1Face à la crise écologique globale et avec la montée en puissance de politiques de transition énergétique (Aykut, Dahan, 2015 ; Aykut, Evrard, 2017 ; Aykut, 2018), les conséquences négatives de l’industrie nucléaire sont aujourd’hui largement controversées. En France, la gestion des déchets et le démantèlement, d’abord traités discrètement par les opérateurs (Commissariat à l’Énergie Atomique - CEA, Électricité de France - EDF, Orano - anciennement Areva), sont devenus des problèmes majeurs pour l’ensemble de la filière nationale. Pourtant, lors de son industrialisation, dans les années 1970, l’énergie nucléaire a été présentée par les responsables français comme une énergie propre et peu chère. Les dirigeants du secteur considéraient alors ces enjeux comme des « non-problèmes » (Topçu, 2013). Mais à la fin des années 1980, suite à l’accident de Tchernobyl, les déchets ont été pensés comme un problème urgent : des acteurs internes ont alors dénoncé les limites du système existant et des mouvements sociaux ont exigé des solutions durables. En France, le problème des déchets a fait l’objet de fortes contestations puis d’une « mise en politique » (Barthe, 2006). Puis par extension, le démantèlement a été intégré discrètement dans une politique de gestion globale de l’aval de la filière portée par les autorités françaises de sûreté, alors qu’il était jusque-là géré par les opérateurs. L’imposition du démantèlement comme nouvelle norme donne lieu à des négociations entre opérateurs, régulateurs et associations environnementales. Selon les contextes nationaux, ces acteurs participent à la définition de politiques de démantèlement qui permettent de poursuivre des objectifs de maintien ou de sortie du nucléaire. Le démantèlement incarne désormais l’avenir incontournable du secteur nucléaire. Et en France, cette politique doit permettre de maintenir le choix du nucléaire.
- 1 Dossier Maîtres d’ouvrages du débat public 2019 sur le Plan National de Gestion des Matières et Déc (...)
2Le démantèlement constitue un défi majeur dans les pays nucléarisés, bien qu’il reste peu étudié et peu publicisé. Il produira des quantités considérables de déchets radioactifs, qui dépassent les capacités des stockages existants. En fonction des normes de régulation (niveau de sûreté, seuil à atteindre) et de la définition des risques acceptables, les solutions envisagées, leur temporalisation, leur mise en œuvre, et donc leurs coûts, seront très variables. De plus, le démantèlement cristallise de nombreux risques : économiques, techniques, politiques, institutionnels. Initialement, il n’était pas comptabilisé dans le coût global du nucléaire alors qu’il représente une dépense considérable à long terme. En France, le démantèlement du parc actuel représente environ 47 milliards d’euros1 (pour les trois opérateurs EDF, Orano et CEA, auxquels s’ajoutent 73 milliards d’euros pour la gestion des combustibles usés et déchets radioactifs). L’augmentation du coût total de cette énergie constitue désormais un élément central dans le discours d’acteurs critiques qui dénoncent des coûts cachés et remettent en cause l’argument de l’efficacité économique. Contrairement à la gestion des déchets radioactifs, dans le cas du démantèlement ces critiques ont d’abord été formulées au sein de l’État français, par les autorités de sûreté nucléaire dans les années 1990, puis par la Cour des comptes. Elles ont ensuite été relayées par les parlementaires et les associations environnementales. Dans la continuité de la gestion des déchets, le ministère français responsable de l’énergie a alors tenté de créer une politique de démantèlement pour contraindre les opérateurs à constituer des provisions et à mener à bien ces opérations dans un temps limité, et éviter qu’à long terme l’État hérite de sites abandonnés.
3Le démantèlement constitue une forme de changement d’action publique (Bauer et al., 2012), qui dépasse le simple abandon : ce processus rationalisé doit permettre de déconstruire un tout cohérent, dénucléariser les sites et gérer des déchets. Au lieu de seulement mettre fin à des activités, ce processus nécessite d’en créer de nouvelles. Contrairement à d’autres secteurs pour lesquels le démantèlement se traduit par un affaiblissement de l’action publique (Bauer et al., 2012), le démantèlement nucléaire donne lieu au contraire à la création d’une nouvelle politique publique. Comme pour l’analyse de la gestion des déchets radioactifs (Blanck, 2017), cet article propose de retracer la création d’une politique de démantèlement et ses effets au sein du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) en suivant le « travail d’organisation » et de « temporalisation » de l’action publique. Le CEA a exploité de nombreuses installations depuis sa création en 1945 : réacteurs, laboratoires, usines de production d’uranium et de plutonium, entreposages de déchets. Et il a dû très tôt démanteler les installations arrêtées. Site historique du développement du nucléaire civil et militaire, le site de Marcoule (département français du Gard) constitue le cœur de ce système industriel : le démantèlement de certaines installations a commencé dès 1969 et devra se poursuivre jusqu’en 2050. Pour s’adapter à la politique de démantèlement, le CEA a proposé une stratégie globale en 2004 aux autorités de sûreté. Mais face à des retards importants accumulés, en 2015 les autorités de sûreté ont fermement demandé à l’administrateur général du CEA pour qu’il modifie la stratégie de démantèlement, priorise les projets les plus risqués, réorganise ces activités internes et prestations externes. Cette nouvelle stratégie, construite avec les autorités de sûreté, se traduit par une différenciation temporelle des projets, afin de pouvoir répondre aux injonctions légales d’un démantèlement immédiat, tout en conservant des ressources constantes. Au lieu d’un saupoudrage des moyens sur une multitude de projets qui avanceraient lentement et pourraient présenter des retards importants, les projets les plus risqués sont accélérés, tandis que d’autres sont mis en suspens.
4Dans le cadre d’un postdoctorat en France au Centre Interdisciplinaire d’Études sur le Nucléaire et la Stratégie (École Normale Supérieure, Paris), j’ai mené un projet de recherche sur les activités de démantèlement au CEA. J’ai réalisé des entretiens semi-directifs avec des dirigeants (maîtrise d’ouvrage et Direction des projets de démantèlements, du service nucléaire et de la gestion des déchets), avec des chefs de service, chefs de projets et responsables de l’exploitation dans différentes unités de démantèlement de Marcoule, ainsi que les dirigeants du démantèlement au sein de l’Autorité de Sûreté Nucléaire ASN (18 entretiens). Au cours de ces entretiens, ces acteurs ont présenté leurs activités, leurs enjeux, leur organisation et leurs relations avec les autres acteurs du démantèlement. J’ai également pu recueillir ou consulter des documents techniques et organisationnels (circulaires, note d’organisation et de fonctionnement).
5Après avoir présenté les outils développés pour étudier le démantèlement comme action publique, une première partie retracera la création d’une politique de démantèlement en France à partir des années 1990. Une deuxième partie approfondira la transformation de la stratégie temporelle du CEA en réponse aux attentes des autorités de sûreté : avec la priorisation des projets les plus urgents et la réorganisation de ces activités. Dans une troisième partie, il s’agira de suivre au niveau des projets les effets de ces changements politiques.
6Le démantèlement est un processus rationalisé de déconstruction d’un tout organisé : il s’agit d’enlever les matières et déchets, les procédés industriels, puis d’assainir ou déconstruire les structures, jusqu’à un éventuel « retour à l’herbe ». La définition des scénarios et le choix des techniques font l’objet de négociations et d’arbitrages au sein des opérateurs et avec les autorités réglementaires : afin de fixer le niveau acceptable de risques pour les opérateurs et les populations, les délais et les moyens alloués. À travers ces controverses, il s’agit donc de rendre compte de négociations structurantes et d’arbitrages, opposant généralement critères économiques et sûreté, afin de définir ces activités sur des dizaines (voire centaines) d’années.
7Au sein du CEA, le processus de démantèlement présente des risques environnementaux (pollutions, déchets), sanitaires (exposition des travailleurs et populations) importants à cause des incertitudes liées à la variété et aux spécificités des installations. En fonction de l’histoire de chaque installation, les opérateurs doivent développer des solutions spécifiques à partir de savoirs, normes et techniques disponibles. Pour réduire les incertitudes liées à des connaissances lacunaires, les opérateurs ont recours au processus de Recherche et Développement (R&D) : pour évaluer l’état initial, caractériser et conditionner les déchets, décontaminer, ou permettre le travail en milieu hostile. Pour définir des scénarios, ils doivent produire des données sur la construction et l’exploitation des installations. Or étant donné leur ancienneté, cette démarche peut s’avérer particulièrement difficile, voire lacunaire : des plans ont disparu, certaines contaminations n’ont pas été identifiées, les installations se sont dégradées. Par ailleurs, les opérateurs doivent créer de nouvelles installations ou en transformer pour pouvoir démanteler : ces chantiers se caractérisent donc par des enjeux de co-activités sur des sites restreints. Ces contraintes se traduisent aussi par des risques organisationnels, liés à la création de nouveaux systèmes industriels, pour passer de l’exploitation au démantèlement. Le démantèlement constitue donc un processus d’innovation (Akrich et al., 2006) : prolongement prévisible de l’activité d’exploitation, mais aussi nouvelle activité de production de déchets, matières et sites moins radioactifs, à travers une démarche de « dénucléarisation » (Hecht, 2012).
8Le démantèlement n’est pas spécifique au secteur nucléaire. Démanteler signifiait initialement détruire des fortifications militaires et ce terme est aujourd’hui utilisé pour désigner le démantèlement d’activités variées : secteurs industriels (Del Bondio, 2009), État social (Pierson, 1994 ; Bonnelli et Pelletier, 2010), camps de réfugiés (Agier, 2014), politique agricole commune, politique européenne de parité (Jacquot, 2014). Pour l’étudier, il est nécessaire d’analyser les stratégies des acteurs : ils peuvent s’engager dans ce processus parce qu’ils considèrent que les solutions ne sont plus pertinentes, parce qu’ils en défendent de nouvelles ou qu’un problème n’existe plus. Il faut aussi préciser si le démantèlement doit mettre fin à toute activité ou ouvrir sur de nouvelles. Enfin, il faut le caractériser en fonction des changements qu’il induit : brutaux ou incrémentaux, visibles ou discrets, volontaires ou inattendus. Il est ainsi possible d’analyser le démantèlement de politiques comme une forme particulière de changement de l’action publique, qui se traduit généralement par un retrait de l’État (Bauer et al., 2012). Dans la continuité de ces travaux, il nous semble nécessaire d’examiner les dimensions « matérielles » et « politiques » de chaque processus de démantèlement (Boudia et al., 2019) : un démantèlement matériel ne signifie pas nécessairement démantèlement politique. Contrairement aux cas précédemment cités, le démantèlement nucléaire se traduit par la création et le renforcement de politiques dédiées au démantèlement, de leurs cadres réglementaires et de leurs moyens (financiers, techniques et humains). Et en France, le démantèlement est présenté comme une condition nécessaire pour montrer que les conséquences négatives de l’énergie nucléaire sont gérées avant de construire de nouveaux réacteurs et maintenir le choix du nucléaire.
9Jusqu’ici, la politique de démantèlement nucléaire a été peu étudiée par les sociologues et historiens des risques : ils ont tendance à travailler sur la construction, l’exploitation normale, ou bien au contraire les accidents et situations de crise (Borraz, 2008). Les principaux travaux ont été réalisés par des juristes (Rémont et al., 1998 ; Rubercy, 2009), économistes (Chaton, 2001), géographes (Pasqualetti, 1988 ; Pasqualetti, 1990), ou chercheurs en gestion des risques (Laraia et al., 2012 ; Invernizzi et al., 2017). Certains ont étudié des chantiers de démantèlement : en France, Superphénix a fait l’objet d’études d’ethnologues (Bergé, 2010), de chercheurs en gestion des risques (Pelleterat de Borde et al., 2013) ou encore de sociologues et géographes (Garcier et Le Lay, 2015). Cependant, ces travaux ne portent pas spécifiquement sur la création de politiques de démantèlement.
10Cet article vient donc enrichir les travaux existants en mobilisant l’approche développée dans ma thèse sur les déchets radioactifs (Blanck, 2017), croisant sociologie des organisations, de l’action publique, des sciences et des techniques. Pour étudier les « processus définitionnels » de ce problème (Gilbert et Henry, 2012), il s’agit d’investiguer les « sphères discrètes », dans lesquelles acteurs réglementaires et opérateurs participent à la fabrication de ces politiques, afin de rendre compte des deux facettes de ces activités de régulation d’activités à risques : la co-production des normes par ces acteurs, puis l’appropriation et l’application au niveau opérationnel (Borraz, 2008 ; Gilbert, 2003 ; Fressoz, 2012). Cette approche permet de saisir le rôle des autorités de sûreté dans la création de cette politique : elles ne se contentent pas seulement de contrôler, mais prescrivent et pilotent l’action publique. Il s’agit d’étudier comment elles créent des exigences et les imposent pour gouverner de manière centralisée des activités qui jusque-là étaient gérées par les opérateurs. Cela permet de produire une vision renouvelée du gouvernement du nucléaire, les relations entre autorités et opérateurs étant ainsi reconfigurées autour de ces activités.
11Pour cela, je propose de suivre « le travail d’organisation » (Blanck, 2021). Au niveau politique, des acteurs réglementaires et opérateurs participent à la définition de problèmes et d’objectifs, ils établissent un cadre pour réguler des activités. Puis au sein des opérateurs, les dirigeants s’approprient ce cadre et l’inscrivent dans des dispositifs organisationnels, afin d’articuler une multitude d’activités. Enfin au niveau opérationnel, les acteurs s’approprient et adaptent ce cadre organisationnel pour le mettre en œuvre. Cette approche s’inscrit dans la continuité de travaux qui saisissent l’action publique à travers son organisation (Crozier et Friedberg, 1977 ; Musselin, 2005 ; Bezes et Le Lidec, 2016). La temporalisation de l’action est également au centre des négociations entre acteurs, car ils se livrent à un travail de « cadrage temporel » (Blanck, 2016) : ils élaborent des stratégies temporelles pour fixer des objectifs, ordonnancer des tâches, gérer des ressources et des délais, et créer les conditions d’une action organisée. Dans le cas du démantèlement, la temporalisation est un enjeu essentiel, aux conséquences techniques et financières majeures. Cette approche permet de penser les liens enchevêtrés entre changements et continuités, et de produire une vision plus complexe et dynamique du changement dans l’action publique (Thelen 2003).
12En France, le démantèlement a d’abord été invisible, traité discrètement par les opérateurs. Puis ces activités ont progressivement été intégrées dans le processus de production global. Les premiers sites d’exploitation du radium n’ont pas fait l’objet d’un démantèlement systématique (Blanck, 2017). À partir des années 1950, le secteur nucléaire s’est développé avec l’institutionnalisation de grands opérateurs de recherche (CEA) et d’industrie (EDF et Orano, ex-Areva), pour concevoir et exploiter des applications civiles et militaires de l’énergie nucléaire (Hecht, 2004). Ces activités ont nécessité d’implanter de nombreuses installations : laboratoires, prototypes, mines, usines de production de combustibles, réacteurs de recherche et industriels, usines de retraitement du combustible et d’extraction de plutonium, entreposages et stockages de déchets. Très tôt, les opérateurs ont démantelé les installations arrêtées dont ils restent responsables et doivent garantir la sûreté après arrêt : à partir de leur expérience de construction et d’exploitation, ils ont d’abord expérimenté des solutions bricolées pour gérer le risque immédiat, sans forcément avoir une approche de sûreté à long terme. Ainsi dès les années 1960, le CEA réalise des opérations de démantèlement, notamment à Marcoule, site historique du nucléaire civil et militaire. Durant cette période, les opérateurs gèrent seuls ces activités sur leurs sites.
- 2 Rapports du comité technique sur le démantèlement, Recommandation 1980 : « Les niveaux fondamentaux (...)
13Ce n’est que dans un deuxième temps que ces activités font l’objet d’une régulation. À la fin des années 1990, suite à l’accident de Tchernobyl et à la mise en politique des déchets radioactifs (Barthe, 2006 ; Blanck, 2017), le ministère responsable de l’énergie, les autorités de sûreté et les parlementaires tentent de définir une politique globale de l’aval du secteur et font émerger le démantèlement comme un problème public. Il s’agit de contraindre les opérateurs à réaliser rapidement ces chantiers coûteux et longs. Dès lors, les opérateurs ne peuvent plus gérer ce problème de manière autonome et discrète. Ils doivent intégrer des « plans de démantèlement » à leurs demandes d’autorisation de création (décret n° 90-78 du 19 janvier 1990). Les régulateurs reprennent alors la définition des experts internationaux de l’AIEA (Agence Internationale de l’Énergie Atomique)2 établie dans les années 1970. Le premier niveau correspond à une fermeture sous surveillance (combustibles et liquides radioactifs retirés) ; le niveau 2 est un nettoyage partiel (surveillance allégée, confinement des zones très radioactives) ; le niveau 3 est la libération totale, après assainissement ou démolition. Ces experts définissent aussi plusieurs stratégies temporelles : les opérateurs peuvent choisir un démantèlement immédiat ou différé (après décroissance radioactive).
- 3 Loi n° 2006-739 du 28 juin 2006 de programme relative à la gestion durable des matières et déchets (...)
- 4 Décret n° 2007-243 du 23 février 2007 modifié relatif à la sécurisation du financement des charges (...)
14À partir des années 2000, ces activités passent à une échelle industrielle et les autorités de sûreté critiquent notamment la stratégie différée d’opérateurs comme EDF, considérant qu’un délai long augmenterait les risques liés au financement, à la perte de connaissances et de compétences. Avec la loi française sur la gestion durable des matières et déchets radioactifs du 28 juin 20063, le gouvernement, les autorités de sûreté et les parlementaires définissent un nouveau cadre pour contraindre les opérateurs à formaliser et à sécuriser davantage le démantèlement. Ils mettent en place des dispositifs pour obliger les opérateurs à constituer des provisions et à élaborer des stratégies temporelles cohérentes. Ils proposent une dotation annuelle et un taux d’actualisation au gouvernement. Ces actifs sont conservés dans les comptes des opérateurs, mais comptabilisés de façon distincte. Les opérateurs doivent transmettre un rapport tous les trois ans, instruit par le ministère français chargé de l’énergie (Direction Générale de l’Énergie et du Climat, ministère responsable de l’énergie). L’ASN, l’Autorité de Sûreté Nucléaire de Défense (ASND), et l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) (expert) interviennent en appui technique pour examiner les stratégies de démantèlement4.
- 5 Cour des comptes, Rapport public thématique : Les coûts de la filière électronucléaire. La Document (...)
- 6 Rapport fait au nom de la Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la (...)
- 7 Greenpeace, « EDF soupçonnée de trafiquer ses comptes : Greenpeace porte plainte », 25 novembre 201 (...)
- 8 Rapport « À Quel Prix? Les Coûts Cachés Des Déchets Nucléaires Un Rapport De Greenpeace France », 1 (...)
15En 2012, la Cour des comptes se saisit à son tour de ce sujet dans un rapport sur les coûts du nucléaire. Elle insiste sur les incertitudes liées au démantèlement, jugeant que son coût est « très probablement » sous-estimé5. Reprenant ce constat, la Commission d’enquête parlementaire sur les coûts de la filière nucléaire souligne des « interrogations majeures sur le coût du démantèlement »6. Les associations environnementales dénoncent également la faillite du secteur nucléaire : Greenpeace explique ainsi qu’« EDF n’a plus les moyens de sa politique nucléaire »7 et en 2019 elle publie un rapport sur les « coûts cachés » 8du nucléaire. Face à ces alertes, le ministre français de la transition écologique et solidaire prend un arrêté le 29 décembre 2017 pour forcer les opérateurs à constituer des provisions plus élevées.
- 9 Rapport Cour des Comptes, Janvier 2005. « Le démantèlement des installations nucléaires et la gesti (...)
16Au-delà du financement, le gouvernement français, les autorités de sûreté et les parlementaires utilisent le « cadrage temporel » comme un instrument pour créer une nouvelle politique publique (Blanck, 2016) et réguler des activités coûteuses pouvant s’étaler sur plus d’une centaine d’années. Les parlementaires inscrivent dans la loi de 2006 le principe du démantèlement immédiat et complet « dans un délai aussi court que possible »9. Cette loi établit une nouvelle procédure plus contraignante : les opérateurs doivent désormais soumettre des stratégies globales aux autorités de sûreté, afin de planifier le démantèlement entre 30 à 40 ans après fermeture. Ils doivent faire un inventaire et établir des dossiers de sûreté de démantèlement (DEM), évalués par les autorités de sûreté. Ils font une déclaration deux ans avant l’arrêt de leur installation, une fois arrêtée, ils ont cinq ans pour lancer le démantèlement. En 2015, la loi de transition énergétique vient renforcer ce cadre en privilégiant un démantèlement « le plus tôt possible », « dans des conditions économiquement acceptables ».
17Ainsi dans le cadre d’une mise en politique globale des conséquences négatives de l’énergie nucléaire, les acteurs réglementaires et parlementaires tentent de créer une nouvelle politique de démantèlement afin d’imposer un cadre plus contraignant aux opérateurs : il s’agit d’accélérer les projets de démantèlement, en élaborant des stratégies temporelles cohérentes et constituant des provisions cohérentes afin de montrer que ce problème est pris en charge par les acteurs du nucléaire.
18Cette nouvelle politique a ensuite de conséquences directes sur les activités de démantèlement au sein des opérateurs, aux niveaux stratégique et opérationnel. Ils doivent d’abord soumettre une stratégie temporelle évaluée par les autorités de sûreté, qui interviennent ainsi plus directement pour réguler ces activités.
- 10 Entretien membre de la direction de la DSDD, 22.10.2020.
- 11 Entretien membre de la direction de la DAM, 28.01.2020.
- 12 Entretien membre de la direction de la DSDD, 22.10.2020.
- 13 Cour des comptes, Rapport public thématique : Les coûts de la filière électronucléaire. La Document (...)
- 14 Entretien membre de la direction de la DAM, 28.01.2020
19Au CEA, en 2020, 36 installations sont en cours de démantèlement, sur 10 sites, avec plus d’une centaine de projets, qui peuvent durer entre 5 et 50 ans. Ces projets concernent des installations militaires ou civiles très variées (réacteurs, laboratoires, usines, déchets) : notamment Phénix, réacteur prototype à neutrons rapides, l’Usine de production de plutonium militaire UP1 ou encore les réacteurs historiques G1, G2, G3 (ayant permis de produire le plutonium des premières bombes françaises). Les sites civils concernés sont : Fontenay-aux-Roses, Saclay, Grenoble, Marcoule et Cadarache10. Certaines installations sont arrêtées et leur démantèlement est engagé, car elles ont atteint leur durée d’exploitation maximale (comme Phénix). Pour les installations militaires, il s’agit de traduire au niveau opérationnel la décision politique d’arrêter les essais nucléaires en janvier 1996 : comme l’explique un membre de la Direction des Applications Militaires, cette décision implique d’arrêter la production de matières fissiles (utilisées pour produire des bombes atomiques), de détruire les procédés industriels et de démanteler les installations pour rendre ce choix irréversible11. Actuellement 1250 salariés du CEA et 2500 salariés de prestataires externes (chez une trentaine d’opérateurs) participent à ces activités12. Depuis 2010, ces dépenses sont assurées par l’État13, avec un budget annuel de 740 millions d’euros (assainissement-démantèlement, reprise et conditionnement des déchets), pour les installations construites avant 2010 (le CEA doit faire des provisions pour les installations plus récentes)14. Les charges à long terme sont évaluées à 29 milliards d’euros.
- 15 Dossier « Le démantèlement des installations nucléaires », ASN, 29.07. 2016.
- 16 Courrier de l’ASN et l’ASND au CEA, Stratégie de démantèlement des installations du CEA et mise à j (...)
- 17 Courrier de l’ASN et l’ASND au CEA, Stratégie de démantèlement des installations du CEA et mise à j (...)
20En 2004, pour mettre en œuvre la nouvelle politique de démantèlement, le CEA soumet une stratégie globale aux autorités de sûreté15. Il doit démanteler des installations très variées, ce qui a une influence directe sur sa stratégie temporelle : initialement, il organise en parallèle des chantiers spécifiques avec des solutions adaptées à chaque installation, pour un démantèlement immédiat. Mais progressivement, le CEA accumule des retards sur son calendrier. En 2015 les autorités de sûreté ASN et ASND critiquent vivement cette stratégie, dénonçant « des retards importants » et « des augmentations très significatives de la durée envisagée »16. Elles estiment que ces retards conduisent de fait le CEA « à remettre en cause le principe de démantèlement « immédiat » ». En juillet 2015, dans un courrier conjoint, elles demandent à l’Administrateur général de revoir sa stratégie temporelle et d’établir des priorités pour les chantiers les plus risqués, d’évaluer leurs moyens et leur organisation17. Cette priorisation doit tenir compte du « terme source mobilisable » présent sur chaque installation (éléments radioactifs qui pourraient être dispersés). Cette demande officielle rend particulièrement visible ce problème : elle impose un nouveau cadrage temporel et une accélération de ces activités.
- 18 Elle définit les objectifs et délais de travaux qu’elle commande à un maître d’œuvre.
- 19 Entretien membre de la direction de DDSD, 11.12.2020.
21En réponse, l’Administrateur général sollicite un directeur de programmes extérieur pour effectuer un audit puis il lui demande de créer une Maîtrise d’ouvrage18 de l’assainissement et démantèlement, chargée de définir et piloter cette stratégie sur 15 ans pour les installations civiles et militaires. La stratégie fait l’objet d’échanges avec les autorités de sûreté afin de définir une solution de compromis, répondre à ces nouvelles exigences et prioriser certains projets, tout en bénéficiant de ressources constantes19.
- 20 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
- 21 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
- 22 Entretien membre de la direction de la DSDD, 22.10.2020.
- 23 Entretien membre de la direction de la DSDD, 22.10.2020.
22La maîtrise d’ouvrage mène une évaluation technique et financière afin de « remettre à plat » l’ensemble de ces activités20. Elle propose de prioriser dix projets (à Marcoule, Saclay, Cadarache et Fontenay-aux-Roses), qui concentrent la plus grande partie du « terme source mobilisable »21 afin de réduire rapidement les risques. Les projets prioritaires concernent principalement la reprise et le conditionnement d’anciens déchets, civils ou militaires, entreposés temporairement dans des fosses ou des hangars, ne répondant pas aux exigences de sûreté actuelles : des gaines de magnésium dans des fosses (60% du terme source mobilisable), des déchets militaires de l’usine UP1 (fûts, cuves, résines environ 17% du terme source mobilisable), des déchets anciens à Saclay et Cadarache, de l’atelier de vitrification (fonds de cuves) et de déchets bitumés (dans des casemates) à Marcoule. Certains projets sont inclus dans cette liste suivant d’autres critères (risque incendie lié au sodium sur Phénix), en fonction de leur localisation (en zone urbaine comme à Fontenay-aux-Roses) ou pour des raisons économiques22. Cette priorisation signifie en contrepartie que les autres projets sont ralentis et les installations mises « sous cocon »23 pour des durées variables, pouvant aller jusqu’à plusieurs dizaines d’années, en attendant les ressources nécessaires. Dans ce cas, les projets sont adaptés pour de la surveillance et de la maintenance.
23Cette priorisation permet d’intégrer plusieurs contraintes parfois contradictoires : répondre à l’exigence légale d’un démantèlement immédiat, réduire rapidement les risques, tout en conservant des ressources constantes. Cette priorisation est le fruit de discussions entre CEA et autorités de sûreté pour définir un nouveau cadrage temporel de l’action (Blanck, 2016) : elle permet de passer d’une stratégie de saupoudrage, avec une multitude de projets qui avançaient tous, mais très lentement, à une stratégie qui permet de concentrer les moyens disponibles sur quelques projets pour qu’ils soient rapidement effectifs. Plutôt que de répondre à l’injonction d’un démantèlement immédiat pour l’ensemble des projets, qui se traduisait dans les faits par un processus ralenti, cette nouvelle temporalisation de l’action donne lieu à une différenciation temporelle des rythmes des projets. Une partie seulement des projets s’inscriront dans le cadre légal d’un démantèlement immédiat effectif, les autres étant mis en suspens. Cette stratégie permet de résoudre les conflits entre contraintes temporelles et contraintes financières : il s’agit de créer un compromis permettant d’allier sûreté et ressources limitées. Pour les projets prioritaires, les équipes doivent donc monter en puissance rapidement ; pour les autres, elles doivent changer d’activités pour préparer l’arrêt des projets et diminuer les frais fixes (sécurité, maintenance, déchets).
- 24 Courrier ASN/ASND à l’Administrateur général du CEA, « Stratégie de démantèlement et de gestion des (...)
24Cette stratégie est transmise en décembre 2016 et les autorités de sûreté rendent leur évaluation en mai 2019. Elles estiment que cette stratégie de priorisation et son échelonnement sont « acceptables » pour limiter le « coût annuel », mais que « la réduction des risques » ne sera pas « effective » avant une dizaine d’années sur les sites prioritaires. Elles attendent un calendrier précis pour les « opérations les plus prioritaires »24. Pour éviter les retards et permettre un suivi régulier, elles demandent au CEA un bilan annuel. En réponse, le CEA a élaboré un Plan à Moyen et Long Terme 2020-2030 qu’il a transmis aux tutelles ministérielles. Il a également mis à jour des schémas directeurs (transports et emballage ; installations support) et des fiches projets pour fixer de nouveaux jalons et des indicateurs. Conséquence de cette priorisation, la maîtrise d’ouvrage réévalue les coûts des projets et les engagements des projets dépassent largement le budget disponible : sur la dotation de 740 millions d’euros, environ la moitié est dédiée à des coûts fixes, ce qui laisse un budget très restreint pour les projets. Courant 2017, la maîtrise d’ouvrage procède donc à un « lissage budgétaire » : les projets qui ne sont pas prioritaires sont mis en suspens et les contrats arrêtés, afin de concentrer les ressources sur les projets les plus urgents.
25L’analyse de la mise en œuvre de cette politique permet ainsi de rendre visible cette interprétation particulière du principe de démantèlement immédiat : en réalité, la nouvelle stratégie temporelle négociée avec les autorités de sûreté a pour conséquence de faire passer les projets les moins risqués en démantèlement différé, pour permettre d’accélérer les projets les plus risqués.
26Pour mettre en œuvre cette stratégie temporelle, le maître d’ouvrage initie plusieurs réorganisations, traduisant ainsi cette priorisation pour restructurer et rationaliser les activités de démantèlement : il s’agit ainsi de gagner en efficacité et en légitimité.
- 25 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
27Initialement, ces activités étaient réparties entre la Direction de l’Énergie Nucléaire (DEN) (environ 80%) et la Direction des Applications Militaires (DAM). Deux organisations coexistaient, formellement proches, mais qui fonctionnaient sans transversalité et de manière très différente25. Elles comprenaient toutes deux des directions stratégiques (chefs de projets ou chefs de programmes) et directions opérationnelles : la principale pour la DAM était à Bruyère-le-Châtel et celle de la DEN à Marcoule. Cette organisation était jugée efficace pour la DAM, le donneur d’ordre étant le chef de programme, très proche du terrain. À la DEN, la direction du site de Marcoule pilotait la moitié des projets (90% du terme source mobilisable). Les chefs d’installation et les chefs de projet étaient rattachés à des unités différentes, ayant leurs propres objectifs, parfois contradictoires. Or les relations entre chefs de projets et chefs d’installation sont cruciales pour le déroulement des activités de démantèlement : en effet, les chefs d’installation sont responsables de l’exploitation, ils autorisent et temporalisent les chantiers, ils doivent donc arbitrer entre différentes activités et les chantiers de démantèlement. En cas de conflit, la décision devait être prise par le directeur de la DEN, favorisant une prise de décision longue et des retards récurrents.
- 26 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
- 27 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
- 28 Entretien membre de la direction de la DAM, 28.01.2020
- 29 Anciennement nommé « Windscale », principal site électronucléaire anglais, créé à la fin des années (...)
- 30 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
- 31 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
28La possibilité de créer une direction du démantèlement est envisagée par la direction du CEA, pour rassembler les activités de la DEN et de la DAM, puis cette solution est écartée26. Les directeurs de la DEN et de la DAM n’ont pas souhaité se défaire de ces activités (notamment pour leurs répercussions sur les activités de R&D et d’ingénierie). L’Administrateur général crée une maîtrise d’ouvrage à son niveau pour superviser les activités de démantèlement conservées au sein de ces deux directions27. La maîtrise d’ouvrage doit redéfinir le « mandat » (périmètre technique, coût, délais), valider la stratégie, la cohérence des projets de démantèlement, en faisant des arbitrages entre projets. Les opérateurs étaient en effet confrontés à des problèmes de coordination entre les projets, l’exploitation et les installations de services nucléaires (emballages, transports, entreposage) : le risque étant qu’une optimisation sur un projet local se traduise par un conflit en termes de flux sur les installations de service nucléaire et harmoniser les méthodes entre DAM et DEN, les référentiels projets étant très différents. Et en tant qu’interface externe, elle est le point de contact pour tous les sujets liés au démantèlement : pour les tutelles ministérielles, les autorités de sûreté, les commissaires aux comptes, les autres opérateurs (Andra, EDF, Orano). La mise en œuvre de cette réorganisation a lieu à partir de janvier 2017. Elle a des conséquences différentes dans les deux directions, au sein de deux maîtrises d’ouvrage déléguées28. À la DAM, les chefs de projets cèdent les aspects stratégiques à la maîtrise d’ouvrage, pour se concentrer sur le pilotage opérationnel. En revanche à la DEN, avec la création de la DDCC (Direction du démantèlement pour les centres civils), l’échelon des chefs de programmes, de pilotage stratégique, est supprimé. Au niveau opérationnel, une nouvelle organisation est créée autour d’unités géographiques plus complètes et autonomes, avec leurs propres budget et feuille de route : des « unités démantèlement assainissement », sur le modèle du site de Sellafield en Angleterre29. Comme l’explique le maître d’ouvrage, le chef d’unité a désormais « les installations, les projets, les hommes, les euros »30. La suppression de deux échelons hiérarchiques doit accélérer la prise de décision : auparavant un arbitrage prenait plusieurs mois, désormais il est pris dans la journée, ce qui permet une réactivité beaucoup plus grande au niveau des projets31.
- 32 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
- 33 Entretien membre de la direction de la DAM, 28.01.2020
- 34 Entretien cheffe de projet DEM, Marcoule / Pierrelatte, 4.11.2020.
29Cependant, le maître d’ouvrage estime que cette réorganisation a également des effets négatifs. Ces unités géographiques fonctionnent en « silos »32, la cellule chargée d’assurer une certaine transversalité entre unités n’étant pas suffisante. Par ailleurs, la coordination avec d’autres activités, comme les installations de services nucléaires, reste difficile. En janvier 2018, suite au départ du directeur de la DDCC, le directeur de la maîtrise d’ouvrage a assuré l’intérim de cette fonction : assumant le double rôle de pilote stratégique et opérationnel. À la même période, toutes les activités démantèlement de la DAM situées à Marcoule et Pierrelatte sont transférées à la DEN33, qui regroupe désormais 92% du démantèlement, avec transfert des équipes34.
- 35 Entretien membre de la direction de la Maîtrise d’ouvrage, 4.02.2019.
30Pour corriger ces dysfonctionnements, le maître d’ouvrage initie une nouvelle réorganisation. Il transforme la DDCC (« Direction du démantèlement pour les centres civils ») en « Direction du Démantèlement, des services nucléaires et des déchets » DDSD, en adaptant les unités, par sites, et en harmonisant les structures. Pour plus de transversalités, pour favoriser les relations entre unités géographiques, il crée quatre départements transverses « forts » (déchets, transport, « techno/sûreté/maintenance ») et un bureau de gestion de projet. Et pour désamorcer les conflits, les installations de services nucléaires sont intégrées dans ces unités géographiques35. Cela permet une meilleure coordination interne, le chef d’unité pouvant lui-même arbitrer entre chef d’installation de services nucléaires et chef de projet. Les enjeux de coordination concernent en particulier la production de déchets et leur prise en charge : il s’agit de mieux articuler production puis gestion afin d’éviter les blocages, conflits et retards dus à une difficile coordination entre des équipes qui poursuivaient des objectifs différents. Cette nouvelle intégration des services nucléaires dans les unités peut se traduire par un ralentissement global de la production de déchets (en fonction des capacités réelles des services), mais elle permet de garantir leur prise en charge, sans blocage, sur les centres d’entreposage. Ces unités sont organisées différemment selon les sites. Quatre sont organisées autour d’un grand projet (comme Phénix) : avec un service projet, un service exploitation et un service support. Quatre unités comprennent de nombreuses installations (à Saclay). Dans ce cas, un échelon supplémentaire est créé pour reproduire une organisation similaire, mais à une échelle plus restreinte : un service par installation, avec un laboratoire d’exploitation et un laboratoire projet. Les montages industriels varient d’une installation à l’autre.
- 36 Entretien chef de service, Marcoule/Pierrelatte, 4.11.2020
- 37 Entretien chef de service, Marcoule/Pierrelatte, 4.11.2020
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31La priorisation a également des conséquences sur les relations avec les prestataires externes. De nombreux contrats ont été suspendus, ce qui risquait de fragiliser les relations entre le CEA et ces opérateurs. Mais ils sont restés mobilisés et disponibles pour maintenir les activités à moindre allure sur les projets non prioritaires, en attendant leur relance. Les montages industriels sont complexes et varient d’une installation à l’autre. Actuellement, le CEA a pour stratégie de reprendre en charge la maîtrise d’œuvre pour les projets les plus simples ou les plus avancés, comme les réacteurs G1, G2, G336. Mais sur certaines installations, les projets sont plus complexes et nécessitent davantage de personnels : il privilégie alors une maîtrise d’œuvre externe37, notamment Orano, Vinci, ONET. La question de la gestion des compétences, internes et externes, est centrale. Il s’agit de conserver les compétences existantes38 et de structurer une véritable filière industrielle du démantèlement, autour de formation et de recrutements sur des postes attractifs39.
32Au cours de ces différentes réorganisations, l’enjeu majeur est de favoriser la coordination entre projet et exploitation pour chaque installation, dont les activités de démantèlement doivent répondre à des contraintes et à des enjeux temporels particuliers.
33Au niveau opérationnel, la politique de priorisation portée par les autorités de sûreté a des effets directs sur les activités de démantèlement avec une forte différenciation entre les projets prioritaires et les autres.
- 40 Entretien Chef de projet, Marcoule, 12.11.2020.
- 41 Entretien Chef de projet, Marcoule, 12.11.2020.
34Selon les chefs de projet, les projets prioritaires bénéficient davantage de ressources, d’une prise de décision plus rapide et d’une accélération des procédures. Cela se traduit par la mise en place d’un « pilotage par les actions critiques », imposant une réponse « toutes affaires cessantes »40, pour que le projet puisse respecter son calendrier. Un chef de projet explique que la gestion du temps est centrale dans la mise en œuvre de cette nouvelle politique : alors qu’ auparavant la gestion des retards était opaque, notamment vis-à-vis des autorités de sûreté, avec des jalons officiels qui n’étaient « pas tenables » 41, la « mise à plat » a permis de redéfinir les objectifs « ambitieux, mais raisonnables » et de publiciser des dates « partagées » par les équipes. Le respect des jalons constitue désormais un enjeu de légitimité, notamment vis-à-vis des autorités de sûreté. Il s’agit de montrer que le « cadrage temporel » est bien respecté (Blanck, 2016), que les projets sont maîtrisés et que leur gestion est transparente.
- 42 Entretien Chef de service, Marcoule, 3.11.2020.
- 43 Entretien Chef de service, Pierrelatte / Marcoule, 4.11.2020.
- 44 Entretien Chef de projet, Marcoule, 12.11.2020.
35Dans les différentes unités, les chefs de projets bénéficient également d’une plus grande proximité avec les chefs d’installation, chargés des autorisations pour les chantiers. Par exemple sur la Station de Traitement des Effluents Liquides de Marcoule, une partie de l’installation doit être démantelée, tout en maintenant l’exploitation. Situés désormais dans les mêmes unités, le chef de projet et le chef d’installation doivent négocier au quotidien pour que la co-activité ne soit pas problématique et que les chantiers de démantèlement perturbent le moins possible l’exploitation. De la même manière, des installations doivent être construites ou modifiées pour accueillir les chantiers de démantèlement sur des espaces restreints. Cette organisation est ainsi au cœur des négociations entre projet et exploitation, réunis désormais au sein des mêmes unités. Comme l’explique un chef de projet, la « barrière contractuelle » entre projet et exploitation a disparu42, ce qui permet un « arbitrage de proximité »43 et une coordination des objectifs. En revanche, alors que le maître d’ouvrage souhaitait instaurer davantage de transversalités entre les unités géographiques, suivant une logique de mutualisation des savoirs et des pratiques, les coopérations entre unités se limitent à de rares « échanges de bonnes pratiques » et à l’homogénéisation de procédures : les équipes restent très spécialisées par type d’installation44.
- 45 Entretien Chef de projet, Marcoule, 12.11.2020.
36Le projet « Dégainage » bénéficie de la priorisation45 : il concerne la reprise de déchets à Marcoule (60% du terme source mobilisable). Il s’agit d’anciennes gaines de combustible en magnésium, entreposées dans des fosses creusées dans le sol. Il est prévu de réaliser un premier projet pilote pour qualifier les méthodes (notamment sur le risque d’incendie et le conditionnement et compactage des déchets) et tester le schéma industriel. Puis cette expérience devrait permettre de réaliser un projet de plus grande ampleur pour une vingtaine de fosses (2000 tonnes de déchets). Le chef de projet explique qu’il bénéficie effectivement d’une plus grande réactivité dans la prise de décision et dans l’attribution des ressources. Son organisation a également été modifiée : désormais, le chef de projet n’est plus responsable du contrat d’exploitation avec Orano, pris en charge par le nouveau service d’exploitation de son unité. Ce montage permet de préparer la future reprise de l’exploitation par le CEA. Des réunions d’équipe sont organisées toutes les semaines entre projet et exploitation afin de favoriser une meilleure coordination et temporalisation des chantiers. Cette nouvelle organisation permet d’accélérer le déroulement de ce projet.
- 46 Entretien chef de service, Marcoule/Pierrelatte, 4.11.2020
- 47 Entretien cheffe de projet, Marcoule/Pierrelatte, 4.11.2020
- 48 Entretien chef de service, Marcoule/Pierrelatte, 4.11.2020
- 49 Entretien chef de service, Marcoule/Pierrelatte, 4.11.2020
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37En revanche, suivant cette logique de différenciation temporelle, les projets « mis sous cocon » doivent être complètement repensés pour organiser le repli des chantiers et une mise sous surveillance de plusieurs dizaines d’années46. Les équipes doivent prévoir les activités de maintenance et de rénovation (manutention ou ventilation47), ou en démanteler certains plus rapidement pour éviter des coûts inutiles. Une partie des équipes sont réaffectées sur d’autres chantiers48. C’est le cas notamment sur les réacteurs G1, G2 et G3 : les matières étant évacuées, les bâtiments à démanteler restent robustes et ne nécessitent pas d’intervention rapide. Par ailleurs, le démantèlement produira des déchets de graphite, qui n’ont pas encore d’exutoire49. Depuis la priorisation, le rôle principal des chefs de projet est de préparer les prochaines étapes lorsqu’il sera relancé à plein régime : préciser l’état initial, consolider les données, développer des solutions techniques utilisées (en collaborant à des projets de recherche menés par EDF sur les réacteurs UNGG) et proposer des scénarios. Dans l’immédiat, sur le terrain, ils doivent préparer cette mise sous cocon, en prévoyant les travaux nécessaires pour maintenir les installations sous surveillance pour plusieurs années. Dans ce cadre, le démantèlement de certains éléments peut néanmoins être accéléré afin de limiter les coûts de maintenance et de surveillance. Les arbitrages économiques et de sûreté sont ainsi opérés pour chaque installation50 pour définir le rythme des activités de démantèlement.
- 51 Entretien Chef de projet, Marcoule, 3.11. 2020.
38Enfin, les relations avec les autorités de sûreté ont évolué vers un suivi de proximité, avec des visites semestrielles et des réunions techniques tous les trimestres et en fonction des besoins. Ces réunions permettent aux chefs de projets de vérifier en amont si les options sur lesquelles ils travaillent semblent satisfaisantes aux autorités : par exemple pour le conditionnement de déchets qui présentent des risques particuliers (comme le sodium sur Phénix ou les gaines de magnésium)51. Les innovations sont examinées en amont, dans le cadre d’un « dialogue technique » plus riche et fréquent au niveau des projets (Mangeon et Pallez, 2017). Ces discussions en amont des évaluations permettent de réduire les risques dans la conception.
39Ces évolutions traduisent ainsi la nouvelle politique de démantèlement portée par les acteurs réglementaires au niveau opérationnel. Les autorités de sûreté jouent un rôle plus direct l’évaluation de la temporalisation et de l’organisation de ces activités, ce qui vient reconfigurer les relations entre opérateur nucléaire et régulateurs dans ce domaine.
40De la même manière, les chefs de projet tentent de modifier les relations avec les opérateurs externes, en utilisant les contrats comme levier. Par exemple, lorsque la réalisation d’un état initial est confiée à un prestataire externe qui doit également assurer les opérations, le chef de projet va tenter de mettre en place des solutions contractuelles afin de l’impliquer davantage dans l’atteinte des objectifs et de partager les risques de manière plus équilibrée52. C’est le cas pour les installations sur lesquelles Orano intervient comme exploitant historique, car ses équipes connaissent très bien l’installation et son histoire, il est donc attendu qu’elles fassent des propositions adaptées et soient capables de fournir un état initial fiable. Dans le cadre de la transformation des contrats, un système de bonus et malus est également expérimenté pour négocier les stratégies et les jalons avec les prestataires. Il s’agit ainsi de mieux définir les attentes et de fonctionner par incitation financière : une dizaine de jalons par an pour « challenger » et motiver53 les prestataires. De cette manière, les chefs de projets cherchent à assurer un pilotage opérationnel plus efficace pour contrôler la réalisation des chantiers sur lesquels interviennent de nombreux opérateurs externes. Les relations avec ces opérateurs sont cruciales pour pouvoir maîtriser le déroulement des projets et les adapter rapidement, si besoin.
41En suivant travail d’organisation et temporalisation de l’action (Blanck, 2017), cet article a ainsi permis de retracer l’élaboration dans les années 2000 d’une nouvelle politique au niveau national, qui privilégie un démantèlement rapide ; puis la mise en œuvre de cette politique au sein d’un opérateur, le CEA. À partir de 2015, pour répondre aux critiques des autorités de sûreté pour des retards récurrents, le CEA a élaboré une nouvelle stratégie temporelle, différenciant projets prioritaires et projets mis sous cocon. Cette différenciation temporelle permet ainsi de respecter le principe d’un démantèlement immédiat, inscrit dans la loi, tout en mettant en suspend certains projets moins urgents. Cette priorisation a fait l’objet d’une discussion approfondie avec les autorités de sûreté, afin de proposer une solution de compromis permettant d’intégrer contraintes de sûreté et des ressources limitées. Cela permet de produire une vision renouvelée de la régulation d’activités à risques et des échanges entre opérateurs et acteurs réglementaires pour définir et mettre en œuvre une politique commune.
42Plus généralement, l’étude du démantèlement en lien avec les activités de construction et d’exploitation permet de saisir les grandes transformations du gouvernement du secteur nucléaire et des politiques énergétiques (Topçu, 2013) et d’apporter un nouvel éclairage sur la crise écologique et la définition de politiques de transition (Aykut et Dahan, 2015 ; Aykut et Evrard, 2017, Aykut, 2018). En effet, le démantèlement comme gestion des conséquences négatives est devenu un enjeu environnemental, économique, social et politique majeur, également en dehors du secteur nucléaire. Il est de plus en plus intégré dans les cycles de production et d’exploitation (notamment dans le coût global, ressources limitées, déchets et pollutions). Cette exigence vient reconfigurer les activités de conception, de production et de consommation et leur inscription dans un environnement global déstabilisé par le changement climatique.