1Internet, smartphones et réseaux sociaux ont déjà complètement transformé nos interactions sociales et notre façon d’aborder le monde. Dès lors, quel scénario nous attend ? Ces technologies numériques vont-elles quitter les écrans et s’intégrer au monde physique qui nous entoure ? La robotique de pointe, les voitures et camions autonomes, le dépistage des cancers par l’intelligence artificielle présagent apparemment d’un monde de bien-être généralisé. Pourtant, ces technologies provoquent un certain malaise. Que vont donc devenir les êtres humains dans un univers totalement automatisé ? Allons-nous adapter nos institutions et libérer l’humanité, ce vieux rêve qu’une nouvelle ère d’intelligence artificielle semble rendre possible ? Ou ce rêve va-t-il virer au cauchemar, celui du chômage technologique de masse ?

2Dans deux articles publiés en 2019 dans la New Left Review, j’ai tenté de cerner les contours d’un nouveau discours de l’automatisation, émanant aussi bien de penseurs néolibéraux et de conservateurs que de penseurs de gauche. Ces théoriciens, qui partent des questions que je viens de poser, arrivent à une conclusion fracassante : le chômage techno- logique de masse est à nos portes, et il faudrait rien de moins qu’un revenu de base pour garantir la survie d’une grande partie de la population, qui sera privée d’accès au salariat.

3Dans cet ouvrage, j’affirme que cette résurgence actuelle du discours de l’automatisation répond effectivement à une tendance réelle, qui touche tout le globe : il n’y a plus assez de travail, et il y a de plus en plus de monde. Cette sous-demande chronique de main-d’œuvre se manifeste par plusieurs tendances économiques, notamment les reprises sans création d’emplois, la stagnation des salaires et la précarisation rampante. Elle se constate aussi dans certains phénomènes politiques que la montée des inégalités catalyse : populisme, ploutocratie ou nouvelle élite numérique – une élite qui rêve de villes flottantes (seasteadings) et de fuite en rocket sur Mars, mais qui se moque des conditions de vie des petites mains du numérique, abandonnées à leur triste sort sur une planète en feu. Lorsque l’on juxtapose les foules de chômeurs et de sans-abri d’Oakland, en Californie, aux robots des usines Tesla, à quelques kilomètres de là, à Fremont, on est tenté de croire que les théoriciens de l’automatisation ont raison. Cependant, leur explication, selon laquelle l’essor des technologies détruirait les emplois, est en réalité fausse. Il y a bien une sous-demande de main-d’œuvre aux États-Unis et dans l’Union européenne, et même dans d’autres pays comme l’Afrique du Sud, l’Inde et le Brésil, mais la cause réelle de ce phénomène est presque le contraire de celle identifiée par les théoriciens de l’automatisation.

4En réalité, la croissance de la productivité du travail ralentit, là où l’on s’attendrait à ce qu’elle augmente. Ce ralentissement aurait dû stimuler la demande de main-d’œuvre, s’il n’avait été éclipsé par une autre tendance, plus lourde : le rythme de la croissance économique est de plus en plus lent. Cette tendance a d’abord été identifiée et nommée « longue récession » par un historien de l’économie, le marxiste Robert Brenner, avant d’être reconnue par les économistes dominants, qui l’ont rebaptisée « stagnation séculaire » ou « japanification ». L’explication ? Des décennies de surcapacité industrielle ont mis à l’arrêt ce moteur de la croissance qu’était l’industrie et rien n’est venu le remplacer, certainement pas les activités qui ont gonflé le secteur des services, dont la croissance et la productivité sont faibles.

5Comme la croissance économique ralentit, le rythme des créations d’emplois suit et c’est ce ralentissement, non les destructions d’emplois causées par les avancées technologiques, qui fait baisser la demande de main-d’œuvre au niveau mondial. Il suffit de chausser les lunettes qui permettent de voir le monde tel qu’il est derrière les affiches publicitaires, comme le héros d’Invasion Los Angeles de Carpenter, pour voir que le monde est fait non pas d’usines automatisées flambant neuves et de robots capables de jouer au ping-pong, mais d’infrastructures vieillissantes, de villes désindustrialisées, d’infirmier·ères stressé·es, de vendeur·ses sous- payé·es et d’un énorme stock de capital financier à la recherche de placements rentables.

6Pour soutenir leurs économies stagnantes, les gouvernants ont passé près d’un demi-siècle à imposer à leur population des politiques d’austérité étouffantes, baissant le budget de l’éducation, des hôpitaux, des transports publics et le montant des aides sociales. Au même moment, comme les taux d’intérêt étaient très bas, les États, les hommes d’affaires et les ménages s’endettaient à des niveaux records. Le but de cet endettement n’était pas d’investir dans le futur numérique, comme le clamait, au beau milieu de la bulle technologique de la fin des années 1990, l’ancien président de la Réserve fédérale Alan Greenspan. Bien au contraire. Les entreprises ont hypothéqué leurs actifs pour payer leurs actionnaires, tandis que les ménages pauvres empruntent pour boucler leurs fins de mois.

7Du fait de ces tendances, l’économie mondiale se trouvait en très mauvaise posture le jour où un défi immense s’est présenté : la récession Covid-19. Les systèmes de santé délabrés ont été submergés par l’afflux de patients, et les écoles fermées, alors qu’elles fournissaient une partie de leur alimenta- tion à un certain nombre d’enfants, soulageant ainsi les parents de la tâche d’assurer ce besoin vital. Les entreprises, lourdement endettées, ont vu le cours de leurs actions plonger à un rythme inédit depuis la Grande Dépression, du moins au début de la crise. Les taux de chômage se sont envolés partout, avec une hausse astronomique aux États-Unis, restreignant l’accès d’une grande partie de la population à la nourriture, à la santé et au logement. En dépit de relances fiscales et monétaires massives, il est peu probable que les économies affaiblies se relèvent rapidement du choc. Il n’est pas difficile de constater que la récession du Covid-19 va accélérer la hausse de l’insécurité économique et des inégalités, qui constituent désormais des tendances à long terme. C’est précisément pour cette raison qu’il importe de se pencher sur le discours de l’automatisation aujourd’hui. Notre monde dystopique inspire aux théoriciens de l’automatisation une réponse. Enlevons nos lunettes magiques et revenons un instant dans le monde imaginaire où habitent ses auteurs. Dans ce monde, nous travaillons moins (comme les victimes de la récession actuelle) mais nous avons accès à tout ce qu’il faut pour vivre : nous passons plus de temps avec nos proches (mais pas parce qu’on nous impose un confinement) ; les per- sonnes âgées font du jogging dans des parcs grâce à des exosquelettes (ils ne meurent pas dans des lits d’hôpitaux) ; l’air est pur, sans pollution car la transition vers les énergies renouvelables progresse rapidement (pas parce que les usines ont fermé et que plus personne n’a de voiture). À l’exception des joggings en exosquelette, tout cela est possible si l’on se bat pour l’obtenir. Nous pouvons dès maintenant vivre dans le monde d’abondance évoqué par ces théories, même si l’automatisation totale de la pro- duction s’avère impossible.

8Mon intérêt pour ces questions s’est nourri de deux sources distinctes ; la première est très ancienne, la seconde relativement récente. Comme la plupart des théoriciens de l’automatisation, j’ai grandi dans les années 1980-1990 et j’ai passé mon adolescence à lire des romans de science-fiction et à regarder Star Trek : La Nouvelle Génération, où des communistes de l’espace font le tour de la galaxie. Mon père, qui alimentait ma curiosité, était lui-même un chercheur dans le domaine de l’automatisation. Comme beaucoup de ses collègues, il a abandonné une carrière académique pour tenter sa chance dans le monde des start-up, en plein boom dans les années 1990. À cette époque, de rares chanceux ont fait fortune mais la plupart des start-up internet ont fait faillite, laissant sur la paille leurs ingénieurs surmenés. Pendant mes années de lycée, je faisais tous les étés un stage dans une entre- prise – à écrire du HTML et du Javascript – et j’ai compris que j’avais peu de chance de trouver mon bonheur dans l’économie numérique. À la place, je me suis mis à étudier l’histoire de la croissance économique et du chômage, les deux moteurs de la prospérité et de l’insécurité économiques actuelles.

9À la suite de la crise de 2008, j’ai pris part aux mouvements sociaux de mon époque, une expérience que j’ai tenté de poursuivre avec les camarades de la revue Endnotes, à laquelle je collaborais. Les textes anonymes et collectifs que nous avons écrits ont largement influencé les analyses qui se trouvent dans ces pages. C’est en rencontrant deux penseurs – Nick Srnicek et Alex Williams, les auteurs d’Accélérer le futur (2015), un ouvrage clé sur l’automatisation – que j’ai découvert cet écosystème intellectuel, qui me ramenait à mon amour d’enfance pour la science- fiction tout en transformant ma façon d’envisager l’avenir. Alors que je lisais les uns après les autres tous les ouvrages écrits par les théoriciens de l’automatisation, en les complétant par quelques incursions dans les utopies et la science-fiction du passé, j’ai acquis la conviction ferme que ces auteurs, collectivement, avaient plus contribué que qui- conque à penser l’organisation d’une société post- capitaliste et les voies qui peuvent nous y conduire. J’étais en désaccord avec leur analyse du présent mais leur conception de l’avenir m’a aidé à élaborer mon propre imaginaire, même s’il reste, comparé aux leurs, du gris le plus terne. Dans les pages qui suivent, j’examine ces chemins possibles vers l’abondance sans automatisation totale de la production. Il s’agit de partager le travail pour restaurer la dignité, l’autonomie et donner un sens à nos existences laborieuses sans en faire le cœur de notre vie sociale.

10Tout en présentant et en critiquant le discours de l’automatisation, je dresse une brève histoire de l’économie mondiale et de la force de travail au cours des cinquante dernières années, en me concentrant sur l’origine de la faible demande de main-d’œuvre que nous vivons aujourd’hui. Je considère les différentes propositions politiques qui ont été formulées pour résoudre cet échec de la loi du marché – l’ajustement structurel néolibéral, la gestion keynésienne de la demande et le revenu de base – et enfin, je dessine un monde d’abondance à l’aune duquel il faudrait mesurer ces politiques.

11Écrire ce livre n’a fait que renforcer ma conviction qu’on ne renversera pas le cours des choses en vue d’un futur plus humain, à moins que la masse des travailleurs refuse d’accepter le déclin persistant de la demande de main-d’œuvre et les inégalités croissantes qu’il engendre. Avant la récession Covid-19, des luttes contre ce futur prévisible avaient éclos dans le monde entier, et elles ont repris récemment. Nous devons nous mêler à ces mouvements et y apporter notre contribution. S’ils venaient à échouer, nous n’obtiendrons peut-être rien de mieux qu’une légère augmentation des aides sociales, sous la forme du revenu de base – une proposition que les gouvernements envisagent pour répondre à la récession en cours. Nous ne devons pas nous battre pour cet objectif mineur, mais pour un monde d’abondance.