuses qu’elle critiquait – et ce jusqu’aux transvaluations des valeurs par Nietzsche. Le fait que Ruge voyait une religion dé-théologisée se réaliser dans la démocratie à venir témoigne d’un processus de sécularisation qui a enrichi en retour le concept d’État en l’inscrivant dans une histoire du salut. Feuerbach déjà, qui, croyant le christianisme parvenu à son terme, faisait passer le message de ce dernier dans l’auto-fondation anthropologique de l’homme, parvint à la conclusion que l’État démocratique, précisément parce qu’il est sans église, doit assumer une mission religieuse. « Car il nous faut redevenir religieux – la politique doit devenir notre religion »95. Le dualisme occidental du sacerdotium et de l’imperium converge ici dans un concept totalement englobant de l’État : la doctrine du salut est, elle aussi, étatisée. Pour Feuerbach, réduire sans réserve toutes les dépendances des hommes à leur seule interdépendance fait de l’État un « être [Wesen] infini », auquel sont conférés tous les attributs et tous les qualificatifs auparavant divins. « L’État est le concept par excellence [Inbegriff : quintessence] de toutes les réalités, l’État est la providence de l’homme […]. L’État véritable est l’homme illimité, infini, véritable, parfait, divin. L’État est d’abord l’homme, l’État est l’homme absolu, se déterminant lui-même, en relation avec lui-même »96. Des décisions sémantiques préalables ayant personnifié l’État, il devenait désormais possible, grâce à la réduction anthropologique de la religion, de revendiquer pour lui les missions de salut de cette dernière.

• 97 Bruno Bauer, Die gute Sache der Freiheit und meine eigene Angelegenheit (Zürich, Winterthur, 1842 ; (...)
• 98 Ibid.
• 99 Moses Hess, Die letzten Philosophen (1845), in : id., Sozialistische Aufsätze, éd. Theodor Zlocisti (...)

43L’église, écrivait Bruno Bauer, a « jusqu’à présent, empêché l’État [42] d’être réellement l’État »97. Mais en toute logique, l’État pensé comme un sujet agissant historique en porte lui-même la responsabilité. « L’église n’est rien d’autre que l’incomplétude, devenue manifeste, de l’État qui n’est pas encore achevé, la manifestation de sa faiblesse, qu’il a lui-même mise en place, l’expression nécessaire de ce qu’il n’est pas encore réellement un État, de ce qu’il n’a pas encore fait de l’homme, un homme »98. – Moses Hess va plus loin dans son projet inscrit dans une philosophie de l’histoire. « L’idéalisme sans corps du ciel chrétien est descendu du ciel sur terre, est devenu État. Mais à côté de lui, le matérialisme sans esprit du monde chrétien existe lui aussi ; il existe dans la société civile ». – « L’État moderne » qui ne s’est d’abord réalisé que dans les États occidentaux possédant une constitution, mais qui ne l’est pas encore en Allemagne, « n’a fait de nouveau que renforcer l’opposition entre l’individu et le genre [Gattung], oui, l’État moderne a amené cette opposition jusqu’à son terme » […]. « Cette contradiction ne sera résolue que par le socialisme qui en a sérieusement fini avec l’effectuation et la négation de la philosophie, et qui laisse de côté aussi bien la philosophie que l’État »99.

• 100 Marx, Zur Judenfrage (1843), MEW, vol. 1, p. 358.
• 101 Ibid., p. 357.
• 102 Ibid., p. 361.

44Cette tâche que Ruge, Feuerbach et Bruno Bauer avaient encore pensé comme relevant de l’État libre et absolu, de l’État démocratique, à savoir libérer l’homme pour qu’il devienne lui-même, Hess déjà la confère au socialisme qui « laisse de côté l’État ». C’est précisément de là que part le jeune Marx. Lui aussi critique l’État libéral parce que ce dernier présuppose encore la religion qu’il protège – en tant qu’affaire privée – au moyen de ses droits fondamentaux. « L’État réel, l’État démocratique » est déjà plus avancé, « il n’a pas besoin de la religion pour être politiquement parachevé »100. Mais ce n’est qu’à partir du moment où la religion, l’expression de l’auto-aliénation de l’homme, de lui-même en tant qu’homme, est devenue totalement superfétatoire que les hommes peuvent se réaliser en tant qu’hommes libres et rationnels. Ce qui eut pour conséquence une différenciation historique graduelle de la sémantique de l’État qui finit par rendre l’État lui-même superfétatoire. « Ce que l’on appelle État chrétien » est tout simplement perçu comme « non-État » [Nichtstaat], comme « la négation chrétienne de l’État »101. Et selon lui, la « démocratie achevée » qui tolère encore en son sein la religion comme une affaire privée de la « société bourgeoise » empêche l’autoréalisation des hommes102.

• 103 Ibid.
• 104 Marx/Engels, Die deutsche Ideologie (1845/46), MEW, vol. 3 (1958), p. 34.
• 105 Marx, Das Elend der Philosophie (1846/47), MEW, vol. 4 (1959), p. 182.
• 106 Voir infra, le paragraphe IV. 8.

45« L’émancipation de l’État par rapport à la religion n’est pas l’émancipation de l’homme réel par rapport à la religion »103. La vision d’avenir de Marx va déjà au-delà de la critique de la religion pour éliminer toute domination de classe et par là-même toute domination en général au moyen de l’abolition [Aufhebung] des rapports privés de propriété et, conjointement, d’une constitution du travail reposant sur l’existence de classes. Selon lui, à partir du moment où le prolétariat, qui est la seule classe à rassembler en elle l’intérêt universel [das Allgemeininteresse], se sera emparé de la domination [Herrschaft], « la domination en général » disparaitra avec « l’abolition [Aufhebung] de toute la forme ancienne de la société »104. « Il n’y aura plus de pouvoir politique [politische Gewalt] proprement dit »105. Avec cette [43] thèse qui anticipe la théorie ultérieure du « dépérissement de l’État »106, Marx continue à s’inscrire dans la tradition des Lumières tardives [Spätaufklärung] et de l’idéalisme allemands, même si sa nouvelle philosophie de l’histoire a désormais un fondement économique. Depuis un demi-siècle, un pan spécifiquement allemand de la sémantique de l’État avait dans sa visée un avenir où l’État princier existant pouvait être éliminé, et ce faisant aussi l’État lui-même.

• 107 [Anonym], Nachtrag von weiteren Originalschriften, welche die Illuminatensekten überhaupt, sonderba (...)

46Du fait que les citoyens s’y gouverneraient alors eux-mêmes, l’État idéal du futur était porteur d’attentes, de signes annonciateurs de son auto-abolition. Sans qu’il ne s’imposât de façon générale, ce schéma d’interprétation ne cessait de réapparaitre, des certitudes de salut empruntées à un christianisme conçu en un sens moral se trouvant désormais intégrées dans une philosophie de l’histoire. Les Illuminati croyaient ainsi à une histoire agissant par elle-même qui, dès que leur travail vertueux et secret aurait créé en ce sens les conditions nécessaires, rendrait tous les États superfétatoires. La morale dont ils pensaient qu’ils devaient œuvrer à ce qu’elle s’accomplisse était « l’art qui apprend aux hommes à rendre superflus les princes et les États »107.

• 108 Kant, Die Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft 3, 2 (1793), AA, vol. 8, p. 131.
• 109 Ibid., 3, 1, VII (p. 122) ; voir, ibid., 3, 2 (note p. 135).

47Kant tenait en revanche à une séparation stricte de la légalité étatique et de la moralité intérieure. Dans le cadre d’une philosophie de l’histoire, il voyait néanmoins précisément dans son propre « temps » « présent » toutes les chances que l’humanité se dirige, en un « rapprochement continu » vers « le royaume invisible de Dieu sur terre »108. Selon lui, avec le « passage de la foi de l’église » à la « religion de la raison » l’humanité se rapproche « d’un État (divin) éthique109 dans lequel la vertu peut aussi régner dans la sphère publique – aussi dangereux que cela puisse être aujourd’hui dans la sphère politique.

• 110 Hegel, Das älteste Systemprogramm des deutschen Idealismus (1796/97), Werke (voir note 67), vol. 1, (...)
• 111 Fichte, Einige Vorlesungen über die Bestimmung des Gelehrten 2 (1794), SW, vol. 6, p. 306.
• 112 Fichte, Die Staatslehre, oder über das Verhältnis des Urstaates zum Vernunftreiche (1813), SW, vol. (...)
• 113 Ibid., p. 599.

48Le nouveau départ pris par la génération suivante des romantiques et des idéalistes en rupture avec les précédentes est marqué par le fait qu’ils trouvaient intenable, offensante, cette opposition dualiste entre un État légal et un État éthique et jugeaient qu’il fallait la dépasser [aufheben]. Dans le premier programme systématique de 1796/97, la convergence future est anticipée, il s’agit d’abord de dépasser l’État existant qui, État-machine, ne permet aucune liberté. « Il nous faut donc aller au-delà de l’État ! – Car tout État ne peut [muß] qu’entraîner les hommes libres dans son engrenage mécanique ; et il n’en a pas le droit [soll] ; il doit [soll] donc s’arrêter »110. Et après avoir abordé l’histoire rationnelle, l’esthétique, la poésie et la mythologie, le programme se clôt sur l’attente d’une nouvelle fondation religieuse dans laquelle l’État viendra nécessairement se fondre. Fichte est celui qui a déroulé le plus logiquement possible ce fil dans une perspective diachronique. « Comme toutes les institutions humaines qui ne sont que des moyens, l’État tend vers son propre anéantissement : le but de tout gouvernement est de rendre le gouvernement superfétatoire »111. [44] Et encore avant sa mort, il reste persuadé que, grâce à « la culture générale [allgemeine Bildung] », « dans le royaume de la chrétienté, le gouvernement coercitif traditionnel s’endormira peu à peu »112. Le juge, la police et les autorités n’auront, bon an mal an, plus rien à faire parce que la moralité et la légalité coïncideront. « Sans qu’aucune force ne se manifeste contre lui, l’État coercitif du moment dépérira ainsi tranquillement du fait de son propre néant induit par le temps »113.

• 114 Friedrich Schlegel, Fragmente zur Geschichte und Politik (1824/26), SW, 2^e section, vol. 22 (1979), (...)
• 115 Friedrich Schlegel, Fragmente, p. 224.
• 116 Friedrich Schlegel, Signatur des Zeitalters (1820/23), SW, 1^ère section, vol. 7, p. 550 ; Entwurf d (...)

50Friedrich Schlegel, qui s’était converti, développa une position catholique inverse de la conception précédente – et au retentissement moindre – lorsqu’il voyait l’État se fondre, à l’avenir, dans l’Église qui viendrait l’englober114. « L’État doit, enfin, complètement disparaître et entièrement se fondre dans l’Église ; seule la famille reste jusqu’à ce que, enfin, le genre humain tout entier […] devienne une grande famille »115. Dans cette perspective, l’État moderne qui accroît « la force matérielle » et son « pouvoir absolu », devient un « anti-État [Anti-Staat] » habité par le péché116. Les perspectives d’une philosophie de l’histoire de gauche et ceux d’une théologie historique conservatrice convergent ainsi quant aux buts lointains qui sont les leurs. Pour les uns comme pour les autres, l’État réel disparaitra au bénéfice de buts plus élevés de l’humanité.

• 117 Schelling, Aus den Stuttgarter Privatvorlesungen (1810), Schriften ur. Gesellschaftsphilosophie, éd (...)
• 118 Ainsi que le formule Wilhelmi, d’origine bourgeoise, ancien conseiller caméral et ducal à Berlin, c (...)

51L’extrapolation utopique qui déduisait du concept d’État l’auto-abolition [Selbstaufhebung] de ce dernier (quoi qu’il puisse en sembler de cette réalité au XX^e siècle sous la pression des puissances mondiales), était le fait de la bourgeoisie protestante cultivée. L’usage emphatique et approbateur de ce concept provient lui aussi de ces mêmes couches sociales qui s’apprêtaient à faire valoir leurs prétentions à l’État en tant que domaine de leur action et de leur activité. Il s’agissait des juristes et des fonctionnaires qui, jour après jour, devaient se consacrer au service de l’État et qui développaient tout naturellement leur propre terminologie spécialisée ; il s’agissait d’universitaires, de théologiens, de philosophes idéalistes et en particulier d’historiens, qui, de plus en plus, se positionnaient par rapport au premier sujet agissant qu’était ‘l’État’ et dont l’influence sur la formation de l’opinion publique et aussi, en partie, sur la politique, allait croissant. Rapporté à l’ensemble de la population et à la création récente de partis politiques sur la base d’une organisation statutaire [ständisch] de la société, il y avait là un groupe restreint mais très influent dont l’usage linguistique, appelé à perdurer, pouvait s’élever jusqu’à la ‘dimension divine’ ou à la ‘sacralité’ de l’État. Ce n’est qu’au niveau politique [45] et non dans le cadre d’une théorie de l’histoire que cette élaboration conceptuelle s’opposait à la thèse de l’auto-abolition de l’État. Au niveau politique comme au niveau théorique, ce qui était en effet en jeu était l’autoréalisation de citoyens autonomes, que ce soit au sein de l’État lui-même perçu comme ‘sacré’, ou du fait de son abolition comme instrument de domination de l’homme sur l’homme pour ne plus laisser dominer que les lois. Schelling avait trouvé un moyen permettant une médiation entre ces deux pôles. Selon lui, il s’agissait non de « rendre l’État superfétatoire ou de l’abolir [aufheben] mais de faire en sorte qu’il se libère progressivement lui-même de la violence [Gewalt] aveugle qui le régit lui aussi et qu’il se transfigure en intelligence »117. L’intelligence était cependant une catégorie idéaliste de l’esprit qui était aussi attribuée à l’élite cultivée reconnaissant les lois de la raison. Dans un sens comme dans l’autre, le concept d’‘État’ restait, en matière d’engagement personnel, le concept directeur [concept-clé : Leitbegriff], temporalisé. « Jadis, le Saint Sépulcre, et plus tard, le nouveau monde, ont réussi à attirer tout esprit placé sous le signe d’une quête, maintenant, c’est l’État. Seul ce qui s’appuie sur lui, seul ce qui est reconnu par lui, a foi en lui-même, le temps de la servitude privée est totalement dépassé »118. Transfiguration en intelligence ; l’État qui reconnaît ; foi en soi-même : la sémantique de l’État garde des accents théologiques.

• 119 Kant, Religion innerhalb der Grenzen der bloßen Vernunft (voir note 108), § 4, 2 (p. 198).
• 120 Kant, Metaphysik der Sitten (voir note 34), Rechtslehre, Anhang erläuternder Bemerkungen, p. 372.
• 121 Ibid. 2, 1 § 49, p. 318.
• 122 Ibid., Tugendlehre, Introduction 10, p. 396.

52Le nouvel usage superlatif du concept d’État ne fut pas partagé par Kant tout en étant induit par lui. Son association de termes dans la formulation « un État divin à présenter ici sur terre » s’inscrit encore dans la tradition augustinienne de la doctrine des deux royaumes et renvoie à l’église visible119. Mais lorsque Kant qualifie de « sacrée et [d’]irrésistible » « l’idée d’une constitution étatique »120, cette élaboration conceptuelle qui eut de grands retentissements n’a pour lui vraiment plus aucune signification religieuse. Ce à quoi elle renvoie est bien plutôt le sens transposé dans la langue allemande du salus rei publicae121 romain-cicéronien, et avant tout de ce qui est au fondement de ce dernier dans la philosophie morale : le fait que « la vertu » est et reste « à elle-même sa propre fin » et que lui revient de ce fait une sacralité intramondaine comprenant « sa propre rétribution »122. De cette prémisse se rapportant à l’humanité en chacun se trouve aussi déduite la sacralité de la constitution étatique extérieure, pour empêcher des révolutions mais aussi pour amener des réformes de l’État.

• 123 Karl Heinrich Heydenreich, Versuch über die Heiligkeit des Staates und die Moralität der Revolution (...)

53Heydenreich affirmait déjà en se référant immédiatement à l’État concret : « La formation morale de toutes les dispositions les plus élevées de l’homme sont la finalité en raison de laquelle l’État doit être sacré à chacun » avant d’en déduire que le progrès moral « a atteint un but au moment où plus aucune chaîne de l’État n’est nécessaire pour contenir les hommes dans les limites de ce qui est juste, […] là où la liberté et la vertu règnent [herrschen] par elles-mêmes123 ». Par conséquent, plus l’État est moral, salutaire et sacré et plus il devient superfétatoire, – ce que Kant avait craint de formuler en ces termes.

• 124 Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France (1790), Works, vol. 2, (London, 1855), p. 368
• 125 Edmund Burke, Betrachtungen über die französische Revolution (1790), trad. Friedrich Gentz (1793/94 (...)
• 126 Friedrich Schlegel, Die Entwicklung der Philosophie in zwölf Büchern 10 (1804/05), SW, vol. 13 (196 (...)
• 127 Fichte, Reden an die deutsche Nation 11 (1808), SW, vol. 7, p. 436.

54[46] Par la suite, la sacralité de l’État est prise au mot de façon toujours plus empirique et réduite à une dimension psychologique jusqu’à devenir un idéologème. Burke énonça de façon pragmatique : « we have consecrated the state, that no man should approach to look into its defects or corruptions but with due caution ; that he should never dream of beginning its reformation by its subversion »124 ce que Gentz a traduit – de façon tout aussi pragmatique – par : « que nous (avons) sacralisé l’État de façon à ce que nul ne dévoile ses faiblesses autrement qu’avec un respect craintif, à ce que nul ne songe à commencer par le détruire pour l’améliorer »125. Friedrich Schlegel exigeait, quant à lui, de façon encore plus conséquente, une soumission quasi sacrée : « Les citoyens doivent être bien sûr entièrement persuadés de la sacralité du pouvoir de l’État [Staatsgewalt] (sic !) », tandis qu’il faut que l’État ait lui-même tous les moyens « de faire valoir son pouvoir et de rendre fortement effective sa finalité »126. Fichte était plus prudent lorsqu’il réclamait que soit conférée à l’État la mission éducative de contraindre les hommes à leur « salut ». Selon lui, l’État n’agissait qu’en tant qu’administrateur suprême des affaires humaines et n’était de ce fait que « le tuteur de mineurs, seulement responsable devant sa conscience et devant Dieu ». Ce n’est pas l’État lui-même qui est sacré mais seulement le but dont il doit s’efforcer de se rapprocher en tant qu’absolu sujet agissant127.

• 128 Hegel, Rechtsphilosophie (voir note 16), p. 350, § 270. Principes de la philosophie du droit, éd. e (...)
• 129 Ibid. p. 336, § 258 (note de Hegel).

55Hegel n’a, lui aussi, pas qualifié l’État existant de divin en un sens théologique renvoyant à la transcendance alors qu’il interprétait comme un progrès le déclin des églises, qu’il voyait dans ce dernier la présupposition de l’État rationnellement supra-confessionnel et qu’il ne prolongeait plus dans un avenir religieux la marche de Dieu à travers des États concrets : « L’État est volonté divine en tant qu’esprit présent, se déployant en figure et organisation effectives d’un monde »128. L’État reste, en tant que sujet agissant, l’ultime instance politique qui n’est cependant, en tant que telle, que la possibilité, au cas par cas rendue effective, de la raison. « C’est la marche de Dieu dans le monde qui est l’État : son fondement est le pouvoir [Gewalt] de la raison se réalisant en tant que volonté ». Mais : « Pour l’idée de l’État, il n’est pas besoin d’avoir à l’esprit des États particuliers, des institutions particulières, il faut bien plutôt considérer pour soi l’idée, ce Dieu réel »129. Pour Hegel qui avait réuni le dualisme kantien, État légal/État moral, dans l’État éthique et qui, de façon logique, avait refusé de faire valoir la religion comme légitimation de l’État, l’État restait une étape provisoire insurpassable de l’auto-organisation humaine, mais seulement pendant le temps qu’il fallait à cette dernière pour être sûre de sa raison.

• 130 Leopold von Ranke, Politisches Gespräch (1836), éd. Kurt Witte (Braunschweig 1949), p. 38.
• 131 Johann Gustav Droysen, Das Zeitalter der Freiheitskriege (1846 ; rééd. Berlin 1917), p. 15.
• 132 Friedrich Julius Stahl, Philosophie des Rechts […], vol. 2/2 (1837), 3^e éd., (1856 ; rééd. Darmstad (...)
• 133 Ibid. p. 177.

57Pour Ranke, les États étaient des « individualités […] indépendantes les unes des autres, […] des entités [Wesenheiten] spirituelles, des créations originales de l’esprit humain, – on est en droit de dire des idées de Dieu »130 ; il prenait ainsi Hegel au niveau empirique avant de procéder de nouveau à un redéploiement dualiste. De façon bien luthérienne et hégélienne, Droysen voyait dans l’État à la fois le « juste ordre divin » et un « charisme »131. Partir du défi de Hegel pour le retourner contre lui fut exclusivement une démarche de l’orthodoxie protestante. De façon strictement luthérienne et en se réclamant de l’épître aux Romains 13.1, Stahl légitima l’État comme une autorité supérieure [Obrigkeit] instaurée par Dieu. « L’État est ainsi celui qui dirige les influences divines exercées sur l’état de fait [Zustand] extérieur des hommes. Il doit ordonner et soutenir celui-ci à la place de Dieu […] »132. Cet État est « instauré afin qu’existe une domination sur l’homme » et il est « sacré, cette domination devant être imprégnée de respect »133. Cette sorte de sacralité ou d’auto-délégation de Dieu n’est plus pensée de façon intramondaine comme une auto-organisation conforme à la raison, mais utilisée de façon fonctionnelle pour justifier la domination monarchique et exiger l’obéissance.

• 134 Ernst Ludwig von Gerlach, Staat und Kirche (1841), cit. in : Hans Joachim Schoeps, Das andere Preuß (...)
• 135 Treitschke, Politik (voir note 51), vol. 1, p. 22, p. 24.

58Ernst Ludwig von Gerlach alla encore plus loin en cherchant – de façon analogue au catholique Schlegel – à faire procéder de l’église chrétienne l’existence de l’État prussien et ainsi de tous les États chrétiens. L’État devient entièrement l’épiphénomène des lois divines et du message divin que l’église administre. « L’État chrétien » est « Empire et État à partir de la création et des lois de Dieu »134. Qu’il soit permis d’avancer que rattacher et faire ainsi remonter l’État moderne à la révélation biblique en tant que source juridique de son existence revient à procéder à une élaboration conceptuelle idéologique étant donné que cette dernière peut réinterpréter la réalité mais ne peut plus la capter. Plus largement diffusée mais inverse, la position de Treitschke était tout aussi idéologique quand ce dernier se réclamait de Kant et de Fichte lorsqu’il invoquait « le respect de la volonté divine tournée vers l’extérieur qui se révèle dans la vie de l’État ». Car pour Treitschke, « l’éminent bien moral qu’est l’honneur national » joue aussi ici un rôle, lui qui est transmis de génération en génération, qui a quelque chose d’absolument sacré et qui contraint chacun à se sacrifier pour lui »135.

• 136 Hegel, Enzyklopedie (voir note 82), p. 411, § 539. Bluntschli/Brater, vol. 9 (1865), p. 620, art. S (...)
• 137 Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie. Einleitung, Heidelberger Antrittsvorlesunge (...)
• 138 Hegel, Enzyklopedie, p. 403, § 528.

60La définition courante de Hegel, selon laquelle « l’État est […] tout simplement l’esprit vivant »136 était bien plus saturée de réel. Car rapportée à la Prusse dépourvue d’une unité nationale, religieuse, économique, linguistique et même géographique, l’auto-détermination spirituelle de l’État relevait désormais d’autant plus de l’évidence que l’élite cultivée, porteuse de l’intelligence, y trouvait matière à une possible identification. La formulation de Hegel, « l’État prussien […] est celui qui est construit sur l’intelligence »137, apparaît dans de multiples variantes et coïncide avec l’auto-interprétation du groupe statutaire des fonctionnaires [Beamtenstand] dans lequel État et société convergent encore en totalité : « Le tiers-État, l’état qui pense – a les intérêts universels [allgemein] pour tâche »138. Ce dont répondront, chez Marx, le prolétariat, et chez Sieyès, le Tiers-état des citoyens – incarner la société tout entière –, était chez Hegel ce dont était responsable l’état de l’État [Staatsstand], l’état des fonctionnaires comme tiers-état devant faire généralement [generell] office de médiation entre les intérêts fonciers du premier état et les intérêts bourgeois, du commerce et de l’industrie, du second état.

• 139 Voir – entre tous – Adolph Heller, Preußen, der Beamtenstaat, in seiner politischen Entwicklung und (...)

61Dès lors, c’est cet « État de fonctionnaires » qui fut de plus en plus visé par la critique émanant de presque toutes les couches sociales ne bénéficiant pas des privilèges des fonctionnaires, mais aussi de certains cercles des fonctionnaires eux-mêmes139.

• 140 Fichte, Reden an die deutsche Nation 8 (voir note 127), p. 384.

62La place accordée au terme d’‘État’ dans l’ensemble des usages linguistiques politiques de toutes les couches et de tous les groupes sociaux a ceci de particulier que l’usage emphatique de ce concept n’est en rien dominant, si ce n’est dans la bourgeoisie cultivée ; plus encore, ce concept n’est même pas resté central, en dépit de son emploi inévitablement central dans la terminologie juridique, comme concept-clé [Leitbegriff] du droit étatique. Un état de fait qui trouve clairement son origine dans la situation de l’Allemagne. Ni les constitutions propres à chacun des États en particulier n’étaient à même de faire consensus, ni la somme de tous les États dans la Confédération germanique ne pouvait rencontrer un assentiment général [allgemein]. Des États déclinés au pluriel n’offraient aucune identification émotionnelle possible. La bourgeoisie, qu’elle soit républicaine, libérale, ou, pour une de ses franges, de plus en plus démocratique, privilégiait d’autres concepts chargés de donner du poids à ses revendications – ‘peuple’, ‘nation’, ‘unité’, ‘liberté’, ‘patrie’, l’Empire ou concrètement, l’Allemagne, et tout particulièrement, ‘constitution’– pour autant qu’en dépit de la censure, en 1813 et dans les années suivantes, en 1830 et dans les années suivantes, ainsi qu’à partir de 1840, elle intervenait dans la presse, dans des brochures, dans des livres, dans les débats des parlements des Länder, dans des requêtes ou dans une poésie politique. La formulation suivante de Fichte, est en ce sens, exemplaire : « Le peuple et la patrie qui sont ainsi entendus comme les dépositaires et les garants de l’éternité terrestre, et comme ce qui peut être, ici-bas, éternel, se situent bien au-dessus de [49] l’État au sens courant que revêt ce terme – bien au-dessus de l’organisation sociale telle qu’elle est appréhendée dans un concept simple et clair et telle qu’elle est construite et maintenue dans la droite ligne de ce concept ». Pour Fichte, l’amour de la patrie cherche beaucoup plus encore – le divin dans ce monde. « C’est justement pour cette raison que cet amour de la patrie doit gouverner l’État lui-même, en tant qu’autorité absolument suprême, ultime et indépendante »140. Il résulta facilement de cette position un usage critique du concept d’État, le camp conservateur prenant, au nom du roi et du pays, l’État bureaucratique pour cible.

• 141 Lessing, Hamburgische Dramaturgie, 1, 14 (16 juin 1767), Werke, vol. 5 (1925), p. 76.

63Le rejet allait croissant au fur et à mesure qu’entre 1815 et 1848 les positions politiques se retrouvaient sur un spectre toujours plus ouvert en devenant toujours plus conservatrices et toujours plus radicales. La critique traditionnelle pouvait être aisément réinvestie. Lessing déjà, lorsqu’il écrivait : « un État est un concept bien trop abstrait pour tout ce que nous ressentons »141, renvoyait à la signification fonctionnelle et technique qui était nécessairement associée au concept d’État moderne et qui a perduré.

• 142 A. L. Schlötzer, Neckers LobRedner, StatsAnzeigen, vol. 3 (1783), cahier 11, p. 282.
• 143 Friedrich Leopold Stolberg, Die Leuchte (1783), cit. in : Grimm, vol. 10 (1960), rééd. vol. 17 (198 (...)

64Le même état de fait est nommé et décrit en toute lucidité par le théoricien de l’État qu’est Schlözer alors que l’État est désormais forcément rendu responsable de tout ce qui, comme il le déclare, relève, en toute souveraineté, de son ressort : « Oh ! de nos jours, le pauvre État doit, tout comme, dans la hiérarchie, l’Église, répondre en son nom de toutes les bonnes et de toutes les mauvaises choses »142. Ce que Stolberg, un des membres de la Ligue des poètes de Göttingen, vient confirmer depuis le camp opposé : « La patrie sombre pour rejoindre bien bas l’État, / un mot fort amusant [lustig] (plein de vent ? [luftig]), qui rend sacrée toute absurdité »143.

• 144 Carl Ludwig von Haller, Restauration der Staatswissenschaft oder Theorie des natürlich-geselligen Z (...)
• 145 Ibid. p. 478.
• 146 Ibid. p. 448.
• 147 Ibid. p. 463.
• 148 Ibid. p. 180.
• 149 Ibid. p. 357, 479.

65Le camp conservateur qui restait fidèle à une société d’ordres [ständisch] et ne se croyait personnellement obligé qu’envers le monarque, utilisait toujours le concept d’État en manifestant sa réticence voire, expressément, sa désapprobation. Haller fustigeait ainsi « la confusion conceptuelle générale » provoquée depuis la fin du XVIII^e siècle par le droit étatique philosophique. « À la place de l’ancien usage langagier patriarcal et seigneurial plein de vigueur et de cœur, habité par le sentiment du droit en propre et de celui d’autrui », on parle désormais « de serviteurs de l’État », […] de finances de l’État, de biens de l’État, de buts de l’État et même de ceux de l’humanité, d’organisations de l’État » et d’autres choses semblables144. Il ajoute que même le fait de désigner le Prince comme ‘chef de l’État’ ou comme ‘celui qui règne’ [Regent], ainsi qu’il était entré dans les mœurs, « est une expression semi-révolutionnaire »145. Pour Haller, un État n’était donné que si le Prince exerçait, par nature, le pouvoir suprême en vertu d’une mission qui lui était conférée en propre146. Selon lui, toute détermination d’une finalité ou toute doctrine de la société déduites d’une théorie du contrat passaient à côté de l’essence [das Wesen] de l’État, qu’il voyait accomplie dans l’exercice hiérarchisé, purement personnel, d’un pouvoir et dans les services afférents à ce dernier. Les États « ne sont que la gradation la plus élevée de relations naturelles – de service, de société ou dites ‘privées’ »147 –, qui n’autorisent en aucune façon un droit public/étatique. Faire remonter l’État à un [50] « groupement patrimonial originaire »148 privait l’État de toute garantie juridique et institutionnelle. Le concept d’État se trouve réduit en dernière instance à la puissance supérieure, donnée par Dieu et par la nature, de celui qui règne [Herrscher]149, une conception qui rencontrait un écho favorable dans la camarilla entourant Frédérique-Guillaume IV.

• 150 Heinrich Leo, Studien und Skizzen zu einer Naturlehre des Staates (1833), éd. Kurt Mauz (Frankfurt (...)
• 151 Heinrich Leo, Erinnerungen zum Jahre 1816, cit. in Reinhard Wittram, Das Interesse an der Geschicht (...)
• 152 Constantin Frantz, Die Naturlehre des Staates als Grundlage aller Staatswissenschaften (Leipzig, He (...)
• 153 Ibid. p. 93 sq.

66L’usage linguistique conservateur est marqué par le fait que ‘l’État’ est dépossédé de sa dimension future, téléologique, inscrite dans une philosophie de l’histoire. Désormais, ‘État’ est historiquement relativisé et typologisé, à l’instar de ce que fit Heinrich Leo en élaborant une « théorie naturelle de l’État » dont les critères formels et substantiels permettaient de dresser un catalogue de tous les États rencontrés dans l’histoire en les répartissant entre plusieurs types récurrents. Fondamentalement, « l’État est antérieur à ses membres, […] non pas une invention de l’homme mais une manifestation de Dieu, […] un œuvre d’art d’origine divine, d’autant plus pur qu’il est plus originaire ». Dans cette étude saturée d’histoire sociale apparaît aussi une saillie politique se retournant contre l’« idéocratie » fanatique qui déduit l’État d’un principe, qui le tient pour faisable et qui est récemment apparue sous la forme de « l’État de Robespierre », lequel cherchait à « concrétiser un État prétendument rationnel »150. Rien d’étonnant alors à ce qu’en dépit et du fait de l’usage d’‘État’ dans le cadre d’une typologie historique, Leo catalogue ce dernier comme « un mot sorti de la bouche des professeurs »151. La prévention sémantique est encore perceptible chez Constantin Frantz lorsqu’il publie en 1870 Die Naturlehre des Staates als Grundlage aller Staatswissenschaften152. Selon lui, c’est à tort que « le pays est traité […] selon la théorie constitutionnelle […] comme un objet soumis à la puissance de l’État [Staatsmacht] », ‘pays’ devrait même avoir sémantiquement la priorité sur ‘Staat’ puisque l’on parle de « Diète du Land » [Landtag] et non pas de « Diète de l’État », et bien plutôt de « droit du pays » [Landrecht] que d’« une constitution étatique ». « À partir de ‘Staat, on a certes récemment construit de nombreux mots composés qui trahissent cependant la plupart du temps très nettement à quel point leur origine est artificielle […] L’État est un être/une chose [Wesen] sans couleur »153.

• 154 Carl Wilhelm von Lancizolle, Über Königtum und Landstände in Preußen (Berlin, 1846), p. 51 sq., p.  (...)

67Mais c’est précisément en cela que l’État était considéré par les conservateurs comme une menace. Lancizolle critiquait le concept d’État en le qualifiant d’« abstraction empruntée à une république » et qui a aussi été « introduite dans la monarchie ». Selon lui, des expressions concrètes comme ‘seigneur du pays’, ‘roi’, ‘autorité’, ‘être commun’/chose publique [gemeines Wesen] ont été maintenant remplacées par une seule et même expression, « mise aussi en circulation pour la langue des affaires ». Les « différentes valeurs » auraient été ainsi identifiées à « une unité qui englobe tout mais qui est un leurre »154.

• 155 Joseph von Radowitz, Vergangenheit und Gegenwart (1846), in : Gesammelte Schriften, vol. 4 (Berlin, (...)
• 156 Joseph von Radowitz, Die ständischen Edikte des 3. 2. 1847, in : ibid. p. 166.

68Alors que le concept d’État était devenu depuis longtemps indispensable, il se trouvait désormais pris dans des perspectives partisanes et semblait être le monopole de la « domination des fonctionnaires » et de sa « machine d’administration » [51], Radowitz exhortant en 1846 son roi à s’en libérer155. Il s’agissait d’éliminer « l’absolutisme d’État »156.

• 157 Ludwig Bamberger, Festrede (1848), in : Margrit Twellmann, Die deutsche Frauenbewegung. Ihre Anfäng (...)
• 158 Ludwig Börne, compte rendu des Nouvelles lettres provinciales (1825), in : Gesammelte Schriften, vo (...)
• 159 M. Hess, Roter Katechismus für das deutsche Volk (1850), in : Politische Katechismen, éd. Karl Mark (...)
• 160 Karl Henckell, Das Ausnahmegesetz (um 1880), in : Deutschland, Deutschland, Politische Gedichte vom (...)

69C’est de façon presqu’inverse que les voix s’élevaient en provenance du camp de la bourgeoisie, depuis les libéraux jusqu’aux socialistes. C’est avec beaucoup de pathos que Bamberger parla en 1848 de l’époque « où tout ce que recouvre notre concept d’État était réduit à l’autorité et à la brutalité, à la tyrannie physique et spirituelle, lorsque le droit et la politique étaient censés être fondés sur des commandements dont on n’avait pas le droit d’aller chercher la source dans la nature et dans le cœur des hommes »157. Pour Börne, l’État princier aristocratique existant était un « cercueil »158, pour Moses Hess, une « institution d’oppresseurs du peuple » [Volksschinderanstalt], auquel il opposait bien sûr, en retournant de façon positive la sémantique de l’État, l’« État du peuple » [Volksstaat], la « fondation de la république populaire »159. Pour finir, à l’époque des lois contre les socialistes, une permutation totale, fort ironique, est pleinement à l’œuvre dans un chant militant et de propagande contre « l’État se livrant à des crimes d’État », l’instigateur de ces lois d’exception étant ainsi accusé d’être ce dont il accusait ses ennemis de l’État, des criminels d’État160. Il s’agit là de l’un des très rares cas, où de fait, l’‘État’ est nommé dans la poésie politique.

• 161 Max Stirner, Der Einzige und sein Eigentum (1844), éd. Paul Lauterbach (Leipzig, 1892), p. 228 sqq. (...)

70En toute logique avec ses convictions anarchistes, Max Stirner fut celui qui, en accentuant la singularité et l’autonomie de son moi, alla le plus loin pour démonter l’État. « Tout État est un despotisme » parce qu’il est toujours indissociable d’une domination. Et sa sacralisation ne sert qu’à priver l’homme autonome de sa dignité. « Face à la sacralité de l’État, l’individu n’est qu’un tombereau de déshonneur ». Selon Stirner, les États ne durent que tant que la volonté propre à chacun se trouve en accord avec la volonté dominante. Si tous assumaient leur « propre volonté, ils supprimeraient l’État »161.

• 162 ^{162 E}berhard/Maass (1802), p. 331, voir Land, Staat.
• 163 Büchmann (éd. Berlin, 1907), p. 542 ; voir Grimm, vol. 10, rééd. vol. 17, p. 280, Staat.
• 164 Voir Monika Wienfort, Monarchie in der bürgerlichen Gesellschaft. Deutschland und England von 1640 (...)

71Alors que l’usage critique, présenté dans ce qui précède, du concept d’État était le fait des porte-paroles cultivés des différents partis qui s’affirmaient de plus en plus, il est permis de dire de la grande masse de la population, en particulier rurale, que le concept d’État y était le moins en circulation, et que, lorsqu’il l’était, son emploi était péjoratif. « L’homme du commun [gemein] » est-il dit en 1802, « qui ne peut pas concevoir la chose morale que le savant nomme État, continue de ce fait à nommer l’État dont il est membre, son pays, celui qui règne sur ce dernier, son seigneur du pays, son père du pays, et non pas le chef de l’État »162. C’est pour cette raison qu’un paysan présentant une requête pouvait répondre à son roi qui invoquait l’État et [52] son ordre pour rejeter sa demande : « Oh ! Je savais bien que ce n’est pas mon roi que je chéris qui s’oppose à moi, mais l’État, cet écorcheur », une formulation qui fut alors reprise et tournée en dérision par Frédéric Guillaume IV avant de devenir proverbiale163. On retrouve ici l’idée reçue que le roi lointain serait toujours plus sage et plus prêt à apporter son aide que ne le laissent supposer les abus concrets contre lesquelles on se rebelle. C’était bien sûr à la même logique spatiale que les bourgeois/citoyens [des villes : Bürger] porteurs de revendications avaient recours afin d’amener le monarque à adhérer personnellement à leurs idéaux164 : c’est précisément la loyauté envers le seigneur du pays qui était utilisée de façon rhétorique pour pousser celui-ci à changer la constitution de l’État.

• 165 Frantz, Naturlehre (voir note 152), p. 93.

72Au cours du XIX^e siècle, les liens personnels de loyauté se sont bien sûr relâchés en fonction de la couche sociale d’appartenance, c’est à la campagne et dans le corps des officiers nobles qu’ils se sont le moins distendus. Et lorsque cette loyauté était encore en vigueur dans la bourgeoisie, surtout durant le Second Empire, il est difficile de décider s’il s’agissait déjà d’une construction idéologique secondaire du wilhelminisme. Quoi qu’il en soit, Constantin Frantz utilisait déjà l’argument de façon défensive dans sa pratique journalistique lorsqu’il écrivait : « Le peuple parle du bien du pays et aussi des dommages infligés au pays, presque jamais du bien de l’État ou des dommages qui lui sont infligés. Il tient encore (sic !) plus au pays qu’à l’État qui lui semble trop abstrait »165. L’ancien usage linguistique négatif, de tout évidence en recul, devenait un argument conservateur servant à se protéger.

• 166 * Ce paragraphe n’aurait jamais pu être rédigé sans la très grande aide que m’ont apportée Iris Bor (...)
• 167 Dictionnaire de l’Académie Française, t. 1 (1695), p. 245, Estat ; textuellement identique : ibid. (...)
• 168 Cotgrave (1611 ; rééd. 1950), Estat ; Dyche (1740 ; rééd. 1972) ; Johnson, vol. 2 (1755 ; rééd.1968 (...)
• 169 OED, vol. 12, p. 849 sqq., state.

76Il faut tout d’abord constater et signaler un écart croissant entre la conceptualisation allemande et les usages lexicaux occidentaux. La signification générale de ‘status’ comme ‘position’ [Stellung], ‘état’ [Stand] et ‘état d’une chose’ [Zustand einer Sache] ou ‘d’une personne’ [eines Menschen] et aussi d’un groupe de personnes, se maintient sans exception dans les langues déterminées par le latin. Lorsque Nicot (1621) répertorie ‘Estat’, avec ses nombreux sens, très variés, depuis « status regni » jusqu’à « conditio humana », la liste établie renvoie à divers contenus sémantiques non politiques166 qui ne seront jamais abandonnés par les lexiques ultérieurs. Le dictionnaire français de l’Académie définit en 1695 ‘estat’ (à partir de 1786 ‘État’) en première place comme la « disposition dans laquelle se trouve une personne, une chose, une affaire », et ne donne que plus loin une définition renvoyant à une constitution politique. La signification fondamentale générale et l’ordre dans lequel se succèdent les définitions restent jusqu’à aujourd’hui167 inchangés. L’usage anglais du mot est lexicalisé de la même façon. Cotgrave (1611) maintient dans son dictionnaire bilingue l’ordre dans laquelle les définitions apparaissent en français mais ne peut que rarement citer ‘estate’ ou ‘state’ comme un équivalent anglais du mot français ‘estat’. Dyche (1740) et Johnson (1755 : state, 1. Condition ; circumstances of nature or fortune)168, pour lesquels ‘state’ est déjà devenu tout à fait courant, conservent aussi le spectre dans toute sa largeur avant de n’aborder que plus tard les définitions sociales, politiques ou renvoyant à une organisation statutaire [ständisch] ; une habitude qui prédomine encore aujourd’hui169.

• 170 Maaler (1561), p. 385, Ein Stat.
• 171 Schottel, t. 1 (1663), p. 368, statlich.
• 172 Stiegler (1691), p. 2114, Stat ; ibid., (1695), p. 232, Stat.
• 173 Frisch (1741), Staat.
• 174 Zedler, vol. 39 (1744 ; rééd. 1962), p. 639 sqq., art. Staat, Stand.
• 175 Adelung, 2^e éd., vol. 4 (1801 ; rééd. 1970), p. 258, Staat.

77À la suite de la germanisation de ‘status’ et d’‘estat’, l’usage allemand du terme ‘Staat’ s’éloigne lentement de la tradition européenne commune. Maaler (1561) ne connaît encore pas du tout ‘stat’, seulement un Statt […] urbs170. Schöttel (1663) ne répertorie que l’adjectif statlich = civicus, renvoyant à des fonctions urbaines et relevant d’une organisation statutaire171 ; Stieler (1691) nomme pour la première fois der Stat = status, respublica, en renvoyant aux significations non politiques en italien et en se référant tout particulièrement [54] à « l’État princier » ; mais en 1695, conformément à la tradition, il signale en première place pour ‘Stat’ un sens général : « la position et l’état d’une personne », avant de passer à une définition politique dans le cadre d’une organisation statutaire : « est par ailleurs la chose [Wesen] et la dignité/autorité [Ansehen] communes »172. Fritsch qui consigne pour la première fois la nouvelle orthographe ‘Staat’ et l’impute à l’influence latine et française (au détriment des termes allemands de ‘Statt’ et de ‘Stätte’) note déjà comment l’usage allemand du mot Staat s’éloigne de l’horizon constitué par son sens global ; « Staat renvoyait auparavant à l’état [Zustand] propre à chaque métier, status conditio »173. Zedler (1744) consacre 71 pages à la définition de nombreuses significations de ‘Staat’ et des mots composés l’incluant, mais toutes se concentrent déjà sur ce qui relève de l’État et de l’organisation statutaire, sur le gouvernement et sur la constitution174. Adelung présente déjà une rétrospective : ‘Staat’ […] l’état, la complexion d’une personne ou d’une chose » ; « un sens tout à fait inconnu en allemand non dialectal et qui n’est plus en vigueur que dans quelques régions du sud de l’Allemagne »175.

• 176 Nicot, t. 1, p. 261, Estat.
• 177 Richelet (1680 ; rééd. 1973), p. 306, État ; Furetière, t. 1 (1690 ; rééd. 1970).
• 178 Dictionnaire de l’Académie Française, t. 1, p. 246, Estat ; ibid., t. 1 (éd. 1786), p. 470, État.

79La constitution d’un concept spécifique d’État à partir de la double signification d’‘état’ ou de ‘Stat’ se présente de façon différente en Allemagne et en France. Car ‘état’ entendu comme ‘Staat’ et ‘état’ entendu comme ‘Stand’ [état/ordre/groupe statutaire] continuent à coexister jusqu’à la Révolution française, ces deux sens tendant de plus en plus à s’éloigner l’un de l’autre. En Allemagne, ‘Staat’ et ‘Stand’ sont lexicalement totalement séparés mais le concept de ‘Staat’ a gardé plus longtemps qu’en France des connotations statutaires. Au XVII^e siècle, les points communs sont encore flagrants. Pour Nicot, Estat est tout autant « l’Estat du Royaume », « status regni » que « le rang, ordre politique entre les hommes d’un Royaume », d’un pays, d’une domination, tels qu’il apparait aussi dans le nom des trois Stände français (trois estats)176. Des expressions semblables sont aussi enregistrées en 1680 par Richelet. En 1680, Furetière met encore plus fortement l’accent sur la dimension de domination exercée sur un pays : « Estat, Royaume, Provinces ou estendue de pays qui sont sous une même domination » ; à quoi viennent s’ajouter la forme de domination : « la domination ou […] la manière dont on se gouverne dans une nation », qu’elle soit monarchique, démocratique, etc., et les trois états, présentés les uns après les autres177. Le pays et le peuple – les éléments de définition qui seront plus tard transformés en dogmes – sont donc déjà nommés mais entièrement mis en relation avec le terme de ‘domination’. De la même façon, le Dictionnaire de l’Académie française définit ‘État’ comme « Gouvernement d’un [55] peuple vivant sous la domination d’un Prince, ou en Republique » une définition qui perdure de 1695 à 1786178.

• 179 Maaler, p. 385, Ein Stat.
• 180 Schottel, t. 1, p. 368, statlich.
• 181 Stieler, p. 2114, Stat.

80L’usage allemand de ce mot reste très proche de cet usage français lorsqu’il s’agit de structure constitutionnelle. Maaler ne répertorie que le terme allemand « Ein Statt […] urbs, polis, oppidum, civitas ou Bürgerschaft » [ensemble des citoyens/habitants des villes]179. Un siècle plus tard, Schottel, sans nommer le substantif Staat, met de façon univoque statlich en relation avec une domination de type statutaire : « comme on dit / autorité suprême du Prince / autorité du Comte, du Baron, de la Noblesse / et donc aussi juridiction statlich […] Aliud est statlich ^{/ quod statum aut ordinem decorat »}180^{. Chez Stieler,} ‘^l’état’ ^{[der ‘Zustand’}] de la chose publique [Gemeinwesen] résonne encore lorsqu’il traduit ‘Stat’ par status, respublica ; Fürstenstat [état princier] / gubernatio, regimen, ductus et ratio principis181 sont mis sans équivoque en relation avec une domination politique.

• 182 Frisch (1741), Staat.

81Mais les connotations statutaires persistent au XVIII^e siècle. Frisch donne une description de Staat en l’associant à une « charge, un métier, une activité au sein de la chose publique [das gemeine Wesen] » et il nomme de façon encore totalement traditionnelle les trois critères du concept d’État à venir : « Placer l’État, le pays et les gens sous le gouvernement d’un seul », ou de façon plus étroite : « État, le gouvernement d’un grand seigneur, d’un roi, d’un prince »182.

• 183 Zedler, vol. 39, p. 639, Staat, Stand.
• 184 Ibid., p. 647. Voir Geschichtliche Grundbegriffe, art. Organ, vol. 4, p. 549 sqq.

82En dépit d’un grand nombre de différenciations et de mots composés, Zedler (voir II^e partie, note 61) évolue dans ce cadre lorsqu’il rassemble Staat et Etat sous une seule rubrique : « gouvernement ou forme de gouvernement et constitution existant entre l’autorité et les sujets d’un pays ». Il nomme de façon spécifique la « constitution » de certains empires « Staat » ou « Etat » avec le sens de « Zustand en tant que tel », « d’étendue et de forme d’un gouvernement »183. En cela, l’usage linguistique allemand emprunte des trajectoires analogues à celles que l’on observe dans le pays occidental voisin. Au niveau lexical, c’est chez Zedler que la métaphore corporelle apparaît pour la première fois : « corps de l’État ou système de l’État » ce qui ne veut rien dire « d’autre que l’État ou la constitution d’un pays ou d’une république », seulement que « les autorités et les sujets » sont présentés comme « des têtes et des membres » – les pluriels correspondant à la constitution de l’Allemagne184.

• 185 Louis de Jaucourt, art. État, Encyclopédie, t. 6 (1756 ; rééd. 1967), p. 19.

83Alors que jusqu’à présent, l’organisation de domination, articulée en états/corps de façon plus (en Allemagne) ou moins (en France) hiérarchique, et la représentation à grands moyens qui en était donnée conféraient une stabilité à l’expérience réitérée de ce que l’État agit du haut vers le bas, la perspective change fondamentalement avec l’Encyclopédie : « Etat, (droit polit.) terme générique qui désigne une société d’hommes, vivants ensemble sous un gouvernement quelconque, heureux ou malheureux ». C’est pourquoi l’auteur de cet article conclut qu’il est possible de définir « l’état » comme « bürgerliche Gesellschaft » (« société civile ») qui, contrairement à l’« état de nature », trouve sécurité et bonheur sous la protection du « Souverain ». Alors que Cicéron est explicitement convoqué, l’État fait ainsi aussi au niveau lexical son entrée dans l’histoire de la théorie de la société civile et acquiert la capacité à être théorisé en sortant d’une description pragmatique. Selon l’Encyclopédie, l’État peut être considéré comme une personne morale, « une union de plusieurs personnes en un seul corps » dont la tête est le souverain. Cette [56] société habitée par une seule « âme » se distingue de la « multitude » et vit sous un « pouvoir supérieur » de « l’engagement » de tous les individus. « Sans cela (sc. l’état) on ne sauroit concevoir de société civile »185.

• 186 Ibid.

84Sous la plume de Jaucourt, un concept de domination de type statutaire a cédé la place à un concept social d’action et de constitution. En tant que sujet agissant, l’État a une volonté propre et peut aussi, comme chez Zedler, succomber en tant que corps à des maladies qu’il s’agit de combattre : les causes des maux de l’État se trouvent évidemment dans « les vices du gouvernement » qui se voit en partie défini de façon polémique. Dans de longs aperçus qui présentent à la fois l’histoire du Tiers-état aspirant en tant que peuple libre à prendre part au gouvernement et les États composés des pays européens voisins, « l’État simple »186 donne lieu à une description et à une définition qui le différencient de l’Empire allemand, composé.

• 187 Encyclopédie méthodique, Économie, t. 2 (1786), p. 337, art. État politique.
• 188 Encyclopédie méthodique, Jurisprudence, t. 4 (1784), p. 355, art. État politique.
• 189 Ibid.
• 190 Zedler, vol. 39, p. 640, Staat, Stand.

85La déduction de l’État à laquelle avait procédé la grande Encyclopédie dans le cadre d’une théorie de la société constitua un modèle au niveau lexical. C’est ainsi qu’en 1786, à la veille de la Révolution, l’Encyclopédie méthodique définit « l’État politique comme l’étendue de pays qu’une société civile occupe, et le nombre des membres de ce même corps soumis au même chef »187. La triade territoire de l’État, peuple de l’État, pouvoir de l’État se dessine. Mais la formation de la société devient première, la forme de domination, quelque chose dont on dispose. « Toute société qui se gouverne elle-même, sous quelque forme que ce soit, est un État souverain ». La souveraineté est définitivement passée du roi à l’État. De cet « État politique » est en même temps soustrait « l’État civil » qui – temporalisé – est identifié à « l’état de civilisation ». Il est dit qu’il a son fondement dans le « contrat social », qu’il quitte l’état de nature au moment où la justice, la moralité, la raison, la « liberté civile » et la « propriété » sont acquises et garanties » 188. La séparation entre État et société – dans la terminologie allemande – est ainsi réalisée. La légitimité est au cœur de la société qui se civilise, qui dispose des modalités de domination de « l’état politique ». « Dans l’état civil, la liberté naturelle est limitée par la volonté générale ou par la loi »189 de sorte qu’en suivant Rousseau, toute domination personnelle propre au système absolutiste devient superfétatoire. La consultation du dictionnaire de Zedler permet de mesurer l’écart qui s’est creusé, la sphère politique et la sphère civile y étant encore caractérisée de façon traditionnelle : « État, État civil, lat. Status civilis, ou status politicus, franç. Etat civil et Etat politique ou Etat de police, est à proprement parler la constitution d’un pays ou d’une république, par opposition à l’État de guerre ou militaire »190.

• 191 Walch, 4^e éd., vol. 2 (1775 ; rééd. 1968), p. 971, Staat.
• 192 Karl Philipp Moritz, Grammatisches Wörterbuch der deutschen Sprache, vol. 4 (éd. Berlin, 1800 ; réé (...)
• 193 Adelung, 2^e éd., vol. 4, p. 259, Staat.

86Les dictionnaires publiés au tournant du siècle donnent à voir avec quelles hésitations le concept d’État s’éloigna en allemand de sa signification première renvoyant à une domination statutaire [ständisch] et montrent à quel point le nouveau concept général d’État se laissait fort peu déduire d’une théorie de la société civile. Pour Walch (1775), ‘Staat’ « ne correspond que par moments […] à une république ou à une société civile »191 ; en 1800, Moritz le définit [57] – de façon indifférenciée – comme « domination, constitution de l’État, empire, pays, société particulière déterminée »192. Adelung conçoit l’État – en dehors des sens statutaires qui perdurent – comme « une multitude de gens, mais seulement au sens restreint d’une nombreuse société de personnes qui se trouvent sous le lien commun [gemeinschaftlich] d’une forme de gouvernement ; en quoi il se différencie du peuple et de la nation », ces derniers concepts étant donnés à dessein comme non politiques. Ce qui est nouveau et précurseur chez Adelung, c’est qu’il opère une distinction entre un usage abstrait de ‘Staat’, au singulier, et la multitude concrète des États présents en Europe parmi lesquels peut figurer tout aussi bien un « État libre, une république libre » que « les États prussiens »193.

• 194 Campe, vol. 4 (1810 ; rééd. 1969), p. 565, Staat.

87Comme toujours, Campe va plus loin qu’Adelung lorsqu’il définit comme « un tout » [ein Ganzes] l’union « d’une société d’hommes qui existe pour elle-même et forme un ensemble » avec une « même constitution ». Ce n’est qu’à partir de ce moment que ‘Staat’ devient lexicalement à lui seul un concept générique, « dans lequel les gouvernants comme les gouvernés font alors partie de l’État et où le gouvernant suprême n’est pas un être [Wesen] différent de l’État ou ne devrait du moins pas l’être ». Dans le cadre d’une théorie de la société, le fondement se trouve placé, plus qu’en France, au cœur du concept global d’État dans lequel est intégré celui qui gouverne. L’État devient clairement un sujet d’action. « Si l’on parle d’une société civile que l’on nomme État, ou d’un État en particulier, c’est toujours le singulier qui est employé. L’État est en droit d’exiger cela de ses membres. Sans un tel accord, aucun État ne peut exister »194.

• 195 Voir Heyse, vol. 3 (éd. 1849 ; rééd. 1968), p. 1021, Staat ; Campe, vol. 4, p. 565, Staat ; Krug, v (...)
• 196 Brockhaus, 5^e éd., vol. 9 (1820), p. 394, Staatsform ; ibid., p. 424, Staatsverfassung.
• 197 Ibid., 8^e éd., vol. 10 (1836), p. 533, Staat oder bürgerliche Gesellschaft.
• 198 Ibid., 9^e éd., vol. 13 (1847), p. 565, Staat – Voir Blum, vol. 2 (1851), p. 254, Staat.

93Des théories cohérentes d’une souveraineté populaire démocratique n’apparaissent dans les articles qu’assortis de réserves. Le passage du pouvoir de domination personnelle à un pouvoir étatique abstrait donne certes lieu à des mises au point conceptuelles195, mais il ne s’ensuit nullement que le peuple – encore objet et destinataire de la domination à la fin du XVIII^e siècle – accède désormais lui-même au statut de sujet agissant [Subjekt] de l’État. Le Brockhaus de 1820 qui présente non sans sympathie la « constitution étatique républicaine démocratique », affirme en même temps, au seuil de l’individualisme possessif, dans la continuité d’une tradition statutaire, « qu’un gouvernement du peuple n’est jamais celui de la populace […] mais […] celui des chefs de maison et des pères de famille qui sont quelque chose et qui ont quelque chose »196. Des personnes en tant que telles, c’est-à-dire ne possédant rien, ne seraient ainsi pas censées pouvoir établir de relations avec l’État. L’édition de 1836 signale les « excès », lourds de conséquences, de la souveraineté populaire197 ; mais à la veille de la révolution, en 1847, l’État reçoit une nouvelle définition, il est « le concept par excellence [Inbegriff] des institutions publiques d’un peuple », une formule emphatique que le démocrate Blum a pu, lui aussi, reprendre en 1851198.

• 199 Ibid., 9^e éd., vol. 13 (1847), p. 566, Staat ; ibid. 10^e éd., vol. 14 (1854), p. 380, Staat.
• 200 Bluntschli/Brater, vol. 8 (1860), p. 602, Republik und republikanische Ideen.

94Mais le Brockhaus souligne tout de suite l’a priori historique de l’État. Même « s’il ne peut recevoir la vie qu’à partir du moment où le peuple la lui donne », il a néanmoins « le caractère d’un organisme doté d’une activité autonome ». Même si l’État « sert à sa manière tous les buts du peuple » : « l’État particulier, concret […] est apparu partout à partir de l’État en soi, emportant à partir de lui et avec soi ce qui le fonde ». Et dans la dixième édition de 1854 se trouve une formulation lapidaire : « C’est dans le pays et dans le peuple que sont ainsi donnés le corps de l’État, la réalisation du concept d’État »199. Cette subordination du concept de peuple qui continue à être déduit de l’État idéal se trouve aussi dans le Bluntschli/Brater derrière une formulation apparemment radicale : « Le véritable État est l’État du peuple », « le chef de l’État » n’étant qu’un « membre » de celui-ci. Car « tout le droit public [öffentlich] » est certes « conditionné par l’existence de la communauté du peuple [Volksgemeinschaft] » en un sens empirique, mais « son contenu lui est donné par l’État », « c’est un droit qui relève de la constitution ». À « l’État (res publica) correspond le peuple en un sens plus élevé (res populi) », toute interprétation démocratique se voyant ainsi ôter toute possibilité en dépit d’une proximité dans les termes utilisés200.

• 201 Meyer, Grande éditition, 2^e section, vol. 9 (1852), p. 1245, Staat.
• 202 Ibid., p. 1248, 1240, 1249.

95Au niveau lexicographique, seul le Meyer (1852) fait figure d’exception dans une présentation extrêmement rapide. Alors qu’il maintient la définition libérale fondamentale selon laquelle « le développement de la liberté individuelle », est, « d’après la conception moderne », « toujours au cœur [59] de la vie de l’État », de sorte que l’État doit s’abstenir autant que possible de toute intervention, il prend au sérieux le nouveau défi socialiste. Avec ce dernier, « l’État lui-même est remis en question »201. Mais, selon lui, l’histoire récente des révolutions et des combats pour la liberté prouve « que le peuple et l’État sont essentiellement [wesentlich] une seule et même chose », « autrement dit, que, dans la détermination de son organisation en État, le peuple est souverain de lui-même [selbstherrlich] ou souverain [souverän]. Une typologie historique des constitutions, désormais inscrite dans une temporalité, indique une seule direction : « En idée, la monarchie absolue est l’État du passé, la république sociale et démocratique, l’État du futur ». Et Meyer n’émet aucun doute quant au fait que cette alternative, la seule qui soit décisive, est une « pure question de puissance/pouvoir [Macht] ». « Celui à qui revient le plein pouvoir dans l’État décide de la forme de l’État »202 ; une formulation habituellement évitée – le dictionnaire Mayer paraît, loin de la censure, à Hildburghausen et à Amsterdam.

• 203 Rotteck/Welcker, vol. 1, p. XXI, Préface ; Brockhaus, Conversations-Lexicon der Gegenwart, 4 vol. ( (...)

96Même en tenant compte de la censure, il apparaît que le consensus fondamental des lexicographes est de ne pas parler d’‘État-puissance’ [Machtstaat] mais couramment d’‘État de droit’. Seul le Rotteck/Welcker, le dictionnaire politiquement le plus influent avant 1848, et parfois, aussi, le Brockhaus, par exemple, vers 1840, le Brockhaus intitulé Conversations-Lexicon der Gegenwart [Le dictionnaire de la culture générale d’aujourd’hui], vont jusqu’à brandir une menace, le fait qu’une révolution – irrecevable en droit – sera inéluctable si aucune réforme libérale n’est entreprise203.

• 204 Georg Samuel Albert Mellin, Enzyklopädisches Wörterbuch der kritischen Philosophie […], vol. 5 (Jen (...)
• 205 Krug, vol. 4, p. 1 sq., 4, Staat.

97En 1802, Mellin, avec son encyclopédie kantienne, avait préparé lexicalement le concept d’État de droit. Lorsqu’une réunion de personnes est pensée comme vivant « selon des lois juridiques a priori », elle doit alors chercher à rendre effective « la forme d’un État en tant que tel, autrement dit, l’État en idée »204. C’est Krug qui le suit avec le plus de détermination. Il commence par reprendre, sans rupture apparente, la tradition cicéronienne-aristotélicienne : « Staat (de status scil. civis, l’état civil [der bürgerliche Stand]) veut dire en fait l’état bourgeois [Bürgerstand] ou la bourgeoisie [Bürgertum] elle-même », lançant ainsi un défi politique à la bourgeoisie de son temps disposant d’une culture classique. Selon lui, l’État est de fait une société de citoyens/bourgeois [Bürgergesellschaft] (civitas). À la question de savoir ce qui distingue cette dernière, il répond « sans ambages que l’État est une société de droit ». Et il conclut de façon kantienne en affirmant que réaliser l’idée de droit est « le but le plus proche » ou « le but immédiat de l’État », favoriser « le bien commun » ou « le bien public » n’étant que son but médiat »205.

• 206 Brockhaus, 5^e éd., vol. 9, p. 386, Staat ; ibid., 8^e éd., vol. 10, Staat oder bürgerliche Gesellsch (...)
• 207 Pierer, vol. 21 (1835), p. 693, Staat ; Meyer, Grande édition, 2^e section, vol. 9, p. 1241, Staat.

99Le Brockhaus indique ainsi en 1820 que « définir le droit ou la sécurité ou le bien-être comme la seule finalité de l’État est une démarche unilatérale ». L’édition de 1836 élargit la mission de l’État en y incluant « l’encouragement de tous [60] les buts humains, le développement de toutes les forces et de toutes les dispositions » d’un peuple, « l’éducation de celui-ci » « à la véritable liberté, à la maîtrise de la nature » – tout ceci passant par la préservation de la justice. « Dans un peuple, même le plus petit doit être conscient que l’État est aussi là pour lui »206. En 1836, Pierer définit de la même façon l’ensemble des finalités de l’État et en 1852, c’est le Meyer démocratique qui s’éloigne le plus de la théorie formelle de l’État de droit : « L’État est une institution sociale pour la préservation et la promotion du bien tout entier des hommes »207.

• 208 Rotteck/Welcker, vol. 1, p. XXIII sq., IX, Préface.
• 209 Ibid., p. XVI.
• 210 Ibid., p. 15, art. Allgemeine enzyklopädische Übersicht der Staatswissenschaften und ihrer Teile.

100Rotteck et Welcker furent ceux qui contribuèrent le plus fortement à la diffusion de l’idée d’État de droit, leur « dictionnaire de l’État » formulant une « profession de foi politique » qui, partagée, devait permettre le rassemblement du parti ‘libéral’. « L’idée » atemporelle « de raison », « autrement dit d’un État de droit » interdit toute « neutralité » et exige une option claire contre le droit positif et le droit historique qui ne confèrent qu’aux détenteurs du pouvoir [Gewalt] traditionnel le privilège d’en abuser »208. C’est précisément du fait de sa prétention formelle à l’universalité [allgemein] que le concept d’‘État de droit’ devient – aussi longtemps qu’il n’est pas réalisé – un mot d’ordre [Kampfbegriff]. Au nom de « l’État tout court », l’État concret est sommé de passer à l’acte. Il doit au moins introduire « le système constitutionnel » dans lequel la « représentation populaire » des citoyens actifs cultivés doit veiller à ce que règne la plus grande liberté possible209. La nature de ce système juridique dont les fondements transcendent l’histoire faisait qu’il ne pouvait « naturellement (dépendre) d’aucune majorité arbitraire de voix »210. En dépit de cette restriction dogmatique qui fut par la suite de plus en plus critiquée, idéologisée, et relativisée historiquement et sociologiquement, le concept d’‘État de droit’ s’est maintenu et est resté un concept lexical directeur. Il n’a pâli qu’à mesure que ses postulats se réalisaient.

• 211 Brockhaus, 13^e éd., vol. 15 (1886), p. 119, Staat.
• 212 Ibid., 14^e éd., vol. 15 (1898), p. 209, Staat.
• 213 Wagener, vol. 1 (1859), p. 1, 5, Préface.
• 214 Ibid., vol. 19 (1865), p. 593, Staat.
• 215 Meyer, 4^e éd. vol. 15 (1889), p. 196, Staat.

101Le Brockhaus de 1886 signale « État de droit » – qui a depuis longtemps acquis droit de cité – comme un concept s’opposant [Oppositionsbegriff] à « État de police »211, et dans l’édition de 1898, « la garantie du droit », « la charge de veiller au bien-être de tous » et « l’encouragement des devoirs culturels intellectuels et moraux des hommes » sont, sans le moindre recours à un fondement transcendantal, juxtaposés en une liste recensant les finalités de l’État212. Wagener montre à quel point le concept d’‘État de droit’ a perdu sa fonction de concept/mot d’ordre du parti libéral lorsqu’il le qualifie dans un premier temps de ‘soi-disant État de droit » afin de donner des arguments au « parti conservateur »213 mais en 1865, il lui faut l’utiliser de façon tout à fait évidente comme équivalent de l’« État moderne »214. Pour finir, Meyer rattache le concept – de façon critique par rapport à cette idéologie – à la « théorie de Manchester » en signalant que son usage n’est presque plus en vigueur en ce sens. Il ajoute que le concept d’État a désormais beaucoup plus un sens proche de celui que revêt « État constitutionnel » [61], ce dernier fixant des limites au pouvoir étatique [Macht]215. En devenant, grâce à la technique juridique, positif, le concept d’État, auparavant emphatique, a aussi perdu l’horizon dans lequel s’inscrivait une problématisation théorique exigeante telle que Kant l’avait jadis formulée de façon insurpassable. Comme le montrent les dictionnaires, la victoire des libéraux a été en même temps leur défaite.

• 216 Karl Heinrich Ludwig Pölitz, Die Staatswissenschaften im Lichte unserer Zeit […] (1823), 2^e éd., vo (...)
• 217 Bluntschli/Brater, vol. 9 (1865), p. 616, 618, Staat.
• 218 Wagener, vol. 19 (1865), p. 578, Staat.

102Une extension du concept d’État de droit est perceptible dans le concept tout aussi spécifiquement allemand de ‘Kulturstaat’. Ce dernier apparaît rarement sous cette forme précise mais il est toujours pensé conjointement au concept d’État de droit lorsqu’un état de nature est supposé précéder l’état étatique ou lorsque l’état de nature est entièrement nié. Pour Pölitz, l’État est ainsi de façon première une « institution juridique » mais aussi, du fait de ses implications morales, une « institution formatrice et culturelle »216. Pour Bluntschli/Brater, « l’État » est, en tant que « création humaine », « un concept culturel et non un concept naturel ». Et ce concept élargi et, aussi, constamment, extrapolitique, était d’autant plus estimé qu’il pouvait en même temps inclure ce qu’un peuple en particulier avait accompli en termes d’histoire culturelle. Dans cette définition, l’État est un « être culturel [Kulturwesen] doté d’une âme »217 ou, dans une formulation du Wagener : « l’organisation vivante de la vie du peuple et de sa culture »218.

• 219 Brockhaus, 5^e éd., vol. 9, p. 385, Staat (res publica civitas, societas civilis, bürgerliche Gesell (...)
• 220 Ibid., 8^e éd., vol. 10, p. 531, Staat oder bürgerliche Gesellschaft.
• 221 Rotteck/Welcker, vol. 1, p. 11, art. Allgemeine enzyklopädische Übersicht der Staatswissenschaften (...)
• 222 Brockhaus, 5^e éd., vol. 9, p. 424, Staatsverfassung.
• 223 Rotteck/Welcker, vol. 1, p. 13, art. Allgemeine enzyklopädische Übersicht der Staatswissenschaften (...)
• 224 Brockhaus, 8^e éd., vol. 10, p. 533 sqq., art. Staat oder bürgerliche Gesellschaft.

104L’affirmation d’une équivalence sémantique entre ‘État’ et ‘société’ qui continue à s’inscrire dans la tradition cicéronienne et aristotélicienne va déjà à l’encontre d’une séparation consciemment acceptée de ces deux domaines. Le Brockhaus de 1820 pose ainsi l’équivalence entre État et société civile219, dans son édition de 1836 figure encore « État ou société civile »220, le Rotteck/Welcker parle de « société d’État [Staatsgesellschaft] »221. Des définitions qui peuvent être sous-tendues par des principes résolument libéraux, comme dans le Brockhaus : « La préservation de la liberté et de la propriété est la finalité de toute constitution étatique »222, comme aussi, avec une certaine emphase, dans le Rotteck/Welcker : « La vie de l’État ne se maintient » « que grâce » au « vivre ensemble [Zusammenleben], librement voulu de membres qui sont de libres personnalités individuelles et ont en soi une finalité »223. Mais deux années plus tard, le Brockhaus se prononce déjà contre de telles conceptions ; l’État ou « le pouvoir public [öffentliche Gewalt] » devient ainsi « le valet des masses pour ainsi dire atomisées » et le contrat étatique libéral disparaît peu à peu dans [62] « l’accord auquel parviennent une multitude de personnes » voulant, entre elles, « former (instituer ou prolonger) un État »224.

• 226 Bluntschli/Brater, vol. 9, p. 617, Staat.

106La communauté du peuple, constitutive de l’État, se substitue à la société des individus. Bluntschli/Brater soulignent la pertinence d’une telle prise de conscience par « l’École historique » lorsqu’ils reprennent eux aussi une telle approche et l’élargissent en y intégrant la psychologie de Rohmer. Pour eux, la somme d’esprits individuels ne produit pas une volonté commune, ce n’est que « dans l’esprit d’une race et dans la volonté d’une race » que réside la « disposition menant à l’esprit de l’État et [à] la volonté de l’État auxquels, pour toutes les choses communes [in gemeinsamen Dingen], l’individu accepte de son plein gré de soumettre sa propre volonté. C’est dans la race que s’enracine l’instinct étatique [Staatstrieb] » 226– ^{un concept spéculatif naturaliste} de l’État ^étant introduit ici ^{pour la première fois.}

• 228 Ibid., 11^e éd., vol. 14 (1868), p. 19 sq., Staat ; de façon encore plus concise : ibid., 13^e éd., v (...)

108Une conceptualisation théorique est proposée pour la dernière fois, en 1868, par le Brockhaus. Son point de départ est une « science de la société » englobant aussi « la science de l’État ». Étant donné la double composante de la personnalité humaine, toujours « privée » et « publique », on peut lire qu’il existe « deux types principaux de (toutes les) sociétisations [Vergesellschaftungen] humaines : « Les associations ou communautés, dans lesquelles les individus » se réunissent et se développent librement, « moralement, intellectuellement et matériellement ». L’autre type, qui consiste à se réunir « en corporations ou en personnes appartenant à un ensemble [Gesamtpersonen], connait une subordination de ses divers représentants à l’idée qu’elles personnifient », « et ont aussi, au besoin, des institutions juridiquement contraignantes. C’est cette société que l’on nomme État »228. Il s’agit bien là d’une conceptualisation libérale, encore empreinte de l’idéalisme de ses origines, mais qui a déjà abandonné toute composante normative au profit d’une description relevant d’une science de la société. C’est pourquoi [62] il lui est possible de renoncer aussi à la métaphore de l’organisme, volontiers sollicitée ailleurs pour combler un vide conceptuel.

• 229 Rotteck/Welcker, vol. 1, p. XIII, Préface ; ibid., p. 11 sqq., art. Allgemeine enzyklopädische Über (...)

110Rotteck/Welcker parlent, dans une perspective historique, d’« organisme de l’État » ou de « l’État comme d’un homme en grand », mais leur vision individualiste et consensualiste les amène aussi à émettre des réserves quant à la « comparaison seulement poétique et ludique » entre l’État et un organisme. Mais pour eux aussi, « l’ultime finalité de la société étatique » a besoin « pour être réalisée, d’un corps étatique approprié, solide et harmonieux »229.

• 230 Bluntschli/Brater, vol. 9, p. 615, 618, 620 sqq., Staat.

111Bluntschli/Brater poussent résolument encore plus loin la métaphore lorsqu’ils parlent « de la nature organique de l’État » et définissent « la personnalité de l’État » comme « un organisme d’une nature suprême » : selon eux, c’est « une personne, bien sûr pas une personne de chair et de sang comme on l’entend naturellement, mais une personne spirituelle-morale au sens où l’entend le droit et la culture ». Et en ayant de plus recours à des métaphores naturalistes renvoyant à un sexe – « l’Église » est, selon eux, « une mère » – ils consignent et résument les choses de la façon suivante : « L’État est le peuple d’un pays, organisé de façon masculine et devenu une personne autonome régnant sur la vie commune [das Gemeinleben] »230.

• 231 Wagener, vol. 1, p. 5, Préface.
• 232 Ibid., vol. 19, p. 582, Staat.
• 233 Ibid., vol. 1, p. 4, Préface.
• 234 Ibid., vol. 19, p. 19, p. 578, Staat.

112L’État, après s’être autonomisé en cessant d’être déduit de la société pour devenir une personnalité organique, acquérait un statut ontologique privilégié, il possédait également un caractère d’éternité permettant de le transposer (de façon totalement anhistorique) à toutes les époques de l’histoire, comme le font les rétrospectives historiques des dictionnaires. Et il ne posait aucun problème au conservateur Wagner de donner un tour ‘organique’ à toutes ses définitions en se faisant ainsi le chantre d’un « État germanique chrétien »231 et en affirmant que « le mot peuple » était « une abstraction », que « seuls les états [Stände] » étaient « une réalité »232, que l’autorité supérieure [Obrigkeit] l’était « par la grâce de Dieu »233 : Ce « que nous appelons État » est « la communauté [Gemeinschaft] des hommes élevée au rang d’une personnalité organique autonome, l’organisation vivante de la vie du peuple et de sa culture »234.

• 235 Meyer, Grande édition, 2^e section, vol. 9, p. 1250, Staat.

114Ici aussi, Meyer fut le seul à exprimer énergiquement ses objections en 1852. Pour lui, « l’opposition mécanique/organique – ou comme le dit la nouvelle expression experte en art, mécanique/naturel [naturwüchsig] – n’apporte absolument rien à une analyse comparative ou immanente des constitutions étatiques ». « La seule chose » qui peut « être fort bien comprise », c’est que se réclamer de ce qui est organique, [64] de ce qui est naturel « conduit pour l’essentiel à aduler le principe strictement monarchique de l’État de police, paternel, spontanément issu de la famille et devant être considéré comme analogue à la famille »235. Alors qu’elle visait à l’origine l’État de police, la métaphore filée autour de ce qui est mécanique se trouve désormais retournée contre la métaphore filée autour de ce qui est organique pour démasquer, dans une démarche critique, ce qui relève de l’idéologie.