1Ces dernières années, Emmanuel Faye m’a signalé à plusieurs reprises que l’édition des Œuvres complètes de Nicolas Malebranche (1638-1815), lancée en 1917, a été entreprise pour contrer l’affirmation d’un universitaire allemand, Wilhelm Wundt (1832-1920)1. Voici ce qu’écrit Henri Gouhier (1889-1994) dans son « Avant-Propos » du premier tome :
2Le 3 mars 1917, l'Académie des Sciences morales et politiques prenait la décision que le procès-verbal de la séance rapporte en ces termes :
3« Sur rapport verbal de M. [Émile] Boutroux [1845-1921], qui en montre l'importance, l'Académie décide de consacrer sa part du fonds Debrousse à la publication des œuvres de deux philosophes français : Malebranche et Maine de Biran [1766-1824]. Ce sera, dit M. Boutroux, la meilleure des réponses à la critique que Wundt a faite aux français de n'avoir "pas la tête métaphysique"2.
4Or, Wilhelm Wundt est une figure-clé du mouvement pangermaniste. Ce mouvement est, à son tour, un élément-clé de la conception du national-socialisme. Wundt a œuvré notamment à la mise en place théorique et institutionnelle de la psychologie dite empirique en Allemagne qui, comme j’ai pu le déceler3, correspond à la « psychologie du grande style », un des nombreux sigles pour « national-socialisme » utilisé dès 1922 notamment par un des auteurs nazis de première heure, Alfred Baeumler (1887-1968).
5J’ai lentement commencé à me renseigner sur les personnes impliquées dans cette réédition dont certains noms, notamment celui de Boutroux, me sont connus depuis 2012, car Baeumler les cible dans sa prétendue histoire de l’esthétique, Le problème de l’irrationalité dans l’esthétique et la logique du XVIIIe siècle4.. Mais je n’ai jamais eu le temps de creuser ce point, tout comme je n’ai jamais eu le temps de creuser pourquoi Baeumler remplace, dans ce même livre, tout simplement « Descartes » par « Malebranche »5. En reliant ces questions déjà bien dégagées mais restées dans les tiroirs à l’entreprise de cette réédition des œuvres de Malebranche, on dispose de deux éléments permettant de poursuivre cette recherche de manière systématique. Les parties d’un puzzle dont j’ignorais l’image commencent à s’assembler ; une problématique est construite : Il s’agit d’éclairer dans la mesure du possible les circonstances historiques de cette décision d’une réédition des Œuvres complètes de Malebranche et il s’agit d’établir un véritable lexique du vocabulaire philosophique, où on trouvera au centre la notion de « métaphysique ».
6L’exposé présent retrace les premières étapes de cette recherche. Notons que, si on a fait des découvertes et si on envisage de construire une véritable recherche, il est aussi important de veiller sur sa socialisation, son inscription dans un cadre partagé d’investigations avec visée des enjeux sociétaux6. Par conséquent, nous regardons maintenant un projet de recherche déjà amorcé dans lequel on peut inscrire ces découvertes. Je présente ensuite l’auteur sur lequel je me concentre actuellement dans la poursuite de ce travail.
7En guise de conclusion, nous examinons deux citations assez longues qui illustrent bien la problématique de cette enquête.
8La façon la plus simple pour socialiser sa recherche, c’est de trouver un projet déjà existant qui peut l’accueillir. Sinon, il est aussi possible de rester en marge des projets présentant des liens et construire patiemment à côté7. En ce qui concerne ces découvertes sur le comité d’édition des Œuvres de Malebranche, il y a plusieurs possibilités. C’est le sens que l’on donne à sa propre investigation qui permet ensuite une affiliation. On pourra rejoindre les spécialistes de Malebranche ou se joindre aux recherches sur le contexte de la première Guerre mondiale ou encore mettre l’accent sur les Révolutions autant politiques que scientifiques du début du 20e siècle et on peut bien évidemment aussi travailler dans le cadre du transfert culturel etc.
9En ce qui me concerne, je me concentre depuis 2007 sur la pédagogie du national-socialisme. Par conséquent, je vais l’inscrire dans la continuité d’un projet qui accentue cet axe. En effet, par le biais des porteurs de cette réédition, j’entends contribuer aux investigations concernant la philosophie dans la période du Régime de Vichy (été 1940 – été 1944). Ce projet n’a pas encore une véritable inscription institutionnelle. Mon intervention a donc aussi pour but de montrer la pertinence de ce projet collectif de recherche en construction. Ces investigations peuvent se traduire par exemple comme suit :
101. Produire un dictionnaire un peu selon le modèle des travaux d’Ernst Klee (1942-2013)8.
112. Produire des monographies plus élaborées, voire croisées ; à la fois biographique et systématique.
12Venons-en à présent aux grandes étapes des relations franco-allemandes en philosophie, le cadre de ces événements. Il s’avère que nous pouvons les retracer pas à pas depuis les guerres napoléoniennes jusqu’au moment présent9. Et effectivement, comme j’ai constaté ces dernières semaines que, pour comprendre la situation dans laquelle la philosophie française s’est trouvée face à la philosophie allemande en 1917, il est pertinent de regarder de près la relation entre Victor Cousin (1792-1867) et Georg F W. Hegel (1770-1831) et d’étudier en détail la relation entre Friedrich W. J. Schelling (1775-1854) et Felix Ravaisson (1813-1900) En ce qui concerne la fin de cette période, il faut dire que nous sommes encore pleinement là-dedans. D’où les enjeux de cette recherche qui demandent alors un certain courage.
13Comme évoqué dans l’introduction, j’ai dû reléguer plusieurs questions par manque de temps. Pourtant, ces questions constituent un arrière-plan et, le moment venu, je vais les redéployer. Entretemps, j’ai pris connaissance des travaux bien documentés de l’historien de la philosophie Ulrich Sieg qui se préoccupe de l’histoire des idées dans l’Allemagne du 19e siècle. J’ai pu aussi étudier la vie et l’œuvre de Peter Petersen (1884-1952)10, un véritable missionnaire pour la cause de Wundt et un des pédagogues nazis les plus virulents, avec une influence mondiale qui s’est perpétuée presque sans interruption. C’est ainsi que le système scolaire des Pays-Bas, par exemple, repose largement sur sa pédagogie de l’école. En Allemagne, malgré des recherches et la publication de documents, on le range le plus souvent parmi les pédagogues réformistes. Le critiquer coûte extrêmement cher et inciter à renommer les écoles ou les places qui portent son nom encore plus. À la différence de Baeumler, connu comme un des théoriciens de la vision du monde nationale-socialiste, Petersen occupait sa chaire de pédagogie à l’université de Ièna depuis 1923, tandis que Baeumler était chargé de cours à l’université technique de Dresde, bien qu’il eût soutenu une habilitation. Le poste de professeur de pédagogie politique à l’université de Berlin a été créé explicitement pour lui par les instances nationales-socialistes. Qui plus est, Baeumler n’a pas élaboré une œuvre pédagogique. Il s’est consacré presque exclusivement à la réinterprétation de la culture germanique selon les exigences de la vision du monde nationale-socialiste. Petersen, quant à lui, a mené avec sa femme et toute une équipe de pédagogues des recherches de terrain et les a formalisées ; son œuvre dite théorique est considérable et toujours lue. Ses travaux historiques, au contraire, ne sont presque jamais étudiés, mais ils sont aussi puissants que ceux de Baeumler :
14- Deux monographies sur Wundt dans lesquelles il affirme que Wundt aurait définitivement résolu les problèmes de l’impasse dans laquelle la philosophie allemande aurait sombré après la mort de Hegel et l’échec de la philosophie d’Emmanuel Kant (1724-1804)11.
15- Une histoire de l’aristotélisme dans le protestantisme12 ; ouvrage qui tourne autour d’une thèse jamais clairement formulée. Les passages-clés concernent étrangement Pierre de la Ramée (1515-1572) et son échec face à l’aristotélisme. Mais finalement, Petersen ne semble pas trancher pour ou contre l’aristotélisme. C’est, par ailleurs, un livre d’un antisémitisme affirmé, tranquille et subtil, qui se termine avec des extraits de Leibniz en latin encore inédits à cette époque.
16Nous avons déjà mentionné que Baeumler s’est intéressé à Malebranche, auteur qui n’est pas non plus absent chez Petersen. On peut alors s’attendre à des avancées notables en affinant les recherches sur les auteurs français de cette même époque. En fin de compte, comme nous l’avons vu dans le programme des éditeurs de Malebranche, c’est le mot « métaphysique » qui désigne le point de compétition ; mot qui, dans certains contextes, fait aussi figure d’un sigle pour « national-socialisme » dont, selon Arthur Moeller van den Bruck (1876-1925) chaque pays dispose de sa version, ce que Thierry Maulnier (1909-1988), son préfacier français, n’oublie pas de souligner13.
17Venons-en à une des personnalités qui, parmi les éditeurs des Œuvres complètes de Malebranche, a retenu mon attention. En écoutant attentivement les cours d’Emmanuel Faye sur Malebranche, je me suis aperçue que cet auteur est en quelque sorte un mystique. En me renseignant, j’ai trouvé un petit texte très polémique de Jean Orcibal (1913-1991), auteur catholique que j’avais déjà un peu lu dans d’autres circonstances. Cette fois-ci, il s’agissait d’un compte rendu, « Armand Cuvillier. Essai sur la mystique de Malebranche ». Intriguée par Cuvillier qui faisait partie des éditeurs de cette édition prestigieuse, j’ai alors regardé sur quoi il a publié. J’ai retenu quelques-uns de ses titres dont Les Courants irrationalistes dans la philosophie contemporaine. Bien que disponible en brochure, il s’agit de fait d’une conférence, tenu en 1947 à la Sorbonne et publié comme article dans la revue Les Cahiers rationalistes. La lecture de ce texte est une lourde épreuve, car tout ce que qui est interdit de savoir aujourd’hui se trouve dans ces quelques pages.
18Je ne sais toujours pas à quel moment et dans quelles circonstances Cuvillier a rejoint l’équipe des éditeurs et je n’ai toujours pas mené à bien l’étude de son texte sur la mystique de Malebranche, car je me suis concentrée sur ce que je connaissais déjà pour rentrer dans ce nouveau chantier. Mais j’ai pu lire déjà plusieurs de ses textes sur Malebranche et en dégager son approche de cet auteur – et j’ai pu réellement, littéralement même, plonger dans ces recherches autour des philosophes, des « intellectuels » et le national-socialisme, en France. De ces faits, nous regardons donc brièvement deux points :
19- L’approche rationaliste de l’histoire de la philosophie par Cuvillier.
20- Les premières étapes pour concrétiser cette recherche.
21Nous pouvons confronter la lecture que Cuvillier entreprend de Malebranche avec celle de Geneviève Rodis-Lewis, sa jeune collègue dans le comité de cette édition et qu’il appréciait visiblement14. Rodis-Lewis a développé une lecture sensiblement différente. Elle essaie de traiter les auteurs du passé, même lointain, comme ses contemporains. Toute notion de développement semble écartée. Pour autant, sans croire forcément à un progrès linéaire vers quelque chose de meilleur ou de pire, nous constatons des changements et, vu à long terme, un enrichissement progressif de la culture, fruit de la créativité de l’esprit humain, notamment souligné par Ernst Cassirer (1874-1946)15. Ce qui se maintient, ce sont les concepts16, mais leur signification se réactualise au fil de l’histoire. Cuvillier prend explicitement en compte ces transformations. Il se concentre sur le concept de la raison ; c’est dans ce cadre que sera aussi développée la notion de « rationalisme empirique ». Le rationalisme empirique veut répondre aux critiques d’une exagération de l’abstrait. Il s’agit d’élaborer régulièrement des synthèses17 qui empêchent de rester dans un morcellement de connaissances, ce qui pourrait arriver par une approche purement analytique, transcendantale et sans ancrage dans l’expérience. L’étude de Malebranche par Cuvillier s’inscrit donc dans son travail de défense du rationalisme. Par conséquent, il comprend la « Raison » avec un « r » majuscule, non pas de manière immédiate comme « Dieu » mais simplement comme « raison ». Malebranche aurait certes déplacé la raison dans le domaine théologique, mais le lecteur n’a pas besoin de suivre le théologien ici. Il peut alors replacer cette « Raison » au registre de la raison universelle. De ce fait, il peut en tirer un contenu, un sens philosophique qui ne dépend d’aucune époque et d’aucune définition particulière de la raison, même de cette notion d’apparence théologico-mystique. Il s’en suit que cette lecture rationaliste permet de reconnaître que Malebranche ne pouvait pas renouer immédiatement avec Augustin d’Hippone (354-430) du fait que les concepts se sont entretemps considérablement transformés. Par ce même fait, le lecteur aujourd’hui ne peut pas non plus renouer immédiatement avec Malebranche. Mais en développant une lecture distanciée, comme l’entend Cuvillier, il peut rendre son œuvre fertile pour les combats actuels de la philosophie.
22Nous pouvons alors dire que Cuvillier a pris très au sérieux que Malebranche a vécu et pensé après Descartes. Nolens volens, les discussions autour de cette philosophie, tout spécialement de la conception de la raison par Descartes, auront été intégrées par lui, même s’il s’est retourné vers des autorités du passé.
23Pour Cuvillier, Malebranche est donc certes un théologien catholique, voire un mystique qui aurait néanmoins réussi à créer certaines idées et qui aurait redéployé certains concepts. Ainsi, lui aussi aurait contribué à enrichir considérablement le patrimoine philosophique de l’humanité. Notons pour terminer sur ce point, que Cuvillier a souvent amorcé des réflexions critiques sans les approfondir et il a été aussi très lucide sur les limites de nos champs de perception18. C’est donc toujours inspirant de se confronter à ses textes, car il évite la transmission factuelle du savoir, ce qui est quand même une forte tendance chez Rodis-Lewis. Il se dresse pourtant, comme nous allons le voir, sans aucun compromis, autant contre la déstructuration, voire la destruction, de la faculté de pensée que contre l’instruction désordonnée.
24On arrive au combat que Cuvillier a poursuivi dans tous ses textes, dès ses premières conférences dans les années 1920 à différentes occasions de commémoration ou de prix jusqu’à ses dernières publications et rééditions de ses œuvres19.
25La grande majorité de sa production a une intention didactique. Ses manuels et ses anthologies ont été régulièrement réédités et j’y reviendrai plus en détail dans un autre cadre. Établir une liste exacte de sa bibliographie fait partie de cette recherche. Il faut aussi choisir des textes pour comparer scrupuleusement les différentes éditions. Encore faut-il les trouver … pouvoir aller en bibliothèque, pouvoir y rester suffisamment longtemps, pouvoir demander par les différents services les exemplaires rares ou anciens … - tout cela est assez frustrant en ce moment et je dois le différer. Pour autant, nous avons pu commencer à rectifier les notices dans le catalogue de la BNF20. En effet, signaler des erreurs dans ces notices fait aussi partie du travail au quotidien du chercheur.
26Ici, je me concentre sur une conférence que Cuvillier, contre son habitude, n’a jamais republiée. Il a republié des articles plus courts sur la phénoménologie, l’existentialisme et même explicitement sur Martin Heidegger (1889-1976)21. J’ai donc, dans un premier temps, essayé de trouver le texte de cette conférence en ligne, sans succès. A ma demande, la BNF a répondu qu’elle ne peut pas le mettre en ligne, car il s’agit d’un fascicule d’une série et s’ils le mettent en ligne, ils devraient le faire avec toute la collection. Ensuite, un collègue de Strasbourg m’a écrit qu’il va le scanner – entretemps, je l’ai étudié plus en détail, j’ai pris beaucoup de notes manuscrites. C’est toujours la meilleure méthode pour rentrer dans un sujet ; la saisie par ordinateur ne peut jamais remplacer cette concentration que l’on a besoin lorsque l’on recopie lentement l’écrit qu’on veut comprendre. J’ai alors bien compris que ma première impression était juste : ce texte est une ressource insoupçonnée qui bouleverse les représentations sur l’institutionnalisation, les préliminaires et les conséquences du national-socialisme, y compris à travers le Régime de Vichy. Comme le collègue n’avait toujours rien envoyé, j’ai alors écrit aux Cahiers rationalistes, demandant s’ils possédaient une édition numérique de cette conférence et si on pouvait envisager une réédition ? Ils me l’ont envoyé sur le champ et ils acceptent d’essayer une republication. Qui plus est, ils m’ont demandé de leur envoyer un commentaire pour le numéro de ce printemps ... ils ne garantissent pas de publier mon commentaire qui doit passer par le comité de lecture comme tout article et je sais que la sélection sera dure et que j’ai, en tant qu’outsider, des chances réduites. Mais je vais le rédiger de mon mieux et il sera publié, d’une manière ou d’une autre.
27Pour terminer cette présentation, j’ai choisi deux citations qui sont caractéristiques à la fois de l’œuvre d’Armand Cuvillier et de l’enjeu de cette recherche. Les deux citations reflètent une critique construite de la pensée de Heidegger. Savoir comment cette « pensée » a pu envahir le monde de l’esprit est une question posée depuis bon nombre d’années. En exhumant ce corpus, nous pouvons nous attendre à l’éclairer considérablement.
28La première citation vient de la conférence que Cuvillier a présentée le 18 février 1947 sous la présidence du sulfureux Prosper Alfaric (1876-1955). Cuvillier avait auparavant caractérisé ces courants, mettant l’accent sur le romantisme allemand autour de 1800 avant de venir plus précisément à l’existentialisme et à la phénoménologie. Tout au long de sa conférence, il présente des auteurs très variés dont certains sont aujourd’hui peu connus, mais excepté un, j’ai pu tous les identifier. Il traite aussi les auteurs nationaux-socialistes avec un grand sérieux et présente de façon différenciée certaines de leurs idées, d’où le pluriel dans son intitulé. Au fil des pages, Heidegger se démarque de tous les autres et Cuvillier réussit à montrer clairement qu’il se rattache de fait à la mythologie germanique, bien qu’il se cache derrière les noms et concepts de la philosophie. La citation que je vous soumets est la première discussion explicite de Heidegger dans cette conférence, suivie d’une caractérisation du climat intellectuel sous le Régime de Vichy :
"Quant à Heidegger, il avait trouvé des disciples enthousiastes tel M. [Henri] Corbin [1903-1973] qui avait traduit des fragments de son œuvre et surtout, il a inspiré ce gros volume, cette somme philosophique un peu indigeste de [Jean-Paul] Sartre [1905-1980] qui s’appelle L’Être et le Néant. C’est du Heidegger revue et corrigé, mais à la base, c’est du Heidegger. Aujourd’hui, la philosophie de Heidegger a ses propagandistes zélés qui n’hésitent pas – vous trouverez cela dans le numéro de mai 1945 de la revue Confluences – à mettre tout simplement leur grand homme sur le même rang que Platon. Sous le régime de Vichy, la guerre contre le rationalisme est devenue un thème quasi officiel. Je me souviens qu’en 1943, on nous distribua, dans les lycées, une brochure intitulée L’Université devant la Famille qui était rédigée par l’inspecteur général [Paul] Haury [1885-1965] et préfacée par le recteur d’alors [Gilbert Gidel (1880-1958)] et dans laquelle le rationalisme, défini comme l’utilitarisme le plus égoïste qui « calcule soigneusement ses charges », était accusé d’être, avec l’individualisme et le libéralisme, l'une des trois principales causes de la dénatalité en France. Naturellement, le représentant par excellence de notre tradition rationaliste française, notre grand Descartes, était honni. Le 30 mai 1942, paraissait dans le Petit Parisien un article d’Émile Bocquillon [1868-1966], ancien directeur d’école, qui développait, sous une forme d'une bassesse et d'une vulgarité révoltante, cette « pensée » (si l’on peut ainsi parler) d’Abel Bonnard [1883-1968] : “Parmi toutes les idoles qu’il nous importe d’abattre, il n’en est aucune dont il soit plus urgent de nous débarrasser que ce Descartes qu’on a voulu nous représenter comme le représentant (sic) définitif du génie français, il faut le faire passer par la fenêtre.”
29Hélas ce thème et ce ton, qu’on aurait pu croire réservés aux Journaux de la collaboration n’ont pas changé dans certains hebdomadaires qui se publient aujourd’hui. Le 3 mars 1945, on pouvait lire dans l’hebdomadaire Carrefour sous la plume de M. Armand Hoog [1912-1999], maître de conférences à la Faculté des Lettres de Strasbourg, à propos d’un parallèle entre <Charles> Péguy [1873-1914] et Romain Rolland [1866-1944] :
“Toutes les soi-disant contradictions de Péguy, regardons-les de très haut. Le fond, le nœud, le creux du problème, c’est une certaine conception du salut de l’homme. Ou bien un salut par la Raison, le rationalisme, cette célèbre métaphysique du Progrès, qui a porté pendant un siècle la bourgeoisie ; ou bien un salut par la liberté, un salut tragique, un salut qui se défi de la Raison, du Progrès. Et cela correspond à deux systèmes et à deux classes d’esprits. Ces deux familles d’esprit, ces deux classes d’âmes permanentes, d’un côté <Ernest> Renan [1923-1892] et [Anatole] France [1844-1924] ,- ah ! La triste séquelle cartésienne ! – et de l’autre, Péguy est-ce que vous croyez qu’elles n’existent pas encore ? Est-ce que tous nos grands noms d’aujourd’hui, de Romain Rolland et [Antoine de] Saint-Exupéry [1900-1944], qui viennent de mourir, à [Georges] Bernanos [1888-1948] et [André] Malraux [1907-1976], ne sont pas en train de témoigner pour la grâce, pour la liberté, pour la révolution (?), pour la rupture contre l’ignoble ronron rationaliste.”
30Vous le voyez ? Il n’y a pas que dans l'Allemagne préhitlérienne que l’on se plaisait comme disait Moeller Van den Bruck, à “penser dans l’irrationnel” - et à s’en vanter22.
31Et voilà encore deux extraits de l’« Introduction » à son édition posthume des textes de Désiré Roustan, La Raison et la Vie, qui concernent plus précisément cette « invasion » de l’irrationalisme notamment allemand en France. La première citation présente la personnalité de Roustan qui faisait partie des éditeurs des Œuvres complètes de Malebranche :
32D. Roustan était rationaliste, mais, pour lui comme pour Malebranche, “il s’agit de savoir ce que c’est que la raison”23. Or, sans doute ils se placent l’un et l’autre sur un plan tout différent : tandis que Malebranche situe la raison sur le plan métaphysique et théologique de la vérité, immuable et coéternelle à Dieu, D. Roustan l’interprète en fonction de conceptions directement inspirées de la science et spécialement de la biologie moderne. Mais, pour l’un comme pour l’autre, la raison est essentiellement chose vivante et elle est avant tout principe d’ordre dans la pensée comme dans l’action. C’est ce qui confère, me semble-t-il au recueil qui est ici présenté une certaine valeur d’actualité. Déjà, dans le magistral tableau qu’il publiait en 1919 de la philosophie contemporaine en France, M. D[ominique] Parodi [1870-1955] s’interrogeant sur la caractéristique essentielle et l’inspiration la plus intime de la pensée de notre temps, répondait :
“Si l’on voulait la désigner d’un mot, de manière forcément trop simple, incomplète, superficielle, par là même inexacte, - mais commode pourtant, et dont on pourra se servir à condition de savoir combien elle est provisoire, et tout ce qu’elle appellera de retouches et de réserves, - on pourrait dire que, malgré la variété de ses aspects ou de ses écoles, sous la multiplicité de ses tendances c’est une période d’anti-rationalisme, ou au moins d’anti-intellectualisme que la nôtre. La notion d’explication, d’intelligibilité, de vérité subit de nos jours une crise profonde.”
33Qui oserait dire que cette tendance de la philosophie contemporaine soit affaiblie depuis 1919 ? Dans l’appendice qu’il ajoutait en 1925 à son beau livre, M. Parodi constatait quelles nouvelles œuvres ne faisaient “que prolonger et préciser les tendances qui se dessinaient déjà depuis un quart de siècle” ! Mais depuis lors, nous avons vu bien mieux, - ou bien pis. D’Allemagne notamment nous sont venus des doctrines toutes plus ou moins inspirées, au fond, des événements politiques et qui, directement ou indirectement relevaient de cette “révolution contre la Raison” que fut essentiellement, au dire compétent de M. Edmond Vermeil [1878-1964]24, la révolution nazie. À la sereine phénoménologie de [Edmund] Husserl [1859-1938], a succédé cette philosophie du désespoir, ce romantisme de l’angoisse qui est la philosophie « existentiale » d’un Heidegger et qui a fait, qui fait encore chez nous tant de disciples, - des disciples qui, comme il arrive souvent, ont surenchéris sur le maître en prêchant une philosophie de l’absurde ou de l’écœurement devant l’existence.
34D. Roustan avait déjà pu pressentir cette invasion. Le 7 mai 1938, lors d’une discussion à la Société française de philosophie sur le rajeunissement de l’agrégation, de jeunes professeurs avaient proclamé, non sans une certaine fougue, l’intérêt qu’il y aurait à “relier la philosophie et la vie” en faisant, dans les programmes, une place tant à Hegel et sa postérité qu’à [Friedrich W.] Nietzsche [1844-1900], à Husserl et à Heidegger. L’Inspecteur général Roustan qui était, cette année-là, président du jury d’agrégation, avait assez vivement réagi et énergiquement maintenu la nécessité de “faire revaloir un certain bon sens dans le recrutement des professeurs ”. Il s’étonnait de telles ambitions, alors qu’au cours de ses inspections, il lui était arrivé “d’entendre énoncer, à propos de philosophes aussi classiques que Descartes ou Kant, des erreurs peu excusables. Que serait-ce si nous remplacions dans nos programmes Descartes par Nietzsche et Kant par Husserl ? […] Il ne s’agit pas, précisait-il, de contester l’importance de Hegel, de Schelling, de [Johann G,] Fichte [1762-1814] ou même de Husserl et de Heidegger. Mais convient-il de diriger vers Hegel ou tel autre de ces philosophes un candidat qui ignore Kant ? N’est-il pas indiqué d’étudier Kant avant Hegel, Leibniz avant Kant, et Descartes avant Leibniz ? |…] N’est-il pas raisonnable de demander avant tout aux candidats des connaissances fondamentales, des connaissances de base ?”25 Peut-être est-on en droit de supposer aussi que lui qui dénonçait le “galimatias” hégélien [Voir ci-dessus page 30.], ne se sentait guère attiré par le super-galimatias existentialiste.
35Bergsonien, Roustan n’est donc nullement l’ennemi de la raison […]26
36Roustan va même jusqu’à « défendre son maître du reproche d’anti-intellectualisme qui lui est souvent adressé », mais il n’arrive pas à convaincre Cuvillier qui pense que cette « thèse […] appellerait quelques réserves »27. La deuxième citation conduit cette réflexion plus loin et souligne l’enjeu actuel de l’approche de Roustan. Je termine là-dessus, n’ayant rien à rajouter pour l’instant :
37La doctrine de Roustan s’oppose donc nullement à la raison, mais au contraire aux caricatures de la raison, à des doctrines qui, selon ses propres expressions “réduisent abusivement le rôle de la raison et rendent incompréhensible la fécondité de ses démarches”, qui méconnaissent la “souplesse singulière” la surprenante “faculté d’adaptation aux circonstances”, “l’ingéniosité inépuisable” qu’il y a en elle. Une telle doctrine se rapproche de ce rationalisme élargi que nous trouvons dans la philosophie d’un Léon Brunschvicg qui nous montre la souplesse des catégories de la pensée humaine à mesure que celle-ci prend de mieux en mieux conscience d’elle-même, ou de celle d’un André Lalande [1867-1963] qui fait la distinction entre la “raison constituée » et la « raison constituante ». L’originalité de D. Roustan est d’avoir fait bénéficier cette conception de précisions que peut y introduire la biologie moderne. […]
38Ainsi, c’est à une conception dynamique, je disais presque : à une conception héroïque de la raison qu’aboutit la philosophie de D. Roustan. Il écrit en effet : “La moindre démarche de la raison implique un risque couru”! […] C’est pourquoi, je le répète, la pensée de D. Roustan demeure éminemment actuelle. Si l’on se détourne parfois aujourd’hui du rationalisme et si certains, parmi les jeunes surtout, vont chercher leur aliment spirituel dans des doctrines qui exaltent l'instinct, l’absurde ou le désespoir, n’est-ce pas précisément parce que l’on confond le rationalisme avec les calculs d’un utilitarisme assez mesquin, n’est-ce pas aussi par ce qu’on ne sait pas voir dans la raison ce qu’elle comporte de vie et par suite d’effort et de risque à courir ?
39“Restituer à la raison, ainsi que s’exprimait D. Roustan lui-même, sa physionomie et ses lettres de noblesse authentiques”, nulle œuvre philosophique ne peut demeurer plus actuelle ni plus urgente28.
1Voir Sieg 2004.
2Gouhier 1962, II.
3Voir Bazinek 2019.
4Baeumler 1999. Ce livre a été réécrit par Luc Ferry qui en a fait un bestseller, cf. Ferry 1990.
5« Malebranche » représente pour lui le cartésianisme qui sera finalement surmonté par Gottfried W. Leibniz (1646-1716).
6Ainsi, Geneviève Rodis-Lewis (1918-2004) relate comment elle est devenue une des éditrices de Malebranche : « Dès 1946, l’absence d’édition correcte (le seul texte alors accessible ne suivant même pas la dernière édition) nous conduisait à publier, aux éditions Vrin, la Recherche de la vérité, en relevant les différences entre la première et la sixième édition. Puis A[ndré] Robinet [1922-2016] nous confia la même œuvre pour l’édition Vrin-C.N.R.S. des Œuvres complètes, T. I-III, 1962-1964 : l’annotation plus concise et plus technique que celle de la présente édition nous demanda des années de recherches. Nous bénéficiions pourtant, pour les livres I et II, du tome I de l’édition [Desiré] Roustan [1973-1941]-[Paul] Schrecker [1889-1963] (interrompue parla guerre, et non reprise), où les commentaires scientifiques développés tenaient compte de l’évolution des questions après Malebranche (ce qui n’était pas notre propos). Même pour ces deux livres, il nous fut possible d'ajouter des précisions (par exemple pour l’allusion à [Athanasius] Kircher [1602-1680], n. 2, p. 209, encore complétée cette fois). Nous en apportons à présent bien d’autres, grâce à nos travaux intermédiaires sur [René] Descartes [1596-1650] et sur les cartésiens ainsi qu’à des ouvrages parus entre temps. Une telle recherche est toujours collective et inachevée. Nous ne signalons les divergences de la présente édition avec celle des O.C. que lorsque nous rectifions une précédente interprétation » (dans Malebranche 1979, 1339).
7Ainsi, une partie de mes recherches s’inscrivent dans le cadre de la « Société internationale Johann Friedrich Herbart ». Herbart (1776-1841) a contribué à instituer la pédagogie comme discipline scientifique autonome.
8Klee a publié deux dictionnaires biographiques analysant la traversée du Reich hitlérien par des personnalités de la vie publique, cf. 2003 et 2007.
9C’est une coupure pragmatique, il est évident que l’on est de temps à autre amené à “descendre” encore plus dans l’histoire.
10https://fr.wikipedia.org/wiki/Peter_Petersen_(philosophe)
11Petersen 1908 et 1925.
12Petersen 1921.
13Moeller van den Bruck 1981.
14Cf. par exemple son compte-rendu « Descartes vivant », paru dans Les Nouvelles Littéraires du 26 octobre 1950 ; repris dans 1956, 91-96.
15Voir Cassirer 2004, 9.
16D’ou l’importance du langage, non pas d’une langue particulière, mais le sens du langage en tant que tel.
17Cette notion a été tout particulièrement promue par le Centre international de Synthèse aux temps de son fondateur, Henri Berr (1863-1954).
18Voir Cuvillier 1947, 50sq.
19L’auteur rend explicitement hommage à son professeur de philosophie, Gustave Belot (1859-1929) qui a averti ses élèves des dérives irrationalistes à l’intérieur même de la philosophie. Je cite ce passage en extension, car nous allons revenir tout à l’heure aux thèmes évoqués ici. Cuvillier vient de raconter les dures attaques qu’Émile Durkheim (1858-1917) devait subir. Plusieurs colloques se sont tenus avec la seule intention de ridiculiser son soi-disant sociologisme et lors d’un de ces colloques, on s’attaquait même à l’État qui aurait appliqué ses principes de famille dévastateurs. Cuvillier s’exclame: « […] comme s’il n’avait jamais existé une doctrine d’État du sociologisme durkheimien! C'était parfaitement faux : car, même au moment de son plus vif succès celui-ci était très discuté dans toutes les chaires de philosophie des lycées et des facultés et je me souviens pour ma part, d’avoir eu pour professeur de philosophie en "khâgne" (première supérieure) au lycée Louis-le Grand , un homme à l'esprit fort aiguisé qui a laissé un certain nom, principalement comme moraliste et qui devient un peu plus tard inspecteur général Gustave Belot, lequel avait, dans ses cours, deux bêtes noires, deux boucs émissaires sur lesquels se déchargeait son vigoureux esprit critique : [Henri] Bergson [1859-1941]… et Durkheim ! Je me rappelle notamment ses sarcasmes contre la "conscience collective" qu’il appelait "inconscience collective" et contre ces états de conformisme primitif où "tout le monde admet ce que personne n’a véritablement pensé", sa critique de l’origine religieuse des valeurs, etc. Voilà ce qu’était, vers les années 1910, époque de l’apogée du durkheimisme, la "sociologie d’État" ! » (Cuvillier 1953, 42).
20Bibliothèque Nationale de France.
21Dominique Janicaud (1937-2002) a inséré dans son Heidegger en France une petite note qui ne fait pas du tout justice au débat qu’elle traite. C’est pourquoi je la reprends ici (cf. aussi Cuvillier 1956) : « Dans le numéro 2 (juin 1946) de la Revue Socialiste (sous le titre "Vers une critique marxiste de existentialisme", pp. 149-154), [Jean] Beaufret [1907-1982] répond ironiquement aux attaques à la fois rationalistes et chauvines de Julien Benda [1867-1956] et d’Armand Cuvillier. Sans consacrer tout son article à ces attaques , il leur oppose le kantisme de [Jules] Lachelier [1832-1918] et de Boutroux ; il fait valoir que, si l’influence germanique n’est pas nouvelle, il est bien étroit d’opposer un "germanisme de bonne compagnie" à la diabolisation de l’existentialisme en général et de Heidegger en particulier ; il fait valoir que ce dernier comme ce fut le cas pour Platon [428/7-348/7 av. J.-C.] (revendiqué de manière contradictoire par J[oseph] de Maistre [1753-1821] et L[éon]Brunschvicg [1869-1944] , est un authentique philosophe dont la pensée est plus riche que ne croient ses censeurs. Benda avait déploré dans Les Lettres françaises (23 déc. 1944) que l‘existentialisme assurait à la pensée germanique et nazie un "triomphe absolu d’ordre spirituel" ! Cuvillier a développé en 1945 cette offensive sous les pseudonyme de Pervicax dans un article paru dans le numéro 1 de la Revue Socialiste, intitulé "Les infiltrations germaniques dans la pensée française" ! La réponse sereine de Beaufret se veut fidèle à l’inspiration marxiste, comme en témoigne cette conclusion : "Il est […] certain que la simple épreuve de lucidité à laquelle nous convions nos lecteurs ne peut qu’être souhaitée par le marxisme, car le marxisme ne connaît d'autre discipline que le respect de la vérité" (art. cité, p. 154). Le pseudo-Pervicax répondra à son tour en octobre 1946 dans la même revue ("L’existentialisme de Heidegger", repris in A. Cuvillier, Partis pris sur l’art, la philosophie et l'histoire, Paris, A. Colin, 1956, pp. 160-172). Face aux textes divers pour "innocenter" Heidegger, il affirme "cette philosophie de l’irrationnel est tout simplement une philosophie du fascisme, au sens large du terme"(op. cit. p. 171). » (Janicaud 2001, I/110). La relation de Cuvillier au marxisme est très importante, mais elle dépasse largement le cadre de la présente étude.
221947, 52-54.
23« Recherche de la Vérité, Réponse à Régis, chap. II, éd. [Francisque] Bouillier [1813-1899], t. II, p. 239. »
24« Doctrinaires de la Révolution allemande, Paris 1939. »
25« Bull. de la Soc. franç. de Philosophie, juillet-août 1938, pp. 148-150. »
26Cuvillier dans Roustan 1946, 10-11.
27Ibid.
28Ibid., 16-18.
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