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Confrontation avec le contexte disciplinaire institutionnalisé : réflexion critique des approches écosystémiques de la santé sur la base des expériences des jeunes chercheurs au Canada, en Afrique occidentale et centrale et en Amérique centrale

Mathieu Feagan, Brama Koné, Nicolas Brou, Yveline A. Houenou, Edouard Kouassi et Jerry Spiegel

Résumés

Les expériences des étudiants, jeunes chercheurs et professionnels formés en approches écosystémiques de la santé (AÉS) offrent des perspectives nouvelles sur le défi de changer le monde dans lequel nous évoluons. Guidées par les piliers que sont la transdisciplinarité, la participation, ainsi que l’équité de genre et sociale, les AÉS cherchent à répondre adéquatement aux problématiques complexes liant l'environnement et la santé. Cependant, la mise en œuvre de ces piliers sur le terrain pose des défis de taille qui ne peuvent pas être compris en dehors du contexte institutionnel qui encadre la relation entre chercheurs et communauté. En effet, ce qui peut paraître de menus détails – par exemple, l’arrivée sur le terrain, la prise de contact avec la communauté, la présentation et l’appropriation du projet de recherche, la collecte de données, etc. – reste intimement lié au mode de production des connaissances dominé par la structure disciplinaire et les conditions politico-économiques par lesquelles s’opère la rencontre entre les chercheurs et la communauté. À partir de 28 entretiens avec des étudiants gradués et de jeunes professionnels formés en AÉS en Afrique de l’Ouest et du Centre, en Amérique centrale et au Canada, ainsi que par des observations sur le terrain de projets en AÉS, cet article vise à tracer les défis de monter un projet en AÉS en tenant compte du contexte institutionnel dominant. Après un aperçu théorique et historique des AÉS, nous présentons quelques-uns des principaux défis qui ont émergé des efforts pour mettre les AÉS en pratique. Puis, en situant ces défis dans leur contexte institutionnel plus large, nous tirerons les conséquentes politiques clés pour offrir quelques pistes sur la façon dont les résultats de notre analyse pourraient être exploités par d’autres groupes qui travaillent sur des thématiques à l’interface de l'environnement et de la santé.

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Texte intégral

Introduction

1Avec le modèle biomédical en toile de fond, les approches écosystémiques de la santé (AÉS) peuvent être comprises comme faisant partie d'un mouvement plus large vers une compréhension plus globale et écologique de la santé humaine, celle qui bénéficie des efforts conjugués de différents types d'expertise scientifique, ainsi que la participation de membres de la communauté eux-mêmes dans le processus de recherche (Forget et Lebel 2001). Visant la durabilité de la santé humaine et de l'environnement, ces approches sont maintenant connues sous la bannière de l'écosanté, et leur utilisation a commencé à faire son chemin dans la littérature académique (Webb et al 2010).

2Cependant, des défis majeurs subsistent. En effet, Cole et al (2006) ont par exemple souligné les défis de la diminution des ressources publiques ainsi que la pénétration généralisée du capitalisme de marché dans les collectivités agricoles éloignées, ce qui soulève la question de la capacité de l’écosanté à répondre aux dimensions politico-économiques globales qui commandent les problèmes environnementaux et sanitaires. Tout en reconnaissant la nécessité et le potentiel d’une approche participative à la recherche, Dakubo (2004; 2010) met aussi en relief le défi d'intervenir dans un monde où les structures de pouvoir façonnent la dynamique des équipes de recherche universitaires, les communautés et les interactions entre les deux. En bref, ces chercheurs soulignent la nécessité de mieux comprendre le contexte qui encadre à la fois la promesse et le défi que pose l'écosanté.

3Dans cet article, nous abordons un aspect spécifique de ce besoin en mettant l'accent sur la relation communauté-chercheur et le contexte institutionnel des disciplines universitaires. Le principal argument que nous avançons est que le défi de la participation communautaire se pose en relation avec le cadre institutionnel régissant les normes de connaissances académiques. Cela signifie, peut-être un peu paradoxalement, que la façon la plus directe d'aborder ce défi n'est pas sur le terrain, mais plutôt par la transformation des relations qui dominent nos propres espaces de travail en milieu universitaire.

  • 1 Charron (2012) propose trois principes additionnels qui caractérisent l’écosanté, à savoir l’approc (...)

4En outre, nous abordons le défi de la participation communautaire du point de vue des étudiants gradués et des jeunes professionnels (ci-après désignés « jeunes chercheurs ») formés dans AÉS au Canada, en Afrique occidentale et centrale et en Amérique centrale. Les jeunes chercheurs se trouvent dans une situation unique face à la mise en pratique de l’écosanté. D'une part, ils trouvent ce qui semble être un champ de recherche naissant consacré non seulement à la compréhension des relations complexes entre santé humaine et santé de l’environnement, mais également intervenant dans ces mêmes relations, utilisant les piliers de l’écosanté que sont la transdisciplinarité, la participation communautaire, le genre et l’équité sociale (Lebel 2003)1. D'autre part, ils se trouvent en bas d'une hiérarchie académique qui semble pousser les choses exactement dans la direction opposée, loin de la promesse d'une science qui intègre différents types de savoirs et expertises en réponse aux besoins réels des communautés, vers une pratique qui se focalise de plus en plus sur une discipline spécifique, avec ses méthodes reçues, littérature et sources de financement (Poteete et al 2010). Leur position révèle la contradiction qui règne dans les formations universitaires — celle qui ne peut être transformée que par une praxis collective, elle-même en contradiction totale avec les normes fragmentaires du mode disciplinaire de production des connaissances (Readings 1996; Klein 1990).

5Étant donné l’emphase sur le rôle des jeunes chercheurs dans le développement de l’écosanté (Charron 2012 : 269), il y a une absence surprenante d’analyses intégrées et approfondies portant sur l’expérience des jeunes chercheurs avec la pratique de l’écosanté dans le cadre général de leurs études et de leurs carrières professionnelles. Cet article aide à répondre à cette lacune.

Méthodologie

6Inspirée par l’ethnographie institutionnelle de Dorothy Smith (2005), la présente étude se base sur l’idée que les expériences d’un groupe défini offrent le début d’une investigation plus large des contextes dans lesquels ces expériences se déroulent. L’avantage de l’approche ethnographique est qu’elle commence avec les expériences comme telles; autrement dit, elle permet une confrontation avec la richesse et la complexité de situations vécues. Le défi est d’arriver à une synthèse des tendances générales en tenant compte de la diversité des expériences. La méthodologie prend pour acquis que toutes les expériences sont nécessairement limitées et partielles, mais à la fois non négligeables, et qu’avec l’aide d’un certain éventail, l’ensemble des expériences peut révéler des aspects de contextes auparavant cachés.

7Dans cette étude, la méthodologie adoptée permet une vision du contexte institutionnel de travail vécu par un groupe de 28 jeunes chercheurs qui se sont intéressés aux approches écosystémiques. Des 28 entretiens de longue durée (d’environ 1 heure chacun), 12 ont été conduits avec de jeunes chercheurs ayant participé à des activités (formations, projets de recherche, etc.) de la communauté de pratique canadienne en AÉS (CoPEH-Canada), 8 de la communauté de pratique en écosanté de l’Afrique de l’Ouest et du Centre (CoPES-AOC) et 8 de la communauté de pratique sur les approches écosystémiques de la santé humaine – Amérique centrale et Caraïbes (CoPEH-ACC). Enregistrés et transcrits soit en anglais, en français ou en espagnol (selon la préférence de la personne interviewée), les entretiens étaient composés d’environ 10 questions ouvertes autour du contact avec les approches écosystémiques (comment la personne interviewée s’est-elle impliquée avec ces approches, qu’est-ce qui l’avait attirée, quels sont les défis principaux vécus, quelles sont les prochaines étapes et quel rôle se voit-elle jouer dans le développement des communautés de pratiques, etc.). Les thèmes émergents ont été identifiés par la méthodologie de la théorisation ancrée – la « grounded theory » de Corbin et Strauss (2008), ce qui a permis l’élaboration de codes basés sur les dires des jeunes chercheurs eux-mêmes.

  • 2 Tous les entretiens ont été conduits par Mathieu Feagan, un étudiant au doctorat en communication e (...)

8Parmi les thèmes émergents, le présent article se concentre sur les expériences de la relation communauté-chercheur. Bien que, jusqu’à maintenant, certains points de vue des jeunes chercheurs aient été collectés dans le passé à travers des formulaires d’évaluation (à l’issue de formations ou de projets de recherche, par exemple), l’analyse présentée ici se fonde sur des entretiens entre pairs, en ce sens que l’intervieweur est lui-même un jeune chercheur ayant participé à la formation en écosanté de CoPEH-Canada à Montréal en 20102. Comme les pairs se trouvent plus ou moins dans la même position vis-à-vis les relations de pouvoir (Freire 1972), on peut penser que le partage d’expériences entre pairs pourrait apporter des éclairages différents en comparaison avec un échange entre un jeune chercheur et un évaluateur de projet plus expérimenté, par exemple.

9En plus des 28 entretiens longs, 17 autres entretiens plus courts (d’environ 30 à 45 minutes) ont été conduits auprès des employés du Centre de Recherche pour le Développement International (CRDI) du Canada (le principal soutien institutionnel du programme écosanté) et des professeurs d’université impliqués dans les formations et/ou dans des projets écosanté. Ces entretiens ont fourni des informations clés sur le contexte historique des formations et de la recherche en écosanté, mais l’accent dans cet article reste sur les expériences des jeunes chercheurs.

10Le présent article expose d’abord un aperçu du cadre général de l’initiative des bourses et formations en écosanté. Ensuite, afin de permettre au lecteur d’entrer tout de suite dans le thème principal de l’article, ont été examinés en profondeur les cas de trois jeunes chercheurs confrontés au défi de mettre en œuvre la participation communautaire, et dont les principaux points de vue se retrouvent dans les propos de la quasi-totalité des jeunes chercheurs interviewés. Puis, en se basant sur les expériences de tous les 28 jeunes chercheurs, l’article développe plus largement le potentiel de la mise en œuvre de la participation communautaire dans le contexte des formations disciplinaires des universités. Après l’identification des schémas et tendances émergents, l’article conclura par quelques leçons sur la question disciplinaire, la position des jeunes chercheurs et le besoin de prendre en charge et de transformer collectivement le contexte institutionnel de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique.

Contexte historique

11Il n’est pas question ici d’exposer une revue approfondie des AÉS, car beaucoup a déjà été dit dans d’autres écrits (Charron 2012, Lebel 2003, Nguyen 2011, Parkes & Panelli 2001, Waltner-Toews 2008, Webb et al 2010). En bref, l'écosanté est une tentative d'examiner tous les déterminants d'un problème de santé donné et pas seulement ceux qui sont pertinents à une lentille disciplinaire spécifique. En outre, c’est une approche qui reconnaît l'équité sociale et de genre comme partie intégrante de la résolution des problèmes d’environnement et de santé. Enfin, c’est une tentative de valoriser les connaissances locales et scientifiques en situant les chercheurs et les membres de la communauté locale comme des coparticipants à un processus collectif d’apprentissage à travers des enquêtes et des interventions (Lebel 2003).

12Dans les années 1990, l'écosanté a acquis le soutien institutionnel du Centre de Recherche pour le Développement International (CRDI) du Canada. Le CRDI a pour mission de soutenir le développement scientifique et technologique au Sud (Cole et al 2006). En mettant l’accent sur la capacité des chercheurs du Sud à identifier et faire face aux besoins de leurs propres communautés, le CRDI s'est fait le champion des approches progressives et innovatrices dans le contexte du travail de développement international (Muirhead et Harpelle 2010) et le programme écosanté est maintenant devenu le plus long programme encore actif du CRDI. Une idée qui a toujours été d’actualité depuis la création du programme est d’offrir des bourses et des formations à des étudiants en fin de cycle et à de jeunes professionnels. Initialement, un cours de formation avait lieu à Ottawa où des participants venaient de leur pays d’origine pour apprendre sur les piliers de l’écosanté de sorte à rejoindre, après la formation, des équipes de recherche travaillant sur des projets écosanté. Au cours de la décennie 2000, cette formation est devenue partie intégrante d’une nouvelle initiative pour développer des communautés de pratiques en écosanté (CoPEHs) dans différentes parties du monde. Dans cette même logique, les formations en écosanté se sont déplacées d’Ottawa vers différentes régions dans le monde où des CoPEHs se sont enracinées.

Défis de terrain : 3 études de cas

  • 3 N.B. les renseignements qui pourraient servir à identifier les participants à cette étude ont été m (...)

13Pour comprendre les principaux défis auxquels de jeunes chercheurs ont fait face dans leurs expériences de terrain, nous commençons par examiner trois études de cas. Il ne s’agit pas de faire ici une évaluation complète de ces expériences, mais nous insistons en même temps sur l'importance d’aller dans certains détails des situations réelles que rencontrent les jeunes formés. C’est seulement en confrontant ce qui est immédiatement devant nous que nous pouvons espérer apprendre quelque chose de nouveau. Après avoir présenté les trois cas, nous identifierons et discuterons quelques problèmes émergents3.

Cas 1

14Cecilia est une jeune chercheuse effectuant son diplôme d'études supérieures en sciences naturelles dans une université d'Amérique centrale. Malgré les tensions avec son comité de thèse — surtout autour du temps passé sur le terrain et la validité des données qualitatives — Cecilia a tenté d'intégrer les piliers de l'approche écosanté dans ses recherches. Elle dit :

« Comparée à d'autres études plus cliniques, l'écosanté offre une approche holistique qui intègre non seulement le biologique et les aspects sociaux, mais aussi l'approche des participants eux-mêmes au sein de la problématique de santé, afin qu'ils puissent contribuer à une meilleure solution ».

15Ses recherches ont eu lieu dans une région isolée. En apprenant à connaître la communauté et ses leaders, elle a construit des relations de confiance qui ont finalement conduit à l’obtention de données de meilleure qualité. Personne n'a refusé de participer à l'étude. En outre, les membres de la communauté l’ont aidée à décider de la technique d'échantillonnage appropriée, tout en élargissant sa compréhension du contexte local et de son histoire. Conformément aux piliers écosanté de la transdisciplinarité et de l'équité de genre, Cecilia a sollicité certains experts gouvernementaux et universitaires pour l’aider à exécuter des groupes de discussion qui ont permis de faire la lumière sur comment la question du genre pouvait être prise en compte dans le problème de santé en question.

16Cependant, Cecilia a estimé qu'elle n'avait pas appliqué l'approche écosanté dans son intégralité : « La partie que nous n'avons pas pu accomplir complètement était l'analyse du problème sous l’angle des jeux de pouvoir ». Elle n'a jamais pu rencontrer le maire dans la région et malgré la collaboration avec les représentants locaux des ministères, à l'échelon central, ils ont refusé de fournir les informations que l’équipe de recherche avait demandées. Cecilia dit : « Pour eux, le problème d'une communauté agricole est un parmi des milliers d’autres ». Aussi, un aspect de l'approche écosanté lui semblait « peut-être irréaliste ou très ambitieux » :

« À mon avis, le problème de santé dans cette communauté est en grande partie dû au rôle que ce pays joue dans la production de produits agricoles pour l'exportation. Mais, en utilisant l'approche écosanté, comment suis-je censée effectivement sensibiliser et changer la position du pays à partir du contexte local? »

17Enfin, à propos des prochaines étapes, elle mentionne :

« En théorie, je vais finaliser les exigences de mon diplôme dans les mois à venir, mais je n'aurai pas fini d'analyser toutes les informations que j'ai recueillies dans le cadre du projet. En outre, il y a la question importante du suivi post formation des activités de recherche initiées avec les communautés. Avec cette approche, il ne s'agit pas seulement de faire une enquête et c'est fini. Maintenant, je dois retourner quelque chose à la communauté, les initiatives pour le changement doivent être mises en œuvre. Donc, dans cette étape, une fois que j'ai validé mon diplôme, mon engagement sera de mobiliser des fonds pour être en mesure de retourner dans la collectivité pour mettre en œuvre des solutions pour le changement. Jusqu'à maintenant, nous sommes arrivés au stade de la compréhension du problème, mais maintenant nous avons à chercher des solutions à ce problème. »

Cas 2

18Marlo, un étudiant diplômé en sciences de la santé au Canada, espérait apprendre à travers l’écosanté les forces motrices écologiques de la santé humaine, mais a au contraire conclu de son expérience que « c'est beaucoup plus large, beaucoup plus d'équité et de justice sociales ». Bien qu'il apprécie la nécessité de comprendre les relations complexes entre l'environnement et la santé, Marlo n'a pas adopté l'approche écosanté. Il dit : « Sur le plan académique, au regard de ma thèse, l’approche écosanté ne s’est pas avérée être une énorme source d'informations utiles comme je le pensais. Ma thèse était plutôt liée aux approches standards de recherche ». En bref, même s’il apprécie le confort « de savoir qu'il existe d’autres personnes aux prises avec les mêmes questions », Marlo affirme que son projet n'est « pas vraiment un projet écosanté à ce stade » depuis qu'il a « pris l'approche plus quantitative » et qu’il n’a « fondamentalement rien portant sur les déterminants sociaux, rien impliquant le genre ou toute autre chose de cette nature ».

19Une des difficultés qu’a rencontrées Marlo était l'absence de méthodologie concrète. Au cours de la formation écosanté, il avait le sentiment que les professeurs « essayaient juste de nous convaincre de la valeur des travaux de recherche interdisciplinaire en considérant certains autres de ces facteurs », et il aurait préféré regarder plus en détail les défis de la création d'une équipe multidisciplinaire, impliquant des membres de la communauté et l’analyse de données complexes, particulièrement dans les limites d'un diplôme d'études supérieures. Néanmoins, Marlo a tenté une approche participative dans sa propre recherche et a fini par conclure :

« Il y avait tant de défis liés à l'implication des membres de la communauté pour aider à recueillir des données ou concevoir des projets. En plus de cela, tout l'investissement consenti n'apportait pas forcément quelque chose de plus à ma thèse. Seulement une partie de cet investissement était productive pour moi. La quantité de temps que j'ai investi dans la construction de ces relations avec les communautés, vu ce que j'allais en obtenir, vu ce que les communautés allaient en tirer, n’en valait pas la peine à mon avis. »

20Avec le recul, il mentionne : « C’était naïf de penser que toutes les communautés allaient manifester le même désir d’être impliquées et auraient les mêmes objectifs que nous [les chercheurs] ». En fait, il a constaté que les populations locales « savaient exactement ce que le jeu académique était, elles savaient comment jouer, elles obtenaient quelque chose qu'elles voulaient, qui était complètement différent de ce que j’obtenais de ce jeu ». Enfin, il y avait le problème de la concordance avec les attentes de son département académique. Il dit : « Dans mon département, si j'essaie de conduire un projet écosanté dans le cadre de ma thèse, on me dira que cela n’est pas possible. Je devrais laisser tomber certains aspects et me concentrer sur un ou deux des aspects à aborder ». En d'autres termes, il dit : « Nos méthodes d'analyse, notre façon de faire de la science en général, ne sont pas structurées pour s'occuper des systèmes aussi complexes ».

Cas 3

21Azim est un jeune professionnel faisant des travaux de développement en Afrique occidentale et centrale. De son expérience avec l'écosanté, il dit :

« Ce qui m'a impressionné dès le début, avant même d’avoir suivi le cours, était l'aspect pluridisciplinaire, étant donné que je n'avais pas encore conçu comment des techniciens aux compétences diverses et d'horizons différents pourraient s’asseoir autour d'une même table pour aborder un sujet, chacun apportant ses propres capacités et ensemble proposer une solution à un problème donné ».

22Aussi, en insistant sur l'importance de recueillir des opinions « de la jeunesse, des personnes âgées, des femmes et d'autres », l’écosanté pourrait aider à contrer ce qu'il appelle « un vice ou un blocage » dans la société dans laquelle « l'homme en tant que chef de ménage répond généralement pour toute la famille, quoique ce qu'il dit ne reflète pas toute la vérité ».

23Interrogé à propos des difficultés dans l'application de l'approche écosanté, il mentionne :

« C'était tellement important que j'aie pu rencontrer la population afin que je puisse lui parler de mon projet. Donc pendant les activités, j'ai rencontré... il y avait quelques hésitations. Vous voyez, il y a eu tellement de projets qui se sont déroulés dans cette même zone que la communauté ici croit que les chercheurs mènent des projets qui leur profitent difficilement. Du coup, les gens sont hésitants et ils ont rejeté mon projet. Par conséquent, je devais trouver un moyen de les convaincre. Je devais trouver un moyen d'expliquer le projet et de montrer comment il pourrait être utile. »

24La stratégie qu'il a trouvée plus efficace reposait sur le fait de mettre l'accent sur les aspects de santé du problème étudié « parce que, au-delà de l'aspect de l'environnement, ce qui intéresse vraiment les populations était leur santé ». Mais cela soulève d'autres défis, puisque « les sujets que nous discutions étaient sensibles » et gagner la confiance de la population était indispensable à l'obtention des informations nécessaires à l'étude. Suivant les conseils de son superviseur, il dit : « Vous ne devriez pas demander tout de suite à quelqu'un de quoi il souffre, qu’est-ce qui ne va pas, mais plutôt vous devez savoir comment poser le problème afin qu'ils vous disent eux-mêmes ». Travailler avec les leaders communautaires fait également une grande différence à cet égard puisque « nous étions les coordonnateurs du projet, mais ils comprenaient mieux les populations que nous ». Il continue :

« Alors, ils ont également contribué à la mise en œuvre de l'approche écosanté. Ils disaient « au lieu d'aborder ce sujet de cette façon, au lieu de dire de cette façon, nous vous conseillons de le faire comme ça. », mais nous, pour des raisons liées à des aspects de l'approche, à chaque fois, nous avons essayé de ne pas trop nous écarter du sujet de recherche. En somme, les populations ont contribué à ce que nous avons pu mettre en place en termes d’approche, même sans en avoir toujours conscience. »

25Mais le plus grand défi d’Azim a été de donner un sens à ce qu’il fallait faire au moment de la recherche sur le terrain :

« On vous donne des concepts, on vous donne une approche, mais c'est à vous de l'appliquer. Les enseignants ne sont plus là pour vous dire la façon dont les choses devraient être faites. C'est à vous de définir les méthodes, de définir les voies et moyens de mise en œuvre dans le domaine, et c’est cela la véritable difficulté. Mais avec l'espoir et avec le temps, vous finissez par mettre quelque chose ensemble, et vous l'appliquez, et voilà. »

Problèmes soulevés

26De ces trois cas, nous pouvons commencer à identifier un certain nombre de problèmes connexes : la définition d'un projet écosanté, le travail avec les contraintes liées à la méthodologie et le rôle du chercheur.

27D'une part, il y a toute la question de la définition d'un projet écosanté. Quoique de façon quelque peu différente, les trois cas montrent certaines difficultés reliées aux attentes quant à ce que cela signifie de faire de la recherche en écosanté. Avec Cecilia, nous voyons cette difficulté à appliquer l'approche écosanté dans son intégralité, et même si elle est fière d'avoir résisté aux pressions du département universitaire qui auraient gravement limité son temps sur le terrain ainsi que son utilisation des données de groupe de discussion, elle estime néanmoins qu'elle n'a pas terminé l'approche écosanté tant qu’elle n’aura pas trouvé de nouveaux fonds pour retourner dans la communauté et commencer à mettre en œuvre des solutions réelles. Marlo souligne aussi certaines normes qui font qu’il ne peut plus appeler son projet « écosanté » puisqu'il ne peut prendre en compte les questions d’équité de genre ou d’autres déterminants sociaux. En ce qui concerne Azim, nous remarquons que bien que les connaissances de la population locale apportent une contribution importante, il lui reste, ainsi qu’à son équipe, de s'assurer qu'ils n’ont pas trop dévié des principes de l'approche écosanté. Comme suggéré par Azim, l’écosanté peut être définie en théorie par son processus collectif d'intégration de différents types d'expertises et de voix des exclus, mais le défi demeure dans la mise en pratique de ce que cela signifie vraiment; et étant donné que les enseignants ne sont plus là pour vous indiquer les bonnes réponses, c'est à vous de faire face à la situation qui se pose à vous.

28Un autre problème connexe est de travailler avec les contraintes liées à la méthodologie. Azim avait les financements nécessaires, mais la population locale a semblé ne pas être convaincue des avantages des projets environnementaux déjà exécutés, elle est donc restée réticente à accepter un autre projet. Azim hérite ainsi d'une situation très complexe dans laquelle il doit assumer que l’écosanté reste la meilleure réponse, que la communauté comprenne ou non ce que cela signifie. Dans les cas de Marlo et Cecilia, ils se sont sentis en train de travailler contre les normes académiques de leurs écoles, où des méthodes standards de recherche de terrain sont établies depuis bien longtemps. Pour Marlo, il devient de plus en plus évident que les déviations par rapport aux méthodes liées à sa discipline trouveront peu de place dans sa thèse, ce qui rend toute attente à la hauteur des normes d'écosanté de moins en moins réaliste. Bien que Cecilia parvienne à appliquer les éléments de l'approche écosanté, elle hérite également de certaines contraintes. Comme elle le souligne, la nature du problème de santé en question peut être liée au rôle du pays dans les relations politiques et économiques plus larges de l'exportation de produits, ce qui rend le problème plus compliqué à régler que cela n’était apparu au début — exactement le défi identifié par Cole et al (2006) en termes de pratique en écosanté dans les communautés agricoles intégrées dans les relations nord-sud du capitalisme mondial.

29Étant donné ces contraintes, un troisième problème interrelié porte sur le rôle du chercheur. Cecilia voit un de ses rôles comme celui d'aider à apporter des changements dans la communauté, mais elle doit aussi faire face aux contraintes de son diplôme, ce qui signifie qu'elle doit terminer sa collecte de données et rédiger sa thèse. Marlo a voulu initialement travailler avec les membres de la communauté et étudier les liens complexes entre environnement et santé, mais il a trouvé peu de soutien du côté du modèle disciplinaire de sa formation académique et il a donc opté pour un rôle qui s'inscrit plus concrètement dans les attentes de son école. Azim arrive sur le terrain avec son admiration pour l'approche écosanté, mais découvre que son rôle est compliqué par la nécessité d’avoir à travailler autant pour convaincre les populations locales.

30Bien sûr, les trois problèmes identifiés ci-dessus offrent seulement une problématisation partielle des cas présentés et, avant que nous procédions à une analyse plus poussée, il y a la question de la compréhension des trois cas. Nous pourrions les prendre séparément, mais nous croyons que les cas ne peuvent être correctement compris de cette façon, car ils soulèvent des questions interdépendantes. En effet, à mesure que nous en apprenons sur ces cas, notre compréhension change en fonction d’un contexte qui commence à apparaître plus clairement et qui encadre les trois cas. Une autre tentation est de limiter la compréhension des problèmes aux « solutions » qui peuvent être administrées sur le terrain. Bien qu’il soit inévitable de régler les questions de travail de terrain sur place, notre analyse suggère que ces questions ont leurs racines ailleurs — dans ce qui encadre la manière dont le chercheur arrive sur le terrain, les attentes sur ce que la recherche apportera, l'histoire de la recherche dans la zone d’étude, les relations politiques et économiques dans lesquelles est impliqué le pays dans son ensemble, les attentes académiques, etc. Toute tentative sérieuse pour relever les défis sur le terrain doit donc tenir compte du contexte dans lequel le projet est déjà ancré. Afin de renforcer davantage notre compréhension de ce contexte, nous passons maintenant à une analyse plus approfondie des expériences des 25 autres jeunes chercheurs sur le défi de la participation communautaire.

Focus sur la participation de la communauté

  • 4 Les noms des jeunes chercheurs ont été modifiés pour protéger la confidentialité.

31De façon générale, l'ensemble des 28 jeunes chercheurs interrogés partageait un intérêt pour l'idée de la participation communautaire et, pour beaucoup, il était l'aspect le plus attrayant de l'écosanté. David4 a expliqué par exemple que « la partie que j'aime le plus est de travailler avec les gens et non pas pour une société privée, de sorte que les avantages appartiennent à la communauté ». À son avis, la recherche en écosanté peut fournir aux membres de la communauté des preuves scientifiques solides dont ils peuvent ensuite se servir pour décider de leur propre voie de développement — le chercheur ne devrait dire à quiconque ce qu'il faut faire. Daniel mentionne : « Ce qui m'a attiré dans le travail avec cette approche a été l'occasion de me placer dans les communautés, de travailler avec elles, plutôt que de simplement se montrer, d'extraire les données, et de partir ». En effet, l’encadré 1 (ci-dessous) contient des commentaires de maintes personnes interrogées suggérant que les questions de participation communautaire sont importantes pour les jeunes chercheurs pour un certain nombre de raisons : son ajustement avec leurs aspirations personnelles, sa reconnaissance des savoirs traditionnels ou communautaires, son rôle dans la production de connaissances de meilleure qualité et plus pertinentes par opposition à une approche disciplinaire unique, sa contribution à un changement politique significatif, sa capacité à pousser l'apprentissage au-delà des limites d'une étude universitaire vers un rôle socialement important, etc.

Encadré 1. Intérêt général exprimé par les jeunes chercheurs pour la participation communautaire

Capacité à pousser l'apprentissage au-delà des limites d'une étude universitaire vers un rôle socialement important

« Eh bien, ce qui m'a beaucoup attiré a été l'intégration de nombreux aspects, de nombreuses personnes, et pas seulement les professionnels, mais aussi des acteurs de la communauté à la recherche non seulement d'un projet de recherche, mais aussi d’un moyen d'actualisation dans les communautés. Par exemple, vous devez trouver des stratégies politiques et les façons d'utiliser des études universitaires non seulement pour créer des données, mais aussi de rendre ces données disponibles à la communauté, de sorte que les collectivités peuvent utiliser l'information, dans ce cas, pour le bénéfice de leurs conditions de santé ». Gabriel, CoPES-ACC

Adéquation entre aspirations personnelles et reconnaissance des savoirs traditionnels ou communautaires

« L'écosanté est très proche de mes aspirations personnelles, car j'ai toujours eu à travailler avec des gens. J'ai toujours été intéressé à travailler dans les communautés pour les communautés, parce que c'est essentiellement là où ma croissance et ma formation ont décollé, et pas seulement sur le plan académique, mais aussi personnellement, à partir des récits de vie sur l'enfance et la jeunesse. J'ai toujours eu une sorte de conscience spécifiquement sur le travail et les attentes qui doivent être réalisés avec des gens de là-bas ». Felipe, CoPES-ACC

Rôle dans la production de connaissances de meilleure qualité et plus pertinentes par opposition à une approche disciplinaire unique

« Je suis venu d'un milieu très disciplinaire et j'ai trouvé que c'était loin des gens, loin des préoccupations des gens. En outre, il n'a pas réellement servi à quelque chose de très utile. Il y a donc un besoin de se rapprocher des besoins des gens, un besoin de m'ouvrir à autre chose qu’à la microbiologie, et la nécessité que cela débouche sur quelque chose en termes d'actions dans les communautés ». Denise, CoPES-Canada

Contribution à un changement politique significatif

« Les ‘solutions durables’ sont celles qui peuvent être mises en place par les populations elles-mêmes, même si l'étude que j'ai menée est terminée, les solutions que j'ai pu identifier doivent être capables d'y rester et d'être valorisées par les communautés, et plus précisément grâce à leur participation ». Gilles, CoPES-Canada

32Avec cet intérêt général pour la participation communautaire, les jeunes chercheurs ont également soulevé une préoccupation fondamentale, à savoir dans quelle mesure la recherche participative est faite réellement à la hauteur de sa dénomination, comme suggéré ici par Beatrice :

33« J'ai été impliqué dans un projet de santé publique en faisant une recherche participative, mais le problème était que les principaux participants à l'étude étaient si surchargés de travail sur le terrain toute la journée et, en plus de cela, il y avait tant d'ONG et de groupes de recherche dans cette petite zone géographique, qui est connue pour être l'une des plus pauvres, il y avait un si grand nombre de gens voulant réaliser des travaux participatifs que c'était effectivement un fardeau supplémentaire gigantesque. On commençait à avoir l’impression que la participation ne faisait pas ce qu’elle était censée faire, et qu’elle était devenue au contraire une sorte d’exploitation. » (Beatrice, CoPEH-Canada)

34De même, Abriana note « la fatigue des paysans » lorsqu'ils sont confrontés à un autre chercheur arrivant pour connaître leurs problèmes. Ces observations illustrent clairement le défi de la participation communautaire (Cooke et Kothari 2001), mais ce qui est particulièrement remarquable pour nos objectifs dans cet article est la position dans laquelle se trouvent les jeunes chercheurs, essentiellement « parachutés » dans des projets académiques où le rôle du chercheur est en grande partie prédéterminé et fondé sur la nécessité d'achever le projet. Même quand ils sentent des contradictions aiguës qui surviennent entre les objectifs déclarés de participation et le cadrage réel du projet, les jeunes chercheurs se trouvent les mains liées par l'autorité disciplinaire; cette dernière est soutenue par la relation de pouvoir qui existe dans la relation superviseur-étudiant, tel que décrit ici par Alicia :

35« Je pensais « Eh bien, je ne suis pas en train de faire quelque chose pour aider ces communautés. » Et pour moi, cette responsabilité... Comme, on m'a dit « ok, vous devez vous concentrer sur votre question de recherche, où sont vos données, parce que vous devez publier ceci » et on m'a dit « Eh bien, ce dont vous parlez est un objectif social, ce n'est pas un objectif de recherche, vous avez à faire une recherche de qualité crédible et de publier ceci, parce que c'est ce que les chercheurs sont censés faire ». Donc, pour moi, c’était une question d'obtenir une autre subvention pour que je puisse revenir à la communauté et en quelque sorte faire ce que je voulais faire, mais en fonction de ce qu'ils m'avaient dit qui étaient leurs priorités, comme membres de la communauté, d'essayer de formuler un projet de recherche autour de cela. » (Alicia, CoPEH-Canada)

36Ainsi, les jeunes chercheurs se trouvent eux-mêmes tiraillés dans des directions opposées : d'une part, vers la réalisation de leurs propres attentes sur ce que cela signifierait pour compléter un projet écosanté, tandis que de l'autre ils ont à répondre aux mesures de la réussite scolaire, mesures qui sont fondées en grande partie sur la production de publications dans des disciplines définies de façon étroite et strictement contrôlées, même dans les contextes « inter », « multi » et « trans » disciplinaires (Dirlik 2006; Poteete et al 2010; Readings 1996).

37Une réponse commune à cette contradiction est de chercher un financement propre en tant que moyen d'accéder à un sentiment de contrôle et de propriété sur son travail. C'est peut-être une façon de lire la situation de Cecilia dans le cas 1. Une autre réponse est de laisser tomber carrément l'attente de la participation communautaire comme un objectif réalisable dans le cadre de la formation des étudiants gradués, comme le suggère peut-être la situation de Marlo dans le cas 2. Ou, comme Azim l’a découvert dans le cas 3, une autre option est d’aller de l'avant avec le projet du mieux que vous le pouvez, compte tenu des contraintes inhérentes. Cependant, dans tous ces cas, la réponse vient après le fait, c’est-à-dire après avoir expérimenté la contradiction entre la participation communautaire et les indicateurs de la réussite en fonction de la logique disciplinaire. Alors que la participation communautaire est souvent présentée comme une simple question de choix – soit vous choisissez de le faire ou non, sa réalisation pourrait dépendre en réalité beaucoup plus des limites contextuelles, comme le décrit François ici :

38« Vous voyez, quand l'approche écosanté a été présentée au cours, elle semblait plutôt lourde, dans le sens où ils nous ont présenté un système où vous deviez prendre en compte et impliquer tous les acteurs. Donc il fallait impliquer les décideurs administratifs, le public, les populations, les responsables de ceci ou de cela, tout le monde devait être impliqué si l'approche allait être participative et cela semblait suffisamment ardu. Alors, quand j'ai commencé mon premier projet écosanté, il a fallu beaucoup de temps et de moyens financiers, parce que si vous devez demander aux autorités locales de se déplacer, elles vous demanderont des indemnités et il n'est pas facile de prévoir un budget pour cela. Donc, vous venez de réaliser que vous avez à travailler à un niveau un peu plus superficiel, vous devez simplifier les choses et les adapter au contexte local. Donc à un moment donné on est obligé de limiter ce que signifie la participation en vue d'obtenir des résultats. » (François, CoPES-AOC)

39Nous ferons valoir que la tension entre la réalisation effective du projet et le fait de l’aborder d'une manière qui est compatible avec le pilier de la participation ne doit pas rester un dilemme auquel on s’attaque principalement après le fait, c’est-à-dire en arrivant sur le terrain; nous ne pensons pas non plus que ce dilemme puisse être adressé uniquement sur une base individuelle, au cas par cas. Au contraire, nous tenons à déplacer la discussion maintenant vers ce que nous croyons être fort probablement le facteur limitant le plus important dans la réalisation de la participation communautaire, du moins dans le contexte de la recherche universitaire. Il s’agit de la domination du mode de production disciplinaire des connaissances et les mesures institutionnelles du succès qui la supportent.

Focus sur la disciplinarité

40Comment devrions-nous donner un sens à cet intérêt général, et en même temps une préoccupation fondamentale, pour la participation des collectivités en matière d'écosanté? Quand on regarde les expériences de jeunes chercheurs dans leur ensemble, nous constatons que le contexte de la disciplinarité universitaire est l'un des principaux moteurs des défis sur le terrain et des problèmes qui se posent. Sous l'influence de la disciplinarité, la participation de la communauté tend à se résumer à convaincre les autres de se rallier à un processus dans lequel vous demeurez l'autorité. Plutôt que d'aider les collectivités à répondre à leurs besoins propres, la logique disciplinaire définit à l'avance quelles sont les questions considérées pertinentes et la méthodologie pour y répondre; plutôt que de chercher à intégrer les différents types de connaissances pour arriver à une nouvelle synthèse de la situation, la disciplinarité tend à rejeter ou à mépriser d'autres façons de savoir, tout en fragmentant notre compréhension d'un problème donné en petits morceaux; plutôt que de synchroniser avec les rythmes réels des communautés, la disciplinarité tend à imposer son propre agenda pour le début et la fin du projet. À l’opposé, en dehors de l'influence de la disciplinarité, la participation communautaire prend de nouvelles significations qui sont beaucoup plus alignées avec les intérêts généraux exprimés par les jeunes chercheurs. Les différentes versions de la participation communautaire expérimentées par les jeunes chercheurs comprennent des résultats diversifiés : remplissant d’un côté la promesse de l'écosanté et révélant de l’autre un grand nombre des restrictions imposées par le contexte de la disciplinarité.

41Ce qui est le plus frappant au sujet de ce contexte disciplinaire, c'est que dans un premier temps, il est presque invisible, puisque sa force est presque omniprésente et forgée depuis la base de la formation académique. Mais en regardant les enjeux que les jeunes chercheurs expérimentent sur le terrain, nous commençons à voir émerger un modèle distinct où les indicateurs disciplinaires de succès établis rendent difficile pour les jeunes chercheurs la possibilité d’élaborer des projets en réponse à des situations et des besoins réels des communautés. L'inverse est également vrai : la participation communautaire remet en question la centralité de l'expertise disciplinaire comme mode de production des connaissances pour traiter les problèmes réels. Mais les jeunes chercheurs font face à des contradictions aiguës, comme ils se trouvent embarqués dans les relations de pouvoir institutionnel dans lequel ce sont les experts disciplinaires — et non les communautés – qui évaluent en fin de compte leur succès. Tant qu’une telle situation va persister, la participation communautaire appuiera la production de publications dans un domaine prédéfini beaucoup plus que la production de publications ne soutiendra une forme véritablement participative de la recherche et de résolution de problèmes communautaires.

42Actuellement, les jeunes chercheurs découvrent l’écosanté par le biais notamment des canaux institutionnels organisés en grande partie par la structure disciplinaire de l'université. Avec les départements et d'autres types d'espaces déjà conçus en fonction de cette structure disciplinaire, les hiérarchies qui en découlent et l'absence presque totale d'un processus démocratique participatif semblent presque naturelles, mais, jusqu'à ce qu'un processus démocratique fondé sur la portée réelle des modes de connaissance remplace le contexte disciplinaire et social de l'université, les éléments de la disciplinarité continueront de fausser ce qui peut être réalisé sous la bannière de l'écosanté. Pour être clair, le remplacement de la structure disciplinaire de l'université ne signifie pas l'abandon des connaissances spécialisées ou le rôle de l'expertise; cela signifie simplement que la production de connaissances doit reposer davantage sur un processus démocratique collectif plutôt que sur l'autorité (Said 1998; Klein 1990).

43Nous pouvons identifier trois tendances générales qui contribuent à une relation complexe entre les AÉS et le monde des disciplines universitaires. Une tendance consiste à partir de l'hypothèse qu'il existe un lien direct entre l'environnement et la santé humaine, et à partir de là l’écosanté a la mission de convaincre tout le monde sur l'importance de ce lien. Ce qui rend cette tendance complexe c’est que, d'une part, elle critique à dessein la notion que la santé, le social et l'environnement soient considérés comme des réalités distinctes. D'un autre côté cependant, la façon dont cette tendance s'impose peut parfois mimer la rigide étroitesse des perspectives disciplinaires plus traditionnelles qu'elle critique. Par exemple, la plupart des expériences recueillies ici révèlent une pression considérable d'adaptation à certains critères de l'écosanté et pour convaincre les chercheurs de faire la même chose — comme si la réalisation de l'écosanté pourrait être limitée à la promotion de l'écosanté en toutes circonstances. Ceci devient rapidement une pensée disciplinaire, où le champ de la recherche en écosanté détermine d’avance ce qui est pertinent et ce qui ne l’est pas. Tout le reste, en termes de changement dans la communauté, de participation, d’équité de genre et sociale devient secondaire.

44Une deuxième tendance positionne la connaissance disciplinaire au centre de ce qu’est l’écosanté, c’est-à-dire que les experts disciplinaires sont vus comme les plus autorisés à se prononcer sur ce qu’est l’écosanté. Selon cette tendance, il est entendu que l'écosanté n'a pas sa propre méthodologie, mais qu’elle est plutôt constituée d'une tentative d'exploiter la gamme la plus large possible de points de vue disciplinaires; cependant, les éléments de base de la production de connaissances disciplinaires sont encore omniprésents. Par exemple, la prise de décision et le contrôle sur le projet sont considérés comme justifiés dans les mains de l'équipe d'experts disciplinaires qui sont présumés détenir les réponses, et non dans celles des membres de la communauté. Comme leur autorité et leur statut sont basés sur leur position en tant que représentants des disciplines, les experts disciplinaires voient rarement un rôle pour eux-mêmes au-delà de celui prescrit par leur discipline et, plutôt que de réaliser la transdisciplinarité, la tendance est de s'arrêter à la multidisciplinarité.

45Une troisième tendance, moins dominante que les deux précédentes, réduit les piliers de l’écosanté à une sorte de rhétorique fantastique perçue finalement comme irréalisable. D'une part, il y a le risque que l'écosanté s'effondre en raison de son éloignement des disciplines académiques traditionnelles; autrement dit, il serait simplement impossible de réaliser l’écosanté aujourd’hui étant données les limites de nos capacités scientifiques (comme le cas de Marlo pourrait l’indiquer). D'autre part, il y a le point de vue que l'écosanté s'effondre parce qu'elle est pareille à n’importe quelle autre activité académique, c’est-à-dire essentiellement là pour elle-même et pas vraiment intéressée à une compréhension plus globale, en dépit de ses propres revendications à l'effet contraire. Alors que seules quelques personnes interrogées ont exprimé ce point de vue ouvertement, il indique néanmoins la frustration potentielle qui vient avec la contradiction entre les mesures disciplinaires de la réussite et les idéaux de l'écosanté.

46De façon certaine, ces trois tendances ne sont que des tendances — elles illustrent le danger que la disciplinarité pose au potentiel de réalisation de l’écosanté, mais elles ne saisissent pas toute la complexité des expériences de participation de la communauté vécues par les jeunes chercheurs. En effet, ce que les expériences de la grande majorité de jeunes chercheurs démontrent, c’est une incroyable capacité à comprendre et à naviguer dans le contexte disciplinaire de l'université de telle sorte que les piliers de l'écosanté sont en partie réalisés grâce à leur pratique.

47Pris ensemble, différents passages de tous les entretiens offrent une profondeur d’analyse et une gamme de connaissances dans laquelle l’écosanté devient un thème précis exigeant notre attention et une enquête ouverte, mais, en raison de contraintes d'espace, nous devons maintenant passer à la synthèse de certains enseignements et orientations pour mettre l'écosanté en pratique.

Principaux enseignements : vers une praxis collective

48Jusqu'ici, nous avons montré comment le défi de la participation communautaire ne survient pas simplement sur le terrain, mais est plutôt lié aux contextes institutionnels universitaires qui encadrent notre travail et notre rôle en tant que chercheurs. À partir des expériences des jeunes formés dans certaines régions du Canada, d'Afrique et d'Amérique centrale, nous avons identifié les problèmes clés, les modes et les tendances en mettant l'accent sur la relation entre la participation de la communauté et la disciplinarité. En particulier, nous voyons une tension dans le rôle du chercheur tel qu'il est défini actuellement; d'une part, contribuer à la littérature académique et aux indicateurs disciplinaires de la réussite au sein de l'université et, de l’autre, contribuer à répondre réellement aux besoins de communautés non académiques. Si les défis du travail de terrain ne peuvent pas être abordés uniquement sur le terrain, alors qu’est-ce que cela signifierait d’intervenir dans les contextes institutionnels qui encadrent notre travail?

49Notre analyse suggère trois orientations principales pour l'obtention d’une meilleure relation chercheur-communauté et pour la réalisation des objectifs de l'écosanté. Tout d'abord, faire pression sur les jeunes chercheurs pour que ceux-ci s'intègrent dans les mesures traditionnelles de la réussite scolaire n'est évidemment pas la réponse. Au lieu de cela, nous proposons de pousser plus loin la formation des jeunes chercheurs dans le sens des approches basées sur l'apprentissage par problèmes (Farley et al 2005; voir aussi Freire 1972 et McCullagh et al 2012). Contrairement aux normes qui régissent actuellement les établissements d'enseignement, l'apprentissage par problèmes ne suppose pas que les réponses aux problèmes de recherche sont contenues dans les disciplines académiques; ces réponses s’obtiennent plutôt à travers une enquête collective — une hypothèse qui correspond beaucoup mieux aux objectifs de l'écosanté. En abandonnant la forme disciplinaire de la connaissance, l’écosanté ne s’accule pas elle-même à devenir une autorité dans le domaine des réponses toutes faites à des problèmes préfabriqués, c’est-à-dire une sorte d'expertise pour son propre bien. Ainsi, l'obtention d'une meilleure relation chercheur-communauté est moins une question d'adaptation d'un œil critique (Dakubo 2010) que la suppression de l'autorité disciplinaire sur le processus de groupe, permettant ainsi aux chercheurs de mieux définir leurs rôles en relation avec la connaissance que les membres de la communauté possèdent au sujet de leur propre situation. En contribuant à promouvoir davantage le développement de cette connaissance, le rôle du chercheur ne rentre pas nécessairement en contradiction avec les objectifs de la participation communautaire.

50Deuxièmement, en partie en raison de leur position spéciale au sein des relations de pouvoirs institutionnels, les perspectives des jeunes sont d'une valeur particulière pour faire la lumière sur les contradictions inhérentes aux processus de groupe qui dominent actuellement nos pratiques de recherche. Les jeunes chercheurs sont situés vers le bas de l’échelle des relations de pouvoir universitaires, mais plus haut vous allez, plus vous subissez de pression à vous conformer aux normes structurelles disciplinaires. Face à la contradiction vécue par les jeunes chercheurs en écosanté entre leur implication au niveau communautaire d’un côté, et leur désir de gravir les échelons institutionnels de l'université de l’autre, ils nous orientent vers la confrontation du contexte institutionnel qui encadre la recherche. Plutôt que d'ignorer et ainsi de taire davantage ces contradictions, nous suggérons que les expériences des jeunes chercheurs devraient jouer un rôle de premier plan dans l’orientation du développement de la recherche en écosanté (Orozco et Cole 2008). Partagés entre l'espoir d'un avenir durable et un monde déjà conçu, les jeunes chercheurs ont besoin de soutien pour s'organiser et affronter les contradictions auxquelles ils sont confrontés.

51Enfin, pour relever le défi identifié par Cole et al (2006) en ce qui concerne le contexte global d'encadrement des problèmes d'environnement et de santé, l’écosanté ne peut pas se limiter dès le départ, comme le font les disciplines, à un objet prédéfini dont il se considère lui-même comme la solution. Au lieu de cela, la méthode pousse dans le sens de la compréhension de l'ensemble du problème, puis de la recherche du meilleur point d'intervention. Bien que l'ampleur des défis reste importante, notre analyse suggère qu'il n'y a pas de raccourci par lequel nous pouvons raisonnablement décider dès le début de la pièce du puzzle à laquelle les experts en écosanté doivent s'attaquer. Ainsi, le but n'est pas de normaliser ce qui compte comme écosanté — pour créer un champ disciplinaire distinct — mais plutôt de reconnaître comment, dans la pratique, recherche et action sont toujours intégrées dans un ensemble de contraintes, et mieux nous pouvons comprendre ces contraintes, plus efficaces serons-nous dans la réalisation de nos objectifs (voir Smith 2005). En effet, comme Azim l’a souligné dans le cas 3, les principes sont vides jusqu'à ce que vous leur donniez une forme à travers votre pratique. L’écosanté requiert un examen des liens entre des niveaux multiples (le terrain, les cours, l'expérience individuelle et collective, la communauté, le milieu universitaire, le département, les journaux scientifiques, etc.) qui sont tous liés aux relations employeur-employé dans nos institutions. Les communautés de pratique en AÉS peuvent aider à collectiviser notre capacité d’intervention dans nos propres contextes institutionnels alignant ainsi nos efforts avec tous ces gens confrontés aux enjeux de l'environnement, de la société et de la santé, et pas seulement ceux qui ont le « bon » titre ou le « bon » poste disciplinaire au sein des ministères. En effet, les CoPEHs peuvent servir la réalisation de l’écosanté en se rendant elles-mêmes plus pertinentes pour les groupes non universitaires et pour les communautés les plus directement touchées par les questions étudiées à travers l’écosanté.

52Nous espérons que ces leçons, au sujet des tendances disciplinaires du milieu universitaire, la valeur de la position des jeunes chercheurs au sein des relations de pouvoir et la nécessité de prendre en charge et de transformer les contextes institutionnels de travail, peuvent informer une praxis collective, pas seulement pour ceux d'entre nous qui travaillent directement avec l'écosanté, mais aussi pour d'autres groupes universitaires et non universitaires.

Remerciements

53Nous tenons à remercier les jeunes chercheurs, les professeurs et tous les professionnels qui ont répondu à nos entrevues. Ce travail a bénéficié de l’appui financier de CoPEH-CoIN.

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Notes

1 Charron (2012) propose trois principes additionnels qui caractérisent l’écosanté, à savoir l’approche systémique (« systems thinking »), la durabilité (« sustainability ») et l’application des connaissances dans le sens d’un processus continu de l’utilisation des résultats de la recherche pour mieux orienter l’action (« knowledge to action »).

2 Tous les entretiens ont été conduits par Mathieu Feagan, un étudiant au doctorat en communication et culture, mais les analyses et la traduction en français faites ici émanent des efforts collectifs du groupe de travail sur « les politiques et l’écosanté » (Policy Working Group) dans le cadre du réseau international des CoPEHs (CoPEH-CoIN), groupe formé à la Conférence EcoHealth d’Août 2010 à Londres (voir Koné et al 2011).

3 N.B. les renseignements qui pourraient servir à identifier les participants à cette étude ont été modifiés pour protéger la confidentialité.

4 Les noms des jeunes chercheurs ont été modifiés pour protéger la confidentialité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mathieu Feagan, Brama Koné, Nicolas Brou, Yveline A. Houenou, Edouard Kouassi et Jerry Spiegel, « Confrontation avec le contexte disciplinaire institutionnalisé : réflexion critique des approches écosystémiques de la santé sur la base des expériences des jeunes chercheurs au Canada, en Afrique occidentale et centrale et en Amérique centrale »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Hors-série 19 | août 2014, mis en ligne le 11 août 2014, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/14963 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.14963

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Auteurs

Mathieu Feagan

York University and Ryerson University, Toronto (Ontario) Canada

Brama Koné

Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire, et Université Péléforo Gon Coulibaly, Korhogo, Côte d’Ivoire

Articles du même auteur

Nicolas Brou

Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire

Yveline A. Houenou

Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan, Côte d’Ivoire

Edouard Kouassi

Professeur-chercheur agrégé, Département de médecine et spécialités médicales, Faculté de médecine, Université de Montréal, Centre de recherche, Institut universitaire en santé mentale de Montréal, 7331, rue Hochelaga, Montréal, QC, H1N 3V2, Courriel : edouard.kouassi@umontreal.ca

Jerry Spiegel

Global Health Research Program, School of Population & Public Health, University of British Columbia Vancouver (BC), 430-2206, East Mall, Vancouver, BC, V6T 1Z3, Canada, Courriel : jerry.spiegel@ubc.ca

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