Introduction

2Les sciences sociales se sont encore rarement intéressées directement à la compréhension de ces phénomènes de fertilisation excessive des milieux marins. Ceux-ci sont étroitement liés aux dynamiques de développement, ce qui les ajoute à la longue liste des problèmes environnementaux contemporains dits «  pernicieux  » – traduction imparfaite en français du concept de «  wicked problem  » (Rittel et Webber, 1973). La complexité sociale, les dynamiques multi-échelles, les cadres de leur perception et les relations de pouvoir constituent, en effet, autant d’obstacles à une prise en charge effective et à une action transformatrice concertée (Le Moal et al., 2019 ; Thornton et al., 2013 ; Jentoft et Chuenpagdee, 2009). Cette dimension pernicieuse s’accompagne d’une difficulté à documenter et à établir de façon consensuelle la distribution, l’échelle, la nature et l’intensité des conséquences sociales de l’eutrophisation. En effet, dans la plupart des cas, l’expérience vécue des populations locales n’a pas suscité par elle-même de politiques publiques structurées. L’absence d’action publique efficace est encore souvent présentée comme résultant d’antagonismes locaux ou d’incertitudes scientifiques persistantes (Schrader, 2010). Ce, alors même que l’histoire de la gestion de l’eutrophisation est en fait longue et complexe, et se trouve à l’origine même de la coexistence de degrés divers de visibilité sociale du phénomène et de conflits socio-environnementaux à la fois fréquents, inégalement structurés et très dispersés.

3Les communautés d’écologues marins insistent depuis longtemps sur ce décalage entre l’identification précoce et l’ampleur des actions remédiatrices à conduire d’une part, et la frilosité ou l’inefficacité des politiques publiques d’autre part (Nixon, 2009 ; Larson, 1996). L’histoire scientifique de l’eutrophisation est ainsi ponctuée de débats récurrents sur les interactions entre science et politique, mais également sur les verrous sociotechniques qui paralysent la régulation des apports de nutriments dans les milieux aquatiques, les interactions entre les composantes technologiques, sociales et managériales des systèmes sociotechniques considérés contribuant à leur stabilité dans la longue durée (Geels, 2004 ; Callon, 1991). Ces débats soulèvent également la question de l’échelle et du grain adéquats pour saisir les expériences contrastées d’un syndrome aussi distribué et hétérogène.

4Dans cet article, nous nous penchons sur cette complexité et tentons de rendre compte de la diversité des assemblages hydro-sociaux associés à l’eutrophisation côtière. Cet examen se fonde principalement sur une revue systématique de la littérature produite par les sciences sociales et les sciences de la soutenabilité au sujet de l’eutrophisation côtière, réalisée entre 2016 et 2018 dans le cadre d’une expertise scientifique collective commandée par les ministères français de l’Environnement et de l’Agriculture, sous l’égide du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ce matériau est analysé à l’aune de concepts issus de la political ecology et de la sociologie de l’environnement. Le recours à ces concepts permet de rendre intelligible la relation entre l’expérience du changement environnemental et la conflictualité sociale, dans le contexte d’incertitudes scientifiques et managériales qui se transforment au cours du temps.

5Pour ce faire, la première partie de l’article décrira la trajectoire de l’eutrophisation côtière, en tant que problème public, et proposera une lecture à la fois diachronique et critique, à partir de travaux d’histoire, de sociologie et de science politique. Ce faisant, les mécanismes qui conduisent à l’acquisition d’un certain degré de visibilité sociale du problème et les activités de cadrage situées qui lui sont associées seront mis en évidence. Dans un second temps, l’accent sera porté sur la période récente : après avoir rendu compte des dynamiques contemporaines d’internationalisation du problème public de l’eutrophisation côtière, nous proposerons d’étendre le concept de configuration hydro-sociale (Bakker, 2003) aux milieux marins en nous appuyant sur une analyse transversale des cas de conflits associés aux pollutions nutrimentielles terrigènes. En optant pour cette perspective configurationnelle, cette partie vise à identifier des points communs entre des territoires hydro-sociaux segmentés, ceux-ci étant conçus comme des «  configurations spatiales de populations, d’institutions, de flux hydriques, de technologies hydrauliques et d’environnements biophysiques qui tournent autour du contrôle de l’eau  » (Boelens et al., 2016), et à discuter la présence à la fois matérielle et symbolique de l’océan comme une entité socialisée et signifiante.

6Cette approche permettra, pour finir, d’interroger la façon dont les caractéristiques des milieux océaniques accentuent la difficulté à prendre en charge les pollutions aux nutriments dans le contexte des changements globaux, et dont ces milieux se trouvent en retour transformés par ces épreuves. Les figures 1, 2, 3 sont une illustration de différentes échelles et manifestations de blooms algaux reliés à des phénomènes d’eutrophisation côtière.

Vers la caractérisation des âges de l’eutrophisation côtière

7Cette partie s’appuie sur les cas les plus étudiés par la recherche en sciences sociales en Europe du Nord et de l’Ouest, via une approche diachronique. À partir de ces cas, plusieurs «  âges  » dans l’histoire sociale et environnementale de l’eutrophisation côtière peuvent être identifiés, chacun d’entre eux correspondant à des cycles hydro-sociaux associés à des activités de cadrage spécifiques, encastrées dans des systèmes sociotechniques dominants.

Des alertes éparses dans les zones d’urbanisation et d’industrialisation précoces : l’eutrophisation côtière au tournant du XXe siècle

8En 1905, Letts et Richards, deux éminents biologistes anglais, enquêtent sur la prolifération massive de macroalgues vertes dans la lagune côtière de Belfast Lough (Irlande du Nord, Royaume-Uni). Depuis une dizaine d’années, en effet, des spécimens d’une taille exceptionnelle ont progressivement remplacé les herbiers de zostères qui couvraient jusqu’alors la vasière. Comme le phycologue C. Sauvageau en témoigne en 1920, ces algues «  entrent bientôt en putréfaction, particulièrement quand la température est élevée, (répandant) une odeur pestilentielle ; l’hydrogène sulfuré s’exhale parfois en telle abondance que la peinture blanche des bateaux et des maisons noircit en une journée. […]. Les riverains n’ont pas manqué de s’en plaindre aux autorités, d’où les études entreprises sous les auspices du Board of Agriculture and Fisheries.  » (Sauvageau, 1920, p. 124). Pour les biologistes marins, Belfast Lough est un cas connu d’eutrophisation précoce liée à des apports massifs de nutriments dans un écosystème côtier semi-fermé, peut-être le plus anciennement documenté. Ces récits furent redécouverts dans les années 1990 et 2000, alors que s’éternisaient des controverses sociotechniques sur le rôle de l’azote comme facteur limitant de la croissance algale en milieu marin et sur les risques pour la santé humaine causés par les émanations d’hydrogène sulfuré. Ils permettaient de démontrer que les mécanismes de l’eutrophisation côtière et leurs conséquences pour les populations riveraines étaient déjà connus presque un siècle auparavant (Ménesguen, 2018 ; Chevassus-au-Louis et al., 2012).

9Letts et Richards attribuaient la phase critique d’eutrophisation côtière à Belfast Lough à une défaillance des systèmes d’assainissement, due à la rapidité de la croissance démographique et du développement industriel en amont, conditions très proches de celles décrites dans l’aire urbaine d’Oslo en Norvège (Arnesen, 2001) ou celle d’Helsinki (Finlande) dans les années 1920. Les premières mobilisations environnementales y émergent alors en effet (Hänninen, 1992). L’approvisionnement en eau, comme le système d’évacuation des eaux usées, y ont déjà atteint un niveau de performance inégalé pour l’époque, avec des effets très directs sur la diminution de la mortalité humaine. Pourtant, les effluents urbains se déversent directement sur le rivage le plus proche, rivage aussi utilisé pour la baignade et les loisirs. En 1929, des habitants d’Helsinki protestent publiquement et demandent un déplacement des émissaires d’eaux usées, revendiquant un droit d’accès à un rivage sain. La mobilisation s’appuie sur un argument majeur : les inégalités qui affectent l’accès aux loisirs et à la qualité de vie à Helsinki, car la pollution se concentre dans les quartiers ouvriers.

10Ces exemples illustrent ainsi le «  premier âge  » de l’eutrophisation côtière d’origine humaine : les rejets directs d’effluents urbains et industriels constituent alors les sources principales de la pollution aux nutriments en cause dans le phénomène. Dans les deux cas précédemment décrits, la présence de pionniers de l’écologie marine s’est avérée déterminante dans la mise en œuvre de mesures locales de gestion de l’eutrophisation. Cependant, leurs travaux livrent très peu d’informations sur ses impacts pour les populations locales, qui y apparaissent de façon incidente comme des vecteurs dépersonnalisés d’alerte ou de plainte. Nous disposons de ce fait de peu de traces des préoccupations conduisant à intensifier l’effort de recherche sur ces questions avant 1940, qui permettent de décrire si, comment ou pourquoi des voix ont pu s’élever pour obtenir l’adoption de mesures remédiatrices. Si les opérateurs publics semblent avoir été en mesure de diligenter les mesures appropriées, de sorte qu’il est possible de considérer que des solutions locales à des problèmes locaux étaient au moins partiellement efficaces pendant ce premier âge, le silence des sources pose la question des conditions de visibilité sociale des changements environnementaux.

La visibilité sociale de l’eutrophisation côtière : des perceptions aux cadrages

11À quelles conditions les changements environnementaux sont-ils remarqués et interprétés comme des anomalies, des irrégularités ou un problème pour la société  ? Le degré auquel l’intensité et la nature des symptômes biophysiques influence ces perceptions reste un sujet débattu. Conceptualiser la relation entre la visibilité sociale de l’eutrophisation côtière, la matérialité des changements et la trajectoire des socio-écosystèmes concernés est, en effet, une tâche complexe. Les manifestations de l’eutrophisation côtière sont hétérogènes. Certaines sont très visibles (comme les proliférations de macro ou de microalgues colorées, ou les mortalités massives de poissons). D’autres le sont beaucoup moins (appauvrissement des milieux en oxygène dissous, sans efflorescence algale manifeste ou sans odeur spécifique, dans des eaux turbides), alors qu’ils peuvent être à l’origine d’épisodes de toxicité aiguë. Une telle hétérogénéité est également liée aux caractéristiques et à la vulnérabilité des socio-écosystèmes côtiers concernés (baies semi-fermées, golfes, estuaires, lagunes côtières), associées à une grande diversité d’usages.

12Les jugements profanes sur la qualité de l’eau dépendent des attentes vis-à-vis du paysage environnant et les perceptions de la qualité de l’eau sont, de ce fait, enchâssées dans des cadres de perception (Moser et al., 2004). Du fait de la distance croissante avec les écosystèmes aquatiques «  naturels  » accompagnant les processus d’industrialisation, ces perceptions tendent à être orientées par des usages et des attentes spécifiques (boire, se baigner, contempler…). Une enquête conduite dans la baie de Chesapeake auprès de pêcheurs, d’experts et de gestionnaires confrontés à des problèmes de qualité de l’eau, montre ainsi qu’une pluralité de perspectives cognitives est observable, dans un domaine marqué par la complexité et par la difficulté structurelle à construire des indicateurs partagés. Cette diversité des approches de la qualité de l’eau, repérable dans les entretiens, est également présente dans la réglementation : le Clean Water Act (1972) définit ainsi la qualité de l’eau à la fois par les usages qu’elle permet (une eau «  dans laquelle il est possible de nager et de pêcher  ») et par son intégrité chimique, physique et biologique (Freitag, 2014). En ce qui concerne les eaux côtières, cette adéquation est principalement associée à des usages récréatifs, aux activités de pêche et de collecte des ressources marines. Ce constat a priori évident restreint et oriente le processus d’acquisition d’une visibilité sociale, puisque la potabilité de l’eau, par exemple, s’en trouve exclue.

13En étudiant les mobilisations contre la pollution multiforme des Grands Lacs (États-Unis – Canada), le sociologue K. A. Gould a proposé à cet égard de distinguer visibilité sociale primaire et secondaire. La visibilité primaire met en jeu une relation directe avec les systèmes naturels environnants, dans la mesure où elle reflète «  le degré auquel un problème environnemental donné est directement repérable via l’observation du phénomène  » (Gould, 1993). La notion de visibilité secondaire, elle, rend compte de l’encastrement de la visibilité dans les interactions sociales. Ainsi, «  un accès renforcé à certaines informations rend un problème plus visible socialement, dans un sens secondaire, en permettant à la population concernée de reconnaître l’existence ou les impacts de menaces particulières pesant sur son environnement  » (Gould, 1993, p. 158.).

14Bien sûr, aucun type de visibilité n’existe à l’état pur, dès lors que l’on prend en considération les phénomènes de segmentation sociale et la répartition inégale des ressources sociales des groupes et individus concernés. À Belfast Lough, par exemple, les plaintes sont déclenchées par la visibilité primaire des symptômes d’eutrophisation (les amas d’algues en décomposition, les odeurs de putréfaction), sans être dirigées vers la dénonciation d’un comportement ou d’une activité en particulier. Par contraste, Helsinki apparaît comme un cas dominé par la visibilité secondaire, du fait de l’existence d’une série de médiations : les riverains sont largement informés des défaillances du système d’assainissement et ont construit une cause en défendant un droit à l’accès à une eau de qualité. La mobilisation a été rendue possible par l’existence d’un mouvement social organisé autour d’une revendication d’accès aux activités récréatives et de réduction du temps de travail. De plus, des recherches sur le phytoplancton en Mer Baltique étaient conduites à proximité, depuis plus de 50 ans (Finni et al., 2001). La pollution des côtes par les rejets en eaux chargées en nutriments peut ainsi faire l’objet à Helsinki, dès les années 1920, d’une problématisation critique en termes de justice et d’inégalités environnementales, dans le sens où le partage des bénéfices et des charges liées au développement industriel et urbain n’est pas considéré par les protagonistes du mouvement comme équitable, et où les populations les plus dominées sont aussi les plus exposées aux risques environnementaux (Mohai et al. 2009 ; Szasz et Meuser, 1997), dans ce cas ancien très localisés (Naoufal, 2016).

15La distinction proposée par Gould facilite dans ce contexte la compréhension des raisons pour lesquelles la visibilité sociale de phénomènes comparables peut varier dans le temps et l’espace, du fait d’une répartition inégale des ressources matérielles, immatérielles, organisationnelles, relationnelles ou informationnelles au sein des groupes sociaux potentiellement touchés.

La visibilité secondaire contrariée de l’eutrophisation au cours de son «  deuxième âge  »

16En milieu marin, les efflorescences massives de macro-algues benthiques (marées vertes, marées brunes) sont l’un des premiers symptômes à être relié à l’eutrophisation d’origine anthropique pendant ce que nous avons appelé le «  premier âge  ». Le compagnonnage des populations littorales avec ces proliférations chroniques dure parfois depuis plusieurs décennies, comme par exemple dans la baie de Chesapeake (États-Unis), à Peel Inlet (Australie), dans les lagunes de Tunis (Tunisie) ou de Venise (Italie), dans les rias galiciennes et le delta de l’Ebre (Espagne), ou encore dans le bassin d’Arcachon et sur les côtes bretonnes (France) (Morand, 2005). A priori caractérisées par une visibilité sociale primaire élevée, ces proliférations offrent un point d’observation privilégié pour comprendre le degré auquel les normes sociales et culturelles d’une part, les pratiques d’autre part, encadrent la relation sensible avec l’environnement : de fait, aussi longtemps qu’un changement environnemental de ce type reste exempt de toute forme de récit ou de problématisation dans l’espace public, une minorité d’acteurs sociaux sont susceptibles de le remarquer et de le décrire.

17Le cas des marées vertes en Bretagne (France) en témoigne. Des marées vertes récurrentes ont lieu depuis les années 1970 dans les zones côtières les plus sensibles de la région. Elles se manifestent après une période de latence, correspondant au temps de réponse des bassins versants côtiers à des apports massifs de composés azotés issus du changement des pratiques de fertilisation et de la modification des structures paysagères qui ont accompagné la modernisation agricole à marche forcée des années 1960. Les témoignages des riverains les plus âgés, inscrits dans leurs expériences enfantines de pêche et de baignade, confirment le plus souvent les informations éparses contenues dans les archives publiques, malgré la relative confidentialité du phénomène à l’époque. Les témoins insistent sur le caractère peu surprenant, à leurs yeux, de l’apparition d’un phénomène qu’ils considéraient à cette époque comme «  naturel  » : issus pour la plupart du monde rural, ils comprenaient les proliférations algales dans une baie semi-fermée par analogie avec le verdissement des auges, mares et étangs qu’ils observaient à la belle saison, et l’ampleur du phénomène leur apparaissait comme logique au regard du degré de transformation des paysages et des pratiques agricoles qu’ils observaient quotidiennement (Levain, 2014).

18Dans les années 1980, la visibilité sociale du phénomène s’accroît en même temps que la dépendance économique des communautés côtières au tourisme balnéaire. Des conflits récurrents émergent en raison du mouvement d’expansion et de concentration des élevages dans des communes côtières qui restent encore également des communes rurales. Pourtant, la condition essentielle d’un tel changement reste le développement de programmes de recherche mettant en évidence le lien direct entre l’intensification agricole à l’échelle locale et la croissance des algues. Dans ce contexte, les agriculteurs mobilisent progressivement leur connaissance intime du fonctionnement des écosystèmes de l’amont et leur expérience de contact plus ou moins régulier avec les eaux côtières dans le cadre de leur combat pour rendre leurs préoccupations et leurs pratiques professionnelles plus légitimes. En conséquence, les communautés à la fois rurales et littorales les plus touchées par les effets des marées vertes se polarisent durablement autour de récits antagonistes sur l’origine, l’ampleur et les conséquences des marées vertes, au point que leur évaluation de la situation est directement corrélée à leur degré de familiarité avec le milieu agricole (Le Chêne, 2012). Les nouveaux résidents sont persuadés que la situation s’aggrave, alors que les autres pensent le phénomène gérable et en minimisent la portée. Cette situation influence, dans la longue durée, la légitimité et la crédibilité des savoirs locaux dans la conception et la mise en œuvre des programmes de lutte contre les marées vertes.

19Cet exemple témoigne du caractère éminemment construit des perceptions du phénomène et du fait que sa visibilité est médiée par un ensemble de ressources sociales et cognitives qui touchent au cœur de la complexité sociale. D’un côté, les données empiriques montrent que des catastrophes environnementales peuvent constituer des événements historiques traumatiques et œuvrer comme des points de basculement sur le plan culturel, c’est-à-dire provoquer des transformations de long terme des représentations sociales d’un phénomène. D’un autre côté, ces points de basculement sont embarqués dans des récits concurrents. L’eutrophisation côtière, de par la segmentation des mondes sociaux et du temps politique, tend ainsi à demeurer dans un état liminaire prolongé. Cet état liminal aide à comprendre en quoi et pourquoi le «  second âge  » s’éternise dans bien des cas, les limites des tentatives de périodisation, et la nécessité de prêter attention à l’intensité des conflits, des politiques de la connaissance et des activités de cadrage concurrentes qui encadrent le travail interprétatif des acteurs sociaux (Figure 4).

20Figure 4. Chiens vomissant des algues vertes.

21Oeuvre du plasticien Xavier Théffo (2010).

22Source/copyright : X. Théffo.

Le mouvement vers l’océan des cadrages du problème de l’eutrophisation côtière

23Alors que les marées vertes et rouges et les crises aiguës d’hypoxie tendent à s’accentuer et à se diffuser à de nouvelles aires géographiques entre les années 1970 et 1990, cet état liminal participe à maintenir les phénomènes d’eutrophisation côtière dans une situation de relative discrétion : s’y atteler pose des difficultés politiques, dans la mesure où une vision unifiée du problème peine à émerger et où des cadrages concurrents coexistent, tant localement qu’à une échelle plus large. Le processus d’émergence de l’eutrophisation côtière comme problème public est ainsi conflictuel et non linéaire.

24Une façon de comprendre cet horizon fuyant et la façon dont il structure l’expérience des populations concernées est de se pencher sur les activités de cadrage des acteurs institutionnels, c’est-à-dire sur la façon dont ils construisent et stabilisent le sens du problème par l’élaboration et la «  naturalisation  » de ses cadres de compréhension (Gusfield, 1984). Sur ce point, la densité de la recherche interdisciplinaire menée autour de la mer Baltique depuis les années 1980 offre une profondeur unique. L’analyse longitudinale des politiques publiques de gestion de la qualité de l’eau menée en Suède depuis le début du XXe siècle montre ainsi l’importance d’appréhender la gestion de l’eutrophisation comme un tout, c’est-à-dire en prêtant attention simultanément à la gestion des eaux douces et côtières, du fait de l’évolution des stratégies de réduction des pollutions aux nutriments qui ont exclu, jusqu’à récemment, les eaux côtières (Löwgren et al., 1989). Ce résultat se retrouve dans la plupart des cas documentés par la littérature : la gestion des pollutions aux nutriments a d’abord été dominée par des préoccupations sanitaires et s’est concentrée sur des zones circonscrites et des points sensibles (comme les captages d’eau destinée à la consommation), n’aboutissant qu’exceptionnellement à la relocalisation stratégique ou au prolongement plus loin en mer des émissaires d’eaux usées. Cette gestion était principalement gouvernée par des objectifs de santé humaine et de protection des pêcheries (Laakkonen et Laurila, 2007). De plus, comme la gestion des pollutions aquatiques était encadrée par les représentations sociales sur le caractère praticable des «  solutions  », les stratégies d’abattement se sont focalisées sur le contrôle biotechnique du plus petit cycle de l’eau possible, l’océan apparaissant comme un espace non contrôlé et ingouvernable. De tels systèmes socio-techniques laissent ainsi l’océan à l’écart, en tant qu’espace non gérable, jusqu’à ce que des conceptions plus holistes de la pollution de l’eau émergent.

25La prévalence de ces cadrages biotechniques caractérise ce que nous proposons d’appeler le deuxième âge de l’eutrophisation côtière, qui sur le plan politique et social est paradoxalement très dynamique dans les pays industrialisés. En premier lieu, parce que la légitimation des cadrages existants demande de plus en plus d’efforts. D’abord, du fait du caractère ouvert et complexe des systèmes côtiers concernés, qui condamne largement toute amélioration de leur état à moyen et long terme ; ensuite, du fait du décalage entre la faiblesse des objectifs politiques poursuivis et des moyens mise en œuvre d’une part, et l’intensité des pressions qui s’exercent sur eux d’autre part. En second lieu, parce que les phénomènes d’eutrophisation changent d’échelle, à cause des transformations profondes touchant l’agriculture et de l’expansion sans précédent des industries agro-chimiques, qui s’engagent résolument dans la promotion d’une nouvelle culture de la production alimentaire, comme de l’entretien des espaces verts publics et privés, qui passe par une fertilisation minérale beaucoup plus systématique (Robbins et al., 2014 ; Whitney, 2010). Dans ce contexte, les flux cumulés de nutriments tendent à affecter de larges zones côtières aux exutoires des grands bassins versants.

26L’eutrophisation apparaît, dans le cadre de ce système sociotechnique dominant, comme l’un des problèmes environnementaux pour lesquels l’influence des écologues dans le débat public a été la plus significative et la plus déterminante (De Jong, 2016 ; Schneider, 2000 ; Nelkin, 1976). Ceux-ci se sont engagés activement à la fois dans des recherches approfondies et dans les conflits locaux entourant la dégradation de la qualité des eaux. L’attention de ces acteurs sociaux et leur équipement cognitif a ainsi joué un rôle clef dans l’émergence de l’eutrophisation en tant que problème public aux États-Unis, au Canada et en Europe du Nord dans les années 1970, ce qui en retour a activement contribué à professionnaliser et à structurer la communauté scientifique des écologues. C’est à la suite de ces mobilisations que l’eutrophisation est devenue un objet explicite de politiques publiques, la coordination entre scientifiques et acteurs locaux déclenchant parfois des changements d’échelle dans la prise en charge du problème (Feldman et al., 2000 ; Kehoe, 1992 ; Francis, 1988). Ce fut par exemple le cas pour la station balnéaire de Rimini sur l’Adriatique (Italie), où les élus locaux se sont activement engagés dans la collecte d’expériences problématiques de proliférations algales auprès de leurs collègues européens, obtenant ainsi la reconnaissance de la dimension européenne du problème en tant que menace pour le développement touristique (Becheri, 1991). Malgré cela, un nombre très limité de fronts côtiers actifs – la baie de Chesapeake et le Nord-Ouest de l’Europe – ont réellement fait l’expérience d’une mise à l’agenda et de mobilisations durables. Dans les pays riverains de la mer Baltique, par exemple, l’eutrophisation marine a depuis fait l’objet d’une couverture médiatique presque constante et à un degré très élevé comparable, voire supérieur à celle du changement climatique (Lyytimäki, 2012 ; Jönsson, 2011).

27Alors que les symptômes d’eutrophisation se multipliaient, les communautés scientifiques travaillant à partir de ce concept se sont étendues. La focale des recherches a de fait progressivement changé, de la limnologie appliquée aux eaux continentales à des approches systémiques plus intégrées, en considérant progressivement le degré d’ouverture et la complexité des écosystèmes touchés (Eloffson et al., 2003 ; Cloern, 2001). L’eutrophisation côtière devient même, au cours des années 1980 et 1990, l’un des thèmes les plus étudiés en écologie scientifique (Nixon, 2009). Ces décennies sont marquées par la controverse dite «  du facteur limitant  » ou «  N/P  » (De Jong, 2006) : depuis que la recherche a démontré le rôle déterminant des apports excessifs en phosphore (P) dans l’eutrophisation des lacs et réservoirs, et qu’elle a progressivement ouvert la voie à une interdiction légale des phosphates dans les produits détergents, les biologistes marins peinent à faire reconnaître le rôle des composés azotés dans l’eutrophisation des milieux marins. L’agenda politique est longtemps resté orienté vers la maîtrise des flux de phosphore (Bourblanc, 2019). Les composés azotés étant solubles et volatiles, et les sources plus diffuses, ils constituent de très mauvais candidats pour cibler l’action publique et faire la preuve de son efficacité à court ou moyen terme. Ces controverses sont enchâssées dans des interactions complexes entre science et politique, dans lesquelles la recherche elle-même a longtemps été polarisée et mise sous pression, en premier lieu par le secteur de l’agro-industrie (en particulier les fabricants de produits fertilisants), mais aussi par les autorités publiques.

28Des conflits persistants à propos des valeurs-cibles et du degré d’efficacité des plans de gestion émaillent ainsi l’histoire de la lutte contre l’eutrophisation. La plupart des travaux qui en rendent compte insistent sur un simple constat : la gestion des pollutions ponctuelles s’est améliorée au fil du temps, du fait de régulations plus fortes et de progrès techniques sensibles dans la gestion des eaux usées d’origine industrielle et urbaine. La dimension politique sous-jacente à cette amélioration est que les institutions publiques peuvent, dans ce type de cadre, négocier directement avec des interlocuteurs identifiables et structurés, voire intervenir sur des infrastructures dont elles assument la responsabilité. Cela ne signifie pas pour autant que cette amélioration se fasse sans délai, sans combat ni difficulté, ni que l’action publique ne connaisse pas de défaillance. Néanmoins, ce paysage offre un contraste saisissant avec le problème majeur identifié par les auteurs en science politique, en économie institutionnelle ou en sociologie de l’environnement à partir des années 1990 : celui des pollutions diffuses.

29Dans ce contexte, les expériences locales de l’eutrophisation s’étendent bien souvent sur de longues périodes : l’horizon fuyant des politiques publiques jusqu’à présent, même lorsqu’elles affichent des objectifs ambitieux, place la responsabilité politique comme les connaissances scientifiques qui légitiment l’action publique dans une situation de fragilité et d’exposition à la critique. C’est pourquoi plusieurs publications récentes insistent sur la dimension pernicieuse de la gestion de l’eutrophisation, tant à l’échelle locale qu’à l’échelle globale (Le Moal et al., 2019) : elle est caractérisée par des activités de cadrage intenses et contradictoires ainsi que par des verrouillages sociotechniques et des effets de dépendance au sentier, du fait de son inféodation aux choix et aux dynamiques de développement. Ce problème, désormais largement décrit et très bien connu du fait de la consolidation, sur plusieurs décennies, d’un large consensus scientifique, requiert un travail de problématisation et des redéfinitions contextualisées toujours renouvelé.

30Prendre en charge l’eutrophisation suscite une focalisation sur les symptômes visibles et leur interprétation, accentué par la nécessité d’objectiver les phénomènes pour justifier de l’action remédiatrice. Comme cela a été observé en Bretagne (Levain, 2014), en mer du Nord (De Jong, 2016), en Mer Baltique (Ulen et Weihenmeyer, 2007) et dans la baie de Chesapeake (Paolisso et al, 2015), l’accumulation de données et de résultats scientifiques et leur dissémination, en tant que connaissance établie, conduisent toujours à une demande supplémentaire de sciences, d’exactitude et de finesse dans les connaissances servant d’appui à l’action publique. Dans le même temps, la légitimité des scientifiques est en permanence mise à l’épreuve par la complexité des réponses des écosystèmes océaniques aux forçages anthropiques et l’incertitude radicale qui en découle, alors que les politiques publiques locales peinent à démontrer des effets positifs de leur mise en œuvre sur l’état des écosystèmes. Malgré l’émergence de dispositifs multi-échelles de coordination entre expertise scientifique et évaluation de l’action publique, comme la Directive-cadre sur l’eau au sein de l’Union européenne, qui intègre les masses d’eaux côtières dans la gouvernance des écosystèmes aquatiques et définit à leur sujet des indicateurs de qualité (Kitsiou et Karydis, 2011), la possibilité même d’obtenir des résultats visibles par la régulation des apports en nutriments reste régulièrement questionnée.

Les territoires hydro-sociaux du «  troisième âge  » : saisir la dimension globale de l’eutrophisation côtière par la typologie des configurations locales

31Les recherches les plus récentes en sciences de l’environnement insistent sur les bouleversements observés sur la période contemporaine, marquée par la poursuite de l’expansion de l’eutrophisation côtière, en lien à la fois avec la concentration des activités humaines sur les littoraux et avec les conséquences locales des changements environnementaux globaux (Le Moal et al, 2019 ; Anthony et al., 2009 ; Rabalais et al., 2009). Les sciences sociales, cependant, se sont encore peu penchées sur l’ampleur de ces changements. Dans ce contexte, certaines de leurs caractéristiques peuvent malgré tout être identifiées en analysant les tendances de la recherche en sciences de l’environnement et en étudiant les interfaces entre sciences et politique à différentes échelles (De Jong, 2016). Cette revue de littérature fournit des indices d’une relation directe entre ces tendances globales et le développement récent de publications dans le champ des études de soutenabilité. De façon complémentaire, la relecture transversale de l’ensemble des études de cas publiées en sciences sociales permet de mieux saisir la diversité des configurations hydro-sociales associées à ce nouvel âge de l’eutrophisation côtière.

Les conditions d’émergence de l’eutrophisation côtière comme problème environnemental global

32Le changement d’échelle des problèmes d’eutrophisation marine, caractéristique de la transition entre le 2e et le 3e âge, est lié à des changements simultanés dans la matérialité, les zones concernées, les acteurs sociaux mobilisés et l’évaluation même du phénomène. Les années 2000 ont ainsi été marquées par des programmes majeurs de recherche et d’expertise, qui constituent des signes d’émergence de l’eutrophisation côtière comme problème environnemental global.

33Le premier de ces signes est un effort majeur dans le cadre de programmes de recherches internationaux, pour unifier l’histoire des observations locales des phénomènes d’eutrophisation. Cet effort aboutit en 2008 à la publication du premier inventaire des zones côtières eutrophisées, qui identifie 764 sites sévèrement touchés et 177 zones mortes (Diaz et Rosenberg, 2008). Les publications qui accompagnent cet inventaire mettent l’accent sur la rapide expansion des événements dystrophiques à l’échelle mondiale, sur le fait que très peu de systèmes sont en voie d’amélioration malgré les actions remédiatrices engagées de longue date par certains pays et enfin, sur le fait que le nombre de zones touchées est sans doute sous-évalué, du fait de l’incomplétude des données disponibles. Cet inventaire a été accompagné par un effort coordonné pour reconstituer, sur la longue durée, l’évolution des apports anthropiques de composés azotés et phosphorés dans les écosystèmes aquatiques, y compris marins (Gruber et Galloway, 2008).

34Le second signe de ce changement d’échelle est l’émergence de nouveaux cadres d’analyse conceptualisant le lien entre ces mêmes apports d’azote et de phosphore à l’échelle mondiale et l’expansion mondiale de l’eutrophisation et des phénomènes d’anoxie. L’évaluation des écosystèmes pour le millénaire constitue un moment clef de cette articulation (MEA, 2005), en incluant les apports massifs de nutriments dans les milieux aquatiques parmi les menaces majeures pesant sur les écosystèmes à l’échelle mondiale. La proposition de chercheurs de l’Alliance pour la Résilience d’appréhender ces menaces par la détermination de seuils de soutenabilité («  limites de la planète  ») approfondit cette perspective : ce collectif de recherche considère dans ce cadre la perturbation à grande échelle des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore comme la menace la plus sérieuse et irréversible pesant sur les écosystèmes, bien au-delà, par exemple de celle du cycle du carbone (Rockström et al, 2009). Pour définir et déterminer l’ampleur de cette menace, il s’est fondé, pour la première fois, sur deux indicateurs d’eutrophisation marine.

35Cet effort international de plaidoyer peut ainsi être caractérisé comme un ensemble de boundary works (Gieryn, 1983) particulièrement dense, dans le sens où il vise à étendre l’influence et la légitimité du discours scientifique dans les arènes politiques, dans le cas d’espèce en symétrisant les problèmes environnementaux globaux au sein de nouveaux cadres conceptuels dédiés à la communication scientifique. Ces boundary works ont pris appui sur des épisodes dystrophiques d’ampleur inédite, qui ont fait émerger le spectre d’une disparition de la vie à large échelle dans les milieux marins, à l’image de ce qui s’est passé dans le Golfe du Mexique, à l’exutoire du Mississippi, ou en Mer Baltique, sous la forme d’un risque de désoxygénation globale des océans (Paerl et al., 2018 ; Breitburg et al., 2018 ; Levin, 2018).

Une vue d’ensemble des configurations hydro-sociales contemporaines associées aux environnements côtiers eutrophisés

36Pour l’instant, les effets de ces changements sur l’ampleur des phénomènes d’eutrophisation et sur la façon dont ils sont vécus, cadrés et gouvernés sont difficiles à évaluer. Ce «  troisième âge  » accentue cependant les risques pour les populations côtières, en particulier les plus vulnérables (Backer, 2009), en même temps que les fronts anciens restent actifs. En suivant notre démarche d’analyse diachronique et multisites, nous avons approché par les études de cas les dynamiques sociales et politiques de l’eutrophisation côtière à l’aune de ce changement, et tenté d’en rendre compte, à partir du corpus relativement restreint de livres et d’articles qui évoquent des mobilisations sociales, des crises ou des conflits reliés, d’une façon ou d’une autre, à l’eutrophisation. Sur les quelque 80 sources que nous avons identifiées sur cette base, 30 incluaient une description et une analyse portant sur les espaces côtiers. La plupart d’entre eux ont été publiés après 2008, date qui correspond à la fois au développement des études socio-environnementales interdisciplinaires sur ce thème et aux efforts transnationaux pour renforcer l’inscription de la pollution océanique dans l’agenda scientifique et politique. La plupart de ces sources étaient concentrées sur des sites emblématiques, comme la mer Baltique et la baie de Chesapeake. Nous avons ensuite adopté une démarche typologique, en considérant la densité des travaux en sciences sociales et l’intérêt des chercheurs de ce domaine pour les situations comme un indicateur du degré de publicisation du problème et de la visibilité sociale croissante des problèmes sociaux reliés à l’eutrophisation (tableau 1).

Tableau 1. Critères pris en compte pour la construction de la typologie des configurations hydro-sociales associées à l’eutrophisation côtière.

Saillance/visibilité primaire	Intensité et nature de la pollution et des symptômes
	Intensité et nature des usages des écosystèmes marins
Visibilité secondaire	Type de risques
	Position sociale et capacité de mobilisation des groupes sociaux concernés
	Conflits et controverses sociotechniques
	Cadrages associés aux pollutions
Dynamiques de régulation	Type de régulation du ou des secteur(s) d’activités ciblé(s), instruments de politiques publiques, degré de participation à la décision publique
	Type d’interactions entre sciences et politique, cultures épistémiques dominantes et degré d’ouverture du débat public
	Échelle(s) dominante(s) de régulation

37Nous avons ensuite caractérisé les configurations hydro-sociales associées à ces degrés et formes de visibilité contrastés. Penser en termes de «  configuration  » permet en effet de capturer l’hétérogénéité des assemblages dus à la variété des contextes sociaux et culturels, en prenant notamment en compte les représentations sociales associées au cycle de l’eau et aux interactions entre terre et mer, ainsi que la diversité des symptômes d’eutrophisation. La transposition à l’environnement marin implique d’assumer que la situation environnementale actuelle rend nécessaire de considérer les océans comme faisant pleinement partie de la circulation de l’eau, appréhendée comme flux socio-écologique hybride (Swyngedouw, 2009), dans la mesure où l’océan est une catégorie sociale et politique à la fois construite et disputée (Steinberg, 2001). Or la reconnaissance de l’inclusion de l’espace maritime au sein de l’espace social est au cœur des luttes locales pour la reconnaissance des pollutions terrigènes, en tant que problème public (Levain, 2014).

38Cette typologie considère les conflits, les revendications et les mobilisations sociales comme des forces qui contribuent à donner forme à ces configurations, et les inclut comme des paramètres essentiels de leur description et de leur analyse (Lyttimäki et Assmuth, 2015), leur absence devenant un possible indicateur du caractère faiblement publicisé du problème public de l’eutrophisation côtière.

39L’absence de statut public peut trouver sa source dans différents phénomènes, que l’approche pragmatique des problèmes publics aide à clarifier : un problème devient public du fait du dommage causé par une activité à des tiers qui ne participent pas à sa régulation, mais également parce que se constitue et s’agrège, à un moment donné, un «  public  », c’est-à-dire un collectif nouveau d’individus ou de groupes dont la parole peut être entendue (Dewey, 2012). Cette conception conséquentialiste aide à identifier les obstacles à la publicisation, comme le degré de garantie des libertés publiques, la possibilité pour la population de se constituer, de développer une conscience de soi en tant que public, de se reconnaître des intérêts communs à défendre, mais aussi la conviction que les conséquences d’un problème peuvent être contrôlées et ne sont pas inévitables et la possibilité de relier une ou plusieurs causes à leur effet.

40Notre typologie est enfin fondée sur des critères inspirés par les travaux de sociologie de l’environnement de Gould (1993), en particulier par la distinction entre visibilités primaire et secondaire exposée plus haut, qui offrent une voie pour intégrer les dimensions écologique et sociale qui contribuent à façonner les perceptions et la problématisation locales de la pollution aux nutriments. Gould prête attention à la distribution inégale des coûts, des bénéfices et des ressources des altérations de l’environnement, mais aussi des politiques publiques qui les régulent à l’échelle locale. Et, en effet, les décideurs publics négocient constamment les objectifs et les instruments de ces politiques en fonction des groupes sociaux impactés, du type de problèmes publics en jeu et des secteurs d’activité ciblés par les régulations.

41Cependant, nous avons tenté de renforcer la prise en compte de la dimension politique en complétant ces premiers jeux de critères dans deux directions : d’abord, en introduisant une approche multiscalaire fondée sur notre analyse diachronique ; ensuite, en adoptant une perspective de political ecology pour examiner de près l’interface entre science et politique.

42Ainsi, trois jeux de critères peuvent être dégagés. Le premier concerne la visibilité primaire et prend en compte la nature et l’intensité des symptômes de pollution, ainsi que la possibilité de relier ses origines, ses formes et ses conséquences par l’observation locale directe. Le second jeu, qui traite de la visibilité secondaire, combine la description de la position sociale et de la vulnérabilité des groupes sociaux les plus concernés avec celle des cadrages dominants attachés à la pollution, des conflits locaux et des controverses sociotechniques les plus actives. Le troisième jeu est quant à lui composé de trois critères visant à décrire les formes de gouvernance et de régulation observées : le type de régulation au sein des secteurs cibles de l’action publique remédiatrice, le type d’interactions entre sciences et politique, et les échelles de régulation associées.

L’eutrophisation bruyante sur les fronts écologiques

43Au sein de la première configuration ont été regroupées des situations dans lesquelles l’eutrophisation côtière acquiert un tel niveau de visibilité secondaire, du fait de la valeur sociale des espaces et écosystèmes affectés, qu’elle devient une problématique centrale et explicite dans la vie politique et sociale. Au sein de cette classe, les médias couvrent à la fois les événements écologiques et les débats, les mobilisations socio-environnementales s’inscrivent dans la longue durée et le degré de conflictualité est élevé. Mais les conflits sont régulés et organisés au sein de coalitions qui défendent des visions contrastées du futur des écosystèmes côtiers anthropisés, que l’on peut rapidement qualifier par l’opposition entre développement et conservation, théorisée dans le cadre de la théorie culturelle du risque (Douglas et Wildavsky, 1983) et reprise par plusieurs auteurs du corpus pour situer le rôle des représentations culturelles dans ces conflits.

44Ces configurations sont très représentées dans la littérature, et ont largement été abordées dans la partie précédente. Elles se rencontrent autour de lieux qui sont l’objet d’attachements multiples, qui contribuent à la formation et à la transformation des cadrages de l’eutrophisation comme problème public (de santé publique, pour la biodiversité, de survie même des écosystèmes aquatiques). Au sein de cette classe, les mobilisations sociales et politiques sont fréquentes et la littérature en rend compte. Les conflits ont une très grande épaisseur et impliquent une pluralité d’acteurs du fait, en général, de l’ancienneté des problèmes d’eutrophisation, de la diversité des intérêts en jeu et de la superposition de plusieurs clivages structurants : usages récréatifs vs développement industriel ; urbanité vs ruralité ; localité vs extra-territorialité etc. Des cadrages concurrents des problèmes sont représentés et discutés dans l’espace public et la production d’expertise est dense.

45Les cas les plus étudiés concernent des rivages fréquentés des lacs ou des littoraux des pays industrialisés (mer Baltique, littoraux de l’Atlantique, de la Méditerranée et de l’Adriatique en Europe de l’Ouest). D’autres cas ont pu être documentés dans une moindre mesure au Japon ou en Corée, autour d’estuaires ou de baies emblématiques (voir par exemple : Kim, 2003).

L’eutrophisation côtière comme catastrophe

46Cette configuration est marquée par la confrontation directe des populations locales avec les conséquences de l’eutrophisation, sans médiation ni atténuation, celles-ci menaçant la survie des communautés côtières qui dépendent de la pêche ou de l’aquaculture. Elle est également marquée par l’absence de régulation publique significative. De façon explicite, elle pose une question de justice environnementale. Peu d’articles traitent de ce type de configuration, cependant ceux qui le font incluent généralement des données empiriques très détaillées, collectées par des ethnologues, géographes et historiens. La visibilité primaire de l’eutrophisation y est élevée, et les communautés côtières touchées sont soit directement l’objet d’interventions publiques autoritaires, soit condamnées à faire face aux phénomènes avec de très faibles ressources. Dans un tel contexte, les autorités locales tendent à conceptualiser les conflits locaux comme une confrontation entre les sociétés humaines et leur environnement. Dans le même temps, le contrôle politique sur les pratiques et les discours des communautés touchées se renforce.

47Dans la baie de Qingdao (Shandong, Chine), qui connaît les plus importantes marées vertes au monde depuis 2008, les autorités régionales ont ainsi mobilisé les pêcheurs pour bloquer et collecter, à l’aide de leur matériel de pêche, les radeaux de macroalgues dérivants, et la pêche a été interdite pendant l’été à partir de cette date (Levain, 2017) (Figure 5). Dans ce cas précis, la santé humaine n’a pas été directement abordée et la mise en œuvre de régulations spécifiques de la pêche s’est inscrite dans un double contexte de surpêche et d’inaccessibilité physique de l’espace maritime, du fait de l’épaisseur des couches d’algues. Mais dans la plupart des cas, les principales menaces pour les communautés littorales proviennent de la toxicité des efflorescences de microalgues (Harmful Algal Blooms – HAB), comme dans le cas des marées rouges. Les populations très dépendantes de la pêche sont les premières victimes de l’accentuation contemporaine de ces épisodes.

48L’historien G. Bankoff analyse ainsi les HAB qui ont lieu depuis le début des années 1980 aux Philippines comme un conflit entre deux sociétés, celle des algues dinoflagellées et celle des humains, qui entrent en compétition pour l’appropriation des ressources apportées par les eaux côtières. La première tend à l’emporter sur la seconde (Bankoff, 1999). Les marées rouges qui touchent certaines zones côtières densément peuplées exposent les populations urbaines et côtières à des risques de court, moyen et long terme, du fait de leur dépendance croissante aux coquillages comme source de protéines bon marché, ainsi que des restrictions et interdictions à la vente. Bankoff rappelle ainsi le nombre très important d’épisodes de toxicité aiguë ayant causé de nombreuses victimes humaines chez les populations insulaires et littorales riveraines de l’Océan indien et du Pacifique occidental depuis les années 1970. Le gouvernement philippin a tenté de faire face à cette recrudescence de mortalité en mettant en place un système de suivi du taux de toxines dans les produits pêchés et des interdictions temporaires de consommation et de vente dans les zones les plus touchées. Les populations pauvres et marginalisées dépendant de la pêche, à la fois pour leur subsistance quotidienne et pour la commercialisation des produits de leur activité, sont ainsi soumises à des aléas supplémentaires. Leur activité alimente, qui plus est, des secteurs importants de l’économie formelle : la totalité de l’industrie de la pêche est affectée par les blooms et les interdictions, du fait d’une chute massive de la demande liée aux alertes répétées relayées par les médias et des restrictions à l’exportation. Il en résulte une double insécurité, sanitaire et économique, qui pèse sur des centaines de milliers de Philippins.

49Cette vulnérabilité croissante est également partiellement documentée dans d’autres zones densément peuplées comme le Golfe du Mexique (Jepson, 2007), l’Asie du Sud et du Sud Est. C’est le cas dans la baie du Bengale, où l’accroissement exponentiel de la population urbaine à proximité des côtes, sans que les dispositifs d’approvisionnement en eau et d’assainissement puissent suivre le même rythme, accentue les phénomènes d’eutrophisation côtière (les blooms de phytoplancton toxique touchant, dans le cas d’espèce, la quasi-totalité des eaux de la baie à l’horizon 2050) et le nombre de personnes vulnérables (Zinia et Kroeze, 2015).

Silencieuse ou occultée  ? L’eutrophisation côtière à bas bruit

50Dans cette troisième configuration, l’eutrophisation est silencieuse ou invisible. La problématisation et les mouvements sociaux associés aux préoccupations de qualité de l’eau restent en général inconnus des observateurs nationaux ou internationaux, qu’il s’agisse de la presse ou des organisations non gouvernementales. Ces situations ont aussi en commun le fait que l’eutrophisation n’existe pas dans la sphère de l’action publique ou dans les récits officiels. Cette configuration regroupe en fait des situations assez distinctes d’eutrophisation muette, dans lesquelles elle n’est pas construite comme problème : soit du fait d’une visibilité sociale primaire faible, soit du fait d’un contrôle social et politique pesant sur les alertes environnementales, soit par une combinaison de ces deux paramètres. Ainsi, une relative faiblesse des signaux environnementaux, associée à la banalité des milieux touchés et à leur faible valorisation sociale, explique largement pourquoi les milieux artificialisés, les littoraux vaseux ou limoneux, les zones industrialo-portuaires sont largement sous-représentés dans notre corpus, la majorité des études portant sur les lagunes littorales. Le cas de la lagune de Tunis illustre les efforts fournis par les porteurs de projets, bailleurs de fonds internationaux publics et privés et notables politiques pour évacuer toute forme possible de politisation et de critique d’un très lourd projet d’artificialisation de la lagune. Ils prennent pour ce faire appui sur son insalubrité et sur l’eutrophisation sévère qui l’affecte depuis une centaine d’années : la lagune est marquée par une désaffection généralisée liée aux odeurs pestilentielles qui s’en dégagent et son statut d’espace naturel ou anthropisé, du fait de son état d’abandon, est incertain. Elle est désormais investie comme un espace «  maritime urbain ludique  », l’amélioration des réseaux d’assainissement et la disparition des proliférations algales agissant comme un facteur de légitimation d’une action urbaine autoritaire (Barthel, 2006).

51L’eutrophisation peut ainsi justifier une action transformatrice des milieux. Si le contrôle de la circulation de l’eau est une cause majeure de développement des crises dystrophiques (voir par exemple, pour la gestion des estuaires aux Pays-Bas : De Vries et al., 1996), l’artificialisation apparaît également, historiquement et sur la période la plus contemporaine, comme une «  solution  » aux problèmes de qualité d’eau, ou comme une nécessité pour de nombreux acteurs, dès lors qu’un cadrage par l’assainissement prédomine dans la sphère publique. La marginalisation des espaces littoraux et des milieux aquatiques est ainsi un processus actif par lequel ils se voient assigner le statut d’un accessoire du développement marchand (Peluso, 2012). Dans de tels contextes, contrôler la visibilité sociale de l’eutrophisation côtière et de ses conséquences est un processus volontaire de cadrage dans lequel l’enrichissement en nutriments devient un argument supplémentaire pour dévaloriser les dynamiques de l’écosystème et plaider pour des projets de développement impliquant drainage, dragage et comblement. L’investissement politique dans de telles opérations, de même que leur financement par des partenariats public-privé, s’accompagne souvent de tentatives pour étouffer les protestations, et les conflits locaux émergent là où ces tentatives échouent, comme le montrent plusieurs exemples récents en Corée du Sud et en Chine (Gao et Zhang, 2010). Cette configuration met donc particulièrement en évidence l’entremêlement entre faible visibilité primaire et faible visibilité secondaire : par exemple, le rejet direct des effluents industriels dans les eaux côtières et leur utilisation monopolistique se renforcent mutuellement. Dans ce type de contexte, la dégradation de l’eau atteint parfois un tel degré que les apports organiques excessifs dans les systèmes aquatiques, y compris lorsqu’ils se traduisent par des changements environnementaux notables et dommageables, sont noyés dans la pollution globale.

52Le lac côtier de Maracaibo (Venezuela) constitue à cet égard un exemple éclairant. Les communautés riveraines de pêcheurs ont à faire face à la fois au phénomène dit de la lemna (des proliférations de lentilles d’eau du genre Lemna), et à des marées noires massives et systématiques issues des fuites des oléoducs du complexe pétrolier voisin. Les pêcheurs, en majorité issus des communautés indigènes Anu, en sont les premières victimes. Malgré les alertes lancées par quelques ONG locales et biologistes de l’Université, aucun programme de recherche (ni en sciences de l’environnement, ni a fortiori en sciences sociales), aucun plaidoyer n’a pu se structurer depuis les années 2000 (Figure 6).

L’eutrophisation paralysante

53La dernière configuration est dominée par les pollutions nutrimentielles diffuses, en particulier en provenance des secteurs agricoles ou aquacoles intensifs. Elle domine désormais dans les pays industrialisés et post-industriels. La plupart des cas documentés dans la littérature en sciences sociales et en sciences de la soutenabilité portent sur ce type de cas aujourd’hui, en particulier sur les côtes de l’Atlantique Nord. Cette configuration rend l’impossibilité de traiter l’eutrophisation côtière sans régulation internationale des échanges et sans gouvernance des flux d’azote et de phosphore particulièrement évidente, dans la mesure où l’espace des responsabilités s’élargit et se dilue matériellement et immatériellement en permanence.

54La spécificité des enjeux associés aux pollutions diffuses par rapport aux pollutions ponctuelles est soulignée par plusieurs auteurs (Whitney, 2010 ; Bourblanc et Brives, 2009 ; Kehoe, 1992). Sur un plan général, la distribution des sources démultiplie les configurations socio-spatiales possibles et les mécanismes d’imputation et de gestion des responsabilités s’avèrent d’autant plus complexes. Elle rend également complexes une coordination entre acteurs et une régulation institutionnelle, car ceux-ci sont trop nombreux pour intégrer un espace de négociation restreint. Le principal problème à traiter est donc que le dommage et la responsabilité sont difficiles à relier, cognitivement et institutionnellement. Les pollutions diffuses apparaissent ainsi comme une sorte de dilemme social et politique qui se complexifie au cours du temps (Whitney, 2010).

55Cette dispersion joue donc, vis-à-vis de la conflictualité sociale, un double rôle. D’un côté, elle pèse sur l’engagement des acteurs sociaux, suscitant davantage de tensions diffuses que de conflits institués. En effet, les pratiques et les usages problématiques vis-à-vis de l’eau concernent potentiellement tous les acteurs sociaux disposant d’un système d’assainissement individuel et/ou gérant de fait des espaces dans lesquels l’eau circule. D’un autre côté, dès lors que les pollutions diffuses accèdent au statut de problème public, elles sont porteuses d’un renforcement des antagonismes au sein des sociétés concernées, les pratiques individuelles devenant l’objet d’une vigilance sociale renforcée, phénomène accentué par les limites évidentes des dispositifs publics de contrôle sur les pratiques et propriétés privées.

56Cette configuration se distingue des autres en ce que s’y confrontent très directement les usages du sol et la spécialisation économique au sein d’une économie globalisée. La production primaire contrôlée et non contrôlée s’y déploient parallèlement, faisant fi de la partition cognitive et symbolique entre terre et mer. En ce sens, les représentations sociales du fonctionnement des écosystèmes sont questionnées et les contradictions des politiques publiques apparaissent de façon accentuée dans les zones côtières, comme elles ont pu l’être précédemment autour des Grands Lacs américains (Gould, 1994). Dans ce contexte, les formes que prennent les conflits liés aux pollutions diffuses sont diverses, mais s’inscrivent toutes dans la longue durée et revêtent un caractère difficilement traitable avec les outils classiques de la régulation publique. S’y manifeste la tension entre l’engagement local et l’attachement à l’environnement familier d’une part, et la modicité voire l’inefficacité des leviers politiques actionnables à l’échelle locale d’autre part. Même dans le contexte de crises chroniques, comme les épisodes anoxiques ou les blooms algaux saisonniers, la façon dont l’eutrophisation côtière affecte matériellement les populations côtières reste difficile à évaluer et seuls quelques cas dans lesquels les mobilisations socio-professionnelles dans les secteurs du tourisme, de l’aquaculture ou de la pêche transforment cette conflictualité sociale diffuse en conflit au moins partiellement régulé sont identifiés par la littérature. Si les mobilisations professionnelles conduisent parfois à des conflits récurrents avec les autorités (voir par exemple, pour le cas des lagunes du Languedoc : Cadoret, 2009), la littérature fait plutôt état de cas où les professionnels préfèrent en majorité éviter les alertes publiques qui accompagnent inévitablement tout travail d’enrôlement, par peur des effets dévastateurs d’une contre-publicité (voir par exemple, pour le secteur touristique : Becheri, 1991 ; Levain, 2014).

57Les zones d’aquaculture côtière peuvent également être très durement touchées, comme en témoignent les crises à répétition qui touchent la filière du saumon au Chili. Une analyse comparée des cas chilien et suédois réalisée à l’occasion d’un programme de recherche interdisciplinaire sur l’effondrement de la filière du saumon d’élevage au Chili (Bailey et al., 2015), le montre. L’une des idées directrices du projet était d’appréhender de façon symétrique les facteurs de vulnérabilité et les dynamiques adaptatives des écosystèmes d’une part, des communautés locales d’autre part, du point de vue des effets associés à l’eutrophisation. Le projet met finalement en évidence que la vulnérabilité des communautés et des filières halieutiques locales aux phénomènes de blooms algaux est finalement bien plus fonction des formes d’organisation sociale et politique associées à la gouvernance de la ressource qu’aux aléas environnementaux eux-mêmes, au point qu’il existe très peu de recoupements entre les préoccupations respectives des chercheurs et celles des porteurs d’enjeux locaux.

58Dans une économie spécialisée, les pollutions diffuses associées aux changements globaux peuvent ainsi être abordées comme un facteur de conflictualité diffuse dans les zones côtières. La littérature fait état de deux principaux processus par lesquels de telles impasses semblent pouvoir être surmontées et où l’expérience vécue des populations touchées regagne en visibilité par la mobilisation sociale. Le premier a pu être observé dans certaines zones d’aquaculture industrielle, comme les côtes du Chili. Ainsi, la crise socio-économique suscitée par les épisodes de marée rouge agit à la fois comme un indicateur de la vulnérabilité des socio-écosystèmes côtiers anthropisés et comme une épreuve qui contribue à donner naissance à des mouvements sociaux organisés, dans le cas d’espèce à des manifestations communes des pêcheurs et salariés de l’aquaculture (Mascareño et al., 2018) (Figure 7). Le second processus est le développement d’épidémiologies populaires (Brown, 1987) portant sur les risques pour la santé dont les blooms macro et microalgaux sont porteurs, celles-ci pouvant aller jusqu’à la reconnaissance de victimes humaines et à l’émergence de communautés de recherche de plein air suscitant des réorientations sensibles de l’action publique, comme cela a pu être observé pour les marées vertes en France au cours des années 2010 (Levain, 2014).

Conclusion – Une tragédie de la dispersion

59La revue de littérature, dont cet article s’efforce de rendre compte, recèle un fort potentiel heuristique et ouvre de nombreuses pistes pour des recherches futures visant à renforcer la contribution, encore marginale et disséminée, des sciences sociales aux sciences océaniques. Cette marginalité est très liée à la conceptualisation dominante de l’océan comme espace non peuplé (Bennett, 2019 ; Shackeroff et al., 2011), de même qu’à la partition persistante entre les travaux portant sur les espaces terrestres et maritimes au sein des sciences sociales elles-mêmes (Levain et Laval, 2018). La typologie des configurations hydro-sociales qui en est issue, mérite d’être affinée, dans la mesure où elle repose sur un nombre limité d’études de cas. Elle doit aussi être intégrée dans une lecture dynamique, pour prendre en compte la rapidité des changements institutionnels et sociaux en la matière. En l’état, ses principaux apports résident dans la façon dont une telle démarche peut informer une perspective historique, être combinée avec des données environnementales pour décrire la diversité des trajectoires des socio-écosystèmes touchés par l’eutrophisation, et croiser les échelles d’analyse.

60Dans tous les cas qui ont servi de point d’appui à cette analyse, les conflits sont à la fois liés aux conséquences de la surfertilisation des milieux côtiers et à la façon dont celle-ci est gouvernée et régulée. Néanmoins, la résonnance des problèmes d’eutrophisation a rarement excédé le bruit de fond de la dégradation plus générale de ces écosystèmes, à l’exception de quelques sites emblématiques, à partir desquels des cadrages transnationaux et des changements d’échelle de la publicisation du problème ont pu émerger, jusqu’à sa reconnaissance récente et encore partielle comme problème environnemental global majeur.

61Les efforts de plaidoyer transnational, qui prennent leur origine dans la recherche finalisée localisée sur les problèmes d’eutrophisation, peinent encore, en effet, à déclencher une régulation publique effective à l’échelle mondiale. Comme le montre l’histoire environnementale de l’eutrophisation, dont cet article livre quelques jalons, et comme les préoccupations croissantes et le développement des recherches sur la pollution des océans à l’échelle mondiale permettent d’en prendre la mesure, il n’existe pas d’océan ouvert. Et pourtant, l’eutrophisation côtière reste généralement abordée à l’échelle locale, certes pertinente pour prendre en compte le continuum terre-mer, mais impuissante à anticiper les effets annoncés de l’épuisement des minerais de phosphates (Cordell et White, 2011) ni ceux de la poursuite des apports et de la dispersion d’azote réactif dans le système hydro-social mondial.

62La dimension pernicieuse de l’eutrophisation côtière a donc pour corollaire et pour traduction, une dialectique complexe entre prise en compte des dynamiques multi-échelles et inscription située de l’expérience humaine de l’environnement, dans laquelle l’océan agit aussi bien comme un puits sans fond et comme un opérateur dispersif, que comme une frontière fictive empêchant les zones côtières de s’ancrer au monde habité. De fait, l’eutrophisation côtière ne rend que partiellement visible et palpable le continuum terre-mer. Les résultats témoignent de processus d’expansion des territoires hydro-sociaux vers les milieux marins, dans lesquels les pollutions terrigènes jouent un rôle structurant pendant les années 2000. Néanmoins, ils ne contredisent pas le résultat classique selon lequel les processus de coordination émergent bien plus directement des processus de gestion et de répartition quantitative de la ressource en eau, qu’ils ne sont susceptibles de le faire à partir de problèmes complexes de qualité de l’eau – dominants dans le cas d’espèce.

63La difficulté à prendre en compte et en charge la surfertilisation des eaux côtières, accentue ainsi, les inégalités environnementales dans les zones littorales, tant à l’échelle locale qu’à l’échelle internationale, comme le montre la typologie des configurations hydro-sociales. Elle accroît aussi symétriquement la vulnérabilité des franges côtières riches, productives, mais menacées par les flux de nutriments d’origine humaine, de telle façon qu’elles peuvent perdre leur spécificité ontologique et s’assimiler progressivement à l’immensité océanique, profonde et dépourvue d’oxygène.

Remerciements

64Les auteurs remercient chaleureusement le plasticien Xavier Théffo d’avoir autorisé la reproduction d’une de ses œuvres à titre gracieux. Ils remercient également Chantal Gascuel, Gilles Pinay, Alain Ménesguen et le CNRS pour le soutien matériel et intellectuel apporté à cette recherche interdisciplinaire.