Bohnekamp Dorothea, De Weimar à Vichy – Les Juifs d’Allemagne en République 1918-1940/44, Paris, Fayard, 2015, 298 p., 22 €

1Comme le souligne Serge Berstein dans son introduction, c’est « l’histoire d’une tragédie » que Dorothea Bohnekamp retrace dans son ouvrage consacré aux Juifs d’Allemagne de 1918 au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Écrit dans un style très soucieux d’exactitude et de justesse, De Weimar à Vichy présente en sept chapitres ces années où les Juifs allemands se virent confronter à ce que Dorothea Bohnekamp appelle une « double réalité » : d’une part l’intégration politique et sociale par l’expérience républicaine, « l’affinité profonde entre judaïsme et système républicain » ; d’autre part l’antisémitisme, principal instrument du combat contre cette même République puis déchaînement meurtrier après 1933. Aussi la République de Weimar marqua-t-elle « autant l’apogée de l’intégration juive en Allemagne que sa débâcle et sa fin » (p. 17).

2L’ouvrage de Dorothea Bohnekamp est partagé en sept grands chapitres. Les deux premiers sont chronologiques, abordant la Première Guerre mondiale puis la République de Weimar. Les trois chapitres suivants se font thématiques, s’interrogeant sur l’intégration des Juifs et l’identité juive sous Weimar. Les deux derniers chapitres reprennent la chronologie et montrent l’exil en France, les internements, la déportation et l’extermination.

4Le troisième chapitre aborde la question de l’immigration juive (et notamment est-européenne) en Allemagne, expliquant la difficile voire l’impossible obtention de la nationalité allemande, notant au passage qu’« il s’avéra toujours plus difficile pour les Juifs que pour d’autres groupes d’étrangers d’acquérir la nationalité allemande » (p. 105). Le quatrième chapitre traite de « l’antisémitisme sous la République de Weimar », rappelant les commencements difficiles de la jeune République : une défaite militaire, une révolution écrasée à l’aide de corps-francs, des crises économiques – autant d’éléments qui poussèrent à trouver des boucs émissaires : « Le combat dirigé contre les Juifs avait en réalité pour cible la République et son ordre politique libéral, démocratique et parlementaire » (p. 115). Dorothea Bohnekamp a ici le grand mérite de bien faire percevoir combien Hitler n’arrivait pas de nulle part quand il fut nommé chancelier par le président Hindenburg le 30 janvier 1933 et combien sa politique antijuive avait été préparée sur le terrain politique depuis de longues années. Dorothea Bohnekamp rappelle les origines de l’antisémitisme politique, revenant sur ce texte de l’historien berlinois, professeur de l’université de Berlin, Heinrich von Treitschke, qui publiait le 15 novembre 1879 dans les Preußische Jahrbücher un article sur la politique extérieure de l’Allemagne sous le titre « Unsere Aussichten » (« Nos perspectives »). Pessimiste sur les « perspectives » de l’Allemagne, il s’en prenait à cette « bande de jeunes arrivistes vendeurs de pantalons » qui « année après année » entrent « par les frontières orientales » et « dont les enfants et petits-enfants règneront sur la bourse et la presse allemandes », « cette ethnie étrangère », « cette lignée juive polonaise ». Ce qui est déterminant ici, c’est que la suite de l’article menait à une attaque conjointe des Juifs assimilés et des Juifs de l’Est pour finir dans la phrase maintes fois reprise, « Les Juifs sont notre malheur ». Dorothea Bohnekamp évoque aussi notamment le pogrome du quartier des granges à Berlin (le Scheunenviertel) en 1923, pogrome qui poussa l’écrivain Alfred Döblin à partir à Varsovie, Wilno, Lublin, Lemberg/Lwow, Cracovie et Lodz, voyage qu’il relate dans Reise in Polen (Voyage en Pologne) ; Dorothea Bohnekamp souligne de même que « une véritable guerre civile fut menée contre les Juifs : l’étude des actes antisémites avant 1933 montre que les Juifs allemands devinrent des ‘hors-la-loi’ bien avant 1933, à tel point qu’en 1932 les violences politiques faisaient un mort par jour » (p. 156).

5Le chapitre cinq s’interroge sur ce que signifiait qu’être juif sous Weimar, rappelant le destin des Juifs lié au libéralisme politique allemand, la participation des Juifs allemands à la culture de Weimar mais aussi les discussions sur l’identité judéo-allemande : « Au fur et à mesure de la radicalisation politique cette question identitaire devint cruciale pour la communauté juive allemandes, où elle fit l’objet d’innombrables débats menés dans la presse et dans la littérature de l’époque » (p. 146). Dorothea Bohnekamp cite ce très beau passage du sociologue et sioniste Franz Oppenheimer qui, en 1930, définissait sa judéité : « Si je cherchais en moi, je trouverais quatre-vingt-dix-neuf pour cent de Kant et de Goethe et seulement un pour cent d’Ancien Testament, et celui-ci essentiellement grâce à la transmission de Spinoza et à la Bible de Luther » (p. 147).

6Le chapitre six est consacré à « l’exil des Juifs allemands en France » et rappelle les trois vagues d’émigration de ceux-ci, à l’arrivée d’Hitler au pouvoir, à la promulgation des lois de Nuremberg en 1935, et après ce que les nazis appelèrent par dérision la « Nuit de cristal » et que les historiens actuels préfèrent nommer les pogromes de novembre 1938 – en tout quelque 100 000 réfugiés allemands, dont 80 000 d’origine juive, transitent par la France entre 1933 et 1939, 50 000 réfugiés juifs d’Allemagne s’installent en France, dont 10 000 à Paris. De nombreuses figures de la République de Weimar, des intellectuels, plusieurs membres de professions libérales, entrent en France, d’abord accueillis, s’organisant autour du Comité Lutetia, de la Bibliothèque allemande de la liberté (Deutsche Freiheitsbibliothek) – puis rapidement considérés comme une potentielle cinquième colonne, interdits d’exercer (comme ces médecins qui devaient être munis d’un diplôme d’État français) ou incapables de le faire (les intellectuels avaient perdu leur public ou leurs étudiants/élèves). Dorothea Bohnekamp rappelle à l’inverse la générosité des Juifs de France mais aussi celles d’organisations comme les Quakers, le secours ouvrier, le Secours rouge international ou l’OSE, l’œuvre de secours aux enfants. Le chapitre sept aborde les années de persécution et d’extermination, rappelant les différents internements, la France bafouant « son droit d’asile en temps de guerre, considérant les réfugiés allemands comme ‘sujets ennemis’ » (p. 198). Dorothea Bohnekamp rappelle les trois phases des internements. La première décision d’internement tombe le jour de la déclaration de guerre, le 3 septembre 1939 : par voie d’affichage, on prie « les nationaux de l’Empire allemand » de se rendre dans des « centres de rassemblement » assignés où devait avoir lieu un « criblage », un tri des internés. Une seconde décision d’internement est prise le 14 mai 1940 devant l’avancée des troupes allemandes vers l’ouest : à nouveau, des affiches aux portes des mairies enjoignent les réfugiés allemands (ou tout du moins ceux qui sont encore en liberté) de se rendre dans des camps situés dans le Gard, le Var, le Vaucluse, l’Ardèche, les Alpes-Maritimes, les Bouches-du-Rhône. Cette seconde décision se révèle particulièrement funeste au lendemain de l’armistice : selon l’article 19 de la Convention d’armistice franco-allemande du 22 juin 1940, le gouvernement français s’engage à remettre aux occupants nazis tous les « ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich ». Dorothea Bohnekamp rappelle les différents camps d’internement, Gurs, Les Milles, Saint-Cyprien, Rivesaltes, Argelès… Elle rappelle la création du Commissariat Général aux Questions Juives en mars 1941, le nouveau statut des Juifs en juin 1941, le port de l’étoile jaune ordonné en zone occupée le 7 juin 1942 et, en zone dite libre, la mention « juif » sur la carte d’identité et la carte d’alimentation à partir de décembre 1942. Elle raconte les rafles, les premières organisées dès 1941 en zone occupée, la rafle du Vel d’Hiv des 16 et 17 juillet 1942, la rafle des enfants d’Izieu le 6 avril 1944. Elle parle des enfants cachés, essayant de trouver les mots en se demandant « comment ils ont pu, toutes ces années durant, vivre avec le souvenir de la séparation de leurs parents, de la brutalité des adultes à leur égard, parfois même de l’abandon, et se reconstruire sans être en mesure de transmettre des terribles souffrances » (p. 224).

7Écrit d’une main assurée et solide, cet ouvrage laisse percer une empathie profonde qui permet d’aborder les pires moments de cette histoire des Juifs d’Allemagne et de rappeler une nouvelle fois que les Juifs allemands furent les premières victimes d’Hitler et de sa politique meurtrière.