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Une frontière virtuelle : l’exploitation des ressources minérales profondes dans le Pacifique

Pierre-Yves Le Meur et Valelia Muni Toke

Résumés

Le projet d’exploiter les ressources minérales marines profondes, qui remonte aux années 1960, est revenu au premier plan dans les années 2000, dans un contexte de course aux matières premières et de croissance rapide des économies émergentes, en particulier celle de la Chine. La mine sous-marine constitue une nouvelle frontière économique et technologique pour les firmes minières et le capital transnational tandis que les pays et territoires du Pacifique insulaire s’efforcent d’anticiper cette rencontre en renforçant leurs compétences souveraines et la coopération régionale. Pour les peuples autochtones et les autorités coutumières est en jeu la représentation cognitive et normative des espaces océaniques comme part intégrant de leur univers et monde de vie alimentant des affirmations spécifiques de souveraineté « non-westphalienne ». La réalisation du potentiel minier sous-marin reste toutefois lente à se dessiner. Cet article se propose d’explorer cette frontière minière encore largement virtuelle via les politiques et les dispositifs mis en place dans ce domaine dans les territoires français du Pacifique, avec un accent sur le cas de Wallis-et-Futuna. Il s’agira d’examiner et d’analyser les effets induits par la rencontre entre politique française, réponses océaniennes et virtualité de la mine sous-marine, en particulier du point de vue des relations des Outre-mer à l’État et à l’information, entre défiance, rumeurs et controverses. On verra à quel point les questions d’incertitude, y compris morale, institutionnelle et ontologique, jouent un rôle structurant dans la compréhension et les négociations des enjeux de l’exploration et de l’exploitation des ressources minérales marines profondes.

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Texte intégral

Introduction

1La vision et la construction des abysses comme frontière scientifique, politique et économique débutent au 19siècle, et connaissent un renouveau après la Seconde Guerre mondiale, en étant souvent associées à une autre frontière à conquérir, le cosmos. Dans ce contexte, les nodules polymétalliques tapissant les fonds marins profonds sont apparus dans les années 1960-70, comme une nouvelle ressource dont l’exploitation apparaissait à la fois proche et prometteuse, à côté de la culture de laminaires et de l’élevage de cachalots. Or ce ne fut pas le cas, pour des raisons économiques (choc pétrolier de 1973) et technologiques. Le projet d’exploiter les ressources minérales profondes est revenu au premier plan dans les années 2000, dans un contexte de course aux matières premières et de croissance rapide des économies émergentes, en particulier celle de la Chine.

  • 1 Une première extraction pilote a été réalisée en 2017 à 1600 mètres de profondeur au large d’Okinaw (...)
  • 2 Depuis 2009, les demandes d’extensions de ZEE sur les plateaux continentaux dans le cadre de la Com (...)
  • 3 La souveraineté dite « westphalienne » (issue des traités de Westphalie de 1648 qui ont clos la gue (...)

2La réalisation du potentiel minier sous-marin reste toutefois lente à se dessiner et le projet le plus avancé dans le monde, le projet Solwara d’exploitation d’amas sulfurés en Papouasie–Nouvelle-Guinée, a du mal à dépasser la phase d’exploration et a rencontré des difficultés dans son entreprise de recapitalisation, au point d’avoir été déclaré en faillite fin 2019 (Jamasmie, 2019). Le Japon, très actif dans le secteur, en est également au stade de l’exploration1. De même, les îles Cook ont élaboré un cadre politico-légal sophistiqué pour attirer les investisseurs (Lynch, 2011), mais sans résultat convaincant jusqu’à présent. En dépit de cela, l’intérêt pour les ressources minérales profondes génère, en particulier dans le Pacifique, des effets pratiques et discursifs en termes de production des politiques publiques, d’affirmation de souveraineté, de construction de communautés, de production de savoirs, de mobilisation d’expertise et de circulation des flux financiers et technologiques. La mine sous-marine constitue de ce point de vue une nouvelle frontière économique et technologique pour les firmes minières et le capital transnational, tandis que les pays et territoires du Pacifique insulaire s’efforcent d’anticiper cette rencontre en renforçant leur souveraineté via la construction d’un cadre politique et juridique, des coopérations régionales, la délimitation de leurs frontières maritimes et des demandes d’extension de leur plateau continental (Fache et al., 2021)2. Pour les peuples autochtones et les autorités coutumières, est ici en jeu la représentation cognitive et normative des espaces océaniques comme partie intégrante de leur univers et de leur mode de vie, représentation qui alimente des affirmations spécifiques de souveraineté « non-westphalienne » (Le Meur, 2017)3.

3Pour comprendre ces positionnements, il faut préciser que les années 2000 ont aussi vu la floraison d’aires marines protégées de très grande taille, la plupart situées dans le Pacifique. Ces enclaves conservationnistes sont aussi travaillées par des enjeux géopolitiques qui s’expriment dans le débat entre aires marines protégées (AMP), soutenues par les ONG environnementalistes internationales, et aires marines gérées (AMG), utilisées comme instrument de reprise souveraine sur les espaces marins. Entre-temps, la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS 1982/1994) a acté la séparation entre espaces marins nationaux (ZEE) et internationaux, ces derniers faisant l’objet d’un intérêt très fort de la part des États et des firmes (pour le Pacifique, la zone de fracture de Clarion-Clipperton en particulier). En tant que bien commun de l’humanité – ce qui les place à l’extérieur d’une souveraineté westphalienne de l’État-nation (Stuart, 2009) –, ils sont en même temps soumis à des contraintes environnementales importantes, sous l’égide de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) (Lodge et al., 2014; Zalik, 2018).

  • 4 Les sources sur lesquelles s’appuient nos analyses proviennent en premier lieu de deux expertises a (...)

4Cet article se propose d’explorer cette frontière minière encore largement virtuelle via les politiques et les dispositifs mis en place dans ce domaine dans les territoires français du Pacifique, à savoir la Polynésie française, Wallis-et-Futuna et la Nouvelle-Calédonie. Dans le premier cas, une expertise collégiale demandée initialement par le gouvernement de la Polynésie française a permis de faire un état des lieux des (manques de) connaissances scientifiques et des lacunes juridiques et administratives, et de proposer une esquisse de politique publique en la matière (Le Meur et al., 2016). À Wallis-et-Futuna, des tensions liées directement ou indirectement à la thématique minière sous-marine ont fermé la porte à un travail du même ordre (Le Meur et al., 2019), tandis que la Nouvelle-Calédonie constitue un cas particulier dans la mesure où l’enjeu apparaît comme une sorte de non-dit dans le contexte de la mise en place du parc naturel de la Mer de Corail en 2014, aire gérée couvrant l’ensemble de la ZEE (y compris la zone des îles Matthew et Hunter contestée par le Vanuatu (Mosses, 2019)4.

5Ces variations de dynamiques sont pour partie internes aux territoires, variant selon leur degré d’autonomie, lequel est quasi nul à Wallis-et-Futuna, seul territoire des Outre-mer français où le Préfet détient l’exécutif; très fort en Nouvelle-Calédonie, depuis les accords politiques de Matignon-Oudinot, 1988, et Nouméa, 1998, qui ont initié un large transfert de compétences vers les provinces et le territoire et prévoient une série de trois référendums d’autodétermination, les deux premiers ayant été organisés en 2018 et 2020. L’autonomie politique est forte également en Polynésie française depuis la loi organique de 1984. Ces variations de dynamiques s’inscrivent aussi à la croisée de plusieurs lignes politiques impulsées par l’État français depuis la fin des années 2000 en matière de politique maritime, minière et environnementale. En ce qui concerne l’exploration et l’exploitation des ressources minérales marines profondes, l’action publique dans les territoires français du Pacifique reste toutefois embryonnaire, en étant pour le moment essentiellement constituée de directives générales, de plans d’action et d’expertises.

6L’enjeu minier sous-marin présente en effet des particularités, elles-mêmes pour partie indexées à la localisation de la ressource, à savoir les abysses – éloignés, profonds, obscurs, méconnus –, que nous analyserons (section 1) en lien avec le caractère encore largement virtuel de l’économie minière sous-marine, et les formes spécifiques d’incertitude que cette virtualité induit. Notre propos explorera ensuite l’interface des politiques et stratégies françaises (section 2) et des réponses, attentes et tactiques politiques des territoires, selon un large spectre allant du loyalisme à l’indépendantisme, en passant par le discours autochtoniste et la revendication coutumière (section 3). Cette dernière section s’intéressera tout particulièrement aux façons de mobiliser le passé – des mémoires différentielles – pour combler le défaut de représentation de la potentielle exploitation minière sous-marine, et, ainsi, produire une forme spécifique de gestion de l’incertitude. Le cas de Wallis-et-Futuna sera plus particulièrement détaillé.

  • 5 Anna Tsing a forgé ce terme pour analyser la performance à la fois économique et dramatique (qu’ell (...)

7Il s’agira donc d’examiner et d’analyser les effets induits par la rencontre entre politique française, réponses océaniennes et virtualité de la mine sous-marine, en particulier du point de vue des relations à l’État et à l’information, entre défiance, rumeurs et controverses, à l’origine d’une « économie des apparences » aux formes spécifiques5. Dans le contexte global d’une « société du risque » en expansion (Beck, 1986; Adamet al., 2000), nous verrons à quel point les questions d’incertitude (Knight, 1921; Dupuy, 2002; Dousset, 2018), y compris morale, institutionnelle et ontologique (Bergeron et al., 2015), jouent un rôle structurant dans les controverses, les positionnements et les réponses, face aux enjeux de l’exploration et de l’exploitation des ressources minérales marines profondes.

Trajectoire et caractéristiques de la frontière minière sous-marine

Émergence des ressources minérales sous-marines profondes

8La question des ressources minérales marines profondes est inséparable de l’ensemble des enjeux qui traversent la course vers les espaces et les ressources dans le Pacifique, inscrite dans une longue durée précoloniale (D’Arcy, 2006; Kirch, 2010) et coloniale (Thomas, 2010). Elle a également une histoire longue, celle du tournant maritime opéré par certaines puissances au 19siècle sous le signe combiné de la science, de la technologie et de l’expansion capitaliste et impérialiste. La découverte des ressources minérales profondes remonte en effet au 19siècle: les nodules polymétalliques et encroûtements cobaltifères dragués par l’expédition Challenger de 1872-76 signent les débuts de l’océanographie moderne (Hannigan, 2015, pp. 37-38; Rozwadowski, 2005).

  • 6 Nous laissons de côté les gisements sous-marins peu profonds situés sur les plateaux continentaux à (...)

9La métaphore de l’océan comme frontière (ré-)émerge puissamment dans les années 1950-6019, en étant souvent associée, comme en miroir, à l’espace interplanétaire, lequel va supplanter l’océan dans les réalisations et les imaginaires à la fin de la décennie (Rozwadowski, 2012). C’est dans ce contexte marqué par les collusions entre intérêts scientifiques, militaires et économiques que sont découverts en 1977 les cheminées hydrothermales et les amas sulfurés associés (Oreskes, 2003), qui vont occuper une place centrale dans le regain d’intérêt pour les ressources minérales marines profondes du début du 21siècle. Les ressources minérales sous-marines profondes peuvent être classées en quatre grandes catégories : nodules polymétalliques, encroûtements cobaltifères, amas sulfurés, boues sous-marines enrichies en terres rares et autres métaux6 (Arndt et al., 2016, p. 72).

Figure 1. Contexte tectonique et origine des principales ressources minérales marines.

Figure 1. Contexte tectonique et origine des principales ressources minérales marines.

Source : Arndt et al. 2016, p. 72.

10Les nodules polymétalliques, concrétions sphériques ou ellipsoïdales d’une dizaine de centimètres maximums, riches en manganèse, fer, cobalt, cuivre et nickel, se trouvent dans les plaines abyssales profondes, entre 3500 et 6500 mètres, avec une forte concentration dans la zone de fracture de Clarion-Clipperton, et, concernant les territoires français du Pacifique, potentiellement dans les plaines abyssales au nord-ouest de la ZEE de Polynésie française (Hein et al., 2015).

11Les encroûtements cobaltifères recouvrent d’une couche dont l’épaisseur varie de quelques millimètres à une vingtaine de centimètres les pentes et les sommets des monts sous-marins à faible sédimentation, à partir de 700 mètres de profondeur. Outre le cobalt, ils peuvent être riches en manganèse, nickel, fer, cuivre et autres métaux comme le titane et le platine. La présence de phosphorite (potentiellement exploitable) dans le substratum des encroûtements a été constatée. On trouve ces encroûtements dans les ZEE des pays et territoires du Pacifique Sud. En Polynésie française, les zones les plus prometteuses d’un point de vue géologique sont localisées entre 800 et 4000 mètres de profondeur au nord-est et au sud-ouest du plateau des Tuamotu, et secondairement vers la chaîne des monts sous-marins Tarava au sud des îles de la Société.

  • 7 Leur présence sous cette forme indique la présence probable de sites inactifs dans la zone, mais le (...)

12Les amas sulfurés sous-marins sont situés dans des bassins d’arrière-arc ou bien dans la croûte océanique volcanique, associés soit à des dorsales médio-océaniques, soit à des zones de subduction en arcs insulaires (Dyment et al., 2014). Les principaux métaux qu’ils renferment sont le cuivre et l’or, avec des quantités moins importantes de zinc et d’argent. Dans le Pacifique, ce sont ces formations qui ont fait l’objet des premières tentatives d’exploration à caractère économique et d’extraction expérimentale, en Papouasie–Nouvelle-Guinée, avec le projet « Solwara » (Childs, 2019) et au Japon, au large d’Okinawa (Japan Time, 2017). Elles sont présentes (à l’état actif donc non exploitable7) au large du sud-est de Futuna, à une profondeur de 1200-1500 mètres autour du volcan sous-marin Kulo Lasi.

13Enfin, les boues sous-marines profondes peuvent concentrer des terres rares (Klinger, 2015) et d’autres métaux, mais probablement à des concentrations faibles (au contraire de ce que l’agitation médiatique autour de l’article de Kato et al. en 2011 a pu laisser penser).

14Si le prix des matières premières est retombé après un pic dans la seconde moitié des années 2000, un petit nombre d’expériences pilotes situées dans les ZEE et concernant les amas sulfurés ont continué, comme on vient de le voir. Élément important quant à la temporalité minière, notons que tous deux étaient déjà annoncés comme imminents au début des années 2000 (Halfar et Fujita, 2002, p. 104). La Chine et l’Inde continuent actuellement l’exploration et les développements technologiques (Long, 2019), tout comme l’Union européenne – en particulier la France et l’Allemagne (Cozigou, 2016). Les stratégies des États et des firmes telles que Nautilus Minerals Inc. sont en général doubles, investissant à la fois les ZEE et la zone de Clarion-Clipperton.

Une frontière à part ?

15La vision des ressources minérales profondes comme nouvelle frontière mérite d’être spécifiée, en particulier du fait de sa nature encore largement virtuelle (nous reviendrons sur ce terme). Le terme « frontière » lui-même est polysémique et doit être déconstruit analytiquement. Notre usage de la notion de frontière met avant tout l’accent sur sa dimension processuelle : « [A] frontier is not a space itself. It is something that happens in and to space. Frontiers take place » (Rasmussen et Lund, 2018, p. 388). La frontière est à la fois opportunité d’accumulation (frontière extractive/capitaliste), source de danger et de non-droit (marge des États ou des empires), espace sauvage ouvert à la colonisation et la civilisation (Cons et Eilenberg, 2019, pp. 8-9) : elle est « an imaginative project capable of molding both places and processes » (Tsing, 2005, p. 32). Dans tous les cas, la frontière se construit sur la destruction de l’ordre existant, sur sa négation, sa méconnaissance ou son mépris, et donc sur l’idée d’un vide institutionnel, normatif, civilisationnel ou même cognitif (Kopytoff, 1987; Chauveau et al., 2004) – ordre qu’il s’agit finalement de remplacer selon une dialectique frontière-territorialisation : « [f]rontier spaces are where the often violent destruction of previous order take place, and the territorialization of new orders begins » (Rasmussen et Lund, 2018, p. 396). L’ouverture d’une frontière implique sa clôture ultérieure (Steinberg, 2018, p. 237).

16Contrairement aux acteurs des ruées vers l’or du 19e siècle, ceux de la nouvelle (et putative) frontière minière sous-marine ne sont pas des personnes sans autres ressources que leur volonté et leur courage individuels, mais des États et des firmes capables d’investir des capitaux importants. La chaîne de production permettant l’extraction et la transformation des minerais est elle-même complexe et à haute intensité technologique. La vision spontanée mettant l’accent sur la verticalité du processus (Elden, 2013) – on parle de ressources profondes et d’abysses – doit dès lors être nuancée, tant l’horizontalité et les effets volumétriques induits (Bridge, 2013) y occupent une place également importante (Childs, 2020, pp. 199–200). Selon une projection d’une exploitation future des encroûtements cobaltifères (Le Meur et al., 2016, pp. 112–114), les engins miniers autopropulsés et commandés à distance (remotely operated vehicles/ROV) procèdent à l’extraction, à la fragmentation et au ramassage du minerai qui remonte ensuite, broyé, mélangé à de l’eau de mer et propulsé par une pompe, dans un tuyau flexible (riser) en direction du navire de soutien (production support vessel/PSV). Le riser alimente les engins de fonds de mer en énergie et transporte le minerai ensuite transformé dans un port terrestre ou sur une plateforme offshore. L’eau de mer joue un rôle multiple : environnement naturel, composante du processus d’extraction, fournisseur d’énergie pour la pompe du riser, réceptacle d’éventuels rejets de métaux écotoxiques.

17D’autres facteurs donnent sa forme particulière à la frontière minière sous-marine: éloignement, profondeur, invisibilité, virtualité, ainsi que sa dimension temporelle. D’une part, elle est marquée par l’imbrication entre des temporalités biophysiques, technoscientifiques et sociopolitiques (Adam, 1998; Le Meur et al., 2018b; Childs, 2020). D’autre part, le temps est aussi affaire d’orientation, selon le point de vue des différents acteurs impliqués: le poids relatif du passé, du présent et du futur et leurs articulations définissent différents régimes d’historicité (Hartog, 2003; Ballard, 2014) qui sont aussi intrinsèquement des régimes d’incertitude face à l’inattendu (Dousset, 2018, pp. 246). La configuration de ces régimes varie en effet selon que l’on se place du point de vue des administrations, des scientifiques ou plus largement des populations. La notion de virtualité apparaît ici centrale et il est possible d’en décliner les différentes manifestations.

  • 8 En 2001, Nautilus, compagnie opératrice du projet Solwara, annonçait un passage imminent à la produ (...)
  • 9 Ce manque de connaissances est reconnu dans le document de 2015 présentant la stratégie française d (...)
  • 10 Voir Knight (1921) pour la distinction entre risque (probabilisable) et incertitude (non probabilis (...)
  • 11 Nous manquons de place pour développer ce point théorique qui renvoie à la notion d’assemblage déve (...)

18La frontière minière sous-marine est d’abord virtuelle, car elle est éloignée dans le temps, elle n’est pas (encore) réalisée8. Elle l’est aussi parce que distante spatialement, dans des abysses éloignés des rivages, virtuelle au sens d’abstraite, soustraite à la perception immédiate (Ardener, 2012). Son caractère virtuel pourrait aussi être renforcé par des processus de transformation offshore, au sens où la division spatiale entre extraction (profonde) et transformation (éloignée) constituerait un obstacle à la perception et à la représentation du processus dans son ensemble. Il tient aussi à l’ampleur extrême des lacunes des connaissances concernant la ressource (localisation précise, quantité), les écosystèmes environnants, les impacts potentiels de l’exploitation et les technologies permettant l’extraction et, de ce fait, la réduction de ces impacts sur les environnements profonds. En d’autres termes, la frontière est virtuelle parce que mal connue9, ou, pour les tenants de théories du complot, parce que cachée. Le caractère virtuel de la mine sous-marine tient aussi au fait que sa perception, comme celle des grands fonds marins plus généralement, n’est jamais directe, mais médiée par un appareillage technologique sophistiqué qui nous permet de la visualiser tout en la maintenant à distance. Inversement, l’élaboration des cadres politiques, juridiques réglementaires parfois très sophistiqués (comme aux îles Cook et à Tonga; voir David et Troianello, 2016, pp. 256–260; Bambridge et al., 2016, pp. 323–328; Lynch, 2011) tente d’inscrire dans le présent – et de maîtriser – le futur de l’exploitation minière sous-marine. Or, ce futur n’est pas seulement celui de profits potentiels – et donc de leur répartition – mais aussi celui de risques et d’incertitudes qui relèvent de contextes dans lesquels les calculs de probabilité sont impossibles10. Le qualificatif de virtuel appliqué à la frontière minière sous-marine ne doit donc pas être conçu comme opposé à réel, mais comme exprimant une potentialité, ou plutôt des potentialités diverses dont l’actualisation est incertaine et dépendra de la stabilisation d’agencements socio-techno-naturels complexes11.

  • 12 Cette peur de disparaître en tant que communauté s’entend au travers de plusieurs types de discours (...)

19Pour les entreprises, le risque, qui longtemps a été conçu comme économique (prix des métaux), politique (stabilité des pays d’accueil) et social (puissance des syndicats), est également devenu réputationnel à la fin des années 1990 lorsque les dégradations environnementales issues de leurs activités ont commencé à leur coûter de l’argent (procès perdus, conditions de bonnes pratiques environnementales pour accéder au crédit). Pour les populations locales, c’est la question de l’incertitude qui est au cœur de l’enjeu minier : incertitude morale (question de la confiance envers les opérateurs miniers mais aussi envers l’État), normative (quant aux règles du jeu, un jeu nouveau en l’occurrence) et aussi ontologique (la peur de disparaître en tant que communauté12). Le caractère virtuel de la mine sous-marine, et les inconnues technologiques, géologiques, écologiques qui la caractérisent augmentent encore cette incertitude : « l’incertitude est moins ce que nous ne connaissions pas que ce que nous ne pouvions pas connaître » (Dousset, 2018, p. 11).

20Ce sont précisément les réponses apportées à la situation d’incertitude induite par la virtualité de la mine sous-marine qui vont ici nous intéresser. La triade analytique proposée par Anderson est de ce point de vue utile : precaution, preemption, preparedness (Anderson, 2010, pp. 787–792). Première réaction possible, la précaution vise à contraindre ou stopper de l’extérieur et avant que ne devienne irréversible un processus identifié comme générateur d’une menace potentielle et incertaine. La préemption cherche aussi à stopper la survenue d’un futur, mais en s’inscrivant dans le processus générateur de la menace pour l’infléchir et créer une trajectoire alternative. Enfin, la logique de préparation ne vise pas à empêcher la réalisation d’un événement mais celle de ses effets, en développant les capacités de réponse et la résilience des acteurs humains et non humains menacés.

21Concernant l’exploitation des ressources minières sous-marines, les actions correspondant aux trois logiques mises au jour par Anderson seraient respectivement le moratoire (précaution), la mine durable ou responsable (préemption) et la mise en œuvre d’un cadre politico-légal adapté (préparation). On retrouvera ces stratégies déclinées de manière spécifique dans le contexte des territoires français du Pacifique. Elles recoupent pour partie les quatre modalités de « construction discursive de l’océan » proposées par Hannigan (2015) : récolter/exploiter, partager, revendiquer, protéger les communs océaniques qui renvoient respectivement aux enjeux d’économie extractive, de gouvernance, de souveraineté et de conservation. Nous ajouterons un cinquième mode, à savoir vivre les communs océaniques, qui prend en compte l’expérience et la revendication autochtone face au risque de « l’oubli », effacement ou invisibilisation, des populations océaniennes. Ces dernières réagissent à l’enjeu extractif via différents types de discours et de positionnements, qui mobilisent des registres extrêmement hétéroclites, écologiques, scientifiques, juridiques, mais aussi religieux ou millénaristes (voir Filer et al., 2021 dans le cas de Solwara), et alimentent, via des canaux de plus en plus diffus (dont les réseaux sociaux) des phénomènes de rumeurs et théories du complot, au risque de répondre à l’incertitude par de nouvelles incertitudes. Les populations concernées mobilisent aussi, de manière sélective et segmentée, des mémoires spécifiques pour tenter de gérer l’incertitude, comme nous le verrons dans la section 3. Elles sont également insérées, ou plutôt réinventées, dans l’économie politique virtuelle qui se dessine, en tant que communautés affectées/bénéficiaires, dont la définition à valeur performative s’avère toutefois bien plus ardue que pour la mine terrestre, comme le montrent Filer et Gabriel (2018) dans le cas du projet Solwara en Papouasie Nouvelle-Guinée.

Renouveau minier, enjeux maritimes et territoires français du Pacifique

22Les dynamiques en matière de mine sous-marine dans les territoires français du Pacifique s’inscrivent à la croisée de trois lignes politiques impulsées par l’État français. Il s’agit tout d’abord du Grenelle de la Mer, processus organisé en 2009 sous la présidence de Nicolas Sarkozy par le ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer, Jean-Louis Borloo, qui inscrit dans ses axes prioritaires l’exploration et l’exploitation des ressources minérales marines profondes (Livre bleu, 2009, p. 14). En parallèle, la France se lance, dans les années 2010, dans une stratégie incertaine de « renouveau minier » dont la mine sous-marine est une composante, en particulier sous la houlette d’Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif sous la présidence de François Hollande. Enfin, la France est signataire du Plan stratégique pour la diversité biologique 2011-2020 pour la planète (ou Objectif d’Aichi), adopté par les Parties à la Convention sur la diversité biologique (CDB) en octobre 2010, dont l’un des objectifs est de mettre en protection, sous forme d’AMP, au moins 10 % des espaces marins des ZEE.

23La nouvelle politique maritime voulue par le Grenelle de la Mer de 2009 concerne l’ensemble des enjeux maritimes – notamment l’énergie, le transport, la pêche, les ressources minérales, la conservation de la biodiversité et la pollution – dans une logique qui se veut à la fois intégrée et étendue à l’ensemble de la ZEE. Il s’agit de passer de la gestion intégrée des zones côtières (GIZC), n’incluant pas la haute mer, à une gestion intégrée de la mer et du littoral (Lefebvre, 2011) qui prenne en compte le discours du développement durable. Le volet minier sous-marin est explicite : « En s’appuyant sur l’amélioration des connaissances des fonds marins, préparer le développement, à moyen terme, de projets miniers en mer profonde en organisant dès à présent le développement et le pilotage industriel de procédés d’extraction minière offshore. Cette action […] prendra en compte l’impact environnemental de ce type d’exploitation » (Livre bleu, 2009, p. 14). Il est fait état dans le même document d’un « abyssal besoin de connaissances » (Livre bleu, 2009, pp. 61-63).

24Dans le cas de Wallis-et-Futuna, la traduction opérationnelle est étonnamment rapide, eu égard aux moyens financiers et logistiques nécessaires, puisque dès 2010, une campagne d’exploration (« FUTUNA 1 ») est menée dans les eaux de Futuna dans le cadre d’un partenariat public-privé entre instituts de recherche (Ifremer et BRGM/Bureau de recherches géologiques et minières en premier lieu) et entreprises extractives (Eramet, Areva, mais aussi Technip, leader mondial dans les technologies extractives offshore). La première campagne a en particulier découvert une nouvelle dorsale active et un volcan majeur également actif, nommé Kulo Lasi (« le grand chaudron » en futunien), caldera qui constitue le premier site hydrothermal profond et de haute température connue dans la ZEE française. La campagne FUTUNA 3 de 2012 « clôt la première étape d’exploration. La deuxième étape nécessaire consisterait à évaluer les ressources, étudier l’état initial des écosystèmes avant tout impact dans le cas d’exploitation et réaliser l’étude de cadrage d’un pilote minier » (Ifremer, 2017). Le 8 novembre 2013, la société SialeO (filiale détenue à 100 % par Eramet et orientée vers l’exploration des ressources minérales marines) demande l’octroi pour une période de cinq ans du permis exclusif de recherches de mines. Ce permis dit « Permis Sialé » est situé pour partie sur les fonds marins de la ZEE de Wallis-et-Futuna, d’une superficie de 169 792 km2. Dans sa réponse du 23 janvier 2014 au président de SialeO, Vincent Trelut, du ministère du Redressement productif, signale que si la demande a bien été faite dans les formes, un vide juridique du code minier empêche de l’instruire, sachant que Wallis-et-Futuna, contrairement à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française, ne dispose pas de la compétence minière. À Paris, cette lacune est vue comme un simple problème de technique juridique et un projet de décret minier est soumis le 30 septembre 2014 à l’Assemblée territoriale. Or, cette dernière émet un avis réservé dans la délibération du 17 décembre 2014, et la machine se grippe pour de longues années (nous reviendrons sur cette séquence dans la section suivante).

25La politique française de la mer rencontre, dans sa composante extractive, celle du « renouveau minier », lancée en octobre 2012 par le ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, visant à refaire de la France « un pays dans lequel on peut exploiter des mines » (Le Point, 2012). Peu avant, le Comité des métaux stratégiques (COMES), instance créée en janvier 2011 de concertation entre pouvoirs publics et acteurs économiques, avait proposé d’actualiser l’inventaire minier français qui datait des années 1980, travail démarré en 2012 par le BRGM (Galin, 2016; voir [en ligne] URL : http://www.mineralinfo.fr/​). La révision du Code minier est lancée en 2012, plusieurs permis de recherche exclusifs sont attribués à partir de 2013, et un processus de concertation visant à « définir un modèle français de la mine responsable » est lancé en 2015 par Emmanuel Macron, alors ministre en charge de l’Industrie.

  • 13 Mentionnons aussi à la même époque la commission « Innovation 2030 » présidée par Anne Lauvergeon, (...)
  • 14 Le Cluster maritime français (CMF), association créée en janvier 2006 regroupant plus de 300 entrep (...)
  • 15 L’un des objectifs est de « définir, avec les autorités compétentes de la Nouvelle-Calédonie, de la (...)
  • 16 Cette stratégie est en cours d’actualisation dans le cadre d’un groupe de travail interministériel (...)

26L’intérêt renouvelé pour la mine sous-marine relève donc de cette double dynamique. Le Comité interministériel de la mer du 2 décembre 2013 engage un programme national de recherche et d’accès aux ressources minérales des grands fonds marins (Galin, 2016, p. 80)13; celui du 22 octobre 2015 approuve la « Stratégie nationale relative à l’exploration et à l’exploitation minières des fonds marins ». Celle-ci a un triple objectif de mise en valeur des ressources minérales profondes de la ZEE (la place de la France au sein de l’AIFM n’est pas oubliée pour autant), de développement d’une filière industrielle (renforçant un opérateur minier français, Eramet en l’occurrence) et d’indépendance stratégique en métaux (Stratégie nationale, 2015, p. 1)14. Les trois territoires français du Pacifique sont explicitement intégrés à ces objectifs15. Quant aux enjeux sociaux, ils sont mentionnés pour être ensuite réduits à la portion congrue, à savoir quelques vagues pétitions de principe (Stratégie nationale, 2015, p. 13)16, contrairement aux enjeux environnementaux qui venaient, eux, de faire l’objet d’une expertise collective (Dyment et al., 2014).

  • 17 Dans ce cadre, l’ONU demande notamment à la France de « garantir la souveraineté permanente du peup (...)
  • 18 La rente militaire a diminué, mais la rente nucléaire a été maintenue, même si elle est bien inféri (...)

27Ces orientations sont donc postérieures aux campagnes d’exploration menées dans les eaux de Futuna en 2010-12 et à la demande d’une expertise collégiale sur les ressources minérales marines profondes en Polynésie française. Dans ce dernier cas, ce n’est pas l’État français qui fut le moteur de la demande, mais le territoire, doté d’une forte autonomie depuis 1984, renforcée en 2004, insuffisamment toutefois du point de vue des indépendantistes, qui ont fait inscrire la Polynésie française sur la liste onusienne des territoires à décoloniser en 201317. Toujours est-il que dans un contexte de crise économique et de recherche d’alternatives à la rente nucléaire (les essais militaires s’y sont arrêtés en 1996)18, les ressources minérales sous-marines apparaissent comme une option dont il s’agit d’évaluer la valeur et les risques. La répartition des compétences en matière d’exploration et d’exploitation minière sous-marines est dès lors un enjeu clairement exprimé à la fois par le gouvernement local et par l’État français. Or, s’il apparaît que la Polynésie dispose de la compétence minière en vertu de la loi organique statutaire de 2004, « l’État conserve une compétence résiduelle s’agissant des métaux dits “stratégiques”. Or, il n’existe ni définition juridique ni délimitation scientifique de la catégorie des “métaux stratégiques”, si ce n’est dans les décisions du 14 avril 1959, à la solidité juridique incertaine (ce n’est pas un décret) » (Le Meur et al., 2016, p. 118).

  • 19 Le parti indépendantiste Tavini a d’ailleurs demandé en novembre 2015 que la question soit portée à (...)

28Le terme englobe jusqu’à présent les substances nécessaires à l’énergie atomique (hélium, uranium, thorium, béryllium, lithium et leurs composés) et les hydrocarbures liquides et gazeux. La question est politique, et elle doit donc être tranchée, même si en l’état actuel des connaissances des ressources minérales profondes, la compétence « résiduelle » de l’État français ne trouve pas à s’exprimer19.

  • 20 Il est ensuite prévu pour la période 2020-2023 de poursuivre les études et de mettre en place sur l (...)
  • 21 PEW (The PEW charitable trusts) est une fondation (ou plutôt un conglomérat de fondations) issue de (...)
  • 22 Marlène Dégremont, PhD, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), communication personn (...)

29Le gouvernement de la Polynésie française a récemment relancé son action en commanditant à l’entreprise Abyssa une « Étude préalable pour le développement d’une stratégie d’exploration des encroûtements polymétalliques » comprenant trois phases (inventaire des ressources, proposition d’une méthodologie de développement, identification20 des moyens pour initier celui-ci). L’objectif affiché par le vice-président du gouvernement polynésien est de « doter la Polynésie française d’un outil pour éclairer les décisions soit en faveur d’une exploitation durable, soit en faveur de la sanctuarisation de ce patrimoine naturel » (Thomas, 2019). On retrouve ici une recommandation clé (recommandation n° 3 au sein d’une séquence de neuf recommandations) de l’expertise collégiale réalisée en Polynésie française (Le Meur et al., 2016) : « définir la stratégie de développement d’une filière minière sous-marine ou bien décider d’y renoncer sur la base d’un travail de combinaison des données acquises [recommandations n° 1 et 2] avec des scénarios technico-économiques affinés et des premières consultations » (Le Meur et al., 2016, p. 31). On peut aussi y voir d’une part l’effet d’une certaine stabilité politique (à la différence des années 2000) et l’expression d’un changement de la politique environnementale marine polynésienne. En 2014, une partie du gouvernement de ce territoire autonome a initialement plutôt bien accueilli les propositions, porteuses d’un discours de valorisation économique de l’environnement, de grandes AMP, émanant d’ONG internationales comme PEW, visant les Marquises mais aiguillée vers les îles Australes21. Le gouvernement a finalement privilégié un projet d’une aire de gestion marine couvrant l’ensemble de la ZEE, marquant ainsi une volonté d’affirmation souveraine et permettant la mise en œuvre d’une politique de planification spatiale maritime (Dégremont, 202122; voir aussi Le Meur et al., 2018b).

  • 23 Marlène Dégremont, PhD, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), communication personn (...)

30En Nouvelle-Calédonie, c’est la troisième orientation politique présentée en début de section (le développement d’AMP) qui semble dominer, à savoir la mise en place, à partir de 2014, du parc naturel de la Mer de Corail, lequel répond à des objectifs environnementaux et géopolitiques et ne laisse pas de place à un débat ouvert sur les ressources minérales profondes (ni sur les hydrocarbures). Ces enjeux sont toutefois documentés dans l’Analyse stratégique de l’espace maritime de la Nouvelle-Calédonie pilotée en 2012-14 par l’Agence des AMP et le Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie (Gardes et al., 2014, pp. 83–90). Le comité de gestion du parc comporte plusieurs collèges et l’industrie extractive y est représentée par Total Pacifique (collège socioprofessionnel) et, indirectement, par la DIMENC (Direction des mines et de l’énergie de la Nouvelle-Calédonie, collège institutionnel). Toutefois les ONG locales et internationales (collège société civile) vont opter pour une position dure face au monde extractif, estimant qu’il n’a pas sa place dans ce dispositif et soupçonnant l’État (via l’Agence des AMP) de collusion avec ses intérêts23. La situation calédonienne est compliquée par le statut incertain des îles de Matthew et Hunter, disputées par la France et le Vanuatu, et qui pourraient abriter des zones importantes d’amas sulfurés (David, 2011; Gardes et al., 2014; Mosses, 2019).

L’autre côté de la frontière minière virtuelle : réponses océaniennes à l’incertitude

  • 24 « L’autre côté de la frontière » est le titre de l’ouvrage important de l’historien Henry Reynolds (...)

31La politique minière sous-marine des territoires des Outre-mer français du Pacifique est guidée par le gouvernement central, comme nous venons de le voir, d’où le vocabulaire de ce sous-titre24 : quelles sont les réponses océaniennes face à la possible progression d’une nouvelle frontière des ressources imaginée depuis Paris ? L’incertitude tient ici tant aux intentions de l’État, qu’aux modalités et aux effets d’une exploitation minière sous-marine locale.

32Ensuite, la question minière sous-marine émerge différemment en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna, tandis qu’on peut parler de non-émergence, voire de non-dit organisé dans le cas néo-calédonien. Les statuts singuliers de ces trois territoires français du Pacifique Sud, dont aucun n’est département d’Outre-mer, conditionnent pour partie la diversité de ces réponses océaniennes. La Nouvelle-Calédonie est engagée dans un processus dit de « décolonisation négociée » depuis les accords politiques de Matignon-Oudinot (1988) et Nouméa (1998) et la loi organique de 1999. La Polynésie française dispose, comme elle, d’un gouvernement local auquel l’État a transféré un certain nombre de compétences, en matière minière entre autres, à la réserve (et l’ambiguïté) près des « métaux stratégiques » (loi de 1984 et loi organique 2004). À Wallis-et-Futuna, trois royaumes coutumiers sont reconnus (« Uvea à Wallis, Alo et Sigave à Futuna), et une assemblée territoriale composée d’élus des deux îles délibère sur l’ensemble des sujets relatifs au territoire (statut des agents de la fonction publique territoriale, commerce, équipement par exemple), mais ne détient pas le pouvoir exécutif, lequel échoit au Préfet, « administrateur supérieur » et « chef du territoire » (loi n° 61-814 du 29 juillet 1961).

  • 25 Les pays insulaires du Pacifique, lassés d’être réduits par la machine développementiste au statut (...)

33La configuration d’acteurs et de positionnements qui se met en place, dans une forme loin d’être stabilisée, apparaît donc trop complexe pour qu’une représentation binaire (État contre territoires) puisse en rendre compte, et ce pour trois raisons. Tout d’abord les positions des trois territoires du Pacifique sont loin d’être homogènes face à l’enjeu : le cas de la Polynésie française illustre la possibilité d’une stratégie d’un gouvernement local qui se veut autonome en la matière, quand celui de Wallis-et-Futuna voit s’affronter prérogatives étatiques et revendications coutumières. Contrairement à ce dernier territoire, la Nouvelle-Calédonie bénéficie d’une autonomie relative vis-à-vis de l’État, comparable à cette de la Polynésie française, mais le sujet minier semble pour le moment s’y restreindre à la mine terrestre, quand le traitement du domaine marin se maintient dans le cadre de la protection environnementale (voir supra). Cette hétérogénéité des territoires français du Pacifique est ensuite tout autant interne à chacun, entre revendications nationalistes, loyalistes, autochtonistes, coutumières et environnementalistes. Enfin, ces territoires s’insèrent dans un espace océanien plus large, au sein duquel certains pays se sont activement positionnés sur cette nouvelle frontière, dont l’analyse ne peut se réduire à une vision duale Nord-Sud25.

  • 26 Voir Hartog (2003, p. 147) : « Un régime d’historicité […] n’est que l’expression d’un ordre domina (...)
  • 27 Les scientifiques eux-mêmes ne disposent que de représentations de projets possibles, mais aucune m (...)

34Dans ce contexte hétérogène, on voit clairement la convergence mentionnée plus haut entre régimes d’incertitude et d’historicité26. La gestion de l’incertitude générée à la fois par les enjeux d’une possible exploitation des ressources minérales profondes et l’instabilité de la politique française en la matière passe par la mobilisation du passé – de mémoires spécifiques, segmentées – pour tenter de connecter présent et futur en comblant un défaut de représentation pour l’ensemble des acteurs27, à savoir celui d’une mine sous-marine virtuelle. Après avoir exploré cette gestion mémorielle de l’incertitude générée par la potentialité de la mine sous-marine, nous nous arrêterons dans un second temps sur le cas de Wallis-et-Futuna où la question a connu une forme d’accélération ces dernières années qui apparaît très révélatrice de la manière dont se construisent les enjeux et réponses face à la possibilité d’une exploitation des ressources minérales marines profondes – la « situation d’incertitude » fonctionnant comme « lieu d’explicitation et de hiérarchisation des valeurs sociales » (Dousset, 2018, p. 29).

Imaginer le futur aux prismes de mémoires sensibles

35Les mémoires sensibles – à la fois douloureuses, à vif, et inscrites dans les corps et les lieux – sont tout d’abord les mémoires de la colonisation, dont les modalités sociopolitiques et les statuts institutionnels, la durée et le degré de brutalité ont varié selon les territoires mais aussi au sein de chacun d’entre eux. Le régime disciplinaire de l’indigénat a ainsi été appliqué en Nouvelle-Calédonie de 1887 à 1946, mais pas en Polynésie française (à part, provisoirement, aux îles Sous-le-Vent, 1897-1907, et de manière incertaine aux Marquises, projet de décret en 1903). En Nouvelle-Calédonie, la colonisation de peuplement a touché la Grande Terre mais pas les îles Loyauté; de même, ni Wallis ni Futuna n’ont été des colonies de peuplement.

36Les mémoires ne sont pas seulement différenciées à un moment donné, elles varient dans le temps, tel ou tel événement acquérant ou perdant une position pivot. La construction différenciée et contextuelle des mémoires s’inscrit en effet dans le temps long précolonial et colonial, mais aussi dans le flux des événements plus récents (en particulier la reprise en main coloniale des années 1960; voir Mohamed-Gaillard, 2010 et Fisher, 2013) et de l’actualité contemporaine (accords politiques puis premier référendum sur l’indépendance en Nouvelle-Calédonie en novembre 2018 par exemple). Concernant la question minière sous-marine, on voit donc émerger des événements pivots autour desquels vont s’organiser, a posteriori, les points de vue actuels. Ils ont à voir, de manière large, avec la question minière, même si ce qui les rend structurants ne relève pas simplement de l’enjeu extractif. Ces événements pivots peuvent s’inscrire dans des durées plus ou moins longues, par exemple la longue durée coloniale du nickel découvert en 1864 en Nouvelle-Calédonie et exploité sans discontinuer depuis 1873. Ce sont aussi des lieux chargés de cette histoire, des « événements-lieux », tels que Moruroa, Nauru, Thio, Makatea, enrôlés comme ressources narratives et argumentaires pour tenter de répondre aux situations d’incertitude (Banaré et Le Meur, 2014), en l’occurrence celles engendrées par la perspective d’une exploitation minière sous-marine. Ces mémoires sont sélectives et elles ne sont pas nécessairement mobilisées à proximité ou en relation directe avec les enjeux actuels qu’elles viennent mettre en forme, définissant une géographie mémorielle hétérogène.

37Le cas calédonien apparaît comme le plus simple à cet égard, car autocentré sur les imbrications d’une histoire coloniale d’extraction minière et de colonisation de peuplement. La commune de Thio, haut lieu de cette trajectoire, symbolise les dévastations environnementales d’une activité incontrôlée jusque dans les années 1990 tout comme l’absence de retombées pour les populations locales, en particulier kanak. Cet emblème est mobilisé par des acteurs et dans des registres variés, nationalistes, autochtonistes, coutumiers, environnementaux (Demmer, 2007; Le Meur, 2017). Sa force symbolique dépasse le trait de côte et elle est brandie par les ONG environnementales comme un repoussoir à toute idée d’exploitation des ressources marines profondes dans la ZEE calédonienne désormais couverte par le parc naturel de la Mer Corail. L’enjeu semble ainsi avoir été peu à peu évacué des arènes de la gestion du parc.

  • 28 Le journal télévisé polynésien est diffusé successivement en tahitien et en français. Le soir de la (...)

38La Polynésie française n’est pas un pays structurellement minier comme la Nouvelle-Calédonie, mais elle a connu, à l’instar de Nauru, une phase d’exploitation du phosphate. Deux noms symbolisent cette histoire: Makatea et Mataiva, dans l’archipel des Tuamotu. Les ressources en phosphate de l’atoll surélevé de Makatea ont été exploitées de 1908 à 1966 (Decoudras et al., 2005). Celles du gisement de Mataiva, non exploitées à ce jour, ont suscité diverses études, mais leur projet de mise en exploitation fait l’objet d’un refus radical de la part des habitants de l’atoll (Magnan, 2018). Ce développement minier d’ampleur limitée, mais dont l’impact local a été lourd, en particulier d’un point de vue environnemental, a obéi à une logique d’enclave peu soucieuse des spécificités du territoire et de la soutenabilité du modèle mis en place. Cette mémoire est encore vive et présente dans les débats sur la mine sous-marine. Le bloc historique massif qui structure les mémoires en Polynésie française et au-delà (en particulier à Wallis-et-Futuna comme nous allons le voir), est structuré par les essais nucléaires militaires à Mururoa et à Fangataufa (deux atolls des Tuamotu) menés de 1966 à 1996 par le Centre d’expérimentation nucléaire (CEP) basé à Tahiti et depuis sa base arrière de l’atoll de Hao. La mise en place du Centre (qui se situe à une extrémité d’une filière minière stratégique, impliquant les intérêts français dans d’autres pays, au Niger en particulier, fait trop souvent négligé; voir Hecht, 2012) s’est accompagnée de transferts de l’État français qui ont été à la fois facteurs de modernisation, de développement économique et générateurs d’une logique rentière et clientéliste, dont la conversion vers une économie plus durable en termes sociaux et environnementaux s’avère délicate depuis l’arrêt des essais en 1996. L’ère du CEP apparaît de manière ambiguë comme une période de prospérité, mais aussi comme la matrice d’une défiance grandissante des Polynésiens face à un État français qui leur a menti quant aux effets des essais sur la santé. La « maladie du secret » analysée par (Mawyer, 2014) est à la fois de nature biomédicale – engendrée par des essais initialement effectués sans précaution –, et de nature politique – faite d’opacité et de mensonges et corrodant inexorablement l’image de l’État français (Chappell, 2005). Cette mémoire toujours actuelle alimente la défiance, en particulier de la mouvance indépendantiste en Polynésie française, défiance qui s’est manifestée dès la restitution en 2016 des résultats de l’expertise collégiale menée par l’IRD : la relativisation du potentiel minier sous-marin du pays et l’accent mis sur le haut niveau d’incertitude face à une rentabilité loin d’être assurée sont apparus comme la preuve d’un nouveau mensonge étatique28. ‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬‬

  • 29 Les manifestant.e.s que nous avons rencontré.e.s à cette occasion avaient pour la plupart déjà mani (...)

39La trajectoire de Nauru occupe une place à part dans ce paysage mémoriel dans la mesure où il ne s’agit pas d’un territoire français, mais d’une ancienne colonie allemande puis australienne devenue indépendante en 1968, dont l’histoire d’exploitation du phosphate constitue un des exemples les plus extrêmes de richesse soudaine et de désastre environnemental et sanitaire (Pollock, 2014). Le souvenir de Nauru hante les débats contemporains autour des projets miniers à Wallis-et-Futuna : certains se souviennent de leur fascination pour les avions de la compagnie Air Nauru, symbole d’un âge d’or à présent révolu, et racontent volontiers leur choc devant les images des documentaires récents montrant la dévastation environnementale et la pauvreté actuelle de la population. Aujourd’hui et comme le montra une banderole déroulée en septembre 2018 à Wallis à l’occasion de notre mission menée pour l’IRD29, l’opposition à tout projet minier s’incarne dès lors dans un slogan se référant à ce cas micronésien en plus du cas polynésien : « Non à l’exploitation des fonds marins. Nous ne voulons pas être détruits comme Moruroa-Nauru ».

  • 30 Cette histoire douloureuse n’a toujours pas fait l’objet d’un travail mémoriel et scientifique sat (...)
  • 31 Beaucoup de Wallisiens et de Futuniens ont travaillé dans l’industrie calédonienne du nickel, indus (...)

40Ces mémoires sont segmentées, et, comme nous l’avons dit, sélectives. À Wallis-et-Futuna, l’expérience kanak de l’exploitation du nickel n’est quasiment jamais mobilisée dans les discours, que ce soit comme exemple ou contre-exemple – et ce bien que de nombreux Wallisiens et Futuniens aient vécu en Nouvelle-Calédonie, et y aient travaillé dans l’industrie minière. Bien que relevant explicitement de revendications nationalistes et aussi autochtonistes, les affaires politiques kanak semblent ainsi appartenir à un univers parallèle auquel les Wallisiens et Futuniens ne s’identifient pas dans leur majorité (par exemple, beaucoup ne connaissent pas l’existence d’un Sénat coutumier en Nouvelle-Calédonie, organe consultatif représentant les chefferies kanak du territoire). Sans doute faut-il y voir les effets ethnicisants d’une histoire coloniale encore largement taboue, où l’opposition entre Kanak indépendantistes et Wallisiens/Futuniens loyalistes (au point de servir de bras armé à l’État français pendant la période dite des événements30) n’a jamais vraiment été construite comme mémoire commune et discutée comme telle. Se définissant comme « Polynésiens », en opposition aux « Mélanésiens », les Wallisiens et Futuniens s’identifient donc plus volontiers aux cas de Moruroa ou de Nauru, bien qu’ils en aient une expérience le plus souvent bien moins directe que celle de la trajectoire calédonienne31. Pour autant, les réflexions menées récemment à l’échelle régionale dans d’autres archipels « polynésiens » (comme les îles Cook ou les Tonga) semblent rester inconnues sur le territoire.

41De plus, à Wallis-et-Futuna, la période du protectorat (1887-1961), pourtant non exempte de violences coloniales, a été comme enfouie sous le statut de territoire d’Outre-mer de Wallis-et-Futuna de 1961, lequel semble perçu comme le symbole d’un partenariat avec la France plutôt que d’une subordination. Le statut coutumier de l’ensemble des terres sert dès lors de preuve contemporaine à cette interprétation optimiste – comme une sorte de « voile » posé sur l’histoire. Ainsi, dans ce territoire, la relation à un État jusqu’ici idéalisé comme figure protectrice semble se modifier substantiellement, au profit de la dénonciation d’une colonisation à venir, que les projets miniers incarneraient. Pour la première fois, en 2016, à Wallis, est créée une association dont les membres se signalent comme « indépendantistes », un terme dont la circulation était jusqu’à présent réservé à la Nouvelle-Calédonie et à la Polynésie française; et, à Futuna, des voix s’élèvent pour menacer d’une demande de rattachement à « la Chine » plutôt qu’à la France. Deux manifestations ont eu lieu en août 2018 au sujet du foncier terrestre, en réaction à deux ordonnances de 2016 visant notamment à remettre à l’État toute terre considérée comme « sans maître » – une proposition vide de sens à Wallis comme à Futuna, où l’ensemble des terres est attribué aux familles et aux villages, et où les coutumiers ont pour rôle central de régler les litiges fonciers. Si elles s’inscrivent dans le contexte plus général d’une crise coutumière en cours à Wallis depuis 2005, ces discordances nouvelles dans l’ordre apparemment établi d’une relation harmonieuse à l’État sont désormais explicitement liées à la question minière, à laquelle elles fournissent à la fois une réponse hostile et une alternative de souveraineté autochtone et coutumière.

42Dans ce contexte, les incertitudes qui entourent la mine sous-marine font l’objet d’un double travail de réappropriation et de résolution : si en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie le cadre politique et institutionnel actuel permet l’exercice d’une souveraineté relative à l’échelle des territoires, le pouvoir sans égal de l’État à Wallis-et-Futuna semble devenir soudainement visible. L’affirmation d’une souveraineté autochtone sur l’espace marin, et de la sacralité de celui-ci, est dès lors vue comme la possibilité d’oblitérer un futur non choisi, fait de confiscation du foncier coutumier par l’État et de destruction de l’environnement.

L’ère du soupçon : État, rois et mine sous-marine à WF

43À Wallis-et-Futuna, la question minière est en effet imposée par l’État, dans la mesure où le cycle d’explorations scientifiques (2010, 2011, 2012) fut lancé sans que la population locale et ses coutumiers ne soient préalablement informés et consultés. Le débat public se construit progressivement à partir de 2014, au moment où est repérée une faille juridique dans l’extension du régime minier à Wallis-et-Futuna : pour que les industriels puissent bénéficier de PER, l’État engage dès lors un processus de modifications des textes, qu’il perçoit au départ comme un simple détail technique, appelé à être rapidement réglé. Néanmoins, l’Assemblée territoriale des îles Wallis et Futuna, consultée sur le sujet, s’oppose à la réforme du code minier. La visite de la ministre des Outre-mer en 2015, et la mise en œuvre de groupes de travail par le Préfet à l’Assemblée la même année ne suffisent pas à modifier les opinions négatives suscitées par ce projet juridique et, en mars 2016, l’Assemblée territoriale produit une délibération par laquelle elle « sollicite auprès de l’administrateur supérieur la désignation d’experts » pour faire le point sur les aspects environnementaux, économiques et juridiques de l’exploitation potentielle de ressources minérales profondes. Transmise au ministère de l’Outre-mer, cette demande s’est traduite en une « mission de faisabilité d’une expertise collective sur les ressources minérales profondes » financée par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en septembre 2018 (Le Meur et al., 2019). Si l’expertise collective est un processus s’étalant sur un an, dans un cadre partenarial entre scientifiques et administrations, représentants politiques et société civile, l’objectif de ce travail de terrain préalable était seulement de déterminer, avec les autorités locales, les domaines d’expertise à solliciter, ainsi que de présenter à la population le dispositif de l’expertise collective proposé par l’IRD. Les difficultés communicationnelles liées à la fois à la langue française (langue seconde sur le territoire) et à la technicité du propos ont été redoublées du fait d’un contexte politique local particulièrement tendu, et la mission a abouti à un refus de l’expertise collective, confondue avec les termes « exploration » et « exploitation ». Très clairement, c’est toute forme de débat autour de la question minière qui a ici été rejetée en bloc, cependant qu’étaient réaffirmées avec insistance les revendications foncières autochtones, terrestres comme maritimes.

44En mai 2016, peu de temps après la production de la délibération de l’Assemblée demandant la venue d’experts pour éclairer les implications des projets miniers de l’État, et alors que le trône du royaume de « Uvea à Wallis était vacant depuis plusieurs années, deux rois sont élus de façon quasi concomitante, par des clans coutumiers opposés. Cette division politique s’inscrit en fait dans le prolongement de conflits ayant émergé en 2005 (Douaire‑Marsaudon, 2018), dans les dernières années du règne de Tomasi Kulimoetoke, souverain pendant près d’un demi-siècle ayant mis en œuvre le statut de 1961 faisant de l’archipel, anciennement protectorat, un territoire des Outre-mer français. Or, le Préfet, pourtant censé se tenir hors des affaires coutumières, prend alors le parti de reconnaître l’un des deux rois au Journal officiel, officialisant donc la dissidence et fermant la voie à une résolution coutumière. Jusqu’à aujourd’hui, les deux clans revendiquent leur légitimité propre. Cette situation conflictuelle alimente le soupçon d’une partie de la population vis-à-vis de l’État français sur la question minière : et si la reconnaissance d’une chefferie plutôt que de l’autre signifiait en réalité que le roi wallisien officiel était le bras armé de l’État dans son projet minier ? Dans cette perspective autochtoniste, la reconnaissance par l’État fonctionne comme la négation d’une identité locale associée à la défense du fenua (le pays), que la chefferie officielle, comme « vendue », ne serait plus capable d’assurer. Il y a là l’idée d’une vérité autochtone consubstantiellement associée à un rapport spécifique à la nature, que l’État viendrait littéralement dénaturer. En réalité, lorsque nous les avons rencontrées en 2018, toutes les chefferies, y compris la chefferie reconnue par l’État, se sont sans ambiguïté prononcées contre le projet minier en mobilisant un argument identique, à savoir la nécessité de la protection de l’environnement dans un contexte d’incertitude quant à l’impact de tels projets sur les milieux marins. Plus généralement, à l’échelle de la vie politique locale, les trajectoires individuelles des représentants politiques, coutumiers ou non, sont révélatrices d’hésitations marquées devant la question minière, l’argument environnemental semblant prendre progressivement le pas sur les espoirs d’une rente. Si les divisions sont à la fois vives et durablement ancrées, surtout à Wallis, les jeux d’alliance complexes de la dernière décennie semblent aboutir à une forme de consensus sur la protection de l’océan comme objet coutumier – la souveraineté de l’État français sur la ZEE se trouvant dès lors remise en question.

45Comme dans l’ensemble du Pacifique Sud, les autochtones se réclament en effet d’une vision ancestrale dans laquelle la mer, la terre et le ciel sont un continuum – vision exprimée dans les propos coutumiers rapportés dans la citation ci-dessous. Le découpage politique et juridique établi par l’État français entre mer (devenue l’objet de gouvernance dénommé ZEE) et terre (demeurée le foncier coutumier) heurte en effet des représentations profondément ancrées, qui donnent lieu à une revendication explicite de souveraineté de la part des coutumiers :

« Pour cette compétence de l’État sur les mers… non, non, c’est nous qui sommes les propriétaires. Nous sommes français, oui, je dis oui, je ne dis pas non. Mais… faire des décrets à 20 000 km pour posséder notre océan et puis notre foncier, non non non non non… Nous, nous sommes les Wallisiens, les Futuniens, c’est comme si nous sommes sortis de cette terre, c’est comme si nous sommes sortis de cette mer. Voilà. Le monde a été partagé, et la population a été répartie. Et nous sommes à Wallis-et-Futuna, c’est notre domaine, c’est notre patrimoine, c’est notre terre, c’est notre océan. » (Sa’atula Soane Kaikilekofe, ministre coutumier du royaume de Sigave, Futuna) (Ferrante et Hoatau, 2015).

  • 32 Ce processus bénéficie des collaborations de divers experts et ONG qui ne sont pas systématiquement (...)

46Le discours coutumier convoque ici des mythes de création constitutifs d’un patrimoine autochtone dont la propriété ne peut être confisquée par l’État. La marge d’action reste donc la négociation d’une compétence partagée – ce qui ne semble pas être à l’ordre du jour – ou la sanctuarisation de l’espace maritime, en écho au discours des chefferies, qui placent sous le signe du sacré la mer, le ciel et la terre conçus comme un tout indivisible. Dans sa délibération n° 86/AT/2019 du 03 décembre 2019 « émettant un vœu relatif à la protection et la gestion durable de la zone maritime », l’Assemblée territoriale mentionne ainsi le cadre juridique des AMP (aires marines protégées) comme d’intérêt pour le territoire – une « Déclaration sur l’océan » listant notamment la diversité des espèces identifiées dans l’archipel, est ainsi en cours de rédaction. Ce processus politique ne fait que débuter32. Il s’appuie en particulier sur la préconisation d’un moratoire de cinquante ans « sur les exploitations minières profondes », une décision que seul l’État pourrait prendre néanmoins, au vu du cadre de gouvernance actuel. Bien que relevant d’une logique de précaution (Anderson, 2010) apparemment à même de répondre aux préoccupations environnementales des coutumiers, ce processus, qui manipule à la fois les termes techniques d’aires marines protégées et d’aires marines gérées, suscite encore la méfiance dans la mesure où il semble, au même titre que les tentatives de réforme du code minier engagées par l’État français, tenter de plaquer des termes juridiques extérieurs mal adaptés à la situation locale. De même, il ne répond pas entièrement à la question d’une rediscussion des termes de la souveraineté coutumière sur l’espace marin.

47De ce point de vue, le débat public à Wallis et à Futuna semble biaisé par les conditions mêmes de sa tenue, forcée. Le projet minier n’émane pas d’une volonté collective locale. On voit ici clairement la différence avec la Polynésie française, où le gouvernement local a sollicité lui-même une expertise collective sur les ressources minérales auprès de l’IRD (Le Meur et al., 2016). Au contraire, cet objet de débat a été imposé par l’État, et ne paraît toujours pas trouver sa place, entre fermeté de la revendication coutumière relative à la propriété de l’océan, soupçons de volonté d’exploitation coloniale de l’archipel par l’État (comme à Moruroa) ou d’inconscience environnementale conjuguée à l’avidité pour le seul profit financier (comme à Nauru). L’identification par les scientifiques et les industriels miniers de la zone de Futuna comme d’intérêt potentiel pour la stratégie minière de l’État français ne correspond donc aucunement à une volonté locale d’exploitation des ressources ou même de production de savoirs qui y seraient relatifs. Elle vient révéler, sans que la population et ses représentants l’aient demandé, l’existence de sites à la fois ancrés dans un patrimoine autochtone immémorial, l’océan, et dans des systèmes de représentation technoscientifiques (images 3D, photographies colorisées, visualisations de mesures) qui font office de réalités partielles et de médiateurs incontournables d’objets qui restent physiquement inaccessibles au corps humain. Cette fonction de révélation de l’exploration est d’autant plus brutale qu’elle est associée à des incertitudes technico-scientifiques majeures quant à une potentielle exploitation. La virtualité de la mine sous-marine s’impose dès lors matériellement sous la forme inquiétante d’actions juridiques (pressions de l’État pour la réforme du code minier), scientifiques (irruption de bateaux non demandés), et politiques (visites multiples de la ministre des Outre-Mer, visite présidentielle en 2016) : elle s’incarne finalement dans l’illisibilité du projet de l’État, à la fois proactif et en retrait au premier signe de conflit. La méconnaissance du savoir scientifique établi, au plus haut niveau de l’État, parachève la construction d’une incertitude à la fois morale et institutionnelle génératrice d’un climat de méfiance.

48Lors de sa visite sur le territoire en février 2016, le président François Hollande s’adressait ainsi à l’Assemblée territoriale et à son président :

« Vous avez une zone économique exclusive, vous avez la capacité de pouvoir développer ce que les ressources de la mer peuvent offrir. Vous en avez parlé, Monsieur le président, nous devons le faire avec un esprit de responsabilité, notamment environnemental mais aussi un esprit de modernité, de conquête, parce qu’il y a des richesses sous-marines qui peuvent être exploitées dans des conditions qui peuvent offrir des initiatives et des innovations particulièrement riches en emploi. Les terres rares doivent également connaître le même respect et les mêmes conditions d’exploitation. C’est votre assemblée qui aura à en décider et je suis prêt à examiner avec attention toutes les propositions que vous ferez à la ministre » (Le président de la République François Hollande à l’Assemblée territoriale des îles Wallis et Futuna, le 22 février 2016).

  • 33 Observations faites sur les publications du réseau Facebook, privilégié par les diasporas calédonie (...)

49Si la compétence sur la ZEE est ici rhétoriquement concédée au territoire (« vous avez la capacité »), alors qu’elle relève de la gestion exclusive de l’État, elle est avant tout décrite comme devant s’exercer dans un « esprit de modernité » qui inscrit clairement les ressources de la ZEE, dont prétendument des « terres rares » dans l’imaginaire de la frontière (« conquête », « initiatives », « innovations »). Or, il n’y a pas de terres rares à Futuna, mais des amas sulfurés potentiellement riches en métaux stratégiques (du zinc, notamment). Cette imprécision terminologique au plus haut niveau de l’État n’est pas anecdotique dans la mesure où elle nourrit la plupart des discours journalistiques et politiques locaux, qui parlaient alternativement jusqu’en 2018 de « terres rares » et de « nodules polymétalliques » – avec, dans ce dernier cas, des images non situées mais très parlantes pour le public, assorties de clichés et de modélisations en 3D du Kulo Lasi, site actif repéré par les expéditions de 2010-2012, également très photogénique. Ce site est rapidement devenu, en particulier sur les réseaux sociaux33, le symbole d’un patrimoine autochtone en danger, le nom d’une propriété jusqu’alors inconnue, et à présent menacée par les projets miniers de l’État. Or, si la communication scientifique post-expéditions s’est arrêtée au Kulo Lasi, en l’absence jusqu’à aujourd’hui d’évaluation minière ayant procédé au repérage de sites inactifs donc exploitables, ce site désormais connu de tous n’est par définition pas exploitable, et ne contient pas de terres rares. Le journaliste d’investigation Guillaume Pitron, dans une publication ayant bénéficié d’une très bonne couverture médiatique, décrit ainsi le cas futunien :

  • 34 Le nom est en réalité « Takala ».

50Les ONG devraient […] s’enchaîner aux grilles du Palais-Bourbon jusqu’à ce qu’une loi entérinant la mise en service d’une mine de terres rares en France soit votée. […] Ces mêmes ONG devraient aussi exiger que la République française regarde d’un peu plus près les agissements de deux mystérieuses têtes couronnées. MM. Filipo Katoa et Eufenio Takal34 [sic], qui ont la main sur un tel pactole de terres rares que l’avenir de notre transition énergétique et numérique dépend peut-être de leur bon vouloir (Pitron, 2018, p. 238).

51Le soupçon, plus souvent exprimé par la population wallisienne et futunienne à l’égard de l’État, change ici de camp : dans cette perspective, les coutumiers sont vus comme les « mystérieux » gardiens d’un « pactole de terres rares » qui échapperait à l’État, lequel devrait reprendre la main de toute urgence. Ce type d’affirmation mobilise des clichés sans relation avec la situation du territoire: loin d’être des monarques absolus détenteurs d’un quelconque trésor, les coutumiers futuniens apparaissent au contraire dans une situation fragile face à l’autorité étatique, leur « non » à l’exploration et à l’exploitation suffisant pour le moment à bloquer en effet tout projet minier, sans que pour autant le cadre politico-légal en vigueur ne garantisse la permanence de l’efficace de cette parole autochtone. Mais, précisément parce qu’elle est investie d’une valeur sacrée aux yeux de la population, la voix des rois semble bien posséder per se une force illocutoire largement perçue par les services de l’État, qui craignent toujours les troubles à l’ordre public en cas de contestation trop frontale des prises de position des chefferies. Pour autant encore une fois, le statu quo actuel est un équilibre précaire à l’avenir incertain, essentiellement du fait du flou juridique qui caractérise les tentatives de transformations du régime minier applicable à Wallis-et-Futuna.

  • 35 Voir en ligne le blogue de l’un des chercheurs : Chazot (2010).

52Cette incertitude dans les rapports de force politiques, redoublée par les interprétations multiples qui sont faites du statut de 1961 comme de textes juridiques plus récents (les ordonnances relatives à la propriété Outre-mer de 2016), explique largement la possibilité d’émergence de théories quasi-complotistes, fondées sur des mensonges d’État avérés ailleurs (les essais nucléaires en Polynésie française) et sur l’opacité des processus à l’œuvre sur le territoire depuis 2010. En 2018, lors d’une réunion publique à Wallis, organisée par l’Administration supérieure pour présenter la « mission IRD » un membre du public lance ainsi : « Qui nous dit que vous n’avez pas déjà commencé l’exploitation ? ». L’argument selon lequel la mine sous-marine n’est opérationnelle nulle part dans le monde pour le moment reste alors sans portée. La défiance est en effet d’autant plus difficile à déconstruire que la première expédition scientifique en 2010 a été réalisée sans que la population ne le sache, et encore moins n’y consente. Le bateau était basé aux Samoa voisines, mais explorait bien les eaux de Futuna35. Si une telle opération a pu être menée dans la discrétion, comment ne pas soupçonner que d’autres puissent l’être à nouveau ? Et comment redonner aux scientifiques, impliqués de fait, une place qui ne serait pas celle de complices d’un État confiscateur de propriété autochtone ? La mine étant perçue essentiellement du point de vue du danger environnemental qu’elle représente, et au travers du prisme catastrophiste de Nauru, une autre personne dans l’assistance questionne le choix du territoire pour des projets de ce type: « Pourquoi à Wallis ? Peut-être parce qu’il y a moins de gens à tuer. » Dans un contexte postcolonial où le solde migratoire est négatif, et les emplois locaux rares en dehors du secteur public, le sentiment d’être au bord de la disparition – une forme d’incertitude ontologique – est déjà largement partagé. La pression pour une exploration, voire une exploitation des ressources minérales futuniennes est dès lors interprétée à la fois comme le signe supplémentaire d’un déclin économique et social annoncé, où la mine ne viendrait sauver que les intérêts de « l’État » et de dirigeants corrompus, et comme un mépris colonial pour la vie même d’autochtones que l’on pourrait exterminer impunément. De ce point de vue, la « patrimonialisation de l’environnement » (Hartog, 2003, p. 255), engagée à la fois par la sacralité de la revendication de souveraineté coutumière sur l’océan, et par la mobilisation de catégories juridiques nouvelles dans le débat public local (AMP, AMG, moratoire), constitue bien une tentative d’autoprotection vis-à-vis d’un futur qui n’apparaît pas plus comme « promesse ou “principe d’espérance”, mais menace. » (Hartog, 2003, p. 255). La gestion de la situation d’incertitude, du « fait social inattendu » (Dousset, 2018, p. 11) que constitue l’exploitation d’une ressource jusque-là invisible et inconnue passe par une stratégie spécifique d’articulation entre « champ de l’expérience » et « horizon d’attente » (Hartog, 2003, p. 28).

Conclusion

53Le projet d’explorer et d’exploiter les ressources minérales sous-marines profondes est d’actualité depuis les années 2000 mais aussi distant dans le temps du point de vue de sa concrétisation opérationnelle, en raison des lacunes scientifiques et technologiques concernant à la fois la ressource, la technologie permettant son exploitation, les écosystèmes qui l’environnent et l’impact potentiel de l’extraction. Les grands fonds sont méconnus, profonds, invisibles sans la médiation de technologies sophistiquées. L’ensemble de ces traits donne à la frontière minière sous-marine une physionomie particulière marquée par son caractère virtuel. Parler de « frontière » rappelle tout d’abord que ce projet d’exploitation s’inscrit dans une course pour les ressources et les espaces océaniques qui traverse le Pacifique (Fache et al., 2021). Sur un plan conceptuel et analytique, le terme insiste sur le processus de construction de la ressource ou de l’espace à exploiter ou conquérir comme « vide » d’un point de vue institutionnel. Dans le cas de la mine sous-marine, s’ajoute un discours faisant de l’extraction de minerais profonds une entreprise qu’il serait possible de séparer des interactions humaines et aussi écologiques dans une logique d’enclave. Cette position – concernant la frontière et l’enclave – est intenable pour de nombreuses raisons, du fait des fonctions de l’eau dans le processus technique, des impacts biophysiques multidirectionnels de l’extraction dans la colonne d’eau, de sa forme réticulée si l’on inclut la chaîne allant de l’extraction profonde à la transformation offshore, mais aussi en raison des situations d’incertitude que génère ce projet.

54Les territoires de la zone Pacifique donnent des réponses variées à ces situations d’incertitude, pour partie conditionnées par leurs statuts politiques, les États indépendants se positionnant notamment dans des stratégies de préparation de leurs cadres légaux (îles Cook, Tonga). En revanche, les territoires français du Pacifique composent avec des modes de gouvernance postcoloniaux pour lesquels la mer constitue un enjeu de souveraineté majeur, dans un contexte où la France tire de ses Outre-mer sa position mondiale dominante, 2e après les États-Unis du point de vue de la surface de sa ZEE. La Nouvelle-Calédonie cherche plutôt à évacuer les enjeux miniers sous-marins, au profit à la fois d’une continuation des extractions terrestres et d’une sanctuarisation de ses espaces maritimes. La Polynésie française, lourdement marquée par la mémoire et les conséquences toujours actuelles des essais nucléaires, s’engage plutôt dans un processus de réflexion dans lequel la position de l’État français reste ambiguë, mais minorée autant que possible.

55Le cas de Wallis-et-Futuna se signale par sa singularité, dans la mesure où l’exécutif y est détenu par un Préfet, tandis que le foncier est concédé au pouvoir coutumier. La mise en récit et l’analyse de la série de prises de positions et d’actions enclenchée par les campagnes d’exploration des ressources minérales profondes dans cet archipel nous a permis de mettre au jour les différentes formes d’incertitude générées par la possibilité de la mine sous-marine: incertitude morale, mais aussi institutionnelle et ontologique. Nous avons aussi clairement vu à quel point ces séries événementielles et d’autres dynamiques pour partie préexistantes et/ou ravivées par la nouvelle situation s’enchevêtrent et se renforcent mutuellement. La relation à l’État français apparaît clé à cet égard, dans la mesure où elle est à la fois au fondement d’une trajectoire coloniale très particulière et à l’origine de l’ouverture d’une nouvelle frontière minière maritime à travers sa politique maritime et minière et l’appui à un partenariat public-privé entre science et industrie.

56Évacuer le débat comme dans le comité de gestion du parc naturel de la Mer de Corail en Nouvelle-Calédonie ou déclarer un moratoire de longue durée sur tout exploration et exploitation minière sous-marine, comme l’a fait récemment l’Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna : ces stratégies ressortissent à la logique de précaution, alors que les Îles Cook et Tonga ont choisi la préparation. Quant au gouvernement de la Polynésie française, il semble opter pour une forme de préemption, de reprise à son compte et d’infléchissement de la trajectoire minière. Dans tous les cas, il s’agit bien d’agir dans le présent en fonction de futures incertains, situation caractéristique de la « société du risque » conceptualisée par le sociologue Ulrich Beck (2008/1986). Le contexte contemporain est en particulier marqué par l’imbrication entre des temporalités biophysiques, technoscientifiques et sociopolitiques (Adam, 1998; Le Meur et al., 2018a, Childs, 2020 pour la mine sous-marine) dont l’approfondissement radical se manifeste dans le basculement dans l’anthropocène.

Remerciements 

57Cet article a bénéficié des résultats des missions réalisées par les deux auteurs dans le cadre d’une expertise dirigée par l’IRD en Polynésie française et d’une mission de faisabilité d’une expertise à Wallis-et-Futuna, respectivement financées par les gouvernements français et de la Polynésie française et par l’IRD. Les auteurs remercient ici chaleureusement les membres de ces missions ainsi que les deux relecteur.e.s anonymes.

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Notes

1 Une première extraction pilote a été réalisée en 2017 à 1600 mètres de profondeur au large d’Okinawa (Japan Times, 2017).

2 Depuis 2009, les demandes d’extensions de ZEE sur les plateaux continentaux dans le cadre de la Commission des limites du plateau continental (CLPC) des Nations Unies ouvrent une nouvelle phase d’appropriation des espaces marins en réduisant les étendues océaniques hors juridictions nationales (Suárez-de Vivero, 2013).

3 La souveraineté dite « westphalienne » (issue des traités de Westphalie de 1648 qui ont clos la guerre de 30 ans en Europe) superpose autorité souveraine, territoire et population et distingue ainsi souveraineté interne (basée sur un principe de non-ingérence de puissances extérieures) et souveraineté externe, fondé sur la reconnaissance mutuelle d’Etats souverains égaux au plan international (voir Anghie, 2013).

4 Les sources sur lesquelles s’appuient nos analyses proviennent en premier lieu de deux expertises auxquelles nous avons participé sur le sujet. L’expertise collégiale interdisciplinaire portant sur les ressources minérales marines profondes en Polynésie française, réalisée en 2014-16 à la demande du gouvernement du territoire accompagné par l’État français visait à (1) faire un état des lieux des ressources et des savoirs sur les ressources et (2) proposer un jeu de recommandations qui puisse servir de cadre à une future politique publique en la matière. Le travail du collège (dirigé par Pierre-Yves Le Meur) de 10 chercheurs couvrant un spectre disciplinaire large (anthropologie, biologie, droit, économie, géologie, géographie) a consisté en une revue extensive de la littérature scientifique et de la littérature grise, des analyses comparatives et une série d’entretiens et de réunions avec des acteurs publics et privés concernés par les ressources minérales sous-marines profondes en réponse à un cahier des charges définis conjointement avec les commanditaires. La demande se situait en amont de toute activité d’exploration et d’exploitation minière. Il ne s’agissait donc pas d’intervenir dans un contexte déjà traversé de défiances, d’incompréhensions ou de conflits, comme c’est trop souvent le cas (figure de l’expertise pompier). En même temps le champ des possibles était ouvert, non verrouillé comme cela peut arriver aussi (figure de l’expertise prétexte), et les recommandations, qui devaient servir de cadre à une possible politique dans ce domaine, incluaient la possibilité de ne pas développer ce secteur, en fonction d’une série de paramètres précisés dans l’expertise. Enfin, l’expertise était publique au sens de publiée (Le Meur, Cochonat, David, Geronimi et Samadi, 2016). L’expertise à Wallis-et-Futuna a consisté en 2018, en une mission de faisabilité d’une expertise collective analogue à celle réalisée en Polynésie française (Le Meur, Muni Toke, Cochonat et Albergel, 2019). Le contexte à Wallis-et-Futuna était radicalement différent, car, comme on le verra, des tensions avec les autorités coutumières avaient déjà surgi après les premières campagnes d’exploration scientifique, mais à visée opérationnelles, dans un contexte de défiance extrême face à l’État français et de tensions de divers ordres. On était plutôt dans une situation « d’expertise pompier », tout en étant perçue localement comme une « expertise prétexte ». L’ambiance très défavorable nous a néanmoins permis de retracer de manière détaillée les origines et ramifications des conflits et tensions ayant abouti à la fois à la demande d’expertise par l’Assemblée territoriale en 2016 et au refus de la mise en place de celle-ci en 2018. Signalons enfin que Valelia Muni Toke travaille sur les interfaces entre administrations publiques et populations ultramarines, en particulier à Wallis-et-Futuna (Muni Toke, 2016, 2017) et a continué à suivre les effets de notre mission en 2019 et 2020, tandis que Pierre-Yves Le Meur travaille sur les questions minières sous-marines et le rush sur les ressources et les espaces dans le Pacifique (Le Meur et al. 2018a, Fache et al. 2021).

5 Anna Tsing a forgé ce terme pour analyser la performance à la fois économique et dramatique (qu’elle qualifie de « spectacular accumlulation »), sous-tendant la levée des fonds nécessaires à la mise en œuvre de projets de grandes ampleur (miniers en l’occurrence), ou du moins à la promesse – l’apparence donc – de cette mise en œuvre dans un contexte spéculatif (elle utilise l’exemple fameux de la compagnie canadienne Bre-X dont la découverte d’un énorme gisement aurifère – finalement inexistant – avait engendré en 1994 une incroyable bulle spéculative dont l’explosion eut des effets désastreux; le film Gold sorti en 2016 s’inspire de cette histoire). Cette économie des apparences n’est pas le fruit du seul capitalisme financier, elle est coproduite par des gouvernements nationaux mettant en scène le « spectacle du développement » et des entrepreneurs prompts à se saisir des opportunités générées aux frontières de l’expansion du capital (Tsing, 2005, pp. 57–59).

6 Nous laissons de côté les gisements sous-marins peu profonds situés sur les plateaux continentaux à proximité du rivage, comme les gisements diamantifères de Namibie ou les sables ferrugineux en Nouvelle-Zélande (voir sur ce point Hannington et al., 2017).

7 Leur présence sous cette forme indique la présence probable de sites inactifs dans la zone, mais leur repérage n’a pas été fait pour l’instant : il supposerait une nouvelle exploration, ce à quoi la population et ses coutumiers s’opposent. Voir infra.

8 En 2001, Nautilus, compagnie opératrice du projet Solwara, annonçait un passage imminent à la production industrielle : « Nautilus plans to extract 10,000 tons of polymetallic sulfide deposits within 2 years, as part of the exploration, and to begin commercial mining by 2003 » (Halfar et Fujita, 2002, p. 104). En 2018, ce projet n’était toujours pas opérationnel.

9 Ce manque de connaissances est reconnu dans le document de 2015 présentant la stratégie française dans ce domaine : « Pour le moment, les conditions d’une exploitation prochaine des grands fonds marins ne sont pas réunies, car plusieurs étapes doivent être encore franchies comme l’amélioration de la connaissance géologique et environnementale, des grands fonds, le développement de nouvelles technologies d’exploration et d’exploitation, et la mise en place de cadres administratifs et juridiques pertinents » (Stratégie nationale, 2015, p. 3).

10 Voir Knight (1921) pour la distinction entre risque (probabilisable) et incertitude (non probabilisable).

11 Nous manquons de place pour développer ce point théorique qui renvoie à la notion d’assemblage développé par Deleuze et Guattari et d’acteur-réseau de la sociologie de la traduction (voir Müller et Schurr, 2016 pour un très bon état des lieux). Nous remercions l’un.e des relecteur.e.s pour avoir attiré notre attention sur ce point de manière inspirante.

12 Cette peur de disparaître en tant que communauté s’entend au travers de plusieurs types de discours et de témoignages à Wallis et à Futuna : peur de la discorde engendrée par la question minière, et peur plus anciennement ancrée des effets d’une démographie fragile (le solde migratoire est négatif et la population wallisienne et futunienne est actuellement deux fois moins nombreuse sur l’archipel que sa diaspora en Nouvelle-Calédonie).

13 Mentionnons aussi à la même époque la commission « Innovation 2030 » présidée par Anne Lauvergeon, alors PDG d’Areva, qui place la valorisation des métaux contenus dans le fond des mers au nombre des sept ambitions identifiées comme stratégiques.

14 Le Cluster maritime français (CMF), association créée en janvier 2006 regroupant plus de 300 entreprises et fédérations professionnelles du monde maritime en France, joue ici un rôle important de groupe d’influence établissant des passerelles entre intérêts publics et privés, géopolitiques et industriels.

15 L’un des objectifs est de « définir, avec les autorités compétentes de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie française et de Wallis et Futuna, les modalités d’un développement industriel autour de la transformation des minerais et de la logistique minière » (Stratégie nationale 2015, p. 1).

16 Cette stratégie est en cours d’actualisation dans le cadre d’un groupe de travail interministériel incluant des représentants des instituts de recherche et des industriels rassemblés dans le CMF.

17 Dans ce cadre, l’ONU demande notamment à la France de « garantir la souveraineté permanente du peuple de la Polynésie française sur ses ressources naturelles ». Voir Faatau (2020).

18 La rente militaire a diminué, mais la rente nucléaire a été maintenue, même si elle est bien inférieure. Elle a été confirmée en 2016 par François Hollande, alors président de la République française, dans un discours tenu le 22 février 2016 à la présidence du gouvernement de la Polynésie française (Marquand, 2016).

19 Le parti indépendantiste Tavini a d’ailleurs demandé en novembre 2015 que la question soit portée à l’ONU alors que le président de l’assemblée territoriale, membre du parti autonomiste Tahoera’a s’adressait à l’État français sur ce point. Voir Viatge (2015).

20 Il est ensuite prévu pour la période 2020-2023 de poursuivre les études et de mettre en place sur la ZEE de Polynésie française un site démonstrateur à vocation internationale, avec pour partenaires pressentis Abyssa et l’Ifremer.

21 PEW (The PEW charitable trusts) est une fondation (ou plutôt un conglomérat de fondations) issue de l’industrie extractive nord-américaine et actuellement très active dans le champ de l’environnement et de la protection des espaces marins, en particulier dans le Pacifique (Dégremont et Rodary, 2017).

22 Marlène Dégremont, PhD, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), communication personnelle, 11/03/2021

23 Marlène Dégremont, PhD, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), communication personnelle, 10/04/2020.

24 « L’autre côté de la frontière » est le titre de l’ouvrage important de l’historien Henry Reynolds (1981) sur l’histoire de la colonisation australienne, dans lequel il met l’accent sur les capacités d’action et de résistance des Aborigènes et sur les interactions et les reconfigurations qui surviennent aux interfaces de la vague coloniale.

25 Les pays insulaires du Pacifique, lassés d’être réduits par la machine développementiste au statut de small island development states (SIDS) et revendiquant celui de large ocean island states (LOIS), jouent un rôle actif dans la course actuelle aux ressources. Outre la mise en place par plusieurs d’entre eux (en particulier les Îles Cook et Tonga) de cadre politico-juridiques pour leur ZEE (voir supra), trois ont déposé des permis de recherche minière dans la zone Clarion-Clipperton : Kiribati, Nauru, Tonga (Lodge et al., 2014, p. 71).

26 Voir Hartog (2003, p. 147) : « Un régime d’historicité […] n’est que l’expression d’un ordre dominant du temps. Tissé de différents régimes de temporalité, il est, pour finir, une façon de traduire et d’ordonner des expériences du temps – des manières d’articuler passé, présent et futur – et de leur donner sens. » La circulation de l’information sur une éventuelle mine sous-marine dans le futur, fragile et non fluide comme on le verra dans le cas de Wallis-et-Futuna, tout comme l’opacité des circuits décisionnels, la confrontation entre positionnements autochtonistes et actions de l’État, les difficultés de la construction d’un débat public et d’un consensus sont l’illustration concrète de ce que nous envisageons ici comme la convergence entre différents régimes d’incertitude (en suivant Dousset) et d’historicité (en suivant Hartog). Les temporalités en jeu sont aussi bien médiatiques que scientifiques, politiques et patrimoniales, quand les incertitudes varient selon la capacité et l’autorisation d’accès à l’information des différents acteurs, et selon leur situation socio-économique.

27 Les scientifiques eux-mêmes ne disposent que de représentations de projets possibles, mais aucune mine sous-marine n’étant actuellement en exploitation, elle ne peut être représentée selon un modèle réel (ce qui rend très difficile la mise en place de « pilotes »). On montre ainsi à la population des images des machines construites pour le projet Solwara (jamais utilisées) ou des schémas qui ne donnent qu’une idée vague de ce qui pourrait advenir (par exemple parce qu’on ne connaît pas encore le comportement des courants marins et des résidus qui seraient générés après l’activité extractive). De ce point de vue, l’ensemble des acteurs discute de virtualités.

28 Le journal télévisé polynésien est diffusé successivement en tahitien et en français. Le soir de la restitution de l’expertise à Tahiti, P.-Y. Le Meur a été invité pour la version française, tandis qu’un représentant du parti indépendantiste Tavini Huiraatira, convié à s’exprimer sur le sujet dans la partie en tahitien, prenait le contrepied systématique des résultats présentés, considérant que cette expertise, en présentant des résultats conçus comme prudents et nuancés, masquait en fait la réalité des richesses minérales sous-marines du territoire. En parallèle, dans un communiqué du 10 mai 2016, le groupe Union pour la démocratie (UPLD) (qui comprend le parti Tavini) à l’assemblée de Polynésie remettait en cause les conclusions de l’expertise collégiale, en particulier concernant la faible rentabilité d’une exploitation minière sous-marine et l’absence de terres rares.

29 Les manifestant.e.s que nous avons rencontré.e.s à cette occasion avaient pour la plupart déjà manifesté le mois précédent, en août 2018, contre les ordonnances de 2016 concernant la propriété dans les Outre-mer et contre des projets de cartographie du territoire qu’ils considèrent comme le prélude à un cadastre et à un « vol des terres ». En août comme en septembre, l’opposition est donc explicitement adressée à l’État et à ses représentants, incarnant l’ennemi du pouvoir coutumier et de ses prérogatives foncières. Il est d’autant plus intéressant dans ce contexte que l’un des contre-modèles dénoncés (Moruroa) renvoie aux mensonges de l’État français quant aux conséquences sanitaires et environnementales des essais nucléaires (voir Mawyer, 2014).

30 Cette histoire douloureuse n’a toujours pas fait l’objet d’un travail mémoriel et scientifique satisfaisant. Voir par exemple Filloux (1985). Le journaliste affirme ainsi : « Pourquoi les Wallisiens ? Parce que les membres de cette communauté, réputés pour leur force physique, souvent hostiles aux Canaques, regroupés pour la plupart dans l’agglomération de Nouméa, soutiennent presque tous les options politiques du RPCR. Mais aussi parce que c’est au sein de cette minorité ethnique que l’on compte, au chef-lieu, le plus grand nombre de chômeurs, ce qui facilite tous les recrutements. ».

31 Beaucoup de Wallisiens et de Futuniens ont travaillé dans l’industrie calédonienne du nickel, industrie dont l’essor a motivé la plupart des migrations vers la Nouvelle-Calédonie. À l’inverse, Nauru, territoire non pas colonisé par la France mais par les Britanniques, Allemands et Australiens, n’a jamais fait partie des destinations privilégiées des migrants économiques de l’archipel, massivement inscrits dans un circuit « français » (Hexagone, autres TOM et Vanuatu).

32 Ce processus bénéficie des collaborations de divers experts et ONG qui ne sont pas systématiquement rendues publiques (ce qui constitue peut-être un signe supplémentaire de la défiance entre locaux et représentants de l’État).

33 Observations faites sur les publications du réseau Facebook, privilégié par les diasporas calédonienne et métropolitaine.

34 Le nom est en réalité « Takala ».

35 Voir en ligne le blogue de l’un des chercheurs : Chazot (2010).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Contexte tectonique et origine des principales ressources minérales marines.
Crédits Source : Arndt et al. 2016, p. 72.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/29723/img-1.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre-Yves Le Meur et Valelia Muni Toke, « Une frontière virtuelle : l’exploitation des ressources minérales profondes dans le Pacifique »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Hors-série 33 | mars 2021, mis en ligne le 25 mars 2021, consulté le 24 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/29723 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.29723

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Auteurs

Pierre-Yves Le Meur

Anthropologue, IRD-SENS, Montpellier, France, courriel : pierre-yves.lemeur@ird.fr

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Valelia Muni Toke

Anthropologue, IRD-SeDyL, Paris, France, courriel : valelia.muni_toke@ird.fr

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