Serge Wolikow, Isabelle Lassignardie, Grandir après la Shoah – L’histoire de ces Juifs communistes qui accueillirent des enfants de déportés, Ivry-sur-Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2015, 25 €

J’avais quatorze ans et, pour la première fois de ma vie, je vivais dans un milieu juif. Pas un mot sur le judaïsme. Uniquement des récits sur l’histoire du peuple juif, sa culture, ses chansons et ses rêves d’avenir. Une judéité sans Dieu, ça me convenait. Beaucoup d’histoires de Résistance, de philosophie, de littérature, de musique. On ne m’avait pas parlé comme ça de la condition juive : magnifique, grave, gaie, passionnante. Pas un mot sur l’extermination.

1C’est ainsi que Boris Cyrulnik décrit dans Sauve-toi, la vie t’appelle (Paris, Odile Jacob, 2012) son souvenir de l’été 1951 passé dans la colonie Stella, près de Boulogne-sur-Mer, avec son ami Roland Topor : la colonie Stella est un des lieux de vacances mis en place par la Commission Centrale de l’Enfance dont Serge Wolikow retrace l’histoire dans un très beau livre, superbement illustré par les dessins des enfants conservés aux Archives départementales de Seine-Saint-Denis, aux Archives municipales d’Ivry et au Musée de la Résistance nationale à Champigny. Ce travail d’historien a été enrichi par des entretiens menés en 2014 avec d’anciens pensionnaires de la CCE, Tolly Skrobek, Larissa Wuzek, Paulette Sarcey, Raymonde Baron, Suzon Pikorki, Michel Sztulzaft, Alex Gromb. À côté de Serge Wolikow, l’historienne d’art Isabelle Lassignardie propose des interprétations de certains dessins.

2C’est en 1945 que l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide, organe qui, lié au PCF, coordonne dès 1943 l’activité résistante des Juifs communistes, crée la Commission Centrale de l’Enfance (CCE) qui accueille dans des foyers des enfants juifs cachés et rescapés et inaugure des colonies de vacances afin d’aider ces enfants à se (re)construire. Serge Wolikow rappelle sur un ton simple et clair les persécutions, les rafles, l’instauration du port de l’étoile jaune en zone occupée, la rafle du Vel d’Hiv, les camps d’internement sur le sol français, les déportations. Il s’attache ensuite à brosser l’histoire spécifique de la résistance communiste juive en abordant la naissance de « Solidarité » à l’été 1940, organisation mise en place par la section juive de la MOI (Main-d’œuvre Immigrée) pour porter secours aux familles juives et dont une des actions centrales est le sauvetage des enfants juifs, en concertation avec l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants) et avec des organisations chrétiennes. Au printemps 1943, est alors créée une coordination de tous les groupes de la section juive de la MOI sous le nom d’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide (UJRE). Serge Wolikow n’esquive pas le débat au sein du PCF concernant la persistance ou non d’organisations spécifiquement juives en son sein, le bureau politique du PCF décidant dans sa réunion du 24 mai 1945 « ne pas laisser se créer des organisations juives, doublant les organisations de masse, avec les mêmes caractères et les mêmes revendications » (p. 57). De son côté, l’UJRE décida dès le printemps 1945 de lancer une action envers les enfants, « patrimoine le plus sacré de ce qui reste du monde juif en France et en Europe » (texte fondateur de la CCE, cité p. 68) en créant la Commission Centrale de l’Enfance (CCE). Le projet pédagogique qui sous-tend cette création est clairement défini : « une éducation laïque », « une éducation juive mettant l’enfant en contact avec l’histoire, les valeurs morales et folkloriques de notre communauté », « une éducation progressive mettant l’enfant en contact avec la vie sous tous ses aspects ». C’est Joseph Minc, premier responsable de la CCE, qui ouvre en 1945 six foyers accueillant quelque 350 orphelins (puis dix en 1948), qui met en place des colonies de vacances d’été puis d’hiver (en été 1945, 520 enfants partent ainsi en vacances), qui ouvre des patronages pour les jeudis et les dimanches (avec aide au travail scolaire, apprentissage du yiddish et de l’histoire juive notamment), qui apporte aussi une assistance financière directe, qui propose des activités sportives au sein de clubs. On estime ainsi qu’en 1946, la CCE prit en charge plus de 4 000 enfants durant toute l’année.

3Dans ces colonies et lieux de refuge se mêlent apprentissage de la culture juive et politisation liée aux combats du PCF. Serge Wolikow parle du rôle et de l’action des encadrants, évoque le projet pédagogique et notamment l’action de l’universitaire Henri Wallon qui, par la création d’un Conseil pédagogique contribua à l’orientation psychopédagogique de la CCE (intitulé « programme éducatif Langevin-Wallon »). Le choix pédagogique repousse l’idée de recréer les conditions de la vie familiale au profit d’une socialisation et d’une responsabilisation des enfants dans la collectivité. Serge Wolikow rend ainsi hommage à des figures importantes des colonies, comme Rémy et Grette Sternman ou Felix et Mila Kantor.

4Le livre montre ainsi la place centrale de l’éducation artistique et notamment de la pratique quotidienne du dessin dans la reconstruction des enfants. Les dessins retrouvés permettent d’imaginer la vie quotidienne des enfants : ils nous montrent les espaces de la collectivité (dortoirs, réfectoire, salles de bains), les sorties culturelles (excursions, baignades) et les activités (dont les fêtes et les kermesses), la sensibilisation à l’engagement « antifasciste » (mouvements pour la paix, récits de la résistance communiste, critique de l’impérialisme américain) mais aussi à la politique en général (création de l’État d’Israël ou dénonciation du réarmement en Allemagne par exemple), l’importance de la transmission de l’histoire juive et plus particulièrement de la culture yiddish – Serge Wolikow souligne d’ailleurs à ce propos les réticences des enfants dans l’apprentissage du yiddish, les enfants semblant plus réceptifs aux récits du courage et de la bravoure des Juifs qui se sont battus pendant la guerre qu’aux récits bibliques ou même aux contes de Isaac Leib Peretz. En arrière-plan des dessins, on voit les inquiétudes, les joies, les interrogations de ces enfants qui sont en train de se (re)construire.

5On l’aura compris : Grandir après la Shoah (quel beau titre !) ouvre de nombreuses voies de recherche sur l’UJRE et sur la Commission Centrale de l’Enfance. On pourra alors commencer par reprendre les deux livres très sensibles de Robert Bobert, Quoi de neuf sur la guerre (POL, Paris, 1993) et Berg et Beck (POL, Paris, 1999). On relira entre autres cette « Deuxième lettre de Raphaël » écrite d’une des colonies de la CCE : « Hier il est arrivé quelque chose pendant qu’on faisait le journal mural. Un journal mural c’est un journal qu’on accroche au mur du réfectoire et sur lequel on colle des articles qu’on fait nous-mêmes, ou des chansons ou des dessins. On avait mis une grande table dans le parc avec des bancs et chacun faisait un dessin ou un article quand tout à coup Max, notre moniteur, a crié : ‘PAPA !’ très fort et on a tous levé la tête. Un monsieur qu’une dame tenait par le bras avançait vers nous à petits pas. Alors Max a couru vers lui et l’a embrassé. Et ils se sont mis à pleurer tous les trois tout en continuant à s’embrasser. Alors une fille à côté de moi s’est mise aussi à pleurer et d’autres aussi se sont mis à pleurer. C’était le père de Max qui rentrait de déportation. La nuit, Georges qui dort dans la même tente que moi s’est réveillé en sursaut en criant. Ça nous a réveillés et on s’est rendu compte que les moniteurs ne dormaient pas et qu’ils circulaient beaucoup dans les tentes et dans les chambres. Ce matin, on a appris qu’un enfant s’était sauvé pendant la nuit et ce sont les gendarmes qui l’ont retrouvé en pyjama à la gare » (pp. 21-22).