• 1 Jason E. Smith, préface à Bifo Berardi, The Soul at Work : From Alienation to Autonomy, (Semiotext( (...)

1Actuellement enseignant en histoire de l’art dans une école du design à Los Angeles, Jason Smith a précédemment écrit sur la philosophie politique et sur la théorie esthétique, y compris des traductions en anglais d’Alain Badiou, de Jean-Luc Nancy et du collectif Tiqqun ; on ne s’attendait pas à ce que la personne qui a préfacé Bifo Berardi écrive le livre en discussion ici1. Celui-ci, qui fait montre d’une sophistication théorique indéniable, marque donc un net déplacement pour Smith vers un territoire théorique dominé largement par des historiens et des économistes.

• 2 James Boggs (1919-93), militant socialiste noir, ouvrier dans l’industrie automobile et auteur nota (...)

2Le premier chapitre, « Une petite histoire de l’automation », utile et abordable, présente de manière légitimement cynique le moment économique actuel, avant de mettre en question certains aspects de cette narration descriptive par le recours à la théorie de la valeur dérivée du premier livre du Capital. Smith conclut en esquissant les implications politiques au niveau de la lutte des classes, s’appuyant en particulier sur James Boggs pour qui, déjà dans les années 1960, le véritable défi politique pour l’hégémonie capitaliste venait non des syndicats ou des urnes, mais des « personnes surnuméraires », jetés dans l’emploi précaire par « l’économie servante » émergente, « un monde d’exclus (outsiders) aux marges du rapport salarial »2. À l’instar de Boggs, Smith se montre sceptique quant à une éventuelle renaissance syndicale. Quelques lecteurs seront curieux de savoir où précisément les avis de Smith et de Boggs divergent sur cette question.

• 3 Voir les traductions des textes de Roth, et de Copley et Moraitis dans ce numéro. Le livre de Benan (...)
• 4 (NdT) « Discours théorique de la valeur » (value-theoretical discourse) : la référence implicite à (...)

3Certains critiques ont décrit Smart Machines comme « compliqué et difficile à démêler » (Jack Copley et Alexis B. Moraitis) ou « structuré de manière plus lâche » (Gary Roth), en comparaison à un autre livre, Automation and the Future of Work d’Aaron Benanav3. L’avis de Roth me semble plus juste que celui de Copley et Moraitis, car toute absence de clarté dérive moins du style ou de la structure du livre que de la tâche même que Smith se donne. Le territoire conceptuel qu’il parcourt en peu de pages est divers et complexe, traitant des matériaux souvent divisés entre discours profanes et savants. Parmi ceux-ci, de façon prédominante, se trouve la théorie de la valeur dans la critique marxienne de l’économie politique classique. Il y a donc des obstacles inévitables pour Smith et pour le lecteur. Certains problèmes proviennent de la complexité conceptuelle, mais beaucoup d’entre eux relèvent de la terminologie : les mêmes termes ont un sens différent d’un auteur à l’autre. Négocier avec succès ces obstacles peut être particulièrement délicat quand on vise un public non spécialiste ; tout en faisant référence à Marx, il faut éviter de tomber dans des exégèses étendues. Plus généralement, Smith démontre comment le discours théorique de la valeur peut produire des résultats intéressants au niveau des concepts économiques courants4. Ce qu’il fait maintes fois – souvent avec une élégance impressionnante -, mais en raison de la complexité du terrain et des problèmes de terminologie, il est parfois difficile de suivre le chevauchement (ou non) des discours théoriques.

• 5 Il y a des crises au sein du capitalisme et des crises sociales provoquées par le capitalisme. Les (...)
• 6 Éditions Syllepse et Page 2, (Paris/Lausanne), 2020, 2019 (traduit de l’anglais par S. Tombazos) (N (...)

4Une conception courante de la crise actuelle du capitalisme – si tant est qu’il y ait une – est celle d’une crise dans la réalisation de la valeur5. Le livre de Stavros Tombazos, Crise mondiale et reproduction du capital, en est un exemple sophistiqué6. Tombazos part de la divergence constatée entre le taux de profit et le taux d’accumulation du capital, dynamique exprimée dans la hausse du ratio survaleur/investissement net en capital fixe ; en termes empiriques, dans l’augmentation de l’excédent net d’exploitation d’une économie globale par rapport à l’investissement net en capital fixe. Selon Tombazos, cette divergence a détourné l’attention du concept marxien plus « orthodoxe » de la baisse tendancielle du taux de profit. Quant à elle, l’analyse de Benanav s’appuie plus directement sur la théorie de la sous-consommation. À l’instar de Robert Brenner, qui affirme que c’est la surcapacité industrielle qui a mené à la sous-consommation, provoquant une crise dans la réalisation des profits, Benanav veut démontrer que la création d’emplois se ralentit à la suite d’une décélération de la croissance économique (au sens courant du terme). Son argument se fonde sur cette décélération provoquée par la surcapacité, et non par la destruction d’emplois dans le sillage de l’innovation technologique : autrement dit, il s’agit d’une sous-demande de main-d’œuvre au niveau mondial. Tombazos s’appuie certes sur la théorie de la valeur, mais ni lui ni Benanav n’ont vraiment besoin d’arbitrer l’écart conceptuel entre celle-ci et les discours économiques courants, encore moins de distinguer entre eux. Pour des raisons évidentes, il n’est généralement pas nécessaire pour les partisans de la théorie de la sous-consommation de distinguer entre les divers concepts de productivité du travail internes à ces discours, ni entre le travail productif et le travail improductif, justement parce que le problème se pose au niveau de la réalisation, et non de la production.

• 7 Tony Smith, « The End of One Century … and the Beginning of Another ? », in Richard Westra (dir.), (...)

5Smart Machines se présente comme une alternative à la fois à la théorie de la sous-consommation, et à la caractérisation de la crise comme un problème de réalisation de valeur. En raison de la brièveté du livre et de l’accent mis sur l’automation, il serait plus exact de dire qu’il met entre parenthèses certains aspects de ces débats théoriques (qui tournent autour de la relation entre la finance et l’accumulation du capital, et du « lien » entre l’argent et la valeur, en particulier si celui-ci a été « rompu »)7. Pour Smith, la crise actuelle de l’accumulation capitaliste est clairement fondée sur l’augmentation du travail « improductif » par rapport au travail « productif ». Les sources théoriques de cet argument proviennent de Fred Moseley (The Falling Rate of Profit in the Post-War United States, 1991), et de Paul Mattick Sr (Marxism : Last Refuge of the Bourgeoisie ? 1983). Exception faite de ces deux exemples notables, l’approche de Smith est, à ma connaissance, unique. Du fait qu’il fonde son argument sur la distinction entre travail productif et travail improductif, Smith doit se débattre contre la disjonction entre les deux : comment précisément peut-on affirmer que tel travail est productif et tel autre non ? Les conceptions différentes de la valeur et de la productivité entrent en jeu ici, parce que la distinction entre celles-ci est centrale pour son argument, et parce qu’elles illustrent la difficulté du terrain.

• 8 « Le lecteur se souvient que c’est la production de survaleur ou l’extraction de surtravail qui con (...)

7Pour Marx, la forme de productivité particulière aux rapports sociaux déterminés par le capital est la création de la survaleur8. La production dans ce sens historiquement spécifique existe à un autre niveau d’abstraction qu’à ce que Marx appelle « la production en général », la production des valeurs d’usage pour la consommation. La production au dernier sens de ce mot est, pour Marx, transhistorique (non limitée au seul capitalisme). Alors que toute forme sociale se reproduit à travers la production de valeurs d’usage pour la consommation, la particularité du capitalisme est que celle-ci (ce dont on a besoin pour survivre et pour se reproduire) passe par la production de valeurs d’échange. Quand les marxistes se réfèrent au caractère double du processus de travail, ils veulent dire que, sous le capitalisme, il s’agit de façon simultanée d’un processus de travail (au sens transhistorique), mais aussi d’un processus de valorisation (qui produit de la survaleur au sens historiquement spécifique).

• 9 « Comme unité du processus de travail et du processus de formation de valeur, le processus de produ (...)

9La spécificité de l’exploitation capitaliste s’exprime à travers le concept de survaleur, qui se crée dans le différentiel entre le salaire payé à l’ouvrier en échange de sa participation dans le processus de travail pour une durée fixée par contrat, et la quantité de valeur réellement créée dans le « processus de valorisation »9. Autrement dit, la différence pertinente est entre la valeur de la force de travail, et la valeur produite par celle-ci en travaillant. Ce sont des magnitudes complètement différentes. « L’une des principales erreurs des compréhensions, spontanées comme théoriques, au sujet du salaire, écrit Smith, est qu’il est déterminé par la quantité de valeur apportée par tel ou tel employé dans le processus de production (p. 180-81). » Ainsi, Smith montre que la théorie de la valeur peut produire des résultats probants au niveau des concepts économiques courants, car c’est un cadre qui permet de penser la relation (ou plus précisément, l’absence de relation) entre la productivité du travail et la part salariale.

• 10 Jason E. Smith interviewé par Tony Smith, « The Upstarts and the Mandarins : Reflections on the Ill (...)

10À un niveau supérieur, Smart Machines est une critique à la fois des tendances techno-dystopiques (les robots remplaceront les humains au travail) et techno-utopiques (donc, le travail ne sera plus nécessaire) qui dominent les débats publics sur l’automation. Selon Smith, les deux points de vue « présupposent […] que les économies capitalistes avancées subissent actuellement – ou sont sur le point de subir – une transformation technologique en profondeur dont l’effet primaire sera un essor de la productivité du travail et de la croissance économique »10. Au-delà de la complexité de la relation entre les théories de la valeur et les discours économiques courants, et de l’approche essentiellement critique de ceux-ci de Smith, ce qu’il faut d’abord tirer de son livre, c’est la caractérisation de la stagnation technologique.

• 11 Marx, Le Capital livre 1, p. 189 et note 16 sur la même page.

11Quant à l’argument économique, Smith avance trois raisons interconnectées pour expliquer l’insignifiance relative de nouvelles formes d’automation sur la productivité du travail. Premièrement, il existe des formes de travail qui demandent « une forme de connaissance et de compétence sociale, intuitive et incorporée » (p. 26, traduction modifiée) qu’on ne peut reproduire par des machines ; la plupart de celles-ci se rangent dans la catégorie nébuleuse de « services ». Les soins et l’enseignement en sont des exemples évidents, illustrés de manière instructive par Smith. Certains lecteurs seront curieux de savoir ce que Smith ajouterait, après une année pandémique de cours sur Zoom, sur le fort impact des mouvements de grève ces dernières années dans le secteur éducatif (p. 206), dû selon lui au rôle clé joué par les enseignants dans la division sociale du travail. La façon dont la dispersion et la désagrégation de ces processus de travail recomposent le terrain de la lutte des classes s’avère importante pour les dernières sections du livre, plus politiques, et influencées par Boggs. La pression critique qu’applique Smith à la catégorie de « services » est éclairante. En tant que catégorie générale, le mot « apparaît finalement comme opaque » (p. 123) en ce qu’il définit de façon négative toute activité en dehors de la production manufacturière. En d’autres termes, l’hétérogénéité de cette catégorie la rend quasiment dénuée de sens comme classification statistique. Alors que Smith s’efforce d’éviter, pour des raisons évidentes, de retomber constamment dans une exégèse de Marx, on peut s’étonner de n’y trouver aucune mention de la définition d’un « service » donnée par Marx lui-même dans Capital (« un service, ça n’est rien d’autre que l’effet utile d’une valeur d’usage, qu’elle soit marchandise ou travail ») ou de son analyse critique du « service que la catégorie de "service" doit rendre à des économistes de l’espèce de J.-B. Say et de F. Bastiat » dans la Contribution à la critique de l’économie politique11. Ces passages sont d’autant plus pertinents que Marx y discute la distinction entre le travail et le processus de valorisation, là justement où Smith entend placer son argument principal.

• 12 Oskar Morgenstern (1902-77), pionnier de l’application des mathématiques à l’étude des marchés, cof (...)
• 13 Paul Mattick Jr., Theory as Critique : Essays on Capital (Chicago : Haymarket Books), 2019, p. 3, 2 (...)

14Quant à cette question d’écritures comptables, Smith s’insère dans la longue ligne de critiques qui se montrent sceptiques à l’égard de l’exactitude des observations économiques, sur les plans de leur élaboration et de leur présentation. Cette ligne remonte au livre d’Oscar Morgenstern, On the Accuracy of Economic Observations (1950)12, source dans laquelle Paul Mattick Jr a puisé pour faire des remarques similaires, non seulement sur la science économique orthodoxe, mais aussi sur la manière dont « le marxisme économique participe du chaos théorique général de la discipline ». Selon Mattick, les difficultés épistémologiques éprouvées en essayant d’expliquer empiriquement certaines observations économiques sont telles que « même un calcul imaginable du taux de profit au sens de Marx s’avère impossible »13. Pour Smith également, « aucun standard ne prévaut pour mesurer le taux de profit, ni même pour le définir. […] [C]’est pour cette raison que le taux d’investissement des entreprises demeure le meilleur indicateur des niveaux actuels de profit dans toute l’économie, quand bien même il s’agit d’un indicateur indirect (p. 144). »

• 14 Peter Osborne, « A Sudden Topicality : Marx, Nietzsche and the Politics of Crisis », Radical Philos (...)

15La question de la baisse du taux de profit est si chargée qu’il serait impossible de démêler les divers problèmes épistémologiques internes aux débats qui l’entourent ; ce, en dehors de la faisabilité d’une mesure exacte (qui tourne autour des débats très techniques sur le calcul de la valeur du stock de capital fixe), et de la nécessité même d’une mesure empirique pour démontrer que la loi est vraie. Les questions sur la relation entre la science économique comme discours, et les engagements méthodologiques portant sur l’ontologie sociale sont pertinentes ici, mais hors de la portée de cette critique. On peut s’interroger néanmoins sur la temporalité de cette catégorie. Opère-t-elle cycliquement ? Si oui, opère-t-elle au rythme des cycles longs comme ceux de Kondratieff ? Dans la mesure où la formulation de Marx (Capital, livre 3, chapitre 13) est « la loi de la baisse tendancielle du taux de profit » - et, comme le souligne Smith, il existe des contre-tendances –, quelle est la différence entre une loi et une tendance ? Peter Osborne a montré à quel point la théorie marxiste des crises est hantée par la disjonction entre le caractère général du concept de « crise » sous sa forme moderne (précondition de la possibilité d’une transition vers un nouveau mode de production) et le focus conjoncturel et comparativement étroit de cette notion chez Marx qui concerne principalement des crises périodiques14. En effet, comment une crise cyclique peut-elle être la crise dans la mesure où, justement, elle est cyclique ?

• 15 Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (traduction : Germain (...)
• 16 Michael Heinrich, Critique de l’économie politique. Une introduction aux trois Livres du Capital de (...)

20Il est difficile de faire correspondre la définition par Marx d’un service (« rien d’autre que l’effet utile d’une valeur d’usage, que ce soit marchandise ou travail ») à l’idée que l’activité d’un caissier a une valeur d’échange, mais non une valeur d’usage, car non productive d’une marchandise sous forme d’objet physique. Cette difficulté vient peut-être d’un manque de recul chez Jason Smith par rapport à la définition historique d’Adam Smith du « travail du domestique » : « ses services disparaissent ordinairement à l’instant même où ils sont rendus », à la différence du « travail d’un travailleur de manufacture [qui] se fixe et se réalise dans un objet particulier ou dans une marchandise vendable, qui subsiste tout au moins pendant un certain temps, une fois le travail terminé »15. Il faut se demander à ce point si la productivité du travail au sens marxien de la valeur est liée ou non à sa « matérialité ». Comme l’avance Michael Heinrich : « [C]e qui importe ici, c’est l’acte d’échange lui-même, et non le fait que des objets physiques soient échangés. Des services peuvent également être échangés, et devenir ainsi des marchandises. La différence entre un produit matériel et un service « immatériel » consiste seulement en un rapport temporel différent entre production et consommation : le produit matériel est tout d’abord produit et ensuite consommé […]. Dans le cas d’un service […], l’acte de production et l’acte de consommation sont simultanés […]. Il n’existe entre les choses matérielles et les services qu’une différence matérielle ; déterminer s’ils sont des marchandises ou non est une question qui relève uniquement de leur forme sociale, du fait qu’ils sont échangés ou non : que ce soient des objets physiques ou bien des services n’y change rien16. »

• 17 Aaron Benanav, L’Automatisation et le futur du travail, (traduction : Léa Nicolas-Teboul), Divergen (...)

22Ce dernier livre peut être décrit comme du Brenner du point de vue du travail, encadré par un utopisme positif fondé sur la distinction entre « le règne de la nécessité » et « le règne de la liberté », distinction qu’attribue Benanav à divers penseurs allant de Marx et Thomas More à Étienne Cabet et Piotr Kropotkin17. Son livre contient un résumé clair (avec maints exemples empiriques) des arguments de Brenner pour le lecteur de The Economist. Voici sommairement ce que dit Brenner : la surcapacité industrielle qui a suivi la croissance sans précédent au milieu du 20e siècle a détruit la possibilité d’une nouvelle période de croissance du même type. La création d’emplois se ralentit à la suite d’une décélération de la croissance ; c’est celle-ci et non la destruction d’emplois dans le sillage de l’innovation technologique qui a mené à la crise mondiale de chômage, impulsée par la sous-demande de main-d’œuvre.

• 18 Benanav, op. cit., p. 97.
• 19 Benanav, op. cit., p. 95.

23En raison de cette stagnation, la main-d’œuvre inonde « le secteur hétérogène des services, qui comprend entre 70% et 80% des emplois dans les pays à hauts revenus, et la majorité d’emplois dans des pays comme l’Iran, le Nigeria, la Turquie, les Philippines, le Mexique, le Brésil et l’Afrique du Sud. » Benanav s’appuie sur la répartition faite par William Baumol entre un secteur technologiquement stagnant (services) et un secteur innovant (industrie) pour expliquer la stagnation de la productivité (« la maladie des coûts de Baumol »). L’argument de Baumol peut se résumer ainsi : suivant le progrès technologique, la main-d’œuvre est éjectée du secteur innovant vers le secteur stagnant avec des taux de croissance de la productivité beaucoup plus faibles, car résistants à l’innovation. En raison de ces taux ralentis de productivité, les services deviennent plus chers par rapport aux biens ; « pour se développer, la demande du secteur des services doit donc s’appuyer sur des effets de revenu – la croissance de la demande dépend de la hausse globale des revenus18. » Ainsi, comme le montre Baumol : « L’expansion mondial de ce secteur [stagnant] et la stagnation aggravée de l’économie mondiale sont donc corrélées19. »

• 20 Marx, Théories sur la plus-value, tome 1, (Éditions sociales), 1974, p. 166. (Les termes en italiqu (...)
• 21 Marx, Le Capital, livre 3, (trad. Catherine Cohen-Solal et Gilbert Badia), (Nouvelle-Frontière, Ont (...)

24La question en litige pour Smith n’est pas simplement la productivité divergente entre les secteurs innovateur et stagnant, mais plutôt la croissance divergente entre le travail improductif et le travail productif (au sens théorique de la valeur), ce qui exerce une pression vers le bas sur les taux de profit. « [L]’augmentation de la proportion de la force de travail employée dans la circulation et dans la supervision [soi-disant improductives] représente un plus grand coût pour le système dans sa globalité », dans la mesure où « une part significative de la masse salariale inclut du personnel qui réalise des activités qui ne produisent pas de valeur », et dont « les salaires doivent être payés par la survaleur produite par des travailleurs productifs ailleurs dans l’économie (p. 150-51). » Tout cela s’ensuit logiquement, bien qu’encore une fois la question du degré auquel la finance (ou le capital-argent) sert d’intermédiaire entre la survaleur et les salaires (et au-delà, comment cette relation est médiatisée par l’État) se situe quelque peu en dehors de ce cadre. De plus, il n’est pas entièrement clair pourquoi le travail de supervision doit être classé comme improductif. Dans Théories sur la plus-value, Marx écrit que « parmi ces ouvriers productifs il faut compter naturellement tous ceux qui collaborent d’une manière ou d’une autre à la production de la marchandise, depuis le travailleur manuel jusqu’au manager, engineer [directeur, ingénieur] (pour autant qu’ils soient différents du capitaliste) »20. Dans le troisième livre du Capital, le travail de supervision et de management est décrit en termes similaires, quoiqu’avec le concept transhistorique de « travail coopératif » : « … dans tous les travaux pour lesquels beaucoup d’individus coopèrent, la connexion générale et l’unité du procès s’expriment nécessairement dans une volonté directrice, dans des fonctions qui ne concerne pas les travaux partiels, mais l’activité globale de l’atelier comme c’est le cas pour un chef d’orchestre. Il s’agit-là d’un travail productif qui doit être accompli dans tout système combiné de production21. »

• 22 Benanav, op. cit., p. 7.

25Tout cela est tangentiel, cependant, à ce qui importe ici. Benanav recourt à la « maladie des coûts » (Baumol) pour expliquer la stagnation de la productivité et donc de la croissance. Smith, rejette le sens courant de la notion de productivité, et voit dans la croissance du travail improductif le reflet d’une crise de l’accumulation capitaliste, qui a pour conséquence une baisse générale de profitabilité des entreprises. Ce sont deux approches qui, au-dessous des similarités descriptives, restent substantiellement différentes d’un point de vue critique. Dans la mesure où c’est la valeur qui définit la spécificité historique de la production capitaliste – spécificité non saisie par des formes de mesures courantes, soit de la productivité soit de la croissance -, il faudrait précisément les catégories de la valeur pour penser concrètement les règnes de la nécessité et de la liberté avec lesquels Benanav conclut son livre. Pour lui, « [la] résurgence actuelle du discours de l’automatisation répond effectivement à une tendance réelle qui touche tout le globe : il n’y a plus assez de travail, et il y a de plus en plus de monde »22.

• 23 Robert Gordon, Rise and Fall of American Growth. The U.S. Standard of Living since the Civil War (P (...)

26À un niveau plus rhétorique, ceux qui sont en quête d’une vision positive ou d’une réaffirmation de la capacité de la technologie à sortir l’humanité de sa tranchée existentielle devraient chercher ailleurs que chez Smith, qui adopte une approche plus cynique de l’évangélisme technologique. Dans son livre, sont fréquentes des phrases comme « le progrès technologique phare des deux dernières décennies, la circulation d’images entre les terminaux informatiques mis en réseau, ne représente rien de plus que le raccord de ces deux technologies déjà existantes », ou « les technologies caractéristiques des vingt dernières années […] se concentrent dans les loisirs et les réseaux sociaux : elles créent des jouets, et non des outils (p. 71). » Les « maigres résultats de la troisième révolution industrielle » sont décrits comme « un raz-de-marée de gadgets infantilisants qui se doublent de colliers de localisation » (p. 72). « Les vrais "progrès", écrit-il, […] ont été réalisés dans la domination du processus de travail par les patrons : leur capacité à forcer les travailleurs à produire plus pour une heure donnée, au travers de moyens de contrôle, de surveillance et de discipline (p. 165). » Ceux qui sont familiers du travail de l’économiste Robert Gordon reconnaitront l’orientation générale de l’argument23.

• 24 Harry Braverman, Labour and Monopoly Capital. The Degradation of Work in the Twentieth Century (New (...)

27En reliant l’innovation technologique à des formes de discipline et de contrôle, Smith rejoint la longue liste des marxistes américains comme Harry Braverman qui, comme Marx, comprennent l’innovation technologique comme non simplement productive de rapports sociaux et économiques, mais produite par ceux-ci, déterminés par le capital. Comme le dit Braverman, « ce n’est pas la technique pure qui nous intéresse, mais le mariage de la technique au capital »24. C’est ce qui intéresse Smith aussi. Dans la mesure où la production de survaleur implique la contrainte et la discipline – à travers, par exemple, l’intensité accrue du travail dans une durée donnée – personne ne devrait être surpris quand l’avancée technologique la plus banale comprend un aspect coercitif ou disciplinaire. Le mal que se donnent même des marxistes pour concocter des théorisations complexes de la relation, neutre ou non, de l’innovation technique au capitalisme (et vice-versa) est frappant quand on compare ces tentatives aux implications d’un concept comme la survaleur relative. Les innovations dans la discipline et dans la surveillance sur le lieu du travail sont productives dans la mesure où elles créent les conditions d’une intensité accrue du travail. Si on accepte la légitimité de la survaleur relative comme concept analytique, le contrôle disciplinaire et la productivité de la survaleur sont deux faces de la même monnaie. Smith semble être bien conscient de cet argument ; qu’il caractérise alors le travail de supervision comme improductif laisse perplexe.