1Quatre cent cinquante et un (451) réacteurs nucléaires sont actuellement en fonctionnement dans le monde et 172 ont été arrêtés jusqu’à présent (IAEA, 2019, p.11 et p.52). La première génération de réacteurs commençant à devenir techniquement obsolète, le nombre de réacteurs retirés de la production s'accélère depuis quelques années. La région transnationale du Rhin supérieur n’est pas épargnée par cette transition et entame un tournant majeur de son histoire culturelle et énergétique avec l’arrêt des deux réacteurs nucléaires à Fessenheim, en France (février et juin 2020), et la fermeture de deux centrales nucléaires en Allemagne (Philippsburg en 2019 et Neckarwestheim en 2021), ainsi que celle de Mühleberg, en 2019 en Suisse.
2Quelles que soient les approches politiques des États nucléarisés face à la production d’énergie nucléaire, nos sociétés sont de plus en plus confrontées à des sites post-nucléaires à démanteler ou à reconvertir, à patrimonialiser ou à faire disparaître. L’empreinte de ces centrales dans le paysage culturel, naturel et mental local devient une question de plus en plus pertinente.
3Le projet que nous présentons ici aborde cette question en rapport au site de Fessenheim. Cette centrale nucléaire française, située à 1,5 km de la frontière allemande et à 40km de la Suisse, a polarisé les débats régionaux et transnationaux depuis son implantation dans les années 70. Définitivement arrêtée, elle continue de diviser les acteurs locaux quant aux projets de reconversion du site. Si la fermeture de l’infrastructure nucléaire pose la question d’une « nouvelle grammaire du vivre ensemble » (Erné-Heintz, 2019, p.4), elle soulève aussi la question de l’emprise sociale, culturelle et mentale de l’infrastructure sur le territoire. Or, la question de la trace matérielle et immatérielle de la centrale dans le territoire ne soulevait pas l’intérêt des différents acteurs locaux que nous avons rencontrés en 2017 lorsque nous avons commencé notre projet de recherche. Fortes de ce constat, il nous a semblé important d’engager notre réflexion et notre intérêt à explorer et penser l'impact mémoriel que la centrale laisse aujourd’hui dans le paysage psychique local afin de permettre l’émergence d’une mémoire juste, contribuant à la consolidation de la société (Rescigno, 2018, p.29).
4À cet effet, nous nous sommes tout d’abord interrogées sur la trace que la centrale nucléaire de Fessenheim a laissée dans les mémoires et les imaginaires collectifs et individuels. La notion de trace, tel que l’ont mis en avant Michel et Müller (2018), permet en effet d'appréhender “la réalité d’un présent construit sur une histoire en couches multiples” et de constituer “une preuve, un échantillon de quelque chose qui, tout en disparaissant, demeure dans une impression matérielle ou psychique » (Michel et Müller, 2018, p.8). Nous nous sommes ensuite penchées sur les moyens de faire émerger la voix des divers acteurs touchés par l’implantation, la vie et la fermeture de cette centrale. Croiser les points de vue et faire apparaître les mémoires plurielles au-delà des récits construits sur le mode binaire nous a semblé essentiel, tout autant qu'engager les différents acteurs à participer à la transformation en profondeur de la perception de cet objet post-nucléaire.
5À la faveur du projet de recherche artistique qu’Élise Alloin mène autour de la question du démantèlement de la centrale1, nous avons initié une recherche expérimentale et participative sur le territoire de Fessenheim, basée sur la mise en place de dispositifs artistiques actifs permettant d’ouvrir un espace de rencontre et d’échange, et propres à transcender les discours classiques sur le devenir de cette centrale et du territoire.
6La mise en place de projets artistiques offrant à des groupes de citoyens de s’investir dans l’espace public n’est pas nouvelle. Cette démarche repose sur la tradition de la recherche-action (RA), développée aux États-Unis par le psychologue expérimental allemand, Kurt Lewin en 1946. La méthodologie de la RA, basée sur la mise en place d’actions incitant un changement, s’est montrée particulièrement efficace pour étudier les dynamiques sociales et pour engager par la suite des groupes de personnes dans les changements sociaux les concernant. La recherche-action devint ainsi peu à peu participative (RAP), mobilisant des parties prenantes autour de projets collectifs (Le Bel et Fournier, 2018) et engageant des groupes de citoyens dans les processus de recherche et la production de connaissance (Böhm et al., 2008; Königswieser et Keil, 2000). Nombre de projets ont ainsi visé à impliquer des groupes de citoyens dans l’amélioration de leurs conditions de vie, dans l’aménagement d’espaces de vie communautaires (Babington, 2017; Frey et Cross, 2011) ou encore à faire évoluer les méthodes d’enseignement en impliquant des élèves dans les processus d’apprentissages (Frenkel, 2012; Catroux, 2002). L’implication des sujets concernés cognitivement et émotionnellement dans le processus de la recherche s’est révélée une démarche particulièrement fructueuse amenant avec soi un processus d’autonomisation face à une situation (la notion d’empowerment, en anglais) (Godrie et Heck, 2020). Ce dernier aspect nous a paru fondamental dans le contexte de Fessenheim, notamment car les décisions concernant les centrales nucléaires en France – implantation, fermeture, démantèlement, reconversion – sont généralement prises au niveau politique et imposées aux populations locales (Fröhlig, 2020).
7La démarche RAP, généralement expérimentale, requiert la constitution d’outils méthodologiques spécifiques selon les contextes, mais impliquer des riverains dans l'élaboration d'œuvres artistiques s’est révélé une approche pertinente pour changer la perception d’un site ou d’un quartier. Le degré d’implication varie selon les projets et peut aller de l’expression de perceptions et d’expériences à travers des photographies, ou des créations artistiques collaboratives (Percy-Smith et Carney, 2011; Böhm et al., 2008), jusqu’à l’exposition (Schophaus et Dienel, 2003). La compagnie Tangible, par exemple, développe des initiatives dites d’archéographie, particulièrement inspirantes dans cette perspective : le projet Points de vue, commandité par des collectivités locales, pour accompagner le démantèlement du site de production électrique d’Électricité De France (EDF) à Vitry-sur-Seine engage d’anciens salariés et les jeunes de la ville dans une démarche innovante de créations aux frontières de l’art et de l’aménagement.2
8Notre projet de recherche-action n’est toutefois pas ici de créer des œuvres artistiques collaboratives, mais de conscientiser nos concitoyens à l’importance de l’empreinte de la centrale nucléaire de Fessenheim et aux enjeux liés à la transformation de leur territoire.
9Nous ancrons notre démarche dans une dynamique d’accompagnement de la transition territoriale, dans la lignée de la Convention de Faro (Conseil de l’Europe, 2005), en encourageant la participation citoyenne dans le processus de patrimonialisation. Méthodologiquement, notre approche repose ainsi sur la pratique de la cartographie culturelle (cultural mapping) promue par l’Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO), pour promouvoir une patrimonialisation participative alternative aussi labellisée de « patrimonialisation par le bas » (Rautenberg, 2013). Le patrimoine, rappelons-le, n'est « pas un objet en soi, mais une construction sociale et culturelle qui couple le temps et l’espace » (Coëffé et Morice, 2013, p.78).
10Ainsi nous concevons ce projet de recherche comme l’initiation, avec les acteurs locaux, d’une dynamique de co-construction et de co-production (Le Bel et Fournier, 2018) de savoirs irriguant la question du territoire nucléarisé et permettant de cerner et définir les éléments matériels et immatériels qu’ils souhaitent transmettre aux générations suivantes. Nous n’abordons toutefois pas frontalement la patrimonialisation stricto sensu du site de la centrale nucléaire de Fessenheim – un sujet controversé et difficile, s’agissant d’un patrimoine à risque –, mais engageons plutôt un questionnement quant à son impact territorial et paysager, et in fine, à sa mémorialisation.
11Les œuvres d’Élise Alloin, conçues comme un état de réflexion sur la question du lieu, assurent l’ancrage sensible du projet pour inviter à penser l’après nucléaire hors des discours convenus et des discussions sur les conséquences immédiates de la fermeture de la centrale. Dans ce projet, l’artiste est non seulement créatrice de formes plastiques directement en prise avec la réalité du territoire, mais elle devient aussi un médiateur culturel au travers de sa démarche (Percy-Smith et Carney, 2010).
12Notre démarche méthodologique vise en outre à engager un public, a priori rétif, à participer au recueillement de la trace mentale, culturelle et environnementale de la centrale nucléaire de Fessenheim, en nous confiant leurs expérience et relation au site. Cette matière, à la fois collective et individuelle, devient pour l’artiste autant que pour l’ethnologue, un matériau de réflexion et de recherche, également propre à nourrir conceptuellement les œuvres à venir.
13Nous avons pris le parti d’une approche participative favorisant la production des savoirs « avec » et non « au nom de » (Godrie et Heck, 2020), permettant d’élargir les connaissances sur l’expérience nucléaire, jusqu’à présent conditionnées et politisées aux niveaux national et international. En effet, l’histoire de l’atome a été, au niveau national, généralement présentée au travers de récits utopistes vantant les prouesses technologiques et scientifiques. Tandis qu’au niveau international ce sont des récits dystopiques montrant les conséquences désastreuses de la technologie nucléaire qui prédominent (Fröhlig, 2019). L’histoire du nucléaire, conflictuelle par essence, est généralement tiraillée entre une mise en récit industriel, passé industriel glorieux, ou environnemental, menace d’une catastrophe. Ces deux types de mises en récits politisées influencent aussi la perception de l’abandon des activités liées à l’industrie nucléaire. En effet, les installations nucléaires, longtemps présentées comme facteurs de modernité et synonymes d’avenir, deviennent des « restes d’activités révolues à gérer, mémoire encombrante voire désobligeante, mais incontournable » (Marrec, 2021, p.7).
14La fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim nous offre une situation inédite pour (ré)concilier ces deux histoires concurrentes, l’histoire industrielle et environnementale (Erné-Heintz, 2019), en réfléchissant à l’emprise sociale et culturelle que la centrale a eue sur le territoire. Cela permettrait de penser le démantèlement au-delà de la problématique de gestion des déchets, activité qui s’est révélée socialement dévalorisée (Rosini, 2021). En effet, comme le constate Marrec (2021, p.15), « l’arrêt de l’activité, ainsi que la mise en évidence ou la conscience de pollutions radioactives, transforme un territoire qui se voulait attractif en territoire désolé ». L’effet négatif de l’arrêt des activités sur les communes nucléarisées a été observé à Saint-Crespin-sur-Moine suite à la fermeture des mines d’extraction uranifère (Hadna, 2021), ou à Rotondella en Italie suite à la fermeture du centre de traitement du combustible Itrec (Dinubila, 2021).
15Si les processus de démantèlement des réacteurs nucléaires diffèrent selon les filières concernées (filière graphite-gaz, à eau pressurisée, surgénérateurs) et les contraintes locales, ils sont toujours très longs. Ainsi, la fin du démantèlement du réacteur de Brennilis, entamé en 1985, est prévue pour 2032 si les prévisions d’achèvement de l’opération peuvent être respectées, soit un minimum de 47 ans d’efforts (Martin, 2017). La question du changement d’image du site industriel de Brennilis et de sa reconversion a notamment été approchée par Sylvain Huot (2014). EDF ayant choisi le démantèlement immédiat et total du réacteur en raison de l’hydrogéologie du site, Huot propose un projet paysager en trois étapes pour mettre en évidence la trace de la centrale par une mise en récit du site à travers l’histoire du paysage énergétique du territoire. Le travail prospectif propose ainsi une reconversion du site nucléaire sous le prisme de la transition énergétique en impulsant de nouvelles dynamiques territoriales : la création d’un parc des énergies, visant à réaliser des expérimentations spatiales par la culture de biomasse (Huot, 2014, p.155).
16L’arrêt des deux réacteurs nucléaires de Fessenheim, doyenne des centrales françaises, nous apparaît être un terrain propice pour approfondir la réflexion de la trace, initiée par Huot (2014) autour de la reconversion du site de Brennilis. Notre approche se situe toutefois en amont, et s’apparente à une double amorce exploratoire quant à l’emprise territoriale et temporelle de cette installation énergétique dans la région, et à la prise de conscience des réalités matérielles et sociales engendrées par la nucléarité. Nous utilisons volontiers le terme de nucléarité proposé par Gabrielle Hecht pour marquer la différence entre le phénomène physique de la radioactivité et le phénomène technopolitique conditionné par des « configurations politiques et culturelles » (Hecht, 2016, p.22).
17La recherche-action participative, conçue donc comme une expérience in situ, a initié une réflexion en prise directe avec le terrain, permettant la co-production de savoirs au travers du recueil des imaginaires que la centrale a laissé sur les personnes concernées. C’est avec cette matière, et l’articulation d’un récit polymorphe que viendra, à notre sens, la question des choix sociétaux vers une transition du territoire bien vécue : Quelles traces garder ? Quels souvenirs préserver ?
18Dans cet article, nous présentons dans une première partie les dispositifs de recherche participative que nous avons mis en place en 2020 pour rencontrer et inviter les acteurs locaux et personnes intéressées à partager leurs expérience et relation avec la centrale nucléaire de Fessenheim. Dans une seconde partie, nous analysons ces dispositifs et discutons la notion de traces avant de conclure dans une dernière partie sur les potentiels et limites de notre démarche au regard de la transformation du territoire et de l’appropriation de cette situation de transition par nos concitoyens.
19Le premier dispositif instauré, une exposition introductive, a été imaginé en amont de l’invitation d’Élise Alloin comme artiste associée à La Kunsthalle et chercheure associée au Centre de Recherche sur les Économies, les Sociétés, les Arts et les Techniques (CRESAT), Université de Haute Alsace, afin d’amorcer son processus de recherche artistique autour de la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim et les enjeux territoriaux qui y sont liés. La Kunsthalle a conçu, dans le cadre de l'événement artistique trinational Régionale 20, l’exposition Se suspendre aux lendemains, ouverte au public du 22 novembre 2019 au 5 janvier 2020, mettant en avant la question de la recherche par l’art en lien avec le territoire.
20Pour cette occasion, Élise Alloin a choisi de présenter, comme un préambule à sa recherche autour de l’arrêt de la centrale nucléaire, des œuvres antérieures, pensées dans leur forme et leur matière pour aborder les enjeux spatiaux et temporels de l’usage que nous faisons du phénomène radioactif. Son œuvre Prendre position, notamment, questionne la notion de lieu et met le visiteur au centre d’un dispositif d’observation géographique où il est cerné de sculptures, des paysages nucléaires en sucre iodé, lui permettant de « faire le lieu » par sa présence même (Alloin, 2013).
21Parallèlement à l’exposition de ses œuvres, le dispositif de monstration prévoyait un volet plus interactif et participatif à même d’offrir une autre expérience sensible au public. L’artiste a ainsi amorcé de manière plus incisive son approche des enjeux propres au territoire de Fessenheim en investissant la salle d’exposition de La Kunsthalle comme lieu de rencontre et de travail assumé. Au milieu des œuvres exposées, son espace de recherche a été installé : un bureau conçu pour l’occasion, un tableau pour y développer une carte mentale, un espace de documentation et ses archives personnelles sur la radioactivité présentées sur répertoires rotatifs à la disposition des visiteurs, comme autant de supports d’interaction avec le public. Élise Alloin considérant sa place de chercheure dans l’espace d’exposition comme partie intégrante de la scénographie, elle a également réalisé un « habit de travail » qu’elle revêtait en « prenant son poste » en salle pendant toute la durée de l’exposition. Cet « habit » était simplement exposé sur cintre en son absence.
22Cet espace de travail in situ dessine un état des lieux duquel part l’artiste pour sa recherche, avec ses questions et les interrogations qu’elle formule à l’adresse du public. Largement relayé par la médiation du centre d’art, ce dispositif permet à Élise Alloin d’entrer en contact avec les visiteurs, et de solliciter leur point de vue sur l’identité du territoire de Fessenheim. Car l’enjeu du dispositif est bien la rencontre, l’échange et la récolte de la parole de ceux qui vivent sur le territoire élargi.
23Une table-ronde à l’adresse du grand public a permis de doubler le dispositif de recherche-action participative de l’exposition introductive : ce second volet, organisé de concert avec la Kunsthalle et programmé en soirée, a réuni le public, Élise Alloin et les chercheurs Teva Meyer (CRESAT) et Florence Fröhlig (Södertörn University) le 4 décembre 2019. Après une visite de l’exposition commentée par l’artiste, ce temps de rencontre a offert à l’audience des angles de vue spécifiques et des éclairages autour de l’exposition et de ses enjeux, mais surtout il a permis d’ouvrir un espace de rencontre public/chercheurs et d’inviter le public à la discussion.
24Le troisième dispositif imaginé pour faire émerger des bribes de mémoire et recueillir des expressions personnelles autant que des récits individuels est une carte postale (illustration ci-jointe). Cette carte postale à double volet a été conçue par Élise Alloin à l’issue d’une semaine de résidence au village de Fessenheim (du 18 au 24 juin 2020) autour d’une réflexion sur le paysage et la nucléarité, et les caractéristiques territoriales transfrontalières spécifiques. La carte postale présente sur un premier volet une œuvre photographique de l’artiste, avec au verso un petit texte bilingue français - allemand expliquant le projet et incitant chacun à exprimer un souvenir, un souhait, une émotion, liés à la centrale nucléaire sur le second volet, détachable. Ce deuxième volet permet à tout un chacun de s’adresser à l’artiste, au centre d’art. Les trois cents cartes postales, éditées par La Kunsthalle pour l'exposition Petit Programme, tenue pendant l’été 2020, ont été mises à la disposition des visiteurs avec une table, une chaise et une urne pour qu’ils puissent y glisser leur contribution au projet de l’artiste. Depuis, la carte postale est distribuée auprès de tous ceux que l’artiste croise au gré de ses projets sur le territoire. Une version numérique, en ligne sur le site du centre d’art, est également disponible pour une interaction virtuelle, plébiscitée dans la situation sanitaire actuelle.
25La quatrième expérience de recherche participative a consisté à accompagner et à réfléchir avec des jeunes à la transformation de leur territoire. Accueillie favorablement par le collège de Fessenheim et réalisée auprès des éco-délégués de ce collège durant l’année scolaire 2020-21, l’animation scientifique intitulée Défis citoyens: transition énergétique a été orchestrée en collaboration directe avec la Nef des Sciences, association de médiation scientifique de l’Université de Haute Alsace (UHA), et le Jardin des Sciences de l’université de Strasbourg dans le cadre d’un programme Projet de territoire qu’ils portent.
26Cette animation scientifique implique les chercheurs et artistes, et comporte trois étapes dans le cheminement des élèves : un atelier « énergie » d’une heure rappelant les rudiments de la production énergétique (9 novembre 2020), suivi d’une journée entière d’activités liées plus précisément à la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim (7 décembre 2020), et d’une séance dite de restitution (26 janvier 2021).
27Lors de la journée complète d’activités, les éco-délégués du collège de Fessenheim, accompagnés de leur conseillère principale d’éducation, ont été conviés à rencontrer les chercheurs hors des murs de leur collège : accueillis à la Nef des sciences à Mulhouse, ils ont brisé la glace avec un De bouche à oreille. Il s’agissait de répéter à un camarade une courte présentation entendue d’un des chercheurs présents, en tête à tête. Ensuite une activité de rencontres rapides s’est mis en place, ayant pour but de sonder le rapport des élèves avec la centrale, leur vision du territoire et de l'arrêt. À cet effet, des binômes d’adolescents se sont interrogés mutuellement et ont rempli un questionnaire. La dernière activité de cette matinée, intitulée le Tribunal des idées, a permis aux élèves répartis en trois groupes d’affinité, d’exposer et de défendre trois visions du futur de la centrale et de transition territoriale en opposant leurs argumentaires :
-
une vision technophile résolument tournée vers un développement économique, industriel et technologique du territoire s’articulant sur le substrat existant,
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une vision patrimoniale et touristique proposant la mise en valeur attractive au point de vue économique d’un récit sur le passé et de réaffectation d’infrastructures existantes,
-
et enfin une vision écologique offrant à cette portion de territoire une renaturation exemplaire.
28L’après-midi, lors d’un atelier dessin en plein air, les élèves ont été invités à croquer « sur le vif » la centrale et son paysage puis à imaginer le site post-nucléaire sur un rhodoïd (posé sur leur dessin ou sur une photographie de la centrale). La dernière étape du Défis citoyens s’est clôturée par une séance de restitution pendant laquelle les chercheurs présents ont répondu à des questions élaborées par la Nef des sciences et posées par les élèves.
29L’exposition Se suspendre aux lendemains, médiatisée et animée par La Kunsthalle, a drainé un large public (2599 visiteurs) de novembre 2019 à janvier 2020 : des visiteurs individuels (688 visiteurs), autant que 62 groupes constitués, soit 38 classes de scolaires (903 élèves), un groupe de périscolaires (22 élèves) et 23 groupes divers accompagnés d’un protocole de médiation (986 personnes).
30La présence de l’artiste sur place, fait rare dans une exposition, a permis l’émergence de liens relationnels plus étroits avec les visiteurs. Cette disponibilité réciproque, celle des visiteurs aux œuvres et celle de l’artiste aux visiteurs, a offert un espace d’échange hors du commun pour discuter du nucléaire et de la nucléarité. Les œuvres et les documents d’archives agissant comme support à la rencontre, et avec la complicité des médiateurs culturels de La Kunsthalle, l’exposition a invité chacun à réagir et à réfléchir, à parler, écouter et raconter. Le dispositif a suscité nombre de discussions sur l'énergie nucléaire et sur un large éventail d’enjeux liés à cette centrale sur le territoire alsacien.
31Ces récits d’expérience exprimés par les visiteurs ont été soigneusement recueillis par l’artiste et les médiateurs comme matériau de recherche : ils constituent un humus sensible qui nourrit et enrichit le projet artistique en cours. Ils révèlent aussi des imaginaires très variés, des rapports mémoriels et des manières d’habiter, avec cette centrale nucléaire, profondément intimes et personnels. Parmi ces dires glanés, certains ressentis sont liés au paysage et à l’espace :
« Quand on descend de mon village (des Vosges), la première chose que l’on voit de la plaine c’est la centrale, on l’appelle d’ailleurs le sucre par chez nous, vu qu’elle est posée là comme un gros cube tout blanc au bord du Rhin... » (visiteur 5, 23 novembre 2019); « C’est vraiment une verrue ce truc ! On la voit de partout, au détour d’un sentier, lorsqu’on se balade dans les Vosges et qu’on regarde la vallée » (visiteur 77, 22 décembre 2019); « Je ne supporte pas les pylônes haute tension, quand je suis à proximité j’ai des palpitations, et si je passe dessous c’est insupportable les champs électriques, en plus l’air grésille » (visiteur 65, 17 décembre 2019); « Moi je ne la vois pas, j’évite de passer à côté, j’évite d’y penser. Je fais confiance » (visiteur 43, 14 décembre 2019); « Cette route qui suit le canal, elle passe à la centrale. Elle est toute longue et toute droite, je l’aime bien, on la prenait souvent avec mes parents, d’ailleurs on l’appelle la route EDF, si je me souviens bien» (visiteur 13, 27 novembre 2019).
32D’autres visiteurs évoquent volontiers des souvenirs personnels liés à l’implantation de la centrale dans les années 1970 :
« Quand j’étais jeune, j’étais en pension à Saint-Dié, nous les Alsaciens, on se vantait qu’avec notre centrale nucléaire et sa production électrique, la région allait devenir autonome énergétiquement… Un premier pas vers l’indépendance de l’Alsace ! » (visiteur 32, 5 décembre 2019); « Je me souviens des discussions familiales et de l’hostilité sur l’implantation de la centrale nucléaire : dans nos boîtes aux lettres, on recevait de belles brochures sur papier glacé qui vantaient le progrès et le développement économique de l’Alsace grâce à cette centrale qu’ils construisaient. À l’école aussi, on nous a fait visiter le chantier et j’avais des copains qui voulaient travailler à la centrale plus tard. Mais mes parents et beaucoup de gens dans le village n’étaient pas d’accord. Je ne comprenais pas trop, mais aujourd’hui je suis content qu’elle s’arrête » (visiteur 19, 28 novembre 2019), « Je me souviens bien du jour où ils (les antinucléaires) avaient rebaptisé dans la nuit tous les villages d’Alsace « Fessenheim », vous savez les panneaux d’entrée dans les villages, ça a fait un foin ! C’était réussi, ça ! C’était à la fois drôle et terrible» (visiteur 88, 4 janvier 2020).
33Les récits recueillis montrent combien cette installation industrielle bien particulière a marqué, et marque encore les individus, combien ils ont intégré cette centrale nucléaire dans leur quotidien physique et mental, comment ils ont construit leur regard et leur paysage. Ces témoignages personnels, et savoirs co-produits lors des échanges, deviennent incroyablement précieux pour comprendre en profondeur cet objet culturel multicouche qu’est l’installation nucléaire dans un territoire. Au-delà du regard aigu de l’artiste, l’exposition introductive, en faisant réfléchir les visiteurs à leur rapport personnel avec le site, a participé à conscientiser l’importance de l’emprise de la centrale dans le paysage mental, naturel et culturel de la région.
34Le dispositif de la table ronde a été l’occasion de présenter le cadre plus large dans lequel s’inscrit le processus de recherche, une collaboration tripartite entre La Kunsthalle, l’artiste et le CRESAT, et d’informer les auditeurs sur les travaux scientifiques en cours concernant le territoire de Fessenheim. Elle a permis également d’inviter à faire réfléchir une trentaine de personnes, réunies autour d’une immense table carrée, sur les enjeux liés à la transformation du territoire et à la nécessité ou non du « faire mémoire » questionnant la conservation ou l’effacement des traces. Très exactement 31 personnes de différents horizons ont participé à la table ronde : cinq chercheurs, deux activistes antinucléaires, deux étudiants, quatre agents EDF de la centrale nucléaire de Fessenheim, cinq employés de la Kunsthalle, et 13 visiteurs individuels adultes.
35Ce temps de rencontre s’est engagé sur la présentation de l’installation artistique Prendre position. L’ensemble, composé de neuf chaises et neuf maquettes en sucre iodé correspondant au paysage « physique et mental » de neuf centrales nucléaires dans leur territoire, offre une lecture en creux, une empreinte, un négatif de paysage qui amène à réfléchir sur le visible et l’invisible. Les maquettes ne sont en effet pas une reproduction topographique exacte des lieux, mais une interprétation sensible du territoire où le visible devient invisible (les cours d’eau et tout ce qui est relatif au refroidissement y apparaît en creux, et au contraire les éléments liés aux réacteurs y apparaissent en relief). La discussion autour de l'œuvre a révélé notre intention de rendre visible l’expérience des femmes et des hommes qui ont participé à l’épopée de Fessenheim, à sa construction, à son implantation, à son fonctionnement, ou qui s’y sont opposés : tous ont fait territoire. À cette occasion, les présents ont été invités à exprimer publiquement leur relation personnelle avec la centrale nucléaire de Fessenheim.
36Cette occasion donnée aux personnes présentes de partager leur rapport personnel avec la centrale de Fessenheim a révélé la pluralité des expériences et la polyphonie des traces mémorielles, prouvant que la réalité dépasse le cadre conflictuel et polémique dans lequel les discussions liées aux lendemains de Fessenheim sont généralement encastrées. Les traces mémorielles ont évoqué autant le foncier en friche de la centrale (la présence de daims, sangliers, nichées d’oiseaux rares et végétation constituant un écosystème propre), que l’expérience d’un pêcheur du Rhin, et divers employés de la centrale : « Pour nous aussi au début le but était d’adopter la centrale, c’était un nouvel outil … il y a plein d’engagements qui ont été faits pour que les gens aient envie d’y travailler ». Sont évoquées aussi les expériences de travailler avec le risque « avec lequel on a appris à vivre et à grandir », et jusqu’à celle de la fermeture : « On ramène la fermeture à quelque chose de technique, mais nous, on a des managers [cadres] qui pleurent … on gère ça … on accompagne » (participants, table ronde, 4 décembre 2019).
37Les discussions ont offert aux participants de multiples points de vue et l’opportunité de se rendre compte que chacun développe un affect ou une relation à cette centrale. Mais aussi plus généralement, elles ont renouvelé un état de conscience pour les réalités sensibles cachées que chacun porte. La polyphonie de ces traces mémorielles évoquées lors des discussions montre que le dispositif a permis d’étendre l’imaginaire trop souvent formaté pour transformer le regard et ouvrir le champ des possibles hors des discours convenus. D’une certaine façon, l’exposition introductive, tout comme la table ronde ont permis de sensibiliser des citoyens intéressés par la question de l’après-Fessenheim, c’est-à-dire des personnes qui ont fait l’effort de venir visiter l’exposition ou de participer à cette table ronde. Les deux événements ont participé à constituer un groupe d’individus d’horizons très variés, intéressés par cette question, et qui continuent à nourrir le projet aujourd’hui.
38La carte postale, poursuivant la même logique du récolement de la trace mémorielle liée à la centrale nucléaire de Fessenheim a permis de rassembler 39 réflexions et/ou dessins liés à cette problématique, attestant du fait d’avoir attisé la curiosité individuelle. Les textes sur le dos des cartes postales reflètent de manière générale des opinions. Opinion par rapport à la production de l’électricité : 16 cartes comportent une annotation relative à la production d’énergie, ayant soit pour objet des réflexions générales liées à la production de l’énergie généralement renouvelable, « Faire de l’électricité avec des éclairs » (carte postale 30), « Faire du sport pour produire beaucoup d’électricité » - illustré avec un bonhomme sur un vélo (carte postale 27). Ou ciblant plus précisément l’énergie nucléaire et son danger : « L’énergie nucléaire nous tue » (carte postale 10), « Je rêve que personne ne sera victime si elle explose » (carte postale 12), « Pour se protéger, il ne faut pas oublier les pilules d’anti-radioactivité » (carte postale 1). Cinq cartes expriment une opinion concernant la fermeture de la centrale : « Des emplois en moins » (carte postale 20), « Ça fait des années que je connais la centrale de Fessenheim et je me réjouis de sa fermeture » (carte postale 5). Si la plupart des cartes comportent des annotations, plusieurs d’entre elles sont illustrées par des dessins et notamment quatre cartes représentant Pikachu, une créature dite « électrique », attestant le lien que les enfants ont fait entre le personnage de dessin animé Pokémon et la production d’électricité.
39D’après l’écriture ou les dessins au dos des cartes postales, il paraît évident que la grande majorité des cartes recueillies ont été réalisées par des jeunes gens, permettant de mieux comprendre certaines annotations, notamment celles confessant que c’était la première fois que le visiteur entendait parler de l’existence d’une centrale nucléaire dans la région : « Je ne savais pas » (carte postale 2); « Ça fait la deuxième fois que j’en entends parler » (carte postale 4); « C’est la première fois que j’en entends parler » (carte postale 6).
40Étonnamment, seules deux cartes postales présentent le rapport personnel de l’adressant avec la centrale nucléaire de Fessenheim : « Quand j’ai vu plusieurs camions blindés tournés à la centrale » (carte postale 36) et « Je connais, car pour aller en voyage, je suis passé devant » (carte postale 35). Si le dispositif de la carte postale ne prévoyait pas particulièrement la participation d’un jeune public, en revanche le programme Défis citoyens : transition énergétique ciblait la sensibilisation d’élèves du collège de Fessenheim aux enjeux liés à la transformation de leur territoire.
41Lors de la journée du 7 décembre 2020, 13 éco-délégués du collège de Fessenheim, huit filles et cinq garçons des classes de 6e aux classes de 3e, prirent part aux activités proposées par la Nef des Sciences. Par les questionnaires remplis lors de l'activité de rencontres rapides, nous apprenons que trois éco-délégués ont des parents qui travaillent à la centrale. Cependant, à la question sondant les changements qu’ils souhaiteraient mettre en place s’ils étaient le/la maire de Fessenheim, seul un sur les trois propose « que la centrale ne ferme pas ». Les autres réponses recueillies reflètent soit ce que l’on attend de leur vocation d’éco-délégués : plus d’espaces verts, de verdure ou de parcs (huit propositions), de compost, de recyclage, de poubelles, de pistes cyclables, de ralentisseurs routiers, une centrale hydraulique, un laboratoire de recherche pour l’écologie; soit en lien avec leurs aspirations d’adolescents : plus de restaurants, plus de magasins, installer une librairie, une piscine (deux propositions), un lycée, un parc animalier, construire un musée, des parcs de jeux écologiques en extérieur, comme en Allemagne, et un parc d'accrobranche. La question relative à leur vision d’une ville dans 100 ans, les invitant à se projeter dans l’avenir et à imaginer le devenir du site, a offert un florilège de haute technologie :
« robots » (Questionnaire F2, F3 et F8, 7-12-2020), « voitures et maisons volantes » (Questionnaire F2, F5, G2, G3, 7-12-2020), « déchets ménagers automatiquement triés et envoyés en déchetterie » (Questionnaire F8, 7-12-2020), « panneaux solaires et technologie plus développée » (Questionnaire F3, 7-12-2020). Cette projection contraste par ailleurs avec un panorama plus écologique : « beaucoup de végétation » (Questionnaire F3, F6, G1, G4, 7-12-2020)«habitations moins énergivores » (Questionnaire G4, 7-12-2020), « une ville dominée par plein d’animaux » (Questionnaire F1, 7-12-2020), « des arbres partout » (Questionnaire G5, 7-12-2020).
42Pour l’activité Tribunal des idées, les éco-délégués répartis en trois groupes, les technophiles, les écologistes et les historiens doivent défendre un scénario possible pour la transition territoriale. Les élèves ont été invités à provoquer et avancer les arguments les plus farfelus possible, mais hormis le projet de réaliser un parc pour le Grand Hamster d’Alsace, les scénarios proposés sont restés assez conventionnels : un centre scientifique, un musée historique.
43L’après-midi, après un déjeuner sorti du sac, les élèves ont été conduits en car à Fessenheim. Installés sur la digue du canal du Rhin, en face de la centrale, ils sont amenés à dessiner la centrale nucléaire « sur le vif » (environ 45 minutes), encadrés par trois plasticiennes. Pour la seconde partie de l’atelier, les élèves ont repris le car pour apprécier la centrale d’un autre point de vue et ils ont été invités à continuer leur dessin sur un rhodoïd (posé sur une photo de la centrale) pour matérialiser ce qu’ils imaginent du site après démantèlement. La grande majorité des projets d’avenir propose de transformer le site en un parc récréatif avec montagnes russes, piscine, plage, toboggans (huit propositions), cinq élèves suggèrent l’aménagement d’un parc végétal ou animal, quatre imaginent l’implantation d’un musée historique ou pédagogique et deux seulement la transformation du site en un parc d’éoliennes ou en une centrale hydraulique.
44Ainsi, les élèves « à fond dans l’écologie » pendant l’atelier Tribunal des idées, ont allègrement changé de perspective lors de la séance de dessin, proposant pour la plupart d’entre eux la transformation du site en un parc d’animation ! Cet engouement subit peut être expliqué par l’évocation en fin de la matinée de l’exemple de la centrale nucléaire de Kalkar en Allemagne, transformée en parc d’attractions. Ces quatre expériences publiques, bien différentes les unes des autres dans leur forme, et menées sur un peu plus d'une année sur le territoire nous offrent un premier stade de réflexion avant la poursuite du projet de recherche.
45L’exposition introductive a été pensée comme un dispositif vivant. En donnant à voir le processus de recherche de l’artiste, ses questionnements et ses recherches liminaires sur la centrale et le territoire, elle a ouvert un espace de réflexion à la fois mental et sensible.
46Au-delà de la présentation d’une œuvre conceptuelle invitant à la réflexion, le dispositif prévoyait la participation active de l’artiste et de médiateurs culturels pour engager le dialogue avec les visiteurs et recueillir les fragments de mémoires émergeant de la rencontre. Les 2599 visiteurs ont pu appréhender de manière différente la nucléarité et conscientiser leur propre lien avec la centrale. De plus, le public a été invité à participer de façon anonyme à la constitution d’une polyphonie mémorielle. Le recueil de 89 récits atteste de l’engagement des visiteurs à la coproduction de données relatives à la centrale nucléaire de Fessenheim, matière ultérieure de recherche pour l’artiste et l’ethnologue. Le dispositif de la table-ronde a permis de décliner l’approche de façon un peu différente en invitant un public plus restreint dans la discussion (31 personnes présentes). Cet événement public a toutefois permis à l’artiste de présenter sa démarche et aux scientifiques de se positionner en contrepoint dans le projet de recherche commune, ce qui a déclenché questions et échanges entre des acteurs locaux qui habituellement se confinent à des positions polarisées.
47La table-ronde s’est révélée une méthode d’action participative très intéressante pour sensibiliser les concitoyens aux enjeux de la transition territoriale, mais aussi pour favoriser la prise en compte de la diversité des connaissances relatives à la centrale. Ce dispositif a permis d’initier un processus de communication sur le passage entre l’histoire du site nucléaire et son devenir, tout en stimulant un dialogue entre des groupes ayant des intérêts différents, et d’inviter les participants à présenter leur parti pris. Et c’est justement par cette confrontation de points de vue qu’un nouveau regard sur la centrale nucléaire, comme lieu vivant d’une mémoire sensible, peut prendre forme. Les traces recueillies révèlent que les participants sont conscients de l'intrication du minéral, du biologique, du social et du culturel et attestent de la conscientisation que le site ne se confond pas avec son expérience vécue au présent. Le site, tout comme le paysage, ainsi que le constatent Gé Bartoli et Gosselin (2021, p.30), « est porteur d’une mémoire composée de la multiplicité des traces qui se trament en lui de manière sous-jacente ».
48Les dispositifs de l’exposition introductive, tout comme celui de la table ronde, se sont révélés probants pour susciter une mise en patrimoine avec un public large et varié dans une dynamique mémorielle. Ces tentatives révèlent des moyens d’engagement communautaire différents de ceux habituellement contrôlés par les acteurs classiques pour stimuler la réaction des habitants sur la question de vivre sur un territoire nucléarisé, ou en cours de dénucléarisation. Et La Kunsthalle, lieu où l’on parle de démarche artistique, s’est révélée être un lieu public idéal pour organiser de telles rencontres et dépasser les positions conflictuelles.
49Ce cadre d’expression neutre et décloisonnant qu’offre le champ de l’art assure aussi un ancrage dans la durée pour des échanges de qualité. Et il a notamment facilité une prise de contact avec le personnel de la centrale nucléaire, ce qui a débouché quelques mois plus tard sur une visite officielle des installations pour les chercheurs présents et ceux du CRESAT, ainsi que l’amorce de dialogue avec l’artiste pour des projets artistiques in situ. L’expérience de la carte postale, qui se voulait aussi un dispositif de récolement de la trace, n’a pas été aussi probante. La majorité des visiteurs ont empoché une des 300 cartes postales, mais peu l’ont glissé dans l’urne ou dans une boîte aux lettres. Cette carte postale s’est révélée un support difficile qui n’a pas déclenché de récits personnels ou intimes. A priori, ce type de confession émerge plus facilement en tête à tête, lors de discussions personnelles avec l’artiste ou les médiateurs.
50Il est possible aussi que cette carte empochée soit considérée par les visiteurs comme un souvenir matériel de leur passage à l’exposition ou de leur rencontre avec l’artiste. Et si le visiteur n’a pas préalablement entendu parler de la centrale, ce que certains mentionnent sur leur carte postale, la visite de l’exposition devient alors leur premier lien avec cet équipement industriel. En ce sens, nous pourrions dire que, si l’action « carte postale » n’a pas permis de recueillir de trace mémorielle auprès des visiteurs, elle a, à minima, créé une trace que chacun emporte avec lui. Le dispositif de recherche-action Défi citoyen a, quant à lui, la vocation d’accompagner des jeunes, futurs acteurs du territoire, dans une conscientisation des enjeux de la transformation de leur environnement. Les ateliers ont permis aux élèves d’aiguiser leur perception du lieu, certains n’ayant jamais vu la centrale du côté de la digue, mais surtout l’atelier dessin leur a fait appréhender la centrale nucléaire d’une autre façon, via échelles et proportions.
51Certains aspects de ce dispositif gagneraient à être améliorés, notamment en laissant plus de place à l’imagination et à la créativité tout en renforçant la structure des ateliers et leur interconnexion, tant du point de vue des encadrants que des élèves. Ainsi l’encadrante plasticienne a regretté de n’avoir pas pu participer aux activités du matin, afin de pouvoir aiguiller les élèves en amont. Et nous avons constaté que les élèves ont réagi de manière très variable selon les ateliers proposés : certains se sont pris au jeu, d’autres, plus timides, n'ont pas vraiment osé. Une des difficultés rencontrées provient du fait qu’ils ne se connaissaient pas pour la plupart, étant de classes et d’âges différents. Cela a pu paraître déroutant, et encore accentué par le port des masques en raison de la situation sanitaire liée à la pandémie de la COVID-19. À l’avenir, lors de l’atelier restitution, il sera judicieux de faire réfléchir les élèves sur l’expérience en elle-même et de les faire développer leurs propres visions. Un questionnaire pourrait également être distribué afin d’apprécier comment ils ont appréhendé ces ateliers participatifs.
52Néanmoins, le dispositif a fait prendre conscience aux éco-délégués des enjeux de la nucléarité, de la diversité des savoirs relatifs à la centrale et les a sensibilisés au fait que leur génération devra faire face à la transition post-nucléaire du territoire. Si tous ces dispositifs d’action-recherche participatifs, réalisés sur à peine une année, ont permis d’ouvrir le dialogue et de sensibiliser des publics divers aux enjeux de la nucléarité et de la transformation du territoire, seules les deux premières expériences ont permis de recueillir une trace tandis que les dernières ici présentées ont plutôt créé une trace, en éveillant la curiosité du jeune public. À ce titre, nous éprouvons combien la démarche artistique offre de synergie pour de tels projets touchant à la mémoire d’un territoire et soulignons les propos de Michel et Müller : « … l’art revêt une dimension éthique et politique en contribuant à la construction d’une identité culturelle locale, consciente de son passé. De plus, l’art revêt la dimension de témoin, de ‘monument ’, c’est-à-dire de construction permettant la conservation et la transmission de la mémoire » (Michel et Müller 2018, p.11).
53Le recours à l’art s’avère une méthodologie probante pour délier les paroles et faire émerger la voix des divers acteurs touchés par l’implantation, la vie et la fermeture de cette centrale. La co-production d’une polyphonie mémorielle a été d’autant plus importante que la décision d’implanter et de fermer la centrale nucléaire de Fessenheim ayant été décidée au niveau étatique, a été perçue comme imposée par le haut : « on l’a ouverte et maintenant on la ferme » (habitant de Fessenheim, propos recueilli le 16 juin 2020 par l’artiste). Nos dispositifs participatifs d’action-recherche ont permis ainsi de conscientiser la notion de territoire nucléarisé et de sensibiliser le public à sa capacité à devenir partie prenante de changements sociaux le concernant.
54Les dispositifs ont également mis en lumière la valeur mémorielle que la centrale a laissée et laisse encore dans le paysage mental et culturel de nos concitoyens. Toutes ces traces matérielles et immatérielles font partie intégrante de leur histoire et valent d’être recueillies. Ainsi nous avons jeté le premier jalon d’une mise en récit transcendant la muséification actuelle de l’atome en France. Notre démarche, malgré ses limites, a permis de générer des vagues, des ondes, et inspire aujourd’hui d’autres acteurs à continuer la réflexion initiée par l’exposition introductive Se suspendre aux lendemains … de Fessenheim.
55Parmi les initiatives en gestation, mentionnons notamment un nouveau projet d’action participative mis en place au collège de Fessenheim porté par l’équipe de médiation de La Kunsthalle, la Nef des Sciences (le Jardin des Sciences) et l’équipe pédagogique de la classe bilingue français-allemand. Il s’agit d’une marche performative bilingue, calquée sur l’un des dispositifs artistiques conçus par Élise Alloin pour mettre en espace et partager ses archives sur la radioactivité en résonance avec un site. Entièrement réalisée par les élèves français pour un groupe de correspondants allemands adultes, cette marche permettra d’appréhender le paysage dans sa dimension réelle, mais également immatérielle et psychique. Là s’exprime une intention de déployer à partir du champ de l’action artistique un tissage de liens intergénérationnels et interculturels qui offrira la possibilité de créer de nouvelles identités nucléaires autour d’un démantèlement et de la transformation du territoire concerné.
56Parallèlement, l’artiste a conçu une marche performative de sa mouture personnelle sur ce même territoire. Réalisée dans le cadre de la programmation artistique de La Kunsthalle et en collaboration avec le Club Vosgien, cette marche sera complémentaire, dans son expérience, à celle des collégiens et s’adressera à un groupe restreint de marcheurs, poursuivant ainsi l’intention de formuler autrement, de libérer des paroles sensibles et de vivre l’expérience du lieu, à partir du champ de l’art. Il nous apparaît évident que ces moments vécus engagent à la fois un récolement de la trace et sa création.
57Si ce projet à expériences multiples, imaginé et articulé à notre collaboration de recherche, nous permet d'appréhender l’emprise sociale et culturelle de la centrale sur le territoire sous un angle inédit, il nous offre plus encore, la matière future et directe sur laquelle artistes et chercheurs peuvent développer leur approche scientifique, leur réflexion philosophique et artistique à même d’explorer les liens subtils et vivants sur ce qui fait un « lieu », la perception d’un site et comment on l’habite (Alloin, 2013). Néanmoins notre démarche n’étant pas mandatée par une collectivité locale, se pose à terme la question de l’ajustement, du développement et de la pérennisation ou non de telles actions permettant d’éclairer et d’accompagner la transformation identitaire du lieu.
58Cet article se fonde sur un travail de recherche réalisé dans le cadre du projet Atomic Heritage Goes Critical: Community, Waste, and Nuclear Imaginaries, dirigé par le professeur Anna Storm (Université de Linköping, Suède) et financé par le Riksbankens Jubileumsfonden, Suède (P16-0684:1).
59Les dispositifs artistiques mis en place dans le cadre de cette recherche ont pu l’être grâce à la complicité et au soutien de La Kunsthalle (Centre d’art de Mulhouse, France), de la Nef des Sciences et du projet de recherche NasH porté par le CRESAT (Université de Haute Alsace, Mulhouse), et à l'appui financier d’une résidence de territoire la région Grand Est et une bourse de recherche de la Maison interuniversitaire des sciences de l'homme - Alsace (Université de Strasbourg, France).
60Nous souhaitons aussi remercier les relecteurs anonymes qui ont permis d’améliorer notre texte.