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AccueilNuméros27Les "valeurs" du Front national

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Texte intégral

1Le Front National a diffusé en mai 1988, à l'occasion des dernières élections présidentielles, un texte d'une vingtaine de pages intitule "nos valeurs". C'est une sorte de credo pour militants. Les paragraphes débutent fréquemment par un "nous croyons...". La presse en a donné quelques extraits a l'époque mais ce texte demeure peu connu dans son intégralité. Les thèmes ressemblent étrangement a ceux de l'Ordre Noir de sinistre mémoire. On ne s'intéresse généralement a ces textes empruntant la rhétorique bien connue des sectes que longtemps après que le mouvement auquel ils sont associés ait déchainé des catastrophes.

2En étudiant les idéologies du 20ème siècle qui nous ont entrainés dans les pires aveuglements, je me suis aperçu qu'elles reposaient essentiellement sur trois fonctions : l'élection, le nom propre et l'étranger. Ces fonctions sont porteuses des fantasmes les plus primitifs de l'homme qui demeurent toujours actifs au cours de sa vie et sont transmis de génération en génération. Mais, lorsque dans une conjoncture historique d'inquiétude ou d'angoisse sociale, le discours politique ordonne ces fantasmes en un système de croyance, ils se transforment en un délire qui, pour etre négateur de la réalité, n'en mime pas moins les apparences. Ce délire est même souvent plus attrayant pour la raison que la réalité plus mouvante et aléatoire.

3N'est-il pas en effet tentant de faire du peuple auquel nous appartenons un peuple qui aurait une mission importante a occuper dans le monde, un peuple qui serait choisi, élu pour remplir cette mission souveraine ? Le texte du Front National débute ainsi :

4" Nous croyons que la France occupe une place singulière en Europe et dans le monde..." Jusque là rien qui ne puisse être prononce par chacun de nous. A la rigueur. Mais la suite immédiate s'affole : "... car notre peuple résulte de la fusion unique en soi des vertus romaines, germaniques et celtes". Arrivé à ce point de fusion exceptionnel dont s'extrait le pur joyau, le peuple français se devrait de se conserver tel quel pour préserver cette rare identité qui lui assigne "une mission historique". La lutte devra donc être sans pitié, impitoyable car il s'agit de rien moins qu'une question de survie.

5Naturellement, il faudra faire valoir que le nom propre par lequel est désigné notre peuple, comme peuple choisi pour accomplir une mission exceptionnelle dans le monde au prix d'une lutte sans merci, et dans lequel se résument toutes les qualités singulières dont nous reconnaissons en chacun de nous la marque si nous avons su conserver la pureté de l'alliance ; que ce nom propre et l'identité qu'il désigne sont gravement menacés : "Nous ne pouvons rester indifférents a la conjonction des graves menaces qui pèsent sur notre identité" : quelles sont ces menaces ?

6Elles sont de trois ordres : idéologique, politique et démographique. La menace idéologique, dont on ne peut pourtant pas dire qu'elle soit d'actualité (mais le discours continue de puiser ici a la même source), c'est le marxisme, parce que le marxisme, est-ii dit, est "un agent dissolvant de notre civilisation, il incite a la haine sociale, dévalorise

7notre histoire et nos traditions, sape les bases de notre culture, en particulier l'esprit de mesure et de tolérance, enfin il favorise systématiquement les menées contraires aux intérêts nationaux". La deuxième menace est dite politique et attribue aux influences tant "américaines" que "soviétiques" qui s'exercent sur notre continent de mettre en péril "notre puissance" : ces influences feraient que le peuple français "n'aurait plus droit ni à la puissance ni à son histoire. Les historiens reconnaitront que cette menace a recours aux mêmes symboles que le discours national-socialiste en son temps. La troisième menace nous achemine vers la troisième fonction et son cortège de fantasmes

8liés à la pureté de la lignée qui assure l'identité: "L'immigration des peuples étrangers a notre culture ne peut que conduire a terme a l'éclatement de la communauté nationale et à notre disparition". II ne s'agit donc pas de mesures de controle de l'immigration mais de mesures plus radicales, d'une lutte "sans merci" puisque nous serions menacés de disparition.

9Ce qui nous vient de l'étranger, c'est la corruption. Cela n'est pas dit en termes voilés mais explicites. Et la notion de corruption est articulée, comme toujours dans ce cas, à celle de sexualité et de jouissance. C'est un fantasme qui a la vie dure : ii faut "redonner vie a une citoyenneté authentique où les citoyens libres et responsables remplaceront des sujets indifférents et jouisseurs". Ce qui rend le français jouisseur, ce qui le prive de sa puissance et voue a l'extinction le peuple auquel ii appartient et qui "résulte de la fusion unique en soi des vertus romaines, germaniques et celtes", c'est sa contamination par l'étranger. Sa corruption venue d'ailleurs. Le thème de la corruption contamine lui-même toute la suite, et ce jusqu'a la fin, du texte sur les "valeurs" promues par le Front National. II s'agit de la corruption des oligarchies politiciennes, des oligarchies bureaucratiques, des oligarchies culturelles, médiatiques et professionnelles : "corrompus les professionnels de la morale universelle qui ouvrent la voie a l'islamisation de la France, corrompues les oligarchies syndicales qui poursuivent des objectifs politiques plutot que de sauvegarder réellement les droits du monde du travail (....)" etc.

10Qui nierait que ces affirmations contiennent une parcelle de vérité, que les injustices sont réelles et les meilleures intentions souvent dévoyées ?

11Qui oserait prétendre que nos aspirations a une meilleure répartition des biens et du bien-être sont satisfaites ?

12Mais peut-on pour autant nourrir jusqu'au délire l'idée que nous appartenons a un peuple d'une essence supérieure que ses qualités morales exceptionnelles destineraient a l'accomplissement dans le monde d'une "mission historique et souveraine", que la préservation d'une tells identité illusoire reposerait sur le refus de tout contact avec l'étranger, de tout cosmopolitisme, qui ne peuvent que nous rendre "indifférents", "jouisseurs" et "corrompus"; que la "pureté" de notre peuple - "pureté" qui n'a évidemment aucune réalité - ne s'accommoderait en somme, de nul commerce avec l'étranger, avec cet étranger dont le mal serait déjà en nous et qu'il faudrait radicalement extirper?

13La question la plus grave et la plus inquiétante demeure que les désirs archaiques (que la culture normalement refoule) sur lesquels s'appuie le discours nationaliste outrancier ressurgissent périodiquement avec le fol espoir d'être assouvis et qu'il s'est trouvé encore dans l'histoire récente des majorités prêtes à engager leur servitude volontaire dans une telle aventure à coup sûr mortifère.

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Pour citer cet article

Référence électronique

René Major, « Les "valeurs" du Front national »Variations [En ligne], 27 | 2024, mis en ligne le 03 juillet 2024, consulté le 13 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/variations/2502 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11xgl

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