Introduction

1Cette recension déconstruit le mythe néomalthusien selon lequel avoir moins de naissances est un moyen efficace de lutter contre les changements climatiques. À travers une revue critique du livre Une planète trop peuplée  ? (Angus et al., 2014), nous allons exposer ses points clés, les mettre en relation avec les études des populations et suggérer quelques pistes qui restent à être mieux élaborées pour réussir à consolider une pensée écosocialiste en contexte d’urgence climatique. Cette recension est divisée en quatre sections. Premièrement, nous faisons une courte conceptualisation de la pensée néomalthusienne. Deuxièmement, nous mettons en contexte les émissions de dioxyde de carbone pour mieux comprendre leur relation avec la croissance démographique. Troisièmement, nous exposons les limites de l’ouvrage et discutons des véritables défis d’une pensée écologiste actuellement. Finalement, nous concluons pourquoi, selon nous, le livre devrait être lu par tous ceux qui s’intéressent aux études des populations.

2Dans cet ouvrage, Ian Angus et Simon Butler dénoncent le mythe néomalthusien qui a réussi à séduire autant des conservateurs de droite que des écologistes de gauche. Chiffres à l’appui, les auteurs déconstruisent l’erreur de diagnostic qui propose une meilleure limitation des naissances (principalement dans le pays du Sud) et une réduction substantielle de l’immigration (dans le pays du Nord) comme pistes pour protéger l’environnement. Selon les auteurs, poser la responsabilité des changements climatiques et des dégâts environnementaux sur les plus démunis de la planète aide tout simplement à créer une écologisation de la haine.

3Ian Angus est le rédacteur en chef du journal Climate and Capitalism ; Simon Butler est corédacteur de la revue Green Left Weekly. Les deux s’inscrivent dans une perspective écosocialiste pour exposer que la cause première des problèmes écologiques actuels qui n’est donc ni la taille de la population, ni l’immigration, mais le système économique et social capitaliste qui repose sur une croissance perpétuelle et une consommation excessive (surtout dans les pays du Nord).

4L’objectif de ce livre est de dénoncer le comportement complice (volontaire ou non) des scientifiques qui prêchent la réduction de la population et de l’immigration comme solution à la crise environnementale que nous vivons. En refusant de pointer du doigt sur les véritables responsables de la destruction de l’environnement qui met en péril les générations futures, les néomalthusiens (qui peuvent être de droite ou de gauche) masquent les vraies solutions et font obstacle à la construction de mouvements écologistes forts.

Qu’est-ce que cela signifie le néomalthusianisme  ?

5Tout d’abord, pour définir la perspective d’une pensée néomalthusienne, nous devons expliquer ce que signifie le malthusianisme puisque Thomas Robert Malthus est la première personne à proposer que la croissance démographique mette à risque le bien-être humain. Il était un économiste et prêtre anglican britannique connu pour ses travaux sur les rapports entre les dynamiques de croissance de la population et la production de nourriture. En 1798, il est publié un pamphlet philosophique anonyme intitulé Essai sur le principe de la population. En 1803, Malthus publie une nouvelle édition de son pamphlet et cette fois, il la signe (Malthus, 1980). Après cela, son nom devient l’adjectif malthusien souvent négativement connoté et désignant un état d’esprit plutôt conservateur qui prône la limitation du nombre de naissances comme seule solution possible pour garantir le bonheur et la survie de l’être humain.

6Malthus a vécu à l’époque de la Révolution française, lorsque les idées optimistes d’amélioration humaine prospéraient et que le respect des libertés individuelles était vanté. L’Angleterre vivait la Révolution industrielle, qui a provoqué un déplacement intense de la population rurale vers les villes. Cette population a trouvé dans les villes une bien meilleure situation sanitaire, ce qui a provoqué une réduction du taux de mortalité et une augmentation de la croissance de la population (Chesnais, 1986 ; Coale, 1986). Malthus attire l’attention sur le fait que la population des États-Unis (Nouvelle-Angleterre) a doublé dans l’espace de seulement 25 ans au XVIIIe siècle. D’après lui, c’était le résultat d’une production alimentaire accrue, de l’amélioration des conditions sanitaires et de lutte contre les maladies dans une époque de forte urbanisation. Ces changements dans les conditions de vie ont entraîné une baisse du taux de mortalité qui n’a pas été suivi par une baisse du taux de natalité, ce qui a amené à la croissance populationnelle observée par Malthus. Ainsi, de cette constatation en Nouvelle-Angleterre, la théorie malthusienne de la population généralise l’idée que la population augmente en progression géométrique, tandis que la production alimentaire croît en progression arithmétique. En fin de compte, cette différence dans les taux de croissance de la population et de la production alimentaire conduirait à une grave pénurie de nourriture et, par conséquent, à la famine. Cette conclusion déterminée par l’ouvrage de Malthus connaît un immense succès et continue à nourrir les débats scientifiques de nos jours.

7Plus récemment, nous observons le développement du néomalthusianisme. Ceci est la version mise à jour de la doctrine de Malthus sur le contrôle de la population (De Koninck, 1998). Le discours néomalthusien est le plaidoyer en faveur de programmes de contrôle de la population pour assurer des ressources aux populations actuelles et futures. La différence entre les propos de Malthus et des néomalthusiens se situe par rapport à la révolution verte produite ultérieurement à la mort de Malthus. Les néomalthusiens ont pu voir la croissance de la production alimentaire augmenter plus vite que la population humaine (Angus et al., 2014). Les néomalthusiens ont vu la révolution agricole démentir la théorie malthusienne d’une pénurie alimentaire comme menace à la civilisation occidentale. Pour les néomalthusiens, la nourriture ne devient qu’une partie de l’équation du bien-être et de la survie de l’humanité.

8Actuellement, les néomalthusiens portent leur attention sur les enjeux environnementaux comme le réchauffement climatique et la critique que font Angus et Butler dans leur livre contribue à la remise en question du néomalthusianisme. Ce n’est plus Malthus lui-même qui mérite notre attention, mais la persistance de ses arguments dans la communauté scientifique.

Mise en contexte

9Dans ce livre, Angus et Butler dénoncent que le mythe néomalthusien fait obstacle aux véritables solutions à la crise environnementale de la planète. Même si on cessait d’avoir des enfants aujourd’hui, cela n’aurait qu’un effet limité pour empêcher le réchauffement climatique. Nous vivons une crise environnementale sans précédent dans laquelle le réchauffement climatique est devenu un enjeu global incontournable (Angus et Butler, 2014). Ça fait déjà plus de 30 ans que la communauté scientifique sait que l’activité anthropique est la principale cause des changements climatiques (Revkin, 2018). Depuis le début la révolution industrielle dans le XIXe siècle, l’être humain brule de plus en plus de combustibles fossiles et convertit des terres boisées en terres agricoles (Angus et al., 2014). L’ère industrielle entraîne des gains économiques et politiques indéniables qui ont placé l’Amérique du Nord et l’Europe comme centres du capitalisme mondial. Ces deux continents deviennent les principaux responsables des émissions de dioxyde de carbone, comme nous pouvons voir dans la figure 1 ci-dessous (Ritchie et Roser, 2017).

10À partir de la Deuxième Guerre mondiale, l’alliance opportuniste entre le libéralisme économique (représenté principalement par les États-Unis et le Royaume-Uni) et le bloc soviétique (représenté principalement par l’Union soviétique) a remporté le conflit contre le nazisme et le fascisme allemand/italien/japonais et établit ces deux modèles victorieux comme paradigmes des types de sociétés que nous voyons proliférer autour de la planète. La période après la Deuxième Guerre présente une augmentation du nombre d’acteurs importants sur la scène économique internationale. On observe ceci dans la figure 1 qui met en perspective temporelle les émissions mondiales de dioxyde de carbone (CO₂) : celles-ci sont passées de 2 milliards de tonnes en 1900 à plus de 36 milliards de tonnes en 2015.

11En comparant la figure 1 avec la figure 2 ci-dessous, on peut observer la relation de cause à effet entre l’augmentation des émissions de dioxyde de carbone et l’augmentation des températures de l’océan. Dans la figure 2, l’axe des «  x  » montre la période de 1850 à 2017 et dans l’axe «  y  », nous voyons la température moyenne mondiale augmenter au-dessus ou au-dessous de la température moyenne de 1961 à 1990. Cela signifie que la température moyenne pour la période 1961-1990 est la base de référence (le dénominateur) par rapport à laquelle les changements annuels de température sont mesurés. Nous constatons qu’au cours des dernières décennies la température moyenne de la planète a augmenté pour atteindre environ 0,8 degré Celsius de plus que notre niveau de référence de 1961 à 1990. Globalement, si l’on considère l’augmentation de la température totale depuis l’époque préindustrielle, elle s’élève donc à environ 1,2 °C (Ritchie et Roser, 2017).

12La figure 3, ci-dessous, expose la part des émissions de CO₂ provenant des combustions de combustibles dans chaque secteur économique. En 2014, près de la moitié des émissions mondiales résultaient de la production d’électricité et de chaleur (utilisées principalement par les industries de transformation et minières) ; les industries des transports et de la fabrication représentaient chacune environ 20 % du total ; les résidences, le secteur commercial et services publics à environ 9 % ; et les autres secteurs, entre 1 et 2 % (Ritchie et Roser, 2017).

13En 1950, les États-Unis contribuaient à environ 42 % du total des émissions mondiales et, en 2015, ils passent à environ 14 % (Ritchie et Roser, 2017). La Chine, qui représentait environ 1 % des émissions totales en 1950, passe à environ 28 % du total en 2015 (Guizzardi et al., 2017). C’est en 2005 que la Chine dépassa les États-Unis et devient le plus important émetteur de CO₂. En 2009, tous les autres pays asiatiques réunis (à l’exclusion de la Chine et du Moyen-Orient) dépassaient aussi les États-Unis pour devenir le deuxième plus important émetteur, responsable pour environ 20 % des émissions de CO₂ en 2015. Il importe de porter une attention sur ces pays et ces régions, car ils seront objet d’attention particulière dans le débat entre l’accroissement démographique et les émissions de CO₂ dans la prochaine section.

Surpopulation signifie réchauffement climatique  ?

14Selon Angus et Butler, les néomalthusiens (de mauvaise foi ou non) établissent une relation directe entre la croissance démographique et le réchauffement climatique. Comme il y a plus de gens sur la planète, nous avons un plus grand nombre d’émetteurs de dioxyde de carbone. Ce gaz est la principale cause des changements climatiques d’origine humaine. Comme il a été illustré à la figure 3, la combustion de combustibles fossiles sert surtout pour : i) la production d’énergie électrique et de chaleur, et ii) le secteur du transport. Le CO₂ est le principal responsable de l’effet de serre qui réchauffe la planète.

15L’augmentation des activités économiques après la révolution industrielle s’accompagne d’une augmentation de la population mondiale. Selon les projections de l’Organisation des Nations unies (ONU) exposées dans la figure 4 ci-dessous, la population mondiale est estimée en 7,6 milliards d’habitants en 2017 et devra atteindre 8,6 milliards en 2030, 9,8 milliards en 2050 et 11,2 milliards en 2100 (United Nations et Department of Economic and Social Affairs, 2017). De plus, comme nous montre la figure 5 ci-dessous, l’augmentation de la population est en grande partie imputable à l’Afrique et à l’Asie, bien que cette dernière tende vers une décroissance démographique d’ici la fin du siècle à cause de faibles taux de fécondité soit en dessous du seuil de renouvellement de la population, établie conventionnellement à 2,1 enfants par femme, depuis les années 1970 (Ined, 2019).

16Dans cette perspective, l’augmentation projetée de la population mondiale est en grande partie imputable à une petite liste de pays à forte fécondité, principalement d’Afrique ou de pays déjà très peuplés, comme la Chine et l’Inde. Entre 2015 et 2050, la moitié de la croissance démographique mondiale sera concentrée dans neuf pays : Inde, Nigéria, Pakistan, République démocratique du Congo, Éthiopie, République-Unie de Tanzanie, États-Unis et Ouganda (en ordre d’importance de leur contribution à la croissance totale). L’Inde devrait devenir le pays le plus peuplé du monde, dépassant la Chine vers 2022 et le Nigéria pourrait dépasser les États-Unis d’ici 2050. La Chine et l’Inde, qui aujourd’hui représentent respectivement 19 % et 18 % de la population mondiale, seront probablement les deux pays les plus peuplés, chacun comptant plus d’un milliard d’habitants. Cependant, en l’Afrique, les taux de croissance démographique demeureront élevés à cause d’une transition démographique inachevée. Le continent se dirige vers de faibles taux de mortalité infantile, mais les taux de fécondité sont encore élevés (Bongaarts, 1999 ; Chesnais, 1986 ; Mason, 1997).

17Ainsi, l’Afrique devrait être responsable de plus de la moitié de la croissance démographique mondiale entre 2017 et 2050. Si les projections établies par l’ONU restent correctes, la population mondiale se stabilisera vers 2100 (United Nations et Department of Economic and Social Affairs, 2017). Néanmoins, la fécondité a diminué dans toutes les régions du monde, même en Afrique, où les niveaux de fécondité restent les plus élevés parmi toutes les régions. En 2017, elle était à 4,76 enfants par femme dans l’Afrique subsaharienne, 2,84 enfants par femme dans l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, 2,43 dans la planète au complet, 2,24 en Inde, 1,77 aux États-Unis et 1,68 en Chine (United Nations, 2017 ; World Bank, 2019).

18Cependant, existe-t-il un lien direct entre la croissance démographique et l’augmentation des émissions de CO₂  ? La question de la surpopulation de la planète est sujette à débat depuis longtemps. La peur des scientifiques néomalthusiens est que le modèle de développement économique nord-américain et européen, tel qu’il se répand dans le monde entier, crée des sociétés aussi polluantes que les pays du Nord. Ils se basent sur la fameuse équation IPAT (I = P x A x T) qui exprime l’idée que l’impact environnemental (I) est le produit de trois facteurs : population (P), richesse (A) et technologie (T). Cette équation a été proposée pour la première fois par, Ehrlich et Holdren (1971), au début des années 1970, pour calculer l’impact de l’être humain sur l’environnement. Ainsi, cette formule suppose qu’une croissance de la population est un facteur déterminant sur l’augmentation de l’impact environnemental. Pour soutenir plus de personnes, on aurait un besoin croissant de ressources, tels l’eau, la nourriture et le carburant.

19Si cette proposition peut paraître, a priori, logique du point de vue écologique, la lecture de l’ouvrage d’Angus et Butler permet de voir en quoi elle est pourtant fausse. Les auteurs se penchent d’abord sur l’ouvrage fondateur de la pensée néomalthusienne, La bombe P de Paul Ehrlich et Anne Ehrlich. Ce livre, publié pour la première fois en 1968, défend trois thèses : une pénurie alimentaire mondiale serait imminente, la détérioration continue de l’environnement mettrait à risque le bien-être des sociétés et il existerait un lien entre les crises alimentaires et environnementales. Comme solution à ces crises, les Ehrlich proposent d’accroître la production alimentaire et de stabiliser le nombre d’habitants dans la planète ou le décroitre à travers une meilleure limitation des naissances. Comme mesure de contrôle de natalité, ils proposent des incitatifs financiers et l’éducation pour les pays développés, la stérilisation obligatoire des hommes ayant déjà trois enfants ou plus et l’arrêt de l’aide internationale au développement pour les pays qui présentent de forts taux de fécondité.

20Ce dernier point semble mettre encore plus en évidence la contradiction et le biais de la pensée néomalthusienne des Ehrlich. Comme le montre Amartya Sen (1995), le développement économique et social serait effectif pour réduire la croissance démographique. Il a mené à la réduction des taux de natalité en Europe et en Amérique du Nord et il serait donc efficace aussi bien en Afrique qu’en Asie. Grâce à l’accès aux moyens contraceptifs, l’éducation, en particulier des femmes, et une mortalité moins grande, la croissance démographique mondiale est en train de se réduire. Par conséquent, si les Ehrlich souhaitaient une réduction du nombre de naissances dans les pays en développement, ils n’auraient jamais dû proposer une réduction de l’aide au développement.

21Donc, la menace d’une surpopulation est une question importante autant pour les écologistes de gauche que pour les conservateurs de droite. Des gens de bonne volonté sont tombés dans le piège des idées simplificatrices des Ehrlich et d’autres théoriciens de la surpopulation comme cause du réchauffement climatique. Même une pensée progressiste n’échappe pas au piège de la foi néomalthusienne. Par exemple, LeGrand (1998) présente sa vision démographique sur les programmes de planification familiale pour contrer le réchauffement climatique. Il reconnait que la taille de la population globale ne changera que graduellement étant donné sa structure par âge. La figure 6, ci-dessous, met en évidence que la base est plus large que le haut de la pyramide d’âge. Grâce à un phénomène connu sous le nom d’élan démographique, une population jeune avec des taux de mortalité constants et une migration nette nulle continuera à croitre même lorsque la fécondité reste constante au niveau de remplacement (United Nations et Social Affairs Population Division, 2017). Ainsi, LeGrand (1998) consent que les politiques non coercitives de limitation de la fécondité auraient un effet faible pour réduire la taille totale de la population de la planète. Au moment où LeGrand (1998) a publié son article, il proposait une réduction de la natalité des pays pauvres pour accorder plus de temps aux pays riches afin qu’ils trouvent des solutions et sans jamais mettre en question le modèle de développement capitaliste est la cause primaire de destruction de l’environnement et du réchauffement de la planète :

Le ralentissement de la croissance démographique mondiale peut être très important à long terme. En freinant l’expansion démographique, nous aurons plus de temps pour concevoir et mettre en place des mécanismes de sauvegarde de l’environnement (LeGrand, 1998, p. 239).

22S’il sait que la réduction du nombre d’habitants n’aura pas d’impact à court terme, pourquoi propose-t-il cette mesure  ? Selon Angus et Butler (2014), la foi idéologique en la magie d’une équation simplificatrice de la complexité humaine empêche le néomalthusien de voir la réalité des faits autour de lui. Une vision néomalthusienne dirait que la planète a atteint sa capacité de charge. Le mode de vie occidental actuel nous entraîne vers notre fin ou, du moins, vers un changement dévastateur. La «  capacité de charge  » signifie la capacité maximale qu’un environnement peut soutenir indéfiniment avec un nombre d’individus ayant un mode de vie donné (Angus et al., 2014). Ainsi, cette proposition néomalthusienne de LeGrand (1998) ignore le fait que les humains ne polluent pas également la planète. L’utilisation de l’équation IPAT dans son article nous conduit à supposer que le problème est pire dans les pays non industrialisés où les taux de natalité sont élevés, comme en Afrique. Par contre, si une personne vit dans un village d’un pays du tiers-monde sans électricité ni automobile, son empreinte écologique, c’est-à-dire la mesure de la demande de ressources nécessaires à un mode de vie (Angus et al., 2014), sera logiquement inférieure à celle d’une autre personne qui vit dans un pays du Nord, habite dans une banlieue, se rend au travail tous les jours en véhicule utilitaire sport (VUS), utilise l’électricité pour tout et voyage par avion quelques fois par année. Par conséquent, les indices d’émissions totales de CO₂ par pays peuvent et tendent à cacher la réalité des modes de vie capitalistes qui est en fait ce que les auteurs défendent comme la véritable cause du changement climatique :

Comment mesurer l’imprécision et l’injustice propres à l’IPAT lorsqu’une femme d’une tribu indienne ou une femme africaine appauvrie par le développement occidental est jugée comparable dans son impact environnemental à un représentant de l’entreprise privée, du gouvernement ou des forces armées, issue du cinquième le plus riche de la planète  ? Dans ce modèle, l’abime d’inégalité entre ceux qui vivent dans la pauvreté absolue et ceux qui vivent dans l’opulence excessive est invisible et insignifiant (Angus et Butler, 2014, p. 82).

23Les chiffres montrent qu’il y a une grande inégalité globale dans les émissions de CO₂. Deux paramètres sont souvent utilisés pour déterminer les émissions collectives de dioxyde de carbone : le nombre de personnes et la quantité émise par personne. Quand on analyse les émissions de CO₂, on parle soit d’émissions annuelles totales par pays/région ou par habitant. Les deux façons de regarder racontent des histoires très différentes. Par exemple, si on regarde les émissions par pays, on voit qu’en 2014, la Chine est le plus grand pollueur de la planète, les États-Unis sont à la deuxième place et l’Inde se trouve à la troisième place (Ritchie et al., 2017a). Cependant, si on mesure les émissions de CO₂ par habitant, un Américain émet en moyenne 2,2 fois plus de CO₂ qu’un Chinois, 2,7 fois plus qu’un Africain du Centre ou du Nord, 9,7 fois plus qu’un Indien et 20,6 fois plus qu’un Africain subsaharien (World Bank, 2019a). Ainsi, la moitié la plus pauvre de la population mondiale – 3,5 milliards d’habitants – n’est responsable que de 10 % des émissions de carbone, alors qu’elle est la plus menacée par les tempêtes catastrophiques, les sècheresses et d’autres chocs climatiques liés au changement climatique (Oxfam International, 2015). Par contre, environ 50 % de ces émissions sont imputables aux 10 % des habitants plus riches de la planète.

24Le rapport Oxfam intitulé Inégalités extrêmes et émissions de CO₂ (Gore, 2015) fournit de nouvelles estimations des émissions selon la consommation de mode de vie des citoyens riches et pauvres dans différents pays. Alors que les émissions augmentent le plus rapidement dans les pays en développement, elles sont en grande partie destinées à la production de biens consommés dans d’autres pays, ce qui signifie que les émissions associées au mode de vie de la grande majorité de leurs citoyens sont toujours bien inférieures à celles des pays développés (Oxfam International, 2015). Par exemple, «  une personne parmi les 10 % les plus riches en Inde n’émet en moyenne qu’un quart du CO₂ émis par une personne de la moitié la plus pauvre de la population des États-Unis  » et «  le total des émissions générées par la moitié la plus pauvre de la population chinoise (soit près de 600 millions de personnes) ne représente qu’un tiers des émissions des 10 % les plus riches de la population américaine (quelque 30 millions de personnes)  » (Oxfam International, 2015, paragr. 5).

25Ainsi, sous prétexte de protéger l’avenir de l’humanité, certains scientifiques travaillent au renforcement des inégalités dans le monde en défendant la diminution des populations comme solution pour contrer le réchauffement climatique. Comme présenté par Angus et Butler (2014), ce sont les évolutions des modes de production industrielle et agricole, la façon comment les ressources naturelles renouvelables et non renouvelables sont exploitées et les biens consommés qui sont à l’origine des problèmes environnementaux. C’est à la surproduction et à la surconsommation des pays du Nord qu’il faut s’attaquer le plus vite plutôt qu’à la croissance démographique des pays du Sud.

Limites de l’ouvrage

26C’est dans le débat sur le modèle d’urbanisation que se trouve la plus grande faiblesse du livre d’Angus et Butler. Les auteurs n’expliquent pas comment l’arrivée d’une société centrée sur l’utilisation de l’automobile semble atteindre son point de saturation à la fin du 20e siècle. En 2008, 17 % des émissions de gaz à effet de serre provenaient des voitures particulières et des VUS (Angus et Butler, 2014). En outre, ces chiffres sur les émissions des voitures ne tiennent pas compte des coûts sociaux des dommages sur l’environnement causés par un réseau routier qui utilise habituellement le pétrole ou le ciment dans la fabrication des routes normalement lourdement subventionnées par les États (Martin, 2017). Lorsque la voiture a été introduite dans le XXe siècle, l’aménagement des villes a dû être modifié pour en permettre l’utilisation. Les personnes pouvaient désormais parcourir plus de distance en un temps plus court. Cela a entraîné un modèle de développement où la banlieue est devenue l’aménagement résidentiel typique.

27Ainsi, le livre ne parvient pas non plus à mettre en question le manque d’efficacité d’utilisation de l’espace urbain causé par un modèle d’urbanisme centrée sur l’usage de la voiture. Pour Angus et Butler, la plupart des gens ne peuvent pas vivre sans la voiture parce que les sociétés ont déjà trop investi dans ce modèle de déplacement. Au-delà de la pollution, les auteurs n’offrent que superficiellement la possibilité d’investir dans les transports en commun et ne s’interrogent à aucun moment sur l’excès d’espace physique occupé par les voitures (notamment, les stationnements) empêchant ceux qui ont choisi de n’avoir aucune automobile d’utiliser l’espace public de manière plus égalitaire. Les autos se trouvent normalement stationnée 95 % du temps (Schmitt, 2016), mais nous n’examinons presque jamais à quel point les voitures saturent l’espace des villes. Dans ce sens, le livre néglige de proposer des solutions alternatives comme le fait que les villes pourraient mettre en place des incitatifs pour changer le modèle de propriété privée de l’auto vers l’autopartage ou que les autoroutes pourraient être réduites et céder le pas aux espaces verts ou à la densification urbaine, ou encore que les stationnements sur rue pourraient devenir des trottoirs et des pistes cyclables.

28Le fatalisme d’Angus et Butler repose sur la conclusion qui énonce qu’il n’y a pas d’autre solution concrètement envisageable pour le déplacement urbain parce que les infrastructures de transport public coûtent trop cher à mettre en place. Les auteurs négligent de mentionner que les infrastructures de transport public pourraient tout simplement occuper, en priorité, l’espace des rues et routes déjà en place et maintenant partagés avec les voitures. Il ne faudrait que du courage politique pour réduire la place de l’automobile, surtout le mode «  auto solo  ». Les auteurs oublient également de mentionner les solutions de transport actif (marche ou vélo), pourtant ces solutions ont déjà été implantées avec succès créant des résultats positifs à la fois dans la réduction des émissions de CO₂, dans l’amélioration de la qualité de vie et la santé des citoyens dans des pays d’Europe du Nord (Walker, 2011).

Conclusion

29Actuellement, ce sont les pays du Sud qui contribuent le plus avec la croissance démographique de la planète et, selon les néomalthusiens, c’est sur ce plan qu’il faudrait agir. En déconstruisant le mythe néomalthusien, l’aspect le plus positif du livre d’Angus et Butler est de nous fournir les outils argumentatifs nécessaires pour montrer comment, même des scientifiques bien intentionnés, finissent souvent par tomber dans le piège simpliste du néomalthusianisme et prôner dans la réduction du nombre de personnes la solution aux problèmes environnementaux de la planète.

30Les auteurs défendent le fait que c’est dans cette logique de reproduction du capital que se trouve la cause ultime des changements climatiques. Cependant, le système capitaliste, qui repose sur une croissance économique illimitée et sur une augmentation incessante de la consommation, n’accepte pas ce diagnostic. Celles et ceux qui tirent profit de l’ordre mondial actuel (ou du désordre dans la coordination des politiques pour réduire les émissions de gaz à effet de serre) ne veulent rien y modifier et plaident pour des solutions technologiques complexes et coûteuses, cherchant plutôt les moyens de le faire perdurer sans opérer de véritables changements. Nombre de propositions du développement durable vont dans ce sens : subventionner l’achat des automobiles électriques (Béland, 2019), trouver de nouvelles sources d’énergie pour remplacer le pétrole (BAPE, s. d.), se débarrasser du carbone en le capturant dans l’atmosphère ou en l’enfouissant au fond des mers (Chung, 2019), etc.

31Cette naïveté du néomalthusianisme est inquiétante parce qu’elle oublie que la question du réchauffement climatique est beaucoup plus liée à la logique de recherche infinie du profit du modèle de développement économique capitaliste occidental que par l’accroissement de la population, qui actuellement se concentre principalement dans les pays du tiers-monde. En omettant (volontairement ou non) de pointer du doigt les véritables vandales de l’environnement, les néomalthusiens finissent par dire (ouvertement ou de façon sous-entendue) que seuls quelques privilégiés, vivant principalement dans les pays du Nord, peuvent continuer à polluer et à détruire l’environnement et que le modèle de vie occidental est le seul possible.

32Ne cherchons pas, il n’y a pas d’autre moyen d’échapper aux catastrophes annoncées sans un changement majeur des habitudes de vies, de notre modèle d’urbanisation et d’organisation sociale. Le mythe de la surpopulation, comme le cible bien Angus et Butler, n’est pas fondamentalement une affaire de chiffres, mais, surtout un moyen de masquer les inégalités sociales, économiques et politiques, un moyen de préserver le statu quo. Il sert à cacher que les pays industrialisés du Nord ne représentent qu’un milliard de personnes sur terre, mais sont beaucoup plus gourmands en ressources énergétiques. En résumé, le livre d’Angus et Butler (2014) devrait être lu par tous les scientifiques intéressés par les études des populations parce que prôner une meilleure régulation des naissances et une réduction substantielle de l’immigration est une fausse piste pour protéger l’environnement et contrer les changements climatiques.