1Si le tissu idéologique de la haine, du ressentiment, de la xénophobie tramé chaque jour par le Front National est extrêmement serré, s'il est la base d'un discours parfaitement univoque d'un militant à l'autre, d'un dirigeant a l'autre, il apparait en revanche que le programme économique qui le soutient se constitue, lui, autour d'un clivage fondamental. Deux tendances en effet écartèlent ce que le parti, jouant d'un trait d'union, voudrait présenter comme la traduction économique cohérente de sa propagande. Le "national-libéralisme", selon l'expression de Jean-Yves Le Gallou, masque mal, sous l'unité factice du jeu de mot, la configuration schizoïde dont il procède, et qu'il est temps de prendre philosophiquement au sérieux.

2Certes, les élus et les théoriciens du Front National s'accordent tous sur las points cruciaux a partir desquels le paysage économique et social de la France doit être, selon eux, redessiné. Les options fondamentales du dernier programme politique du parti ("Pour la France", datant de 1985) sont claires : suppression de l'impôt sur le revenu au profit d'une augmentation de la fiscalité indirecte sans distinction de fortune ("Ce ne sera plus l'égalité par l'impôt, mais l'égalité devant l'impôt", dit le programme, et Jean-Marie Le Pen affirme, lors de son dernier grand Jury RTL - Le Monde le 1er Decembre 1991 "L'égalitarisme, c'est le communisme"), privatisation systématique des entreprises, mais aussi des banques, des compagnies d'assurances, démantèlement de la Caisse des Dépôts, fin du monopole des services publics, décentralisation de la Securité Sociale et mise en concurrence de chaque caisse regionale avec les mutuelles privées,

3création de caisses de Sécurité Sociale séparées pour les étrangers qui demeurent indispensables a l'activité économique (!), réduction massive de la protection sociale, remise en cause de la cinquième semaine de congé payé, de la retraite a 60 ans, du SMIC, du RMI. Toutefois, l'unanimité qui s'est crée autour de ce désastreux programme repose, encore une fois, sur une scission, celle qui met en présence, d'une part, les défenseurs de l'ultra-libéralisme et, d'autre part, ceux du protectionnisme.

4Le "national-libéralisme" ne parvient pas a concilier et l'exigence de déregulation sauvage et le principe de "l'exclusive nationale" qui sont impliqués tous deux, et ce avec une égale nécessité, par son propre programme. Le texte de 1985 promet "d'entreprendre une révolution libérale pour assurer le renouveau du capitalisme en France". ceci implique bien-sur, comme nous l'avons rappelé plus haut, tout un programme de désétatisation; en même temps il faut à tout prix que les groupes étrangers s'emparent des intérêts français en rachetant les entreprises à dénationaliser, ou envahissent le marché (cf. B. Golnish : "Il faut fermer les frontières aux produits nippons" ). Ainsi co-existent au sein du Front une défense sans limites mais aussi une critique acerbe du libéralisme. Jean Madiran, qui dirige le journal Présent dévoué au Front national, écrit dans son livre "Les Droits de l'Homme DHSD" (ed. Présent 1988) : "le libéralisme commet l'erreur de ne pas reconnaitre leur juste place, égaux ou supérieurs à la liberté, entre autres le principe national." Etrange figure du racisme qui retourne la liberté contre elle-même et fait dire à Bruno Mégret : "le libéralisme est proche du cosmopolitisme"! Cette figure est le monstre théorique que forme la conception d'une liberté économique restreinte au cadre national, d'une dérégulation toutes frontières fermées.

5Toutefois, si l'on veut critiquer l'aberration que constitue un tel monstre, il convient de poser la question suivante: est-il simplement le propre de la pensée de l'extrême-droite qui, depuis toujours, hésite entre l'ultra-capitalisme et le populisme nationaliste, ou bien est-il produit par une tournure inédite du capitalisme lui-même, propre à notre temps, et dont le Front national ne serait jamais que le symptôme le plus hideux?