Faut-il enseigner la Shoah ? Discussion avec une classe de Première STMG
Texte intégral
Nous devons, à nouveau, remercier Madame la proviseure d’avoir accepté la venue de Danielle Delmaire dans les locaux du lycée
1Une seconde visite de Danielle Delmaire au lycée international Montebello à Lille a permis d’entreprendre une autre discussion sur la connaissance de la Shoah avec des élèves de Première STMG (sciences et technologies du management et de la gestion). La discussion s’est déroulée en deux temps. Le lundi 6 mars 2017, Danielle Delmaire a présenté une série de documents scannés et projetés sur écran pour rappeler quel fut le sort des juifs du Nord et du Pas-de-Calais durant la Seconde Guerre mondiale. Le lundi 13 mars 2017, la discussion a eu lieu et a été enregistrée. L’enregistrement est transcrit ci-dessous. Comme pour les transcriptions précédentes, les noms des élèves ne sont pas mentionnés et le langage parlé a été conservé. La classe étant constituée d’élèves plus prompts à prendre la parole et les séances s’étant déroulées en fin de journée (de 16 à 17 h.), quand la fatigue de la journée commence à se faire sentir, l’enregistrement présente parfois un brouhaha qui rend, hélas, inaudible les interventions des élèves qui fusent de toutes parts. Pour ces parties confuses de l’enregistrement, la conversation est parfois résumée.
Danielle Delmaire : Avez-vous déjà entendu parler de la Shoah, dans une classe du primaire ou au collège, avant d’aborder le sujet au lycée ?
2À cette demande une dizaine de doigts se sont levés. La classe comptait 35 élèves.
Une élève : En primaire, pas du tout. C’est trop violent pour en parler.
3[Avis partagé par quelques autres élèves]
DD : Dans une autre classe la question de la pertinence de l’enseignement de la Shoah en primaire m’a été posée et j’ai répondu « oui ». Tout dépend de la manière dont on en parle.
- 2 Sorti en 2010, La rafle est un film de Roselyne Bosch. Il évoque la rafle du Vel’ d’Hiv’ les 16 et (...)
Une élève : En CM2, j’ai vu La rafle qui parle de la déportation des juifs. Ça m’a choquée, c’est choquant. On montre les détails d’un camp de concentration2.
DD : En effet, des images peuvent être violentes mais il faut en parler.
Un élève : En primaire, on a fait du théâtre. L’instituteur nous a parlé des juifs qui portaient l’étoile et on a aussi regardé un film. Il y a un rapport entre la Seconde Guerre mondiale et la déportation des juifs, l’un ne va pas sans l’autre.
DD : Avez-vous déjà eu l’occasion d’entendre un témoin, un déporté juif, rescapé, dans une classe avant le lycée ?
Un élève : Non, je pense qu’il n’y en a pas beaucoup dans le Nord.
- 3 Lire sa biographie rapide dans le compte rendu de Catherine Bodet et Danielle Delmaire.
DD : Si, il y en a quelques-uns mais il y a surtout des enfants juifs qui furent cachés ici, pendant la guerre et qui témoignent de ce qu’ils ont vécu. Notamment Lili Leignel, née Rosenberg3 et qui intervient souvent dans les classes. Elle habite Lille.
Une élève : Si on l’a entendue, on l’a vue et rencontrée au collège, Anatole France. C’est traumatisant. Je me souviens de son parcours : elle a été déportée avec son petit frère de quatre ans ou c’était un bébé, avec sa mère mais elle n’a pas parlé de son père.
4Danielle Delmaire rappelle l’histoire de la déportation de Lili Leignel avec ses petits frères, le plus jeune avait trois ans et n’était plus vraiment un bébé, et avec sa maman vers le camp de Malines, puis Ravensbrück et Bergen-Belsen. Le papa fut séparé de sa famille après Malines, il fut dirigé vers Buchenwald.
Un élève : J’ai lu Le journal d’Anne Frank [approbation d’autres élèves]. C’est une fille juive qui est cachée. Elle a été arrêtée et elle a laissé son journal dans l’entreprise de son père. C’est une secrétaire qui a retrouvé le journal.
5Certains élèves faisant quelques confusions sur la biographie d’Anne Frank, Danielle Delmaire évoque rapidement sa vie dans l’Annexe et sa déportation à Bergen-Belsen.
Un élève : J’ai vu à l’école, au collège, un film sur un juif polonais qui s’est caché pendant la guerre. C’est un pianiste, ça se passe en Pologne, à Varsovie et finalement un soldat allemand l’aide à se cacher.
- 4 Film de Roman Polanski, sorti en 2002. Il est une adaptation de l’autobiographie de Władysław Szpil (...)
DD : C’est Le pianiste4, il était un rescapé du ghetto de Varsovie.
Une élève : En Cinquième, on avait travaillé sur un témoignage écrit, c’était un extrait. C’était trop violent, ça m’avait choquée.
DD : Il y a donc plusieurs moyens pour connaître la Shoah : l’école, des films, des lectures personnelles.
- 5 Film de Claude Miller, sorti en 2007. Il est aussi l’adaptation d’un roman autobiographique de Phil (...)
Un élève : J’ai vu un film, Un secret, c’est tiré d’un roman. La famille d’un enfant avait un secret. Ses parents étaient des juifs et avaient été déportés de France. C’était difficile pour l’enfant de porter, après coup, le fardeau de cette déportation5.
DD : Le poids de la déportation détruit des personnes et aussi les familles reconstruites après guerre.
6Danielle Delmaire rappelle le sort et le suicide de Primo Levi. Puis, sur l’intervention d’un élève, elle présente rapidement le film La vie est belle et précise qu’il peut donner une fausse idée de la déportation et des camps d’extermination où un enfant aurait pu être caché par son père.
Un élève : Il y a aussi le film Au revoir les enfants. C’est l’histoire d’un prêtre qui cachait, dans un collège, des enfants juifs. Les enfants ont été pris et déportés avec le prêtre. Avant de partir, il dit « au revoir les enfants » devant tous les élèves rassemblés.
DD : C’est une histoire vraie racontée par l’auteur du film, Louis Malle, qui assista à la scène. Un autre film, Un sac de billes, sort actuellement et raconte une histoire vécue par deux enfants juifs qui traversèrent seuls une grande partie de la France pour retrouver leurs frères à Nice.
7Danielle Delmaire rappelle l’arrestation du père de Serge Klarsfeld, à Nice, qui dissimula sa femme et ses deux enfants dans un placard avant d’être arrêté. À sa question : « qui connaît Serge Klarsfeld ? », un élève l’a bien situé comme étant à l’origine du procès Barbie.
DD : Finalement cette connaissance de la Shoah, acquise en cours grâce à des films visionnés en classe, vous paraît-elle une connaissance acquise comme dans un autre cours ?
Nombreux élèves : Non.
DD : Quelle différence faites-vous entre un cours sur la Shoah et un cours sur un tout autre sujet d’histoire ?
Un élève : Pour moi, il n’y a aucune différence entre un cours normal et un cours sur le génocide juif mais j’ai l’impression que lorsqu’un professeur nous en parle, c’est plus important pour lui. Il en parle plus que d’autre chose.
DD : Vous avez l’impression que l’on met trop l’accent sur ce pan de l’Histoire ?
Le même élève : Mais il y a beaucoup de fausses informations, vous l’avez dit dans le film tout à l’heure [L’élève fait allusion à ce que Danielle Delmaire a dit sur La vie est belle]. Vous accentuez sur les juifs par rapport aux autres cours mais il y en a qui disent beaucoup de bêtises. [Fort brouhaha].
Une élève : Le génocide des Tsiganes, on lui donne moins d’importance.
DD : Actuellement le Mémorial de la Shoah à Paris monte des expositions sur d’autres génocides que celui des juifs. La moindre importance que vous ressentez est aussi due au fait que les études sur ces autres génocides ont été plus tardives et ils furent connus plus tard.
Une élève : On parle du génocide des juifs comme si c’était plus sanglant que l’esclavage des Noirs, alors que c’est la même chose. Les Noirs ont été déportés aussi.
DD : Êtes-vous bien sûre que l’extermination des juifs c’est la même chose que l’esclavage des Noirs ? Leur sort est inadmissible et certains sont morts sous les coups de leurs maîtres mais ceux-ci n’avaient pas intérêt à les faire mourir car les esclaves étaient leur main d’œuvre à bon compte. Tandis que les juifs étaient voués à l’extermination.
Deux élèves : Non ce n’est pas la même chose mais c’est au même niveau.
Un élève [celui qui lança le débat sur la trop grande importance accordée au génocide des juifs] : C’est raciste aussi, c’est toujours un problème de race. [Fort brouhaha].
Une élève : On parle plus du génocide des juifs que de l’esclavage des Noirs qui a duré plus longtemps. Il faudrait qu’on parle autant de l’esclavage des Noirs que du génocide des juifs.
Un élève [le même élève qui lança ce débat] : Pourquoi pour les juifs on dit « antisémite ». C’est une différence. Si on parle contre un Arabe ou contre un Noir, on dit « raciste » et contre un juif, on dit « antisémite ».
Une élève : Le judaïsme c’est une religion, ce n’est pas une race. C’est différent.
L’élève précédent : Ah ! OK.
8Cet échange se fait dans le brouhaha. Danielle Delmaire l’arrête en rappelant l’origine du mot antisémite et en précisant que l’on peut devenir juif en se convertissant ce qui n’est pas le cas pour un Arabe ou un Noir. Elle fait rapidement l’histoire de l’esclavage des Noirs en soulignant que même devenus libres, aux USA, ils n’ont pas obtenu l’égalité des droits et que la ségrégation les a discriminés longtemps encore, parfois violemment, mais ils n’ont pas été exterminés.
DD : Pour la Shoah, quelques témoins peuvent encore la raconter. Ce n’est pas le cas pour l’esclavage des Noirs. Il n’y a que des descendants mais pas de témoins directs.
Une élève : Quelles conséquences de tout ça maintenant ?
DD : Connaître ces passés afin que ni un génocide, ni l’esclavage ne se renouvellent.
Un élève [le même élève qui lança ce débat] : Pourquoi en France c’est plus grave d’injurier un juif que d’injurier par exemple un Noir ou un Arabe ? Quand on injurie un juif on peut aller en prison.
DD : Selon la législation, la condamnation est la même pour ces deux sortes d’injures.
Le même élève : Je n’ai jamais vu ça. Ce qu’ils ont fait dans leur BD, c’est pas bien. [L’élève semble faire allusion aux caricatures de Charlie Hebdo]. Pourquoi, ils n’ont pas été poursuivis ? Ils sont plus touchés par ce qui arrive à un juif que par ce qui arrive à un Arabe ou à un Noir. Ce serait un juif toute la France pleurerait. [Cette remarque répond à une allusion à l’affaire du jeune Noir Théo brutalement agressé par la police, faite dans le brouhaha].
Une élève : Avec l’affaire Théo, une partie de la population blanche ne se sentait pas concernée car c’était un Noir. Une population, si cela ne touche pas leur communauté, ils s’en tapent, ils trouvent cela normal.
9[Apaisement du brouhaha]
DD : Dernière question. Quels sont les canaux qui vous font le mieux connaître de tels faits historiques, que ce soit l’extermination des juifs ou un autre sujet ? Des cours, des films, la télévision, la lecture ?
Un élève : Les films, ils sont plus détaillés. On voit tout.
Un élève : Les cours à l’école qui m’ont permis de me renseigner sur le génocide des juifs et des Tsiganes.
DD : Les cours sont la base puis vous pouvez compléter par des films, des lectures.
Un élève : Ou des documents
DD : Ou des témoignages et même des BD. Il existe des BD sur ce sujet. Conclusion : on parle trop de la Shoah par rapport à d’autres événements ?
Plusieurs élèves : Oui.
Notes
2 Sorti en 2010, La rafle est un film de Roselyne Bosch. Il évoque la rafle du Vel’ d’Hiv’ les 16 et 17 juillet 1942 et s’inspire d’événements vécus notamment l’implication de protestants pour adoucir le sort des futurs déportés. Des scènes se déroulent dans le vélodrome d’Hiver et le camp de transit de Beaune-la-Rolande. Il ne s’agit donc pas de camp de concentration.
3 Lire sa biographie rapide dans le compte rendu de Catherine Bodet et Danielle Delmaire.
4 Film de Roman Polanski, sorti en 2002. Il est une adaptation de l’autobiographie de Władysław Szpilman. Il a obtenu la Palme d’or au festival de Cannes, la même année.
5 Film de Claude Miller, sorti en 2007. Il est aussi l’adaptation d’un roman autobiographique de Philippe Grimbert, paru en 2004 et dont le titre était Cimetière des chiens qui obtint le prix Goncourt des lycéens en 2004. Un enfant recherche le secret de sa famille. Ses parents se sont mariés après guerre lorsqu’ils eurent la certitude que leur conjoint respectif était mort en déportation. Mais son père avait un autre enfant de sa femme disparue avec ce fils.
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Référence papier
Clément Duriez et Danielle Delmaire, « Faut-il enseigner la Shoah ? Discussion avec une classe de Première STMG », Tsafon, 73 | 2017, 83-92.
Référence électronique
Clément Duriez et Danielle Delmaire, « Faut-il enseigner la Shoah ? Discussion avec une classe de Première STMG », Tsafon [En ligne], 73 | 2017, mis en ligne le 31 mai 2018, consulté le 29 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/tsafon/291 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tsafon.291
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