- 1 Sur un total de 380 000 tonnes d’après le plan de démantèlement de l’INB 75 de Fessenheim de mai 2 (...)
1Cet article envisage la question du démantèlement des installations nucléaires sous l’angle de la production et de la gestion des déchets très faiblement actifs (TFA). Définis réglementairement depuis les années 1990, ces matériaux proviennent en grande majorité des opérations de déconstruction des installations civiles et militaires et, dans une moindre mesure, des activités de maintenance des centrales de production électrique, des usines du cycle du combustible et des laboratoires et réacteurs de recherche. Présentant normalement des niveaux d’activité inférieurs à 100 becquerels par gramme (Bq/g), ils sont de forme et de nature très diverses : gravats de béton, structures métalliques, ferrailles, résines, huiles, calorifuges, terres remaniées, vêtements de protection, outils contaminés, et cetera. Considérés comme peu « problématiques » sur le plan sanitaire (Gin, 2006), ils ont pour principal inconvénient d’être produits dans des volumes considérables (environ 12 000 tonnes pour le démantèlement d’une centrale comme Fessenheim1) et d’engendrer des coûts spécifiques de gestion non négligeables (environ 500 euros/tonne).
- 2 Directive 96/29/Euratom du 13 mai 1996 fixant les normes de base relatives à la protection sanita (...)
2Comme les autres catégories de déchets nucléaires, les TFA sont soumis à des règles strictes qui les orientent vers deux filières d’élimination possibles : celle du stockage définitif d’une part, via la création de décharges adaptées ; celle du recyclage d’autre part, via l’instauration de seuils dits de libération en deçà desquels ils peuvent être réutilisés sans contraintes dans l’industrie nucléaire (comme matériaux de génie civil par exemple) ou « libérés » pour une seconde vie dans l’industrie conventionnelle. Promues par l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA) et encadrées par deux directives européennes2, ces possibilités de libération ne font toutefois pas consens. Certains pays comme la France ont décidé d’y renoncer en misant quasi exclusivement sur l’option du stockage définitif (Garcier, 2014) alors que d’autres, comme la Suède, l’Allemagne ou le Japon, s’en sont saisis pour privilégier la voie de la valorisation et du recyclage (Badajoz et al., 2009). Source de tensions entre les nations sur la scène internationale, ces politiques différenciées suscitent également d’importants débats dans les milieux professionnels responsables de leur application. Dans un contexte marqué par une augmentation continue des volumes à traiter, du fait de la montée en puissance du démantèlement (Portelli et al., 2013), la question se pose notamment de savoir si le stockage définitif reste une solution pertinente (économiquement, socialement et politiquement), alors que dans le même temps l’augmentation du prix des matières premières et l’impact croissant des politiques de développement durable tendent à favoriser les pratiques de libération et la valorisation à grande échelle de ces matériaux. Ces enjeux, qui poussent à reconsidérer la nature même de ces déchets, constituent aujourd’hui une actualité incontournable pour les acteurs du démantèlement nucléaire de nombreux pays (Chabanne-Pouzynin, 2014).
- 3 L’enquête a été menée dans le cadre du projet METROPOLITIN, opération de recherche réalisée avec l (...)
- 4 Pour aider à la compréhension de cette histoire en trois temps, on pourra se référer à la chronolo (...)
3Dans cet article, on se propose d’éclairer ces enjeux en retraçant les débats sur les autorisations d’exemption et de libération qui, depuis trois décennies, animent les relations des parties prenantes du secteur nucléaire français, notamment les opérateurs responsables la gestion des déchets TFA et le régulateur national qui veille à la sûreté de ces activités. Pour rendre compte de cette longue controverse sur la nucléarité des déchets de très faible activité, deux sources principales ont été mobilisées3. La première est documentaire. Elle correspond aux très nombreux écrits qui, depuis les années 1990, viennent en support des décisions relatives à la réglementation des déchets TFA en France : études techniques, supports de présentation, comptes rendus de réunion, rapports de synthèse produits par les groupes de travail dédiés, rapports parlementaires, publications professionnelles, contributions écrites aux groupes de travail et débats publics, documents de planification et textes réglementaires. Complémentaire de la première, la seconde source est orale. Elle est constituée des récits et témoignages des acteurs du secteur qui ont contribué de façon active à la mise en place et au développement de la filière de gestion des déchets TFA depuis trois décennies. En tout, une vingtaine d’entretien a été réalisée avec des représentants de l’autorité de sûreté, de son organisme expert et des quatre grands opérateurs du nucléaire (cf. tableau 1). En croisant les données puisées à ces deux sources, on reviendra dans un premier temps sur la genèse de la réglementation TFA dans les années 1990 pour voir comment la stratégie du stockage généralisé s’est imposée en dépit de prises de positions majoritairement favorables à l’introduction de seuils permettant le déclassement et la banalisation d’une partie de ces déchets très faiblement radioactifs. On basculera ensuite dans les années 2000 pour suivre la mise en œuvre de cette réglementation et constater que la stratégie du confinement généralisé des déchets TFA, tout en faisant la preuve de son efficacité, contribue de façon inattendue au sur-remplissage du centre de stockage en réactualisant bien malgré elle le débat sur les seuils de libération. Enfin, on se projettera dans les 2010 pour voir comment la recherche de solutions à ce problème du « stockage comme ressource rare » conduit les acteurs concernés, notamment les producteurs, à privilégier la piste d’une réforme réglementaire permettant la libération des déchets de démantèlement les plus facilement valorisables, puis comment la difficulté à assurer la viabilité économique de telles filières de recyclage les contraint finalement à renoncer de façon plus ou moins définitive à ces possibilités de déclassement pour se contenter d’un unique projet de valorisation de matériaux métalliques4.
Tableau 1. Les principales parties prenantes de la gestion des déchets TFA.
Type d’acteurs
|
Organisations
|
Caractéristiques
|
Opérateurs nucléaires
|
ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs)
|
Créée en 1979, gère les centres de stockage de déchets nucléaires
|
EDF (Électricité de France)
|
Créée en 1946, exploite les centrales
|
CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives)
|
Créé en 1945, administre les recherches dans le domaine de l’énergie nucléaire et depuis 2010, des énergies renouvelables
|
ORANO
|
Créée en 1976, la COGEMA (Compagnie générale des matières nucléaires), ancienne filiale du CEA, devient ensuite AREVA puis ORANO
|
Régulateur et expert
|
ASN (Autorité de sûreté nucléaire)
|
Créée en 1973, la DSIN (Direction de la sûreté des installations nucléaires) devient DGSNR en 2002 puis ASN en 2006
|
IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire)
|
Créé en 2001 par fusion de l’IPSN et de l’OPRI, appui technique et organisme expert de l’ASN
|
Autorités de tutelle
|
DGEC (Direction générale de l’énergie et du climat)
|
Définit et met en œuvre les politiques de l’énergie
|
DGPR (Direction générale de la prévention des risques)
|
Définit et met en œuvre les politiques de sûreté nucléaire et de radioprotection
|
Institutions consultatives
|
OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques)
|
Suit et évalue la politique de gestion des déchets nucléaires
|
HCTISN (Haut comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire)
|
Produit des avis sur la politique de sûreté nucléaire, notamment en matière d’information du public
|
- 5 Tous les verbatim cités dans ce texte sont tirés des entretiens réalisés avec les acteurs interrog (...)
4Avant d’être reconnus comme déchets nucléaires, les matériaux très faiblement radioactifs n’ont pas de filière d’élimination, contrairement aux déchets de faible, moyenne et haute activité (catégories A, B et C). Gérés par des contrôles de mesure sommaires, ils font l’objet de modalités de traitement variables, non standardisées. Certains sont stockés temporairement dans l’attente d’une solution spécifique, d’autres réutilisés ou évacués comme déchets conventionnels (Blanck, 2017). Au CEA par exemple, dès que ces déchets atteignent quelques Bq/g à la mesure, ils sont considérés comme radioactifs et placés dans des « déposantes » prévues à cet effet, sinon ils sont recyclés sur les centres (pour faire des routes, servir de remblai, et cetera). Dans les années 1990, les quantités de matériaux concernés par ces pratiques e relativement limitées, mais le peu d’attention qui leur est accordée conduit parfois à leur dispersion incontrôlée en dehors des sites d’exploitation et, dans certains cas, à leur découverte fortuite dans des espaces ne relevant pas formellement de l’industrie nucléaire (des décharges sauvages, des sites d’entreposage situés en bordure des centres d’exploitation, et cetera). Très prisées des médias, ces matières radioactives « égarées » sont alors l’occasion de critiques appuyées à l’égard des producteurs (notamment le CEA et la COGEMA), souvent pressés de reconnaître publiquement des erreurs ou des négligences. Plusieurs scandales retentissants éclatent ainsi entre 1990 et 1993, créant finalement les conditions d’une mise en problème public de ces pratiques gestionnaires (Lallement, 1994a). Pour le dire avec les mots de ce représentant de la DSIN de l’époque, « il y avait une espèce de bruit de fond très pénible qui mettait en avant un manque de rigueur dans la gestion de ces sujets5 ». Résolues à étouffer « ce bruit de fond », les autorités régulatrices du nucléaire proposent alors, en accord avec les principaux producteurs, de réglementer ces déchets « hors classe » pour les doter à la fois d’un mode d’existence juridique et d’une filière d’élimination propre.
- 6 Du nom de son président, Pierre Desgraupes, journaliste de télévision devenu vice-président du Con (...)
- 7 Ancien cadre de l’autorité de sûreté nucléaire, entretien réalisé en novembre 2019 à Paris (France (...)
5Motivée par les scandales à répétition, la mise sur agenda des déchets très faiblement radioactifs conduit dans un premier temps au lancement de trois missions d’expertise : une commission de représentants des grands corps administratifs, dite commission Desgraupes6, chargée d’établir un inventaire des modes de traitement de ces déchets « hors-classe » et de faire des recommandations sur les dispositions réglementaires et techniques nécessaires à leur bonne gestion ; un groupe de travail composé de représentants ministériels et d’experts du domaine, invité à mettre en évidence « les actions à entreprendre et les obstacles rencontrés dans la définition d’une réglementation des déchets de très faible activité » (Fréjacques, 1993, p. 1) ; et en parallèle, une mission d’expertise de l’Office parlementaire des choix scientifiques et techniques (OPECST) visant elle aussi, à partir d’auditions des principaux acteurs du secteur, à clarifier les enjeux réglementaires et sanitaires de la gestion de ces déchets. Menées de front avec les mêmes intentions et les mêmes participants, les trois démarches produisent logiquement des observations assez similaires. Moyennant quelques nuances dans les formulations, chacune s’attache ainsi à caractériser « le grand bazar des déchets très faiblement radioactifs7 », c'est-à-dire la diversité des usages en vigueur, selon les producteurs et les centres. De même, les recommandations formulées dessinent dans leur ensemble des attentes globalement convergentes. De façon unanime, les trois missions concluent notamment à la triple nécessité d’unifier les modes de gestion de ces déchets, d’élargir les missions de l’ANDRA pour permettre leur prise en charge, et enfin, de recourir à une ou plusieurs décharges spécialisées pour éviter leur dispersion.
- 8 Dans le domaine de la radioprotection et de la sûreté nucléaire, l'exemption est une dérogation à (...)
- 9 Du nom là aussi de son président, Claude Fréjacques, ancien du CEA, passé au CNRS et spécialiste d (...)
6L’autre sujet qui semble à ce stade faire consensus concerne la possibilité d’alléger les producteurs du poids d’une partie de ces déchets en leur permettant de distinguer, dans la masse des productions de très faible activité, d’un côté les matériaux vraiment radioactifs, devant être impérativement traités comme des déchets nucléaires et, à ce titre, dirigés vers une décharge spécialisée, et de l’autre, les matériaux dont le niveau d’activité est suffisamment bas pour être considérés comme des déchets conventionnels et, dans ces conditions, éliminés à moindre coût. Prenant la forme d’un seuil d’exemption8, ce principe de catégorisation des futurs déchets TFA se présente alors comme un enjeu important pour l’industrie nucléaire qui n’envisage pas de s’encombrer inutilement de ces matériaux inactifs ou quasi inactifs, qu’elle juge sans effet sanitaire et qu’elle a pris l’habitude de « banaliser » en vue de leur réemploi ou de leur évacuation en décharge conventionnelle. Défendu par la majorité des représentants du secteur, ce seuil d’exemption l’est aussi par les membres des trois missions d’expertise. Ainsi le rapport Desgraupes recommande la mise en place d’une réglementation permettant le recyclage ou l'élimination des déchets faiblement radioactifs par la fixation d’un seuil en activité massique et contamination surfacique (Desgraupes, 1991). De façon comparable, le groupe de travail Fréjacques9 juge indispensable de prévoir « une possibilité d’élimination sans restriction particulière en dessous de valeurs très basses de taux d’activité » (Fréjacques, 1993, p. 16) . Quant aux parlementaires de l’OPECST, ils se font encore plus catégoriques en affirmant : « On ne pourra pas faire l’impasse sur le maintien de ces seuils d’exemption. […] Nous nous sommes appuyés pour cela sur une idée simple : il n’est pas possible d’imposer la mise en décharge spécialisée - et donc coûteuse - de matériaux dont la radioactivité serait inférieure à celle des minéraux courants » (Le Déaut, 1992a, p. 161).
7Cette unanimité vis-à-vis des seuils d’exemption, reflet d’un point de vue majoritaire sur la question, ne doit cependant pas masquer l’existence d’avis sensiblement divergents. Bien que peu nombreuses, ces voix dissonantes se manifestent notamment dans les auditions de l’OPECST. C’est le cas par exemple de ce représentant du CEA qui, considérant les mobilisations anti-nucléaires de l’époque (Topçu, 2013), doute de la capacité du public à accepter ces mesures d’exemption synonymes d’inévitable dispersion de matières radioactives en dehors des espaces contrôlés de l’industrie nucléaire : « Rechercher aujourd’hui des seuils d’exemption, si je considère que c’est intellectuellement souhaitable, je crois que ça ne sera pas compréhensible pour le public. Il est sans doute souhaitable d’y tendre à terme, je doute que l’on arrive simplement à une solution. On n’arrivera pas à avoir de manière simple des seuils acceptables par tous » (Le Déaut, 1992b, p. 129). Sur cette question, la contradiction vient également des quelques acteurs associatifs invités à ces échanges, notamment les représentants de la CRIIRAD qui s’opposent clairement à l’instauration de tels seuils et demandent à ce que l’intégralité des déchets de l’industrie nucléaire soit réglementée et dirigée vers des sites spécialisés (Rivasi et Crié, 1998). Sur ce même sujet, une autre voix dissonante vient enfin, de façon plus inattendue, de l’autorité de sûreté qui, à l’issue de cette séquence de pré-cadrage du problème des déchets très faiblement radioactifs, se voit confier la mission de définir, en concertation avec les principaux producteurs et l’ANDRA, les principes de la future réglementation TFA.
8Par définition, les problèmes publics ne renvoient jamais à des situations univoques (Gilbert et Henry, 2012). Ils sont par nature composites et traversés par différentes définitions. Pour le dire à la façon de Cefaï, ils n'existent et ne s'imposent comme tels « qu'en tant qu'ils sont des enjeux de définition et de maîtrise de situations problématiques, et donc des enjeux de controverses et d'affrontements entre acteurs collectifs dans des arènes publiques » (Cefaï, 1996, p. 52). S’agissant des déchets nucléaires très faiblement radioactifs, l’affirmation de ces enjeux de définition est clairement liée à la prise en main du dossier par la DSIN et à sa volonté d’imposer un cadrage alternatif à la catégorisation restrictive des futurs TFA portée par le mouvement majoritaire des défenseurs du seuil d’exemption.
- 10 Ancien cadre de l’autorité de sûreté nucléaire, entretien réalisé en janvier 2020 à Paris (France)
- 11 Ancien cadre de l’autorité de sûreté nucléaire, entretien réalisé en novembre 2019 à Paris (France (...)
- 12 Basée sur la classe d’activité (TFA, FA, MA et HA) et la durée de vie des déchets (courte ou longu (...)
- 13 Ce raisonnement est détaillé dans un article de la revue Contrôle de décembre 1994 signé par le re (...)
- 14 Ancien cadre de l’autorité de sûreté nucléaire, entretien réalisé en novembre 2019 à Paris (France (...)
9Pour l’autorité de sûreté, le problème des déchets très faiblement radioactifs se présente d’emblée comme un sujet prioritaire, à traiter avec la plus grande attention. Sa direction considère en effet que la gestion désordonnée de ces matériaux, révélée par les affaires à répétition, fait peser un risque important sur le secteur des déchets nucléaires dans son ensemble, plus particulièrement sur la filière en stockage profond des hautes activités (HA) qui est à ce moment-là au cœur d’une importante crise politique (Blanck, 2016). Comme l’explique ce responsable de l’époque, « ces scandales, ça donnait l’impression que les exploitants nucléaires ne tenaient pas leurs déchets, qu’ils faisaient n’importe quoi. Et cette impression de grand désordre, elle nous pénalisait vraiment pour gérer sereinement la crise des HA10 ». Pour l’autorité de sûreté, l’enjeu est donc de couper court au désordre pour « faire le calme11 », c'est-à-dire éviter la prolifération des affaires dans un moment déjà suffisamment perturbé. Une réponse en deux temps est alors proposée : mettre en place une nouvelle classification12 qui confère une existence légale à ces déchets et dans ce nouveau cadre juridique, définir une doctrine stricte rendant impossible leur dispersion, même involontaire. D’où l’opposition au seuil d’exemption qui crée justement de telles possibilités de libération. L’argument, qui justifie cette position anti-exemption, est ainsi présenté par les représentants de la DSIN de l’époque : 1) la notion de seuil implique nécessairement la mesure ; 2) sur de gros volumes de vrac, la mesure ne sera jamais fiable et incontestable ; 3) des erreurs continueront de se produire qui créeront la possibilité de nouvelles affaires13. Dans la logique de l’autorité de sûreté, le seuil d’exemption n’est pas donc une solution, mais un péril à éviter parce que, dans son principe même, il engendre de la matière à scandale : « C’était vraiment notre idée de manœuvre. Sachant qu’on n'avait aucune confiance dans les techniques fondées sur la mesure de la radioactivité parce qu’on savait parfaitement que, sur-le-champ, il y aurait des soupçons de dilution. Et puis, par ailleurs, c'est extrêmement compliqué de mesurer de la radioactivité de façon fine dans des montagnes de choses14 ».
- 15 Pour reprendre une image suggestive du rapporteur de la mission de l’OPECST (Jean-Yves Le Déaut), (...)
10La mise sur agenda des déchets très faiblement radioactifs produit donc des cadrages bien distincts qui s’organisent autour de deux polarités : celle des producteurs d’un côté, celle de l’autorité de sûreté de l’autre. Pour les premiers, le problème vient principalement de ces « montagnes » de matériaux sans valeur qui encombrent les centres et les sites d’exploitation et pourraient bien, s’ils continuaient à s’accumuler, entraver le bon fonctionnement de l’industrie nucléaire, voire la condamner par « occlusion intestinale15 ». Dans cette approche du déchet comme entrave, la solution proposée est un mode de gestion proportionné aux risques sanitaires, fondé sur les capacités de radioprotection des exploitants et ajusté au niveau d’activité présent et mesurable dans les déchets concernés, soit en pratique une règle qui favorise leur évacuation par la création d’au moins deux catégories opérationnelles (les TFA et les « exemptés ») et la diversification conjointe des exutoires possibles. Pour les seconds en revanche, il ne saurait être question d’une telle définition, dans la mesure où ces rebuts encombrants se présentent avant tout comme de la matière à scandale. Dans cette approche du déchet comme risque médiatique et politique, l’enjeu n’est donc pas de mettre en place des règles ajustées à la diversité radiologique de ces matériaux, mais de préserver la réputation de l’industrie nucléaire en s’assurant qu’elle n’égare plus le moindre objet radioactif, y compris par mégarde. D’où la proposition d’une filière unique pour tout le spectre de ces déchets, quelle que soit leur activité radiologique.
- 16 Ancien cadre de l’autorité de sûreté nucléaire, entretien réalisé en vidéoconférence en octobre 20 (...)
11Dans le domaine de la sûreté nucléaire, les processus de mise sur agenda prennent le plus souvent la forme d’actions corporatistes « silencieuses », c'est-à-dire d’échanges circonscrits à l’entre-soi des acteurs en responsabilité, peu médiatisés et préservés des regards extérieurs (Garraud, 1990). Lorsqu’ils travaillent à se mettre d’accord sur les principes de régulation du secteur, les acteurs en question privilégient généralement les interactions à huis clos, dans des « espaces discrets », à l’image de ce groupe de travail sur la gestion des déchets très faiblement actifs (GT TFA) que la DSIN prend l’initiative de créer début 1994 pour régler le différend avec les producteurs et les pousser à adhérer à son approche en termes de risques médiatiques et politiques. Associant les principales parties prenantes du problème, c'est-à-dire EDF, la COGEMA, le CEA et l’ANDRA (en tant que futur gestionnaire de la décharge spécialisée promue par l’autorité de sûreté), le groupe est plus spécialement chargé de réaliser un premier inventaire des substances concernées (en volumes et niveaux d’activité), préciser les caractéristiques techniques du stockage dédié et définir les principes d’une filière contrôlée d’évacuation vers ce futur centre de l’ANDRA. Présidé et animé par le directeur de la DSIN de l’époque (André-Claude Lacoste), ce comité restreint est clairement pensé par ce dernier comme une prise de pouvoir, c'est-à-dire un moyen de revendiquer la propriété du problème, de conserver la maîtrise de sa définition et finalement, de contrôler les orientations doctrinales, autrement dit de s’affirmer dans son rôle d’autorité régulatrice (vis-à-vis des producteurs notamment). Ce qu’explique un de ses sous-directeurs de l’époque : « Le fait d’avoir des réunions régulières fait que les gens, d’une certaine manière, ne peuvent pas s’échapper en entrant dans des manœuvres dilatoires de sujets qui n’avancent jamais. Comme ça se fait souvent dans ce genre de situation. C’était des réunions à haut niveau, à peu près tous les trois mois. Et donc on a tenu les exploitants comme ça16 ».
- 17 Ancien cadre du CEA, entretien réalisé par Romain Garcier en mai 2013 à Paris (France), mis à disp (...)
- 18 Ces volumes estimatifs correspondent aux déchets d’exploitation des installations nucléaires en fo (...)
- 19 Le principe du zonage déchets est de découper chaque installation en deux types de zones, des « zo (...)
12Comme l’indique cet autre participant du GT TFA, représentant du CEA, le rythme soutenu des réunions et le niveau de responsabilité des protagonistes ont effectivement un effet positif sur la prise de décision : « Le groupe TFA, il se réunissait souvent et l’impulsion venait… en gros, l’adhésion venait des producteurs et l’impulsion venait de l’autorité de sûreté. On travaillait ensemble, on se mélangeait, on essayait de voir, on discutait, l’idée étant qu’on était ensemble pour un objectif commun, qui était d’arriver à s’en sortir17 ». Portés par cette dynamique de travail, il suffit alors de quelques mois aux participants pour procéder à un premier inventaire des matériaux concernés (environ 1 600 000 tonnes prévues sur la période 1994-2030, soit 20 000 m3 par an18) et, dans le même temps, s’accorder sur les grands principes de la future filière TFA : la responsabilité exclusive du producteur dans la gestion de ses déchets ; la traçabilité et la contrôlabilité de l’intégralité du cycle de production (de l’origine du déchet jusqu’à sa destination finale, en passant par toutes les phases intermédiaires de traitement et de transport) ; la réalisation par chaque exploitant d’une "étude déchets" caractérisant finement les déchets relatifs à l’installation concernée, définissant et justifiant les filières de gestion retenues pour chaque catégorie ; et enfin, l’établissement d’un "zonage déchets" destiné à qualifier les déchets (nucléaires versus non nucléaires) en fonction de leurs origines géographiques19.
13Si dans le huis clos du GT TFA, la définition de ces principes de gestion s’avère plutôt consensuelle, la question du seuil d’exemption l’est évidemment beaucoup moins. Même en partie convenu, le débat s’impose à chaque réunion, dans une mise en scène répétitive qui conduit d’un côté les producteurs coalisés à engager la confrontation par des demandes et propositions concrètes et, de l’autre, l’autorité de sûreté à leur opposer une fin de non-recevoir systématique. Ainsi cette intervention, consignée dans les procès-verbaux du GT, qui suscite un rejet ferme et catégorique du directeur de la DSIN :
- 20 Compte rendu de la réunion du 25 avril 1994 du groupe de travail sur la gestion des déchets très f (...)
« Les producteurs proposent la fixation d’un seuil de "décontrôle" analogue à ceux proposés dans divers rapports (Desgraupes, Le Déaut, Fréjacques). Les producteurs souhaitent explorer les possibilités de réutilisation, de recyclage des déchets ou matériaux dans le domaine nucléaire ou non, dans un cadre réglementaire à préciser et sous réserve d’une traçabilité totale20. »
14Ici, le ton feutré du compte rendu est en réalité peu représentatif de l’âpreté du débat, qui prend d’emblée un tour conflictuel. Face à l’inflexibilité de l’autorité de sûreté, les producteurs argumentent sur le caractère non scientifique du cadrage proposé, soulignant son incohérence avec les pratiques de banalisation reconnues au plan international. Un participant de la DSIN raconte :
- 21 Ancien cadre de l’autorité de sûreté nucléaire, entretien réalisé par vidéoconférence en octobre 2 (...)
« Évidemment, quand ils ont compris qu’on partait sur un zonage déchets sans seuil d’exemption, ils nous sont tombés dessus sur le thème : "Ça ne se passe pas comme ça ailleurs", "Ce n’est pas de la science", "Ce n’est pas rationnel", "Si vous avez du granite naturel dans votre zonage, vous allez être obligé de l’évacuer comme déchet nucléaire", et cetera. Et nous on disait : "Oui, vous avez raison, mais le problème n’est pas là. Les TFA, pour nous, ce n’est pas un sujet de fond, ce n’est pas une question sanitaire. C’est un problème médiatique"21. »
15Bien que peu convaincus par les arguments de la DSIN, les producteurs finiront néanmoins par plier et se laisser imposer ce cadrage en termes de risques politiques. Deux motifs vont en effet les inciter à se ranger derrière l’autorité de sûreté en renonçant (au moins provisoirement) à la reconnaissance légale d’un seuil d’exemption. Le premier tient à la logique même des interactions gouvernantes du secteur de la sûreté nucléaire qui, pour répondre efficacement aux besoins des acteurs concernés, exigent des échanges stables et réguliers, dans des formes qui peuvent être qualifiées de « transactions collusives » (Dobry, 2002). À son échelle, le GT TFA participe de ces routines de consolidation par l’imposition d’un mode d’interaction où la préservation des relations et des équilibres entre les participants compte au moins autant (sinon plus) que le contenu des décisions qui en résultent. C’est pourquoi les producteurs font le choix, après quelques réunions, de renoncer à la défense du seuil d’exemption pour privilégier une attitude plus conciliante, qu’ils jugent au bout du compte moins risquée, ou moins coûteuse, même si elle implique de se conformer à un cadrage à rebours de leur position de départ. Quant au second motif, qui aide à cette conciliation, il résulte d’un ratio coût-bénéfice qui apparaît finalement plutôt favorable aux exploitants, compte tenu des volumes de déchets engagés (qui restent assez limités) et de la possibilité qui se dessine à ce moment-là d’une solution de stockage à bas coûts. Ce qu’explique ce représentant de l’ANDRA à l’époque :
- 22 Ancien cadre de l’ANDRA, entretien réalisé en avril 2019 à Aix-en-Provence (France).
« La gestion des TFA, c’est quand même des toutes petites sommes pour le nucléaire. C’est ce que disait la DSIN aux producteurs : "Ce n’est pas un vrai problème le seuil d’exemption parce que ça ne vous coûte pas si cher que ça pour avoir la paix au niveau de l’acceptation du public. Ça ne représente que quelques millions d’euros. En partageant entre vous trois, ça fait un tour de table qui est quand même très supportable". C’est pour ça, au fond, qu’il n’y a jamais eu de seuil d’exemption22. »
16En quelques réunions, le GT TFA contribue donc à l’élaboration d’une solution simple, rigoureuse et relativement bon marché, qui conduit à minimiser l’intérêt d’une filière annexe d’élimination des matériaux quasiment pas radioactifs (compte tenu notamment des difficultés à mettre en œuvre à un coût raisonnable des contrôles radiologiques susceptibles de garantir un niveau d’activité proche de zéro). Bien que peu sensibles au cadrage porté par la DSIN, les producteurs consentent malgré tout à soutenir ce projet de filière qui repose sur une catégorisation extensive des déchets TFA, un principe de confinement généralisé pour cette nouvelle classe de déchets nucléaires et enfin, la reconnaissance d’un exutoire unique (qui prendra la forme d’un stockage de surface à Morvilliers dans l’Aube). Une fois cet accord scellé, pas loin d’une décennie sera malgré tout nécessaire pour concrétiser ce projet et commencer à évacuer les déchets concernés qui, pendant ce temps, continuent de s’accumuler sur les sites d’exploitation, parfois dans des installations d’entreposage dédiées (Rosini, 2020). Le débat sur les seuils d’exemption perd alors forcément de sa force, mais ne se dilue toutefois pas complètement dans la mise en œuvre de la nouvelle réglementation. Toujours là, il se perpétue « à bas bruit » avant de resurgir de façon spectaculaire à la fin des années 2000, lorsque se présente la perspective d’un engorgement inattendu de la nouvelle filière.
- 23 Articles 20 et 21 de l’arrêté du 31 décembre 1999 fixant la réglementation technique générale dest (...)
- 24 Une fois la réglementation promulguée, il n’est en effet plus question d’exemption, mais de libéra (...)
17Après une phase d’expérimentation de quelques années, la réglementation TFA est finalement promulguée par un arrêté du 31 décembre 1999. Dans son titre V, le texte instaure officiellement l’« étude déchets » ainsi que le principe du « plan de zonage » délimitant « les parties des installations à l'origine de déchets dits "nucléaires" (c'est-à-dire contaminés, activés ou susceptibles de l'être) et les parties à l'origine de déchets dits "conventionnels"23 ». L’année 1999 correspond également à la mise en chantier du centre de stockage des déchets de très faible activité (CSTFA) de Morvilliers qui ouvrira finalement ses portes courant 2003. Dans cet intervalle, les producteurs s’attachent de leur côté à définir et mettre en place leurs procédures internes de désentreposage et d’évacuation des déchets devant être confiés à l’ANDRA et, parallèlement, à réaliser les études déchets et plans de zonage prescrits par la réglementation (Hilmoine et Casseau, 1999). L'agencement de tous les maillons de la filière TFA, des sites de production au centre de stockage de l’Aube, contribue ainsi à la diffusion de la politique de non-libération et de ses instruments jusque dans les activités gestionnaires des responsables d’installation. La mise en application de ces nouvelles règles, qui portent en elles le cadrage de l’autorité de sûreté, n’empêche cependant pas les autres formes d’existence du problème de subsister, ce dont témoignent notamment les rémanences du débat sur les seuils d’exemption (puis de libération24). D’abord ponctuels, ces échanges deviennent ensuite beaucoup plus réguliers lorsque la recontextualisation du problème des déchets TFA à la fin des années 2000 conduit les acteurs de la filière à réinterroger collectivement la politique de non-libération.
18Un bon moyen de suivre la trajectoire du débat sur les seuils d’exemption et de libération au cours de cette période est de s’intéresser aux ateliers techniques « déchets TFA » organisés dans le cadre des éditions 1995, 1997 et 1999 des Assises nationales des déchets de La Baule. En parcourant les échanges de ces tables rondes, on constate en effet que le sujet continue de faire discuter les acteurs concernés quand bien même ils ont collectivement décidé d’opter pour le confinement généralisé des déchets TFA. Lors de l’édition de 1995, le compte rendu de la cession indique ainsi que la fixation d’un « seuil de banalisation » reste une question « très controversée » en dépit des orientations fixées quelques mois plus tôt. Au cours de l’édition suivante, en septembre 1997, le sujet réapparaît encore dans un échange entre l’autorité de sûreté et un représentant d’EDF indiquant « que l'existence d’un seuil d'exemption serait pratique », « qu’un appareillage serait alors tout à fait en mesure de déterminer la radioactivité de tel ou tel déchet », mais que malheureusement « un consensus existe pour dire que la réponse par seuil n'est pas une solution industriellement, socialement ou politiquement viable » (Assises nationales des déchets, 2007, p. 105). De même, le compte rendu de l’édition 1999 note que « la question de la définition d’un seuil de radioactivité sanitaire se pose toujours » et que si pour certains des intervenants « une définition systématique des seuils de libération n’est pas souhaitable », elle pourrait malgré tout être « nécessaire » (Assises nationales des déchets, 2007, p.148).
19À l’occasion de leur rapport de 1996 sur le contrôle de la sûreté des installations nucléaires, les parlementaires de l’OPECST témoignent également de la persistance de ce débat. Dans le chapitre consacré à la gestion des déchets TFA, le rapporteur remarque ainsi que « le seuil reste un concept attrayant » et que « certaines personnes n'ont pas abandonné l'idée de voir un jour définis des seuils universels de décontrôle ». Plus précis, il désigne un peu plus loin les trois principaux producteurs, en prenant exemple sur les procédures qu’ils définissent localement pour procéder aux inventaires et définir les zonages déchets :
« Derrière l'adhésion reconnue aux objectifs de la DSIN (tout y est : études déchets, traçabilité, filières, responsabilité, assurance qualité...), on trouve en fait glissée de façon tout à fait anodine l'indication d'un seuil ("quelques Bg/q") au-dessous duquel les déchets sont "ordinaires" et ont pour seule caractéristique de "provenir d'installations nucléaires". Voilà donc des déchets TFA qui n'en sont plus par la grâce du seuil dont la valeur reste à préciser. (…) Certes je prends acte de la volonté manifestée par les signataires de contrôler de bout en bout le circuit de ces "déchets TFA qui n'en sont plus". Force est de constater cependant que l'économie générale du discours reste profondément ambiguë. (Birraux, 1996 : p. 140) »
- 25 INB signifie installation nucléaire de base. Le terme couvre ici la plupart des laboratoires et ré (...)
20La règle d’élaboration des zonages déchets du CEA, diffusée dans les centres au milieu des années 1990, illustre bien cette ambiguïté relevée par les parlementaires de l’OPECST et, plus largement, la façon dont la problématisation en termes de risques politiques de la DSIN doit à l’époque s’accommoder des problématisations concurrentes auxquelles les producteurs continuent de se référer dans leurs activités internes. Présentée dans un article de la revue professionnelle Contrôle (Lallement, 1994b), cette règle interne du CEA permet en effet, par le contrôle et la mesure, de distinguer d’un côté les « TFA vraiment radioactifs » destinés au stockage définitif et de l’autre, les « TFA radioactifs », parce qu’issus d’une zone nucléaire, mais susceptibles d’être assimilés à des déchets « non radioactifs » et dans ces conditions, dirigés vers des filières de recyclage et d’élimination conventionnelles. En décalage avec la doctrine promue un peu avant par le GT TFA, cette procédure s’appliquera finalement assez peu. Elle sera surtout l’occasion, jusqu’au début des années 2000, de conflits répétés entre les responsables d’INB25 du CEA et l’autorité de sûreté. Ce dont témoigne ce représentant de la DSIN de l’époque :
- 26 Ancien cadre de l’autorité de sûreté nucléaire, entretien réalisé en novembre 2019 à Paris (France (...)
« Une fois la doctrine définie, il a fallu la faire passer dans les mœurs. Ça n’a pas été facile de mettre au point une méthodologie pour définir les zones dans lesquelles on pouvait garantir que le déchet n’avait pas connu la radioactivité. Les plus réticents étaient au CEA. Il y a toujours eu au CEA des personnes qui continuaient à dire qu’on pouvait s’en sortir avec un seuil de libération parce qu’ils allaient mettre au point des appareils de mesure de plus en plus précis permettant de garantir que les déchets qui sortent ne sont pas radioactifs. Ils disaient : "Si on mesure très finement, si on peut montrer que la radioactivité mesurée sur les déchets est très faible, on est sûr qu’on n’aura pas de problème sanitaire". Ce à quoi on continuait de répondre : "Mais le déchet très faiblement radioactif ne pose aucun problème sanitaire. Ce n’est pas un problème sanitaire qu’on traite, c’est fondamentalement un problème médiatique". En fait, il y avait toujours cette espèce de rêve qui consistait à penser que plus on s’approchait de zéro, plus on avait des chances de mettre à mal la doctrine qu’on s’attachait à mettre en place26. »
21Au tournant des années 2000, le problème des déchets TFA se structure donc autour de plusieurs formes d’existence : une forme principale, définie par la réglementation, fondée sur le principe du confinement généralisé, c'est-à-dire la mise en stockage de tous les déchets issus des zones nucléaires sans distinction de radioactivité ; et à ses côtés, des formes secondaires plus discrètes, inscrites dans les pratiques et référentiels internes des producteurs, calées sur la réglementation principale pour la plus grande partie du spectre des déchets concernés, mais proposant néanmoins de déroger à ce cadrage pour la fraction issue des zones nucléaires présentant à la mesure une activité radiologique proche de zéro. Peu légitimes, ces possibilités de libération sont toutefois rarement exploitées par les responsables d’INB qui dans l’ensemble s’accommodent de la règle principale du confinement généralisé, compte tenu des faibles volumes de déchets engagés et du caractère à bas coûts de la solution de stockage. Le sur-remplissage du CSTFA et la réorientation de la politique du démantèlement dans le courant des années 2000 vont cependant créer les conditions d’une métamorphose du problème et, dans le même temps, relancer le débat sur les seuils de libération.
- 27 D’après le dossier de démantèlement de l’INB 75 de Fessenheim de mai 2020 déjà cité en introductio (...)
22De façon chronologique, la recontextualisation du problème est d’abord le fait d’un sur-remplissage du CSTFA lié à un usage non optimisé du zonage déchets par les exploitants. Par principe, cette règle a pour vocation première de limiter les volumes de déchets nucléaires destinés au stockage. En effet, un zonage correctement défini doit normalement réduire la part des matériaux de déconstruction TFA à quelques pourcents seulement (autour de 3 % pour une centrale27). Mais en pratique, cette politique de rationalisation et d’optimisation peine à se concrétiser, pour au moins deux raisons. La première est que dans la plupart des cas, les zonages sont définis sur des installations en exploitation où la catégorisation des futurs déchets (dits « déchets sur pied ») ne correspond pas à un enjeu de court terme. La règle ne retient donc pas l’attention des responsables d’INB qui l’appliquent le plus souvent « à l’économie », sans tenir compte de l’objectif recherché, voire même en allant dans le sens contraire lorsqu’ils privilégient une option forfaitaire et majorante qui les exonère d’études approfondies et de mesures de contrôle fastidieuses. La seconde raison qui favorise cette politique du « tout en TFA » est qu’une fois le CSTFA en exploitation, la solution de stockage est beaucoup plus avantageuse qu’une application raisonnée du zonage déchet et du tri sélectif lors des opérations de déconstruction. En général, la solution la plus économique et la plus confortable est d’en rester aux zonages majorants et de destiner au stockage la totalité des déchets TFA de déconstruction qui, du coup, comprennent souvent une part importante de déchets dits « TFA administratifs » (parce que non radioactifs en réalité, mais désignés comme tels pour le pouvoir du zonage déchet). Non anticipée par les promoteurs de la réglementation dans les années 1990, cette politique généralisée du « tout en TFA » a pour principal effet d’amplifier les flux de déchets à l’exutoire en saturant le CSTFA beaucoup plus vite que prévu (Thireau, 2016).
23Cette perspective d’engorgement rapide de la filière est par ailleurs renforcée par l’évolution, au même moment, de la politique nationale de démantèlement. Sur ce plan, deux facteurs contribuent tout particulièrement à redéfinir les données d’entrée du problème des déchets TFA : d’une part, la montée en puissance des programmes de démantèlement qui, en une décennie, porte à une trentaine le nombre d’installations nucléaires en phase de mise à l’arrêt définitif et de déconstruction (Cahen, 2012) ; d’autre part, le basculement dans une stratégie dite de « démantèlement immédiat » qui implique la production à court terme de grands volumes de déchets TFA dépassant de loin les capacités restantes du CSTFA (Birraux, 1999). Comme l’indique ce représentant d’EDF, cette double perspective d’un plus grand nombre de démantèlements à mettre en œuvre plus rapidement change évidemment la donne et invite à reconsidérer le problème des déchets TFA et de leur élimination dans une filière unique de stockage définitif :
- 28 Cadre d’EDF, entretien réalisé par vidéoconférence en janvier 2021.
« Jusqu’il n’y a pas très longtemps, le fait qu’on envoie tous nos TFA au stockage, ça ne nous posait pas problème, parce qu’on était principalement sur des déchets d’exploitation et que ça ne nous coûtait pas très cher. Ce sont les décisions de démantèlement qui changent la donne en fait. Fessenheim d’abord. Les deux tranches. Et puis l’arrêt des différentes tranches du parc en exploitation qui vont progressivement venir derrière. Donc forcément, les déchets de déconstruction sont amenés à prendre une part beaucoup plus significative que celle qu’elle occupe aujourd’hui. Pour se donner un ordre de grandeur, quand on déconstruit un réacteur à eau pressurisée (REP), on génère deux fois plus de déchets radioactifs que quand on exploite ce même réacteur pendant 50 ans. Donc là, on a commencé à se dire : "On va avoir beaucoup de déchets TFA qui vont arriver, dont une grande partie est métallique (environ deux-tiers). Est-ce qu’on ne pourrait pas faire autre chose que des colis de ferrailles coupées en tout petits morceaux qu’on met dans un trou ? Surtout que le trou en question se remplit très vite et qu’il n’y aura bientôt plus de place"28. »
- 29 Qui change de nom en octobre 2012 pour devenir le centre industriel de regroupement, d'entreposage (...)
24L’inventaire national des déchets nucléaires publié par l’ANDRA en 2012 illustre précisément la façon dont le démantèlement immédiat reconfigure le problème TFA. Dimensionnée pour absorber 650 000 m3 de déchets d’ici 2030, l’estimation prévoit que la filière sera déjà nettement hors capacité à l’échéance 2020 (avec des volumes produits approchant les 750 000 m3), tandis que les chiffrages à fin 2030 donnent une quantité deux fois supérieure à la capacité réglementaire du CSTFA (soit environ 1 300 000 m3). Ainsi planifiée dans le temps, la production des déchets TFA laisse donc une moitié des volumes créés à cette échéance sans solution concrète d’élimination. Ce qui conduit les acteurs de la filière à envisager de nouveau, entre autres possibilités, d’en libérer une partie, notamment la fraction la moins radioactive qui, du point de vue de certains, encombre inutilement le centre de stockage sécurisé de l’Aube29.
- 30 Cette loi de programme est relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs. Le P (...)
- 31 Sur ce deuxième point, le GT encourage notamment les exploitants à renoncer aux déclarations forfa (...)
25Comme au début des années 1990, l’avenir de la filière TFA se discute à ce moment-là dans le huis clos d’un groupe de travail, dit GT Optimisation, composé de représentants d’EDF, d’AREVA (ex-COGEMA), du CEA, de l’ANDRA et de l’autorité de sûreté (devenue ASN), assistée de son appui technique (l’IRSN). Créé dans le cadre du plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), instauré par la loi du 28 juin 200630, cet espace de réflexion est plus particulièrement chargé de l’« optimisation de la répartition des déchets entre filières de gestion », soit entre autres choses de l’identification de toutes les voies possibles d’absorption et d’élimination du surplus de 650 000 m3 de déchets TFA mis en évidence par l’inventaire 2012 de l’ANDRA. Sur le sujet, plusieurs pistes sont explorées et finalement retenues comme des solutions possibles à l’engorgement annoncé de la filière. La première porte sur la réduction du volume des déchets produits lors des opérations de déconstruction. Sur ce point, le groupe de travail voit deux axes d’amélioration possibles : le renforcement des moyens d’optimisation classiques à la sortie des sites de démantèlement ou à l’entrée du site de stockage (tri, compactage et densification) ; le recours plus systématique aux procédures de redéfinition du zonage déchets et de déclassement des « zones nucléaires » en phase de déconstruction31. La deuxième voie d’optimisation identifiée est celle de la valorisation de certains matériaux de déconstruction que le groupe de travail juge encore trop peu développée, en dépit de deux tentatives d’EDF et du CEA (fabrication de protections radiologiques). Pour creuser dans cette direction, les producteurs et l’ANDRA sont chargés d’une étude sur le recyclage des matériaux métalliques en conteneurs pour le stockage des déchets FMA et en armatures métalliques pour les INB en construction. Enfin, la troisième voie signalée est celle de l’augmentation de la ressource en stockage par la création de décharges sécurisées sur les sites de production, destinées aux déchets présentant les niveaux d’activité les plus bas (notamment les gravats de déconstruction). À côté de cette possibilité de stockages délocalisés, deux autres options sont également mises à l’étude à l’issue du PNGMDR 2010-2012 : la construction d’un nouveau centre de stockage d’une part, l’optimisation des capacités du CIRES de façon à dépasser la limite réglementaire des 650 000 m3 d’autre part.
- 32 Voir le rapport PNGMDR du 7 mai 2012 relatif à l’étude sur l’intérêt et la faisabilité technico-éc (...)
- 33 Ce texte européen formalise la notion de « libération des matériaux » et définit dans son article (...)
- 34 Ancien cadre du CEA, entretien réalisé en mars 2019 à Guéret (France).
26La solution de la valorisation par libération, qui n’est pas explicitement mentionnée dans le rapport 2012 du GT Optimisation, figure en revanche à l’ordre du jour de l’édition suivante, réalisée dans le cadre du PNGMDR 2013-2015. Soutenue par les producteurs, l’exploration de cette quatrième voie fait suite à l’étude sur le recyclage des déchets métalliques évoquée plus haut qui, de façon étayée, conclut à la non viabilité économique d'une filière de fusion-valorisation de ce type de matériaux dans des installations du secteur nucléaire, au regard notamment du caractère bon marché de la solution de stockage32. En partie lié au manque de débouchés au sein de l’industrie nucléaire, ce constat est donc l’occasion de relancer la proposition des seuils de libération et, sous la pression des producteurs évidemment favorables à cette idée, d’exploiter les possibilités offertes par la directive Euratom du 13 mai 199633 pour mettre à l’étude une filière de valorisation non plus tournée vers l’intérieur du secteur nucléaire, mais vers l’extérieur. Ce qu’indique la synthèse du PNGMDR 2013-2015 dans sa version finale : « Le constat du très faible impact radiologique associé à la manipulation des déchets TFA a conduit AREVA, le CEA et EDF à proposer de nouvelles pistes. Les producteurs de déchets ont ainsi souligné le cadre contraignant lié à l’absence de seuils de libération dans la réglementation française et ont évoqué des possibilités de recyclage à l’extérieur de l’industrie nucléaire en exploitant les possibilités offertes par le cadre réglementaire européen » (PNGMDR 2013-2015, 2012). Présenté comme une solution possible au problème d’engorgement de la filière, le projet défendu par les producteurs est donc de rendre possible la libération d’une partie des déchets TFA de démantèlement, notamment les matériaux métalliques pouvant être assainis grâce à des procédés de fusion-décontamination, par la création, aux côtés de la filière existante du stockage définitif, d’une ou plusieurs filières spécifiques de dispersion calées sur la réglementation européenne. Ce que confirme ce membre du GT Optimisation : « L’idée était de dire que tout ce qui correspond à du petit bordel à droite à gauche, on continue la mise en décharge, et puis pour les gros blocs de matériaux métalliques comme les diffuseurs de Georges Besse et les générateurs de vapeur d’EDF, on crée des possibilités de libération34. »
27Finalement, la reconfiguration du problème des déchets TFA prescrit deux logiques d’action complémentaires : d’une part, préserver (en l’augmentant si possible) la ressource en stockage pour retarder au maximum la saturation du CIRES, et d’autre part, détourner une partie du flux entrant par la création de filières annexes ciblant spécifiquement les matériaux de démantèlement (gravats de béton et métaux). Définies par le PNGMDR 2013-2015 et confirmées par les deux suivants, ces orientations consistent alors à poursuivre les études des différentes options de recyclage déjà envisagées, d’évaluer la capacité de ces voies d’optimisation à effectivement résoudre le problème d’engorgement de la filière et enfin, de réfléchir collectivement à une éventuelle révision de la réglementation pour rendre possible l’existence de ces filières de valorisation alternatives, fondées sur des seuils de libération.
28Au début des années 2010, la réévaluation du problème face à la perspective des démantèlements immédiats tend à instaurer deux catégories implicites, mais bien distinctes, de déchets TFA. Les premiers, dits de « première génération », correspondent aux volumes de matériaux pris en compte pour dimensionner la capacité initiale du CIRES, c'est-à-dire les déchets d’exploitation des installations en fonctionnement, les « TFA historiques » entreposés sur les sites en attente d’évacuation, ainsi que les éléments provenant des quelques déconstructions en cours dans les années 1990. Cette première génération se caractérise par son hétérogénéité (de substance, de forme et d’activité) et les conditions uniformes de son élimination (pas de libération possible et mise en stockage définitif, quel que soit le niveau de radioactivité). Soumis à un régime possiblement différent, les seconds correspondent aux grands lots homogènes issus des démantèlements à venir (l’usine Georges Besse 1 d’AREVA, les réacteurs EDF de première génération, Superphénix, et cetera), dont une grosse partie est susceptible d’être prise en charge dans de nouvelles filières de recyclage ouvertes sur l’industrie conventionnelle, à des conditions qui restent cependant à préciser. L’attention des trois derniers PNGMDR s’est surtout focalisée sur ces TFA de « seconde génération », dans le but notamment de définir les conditions d’existence d’au moins deux filières annexes de valorisation et ce faisant, de « sauver » la filière existante destinée aux TFA de « première génération ».
29Pour concrétiser ces projets, l’ASN et la DGEC ont souhaité la création d’un nouveau groupe de travail, dit GT Valorisation, pour succéder au GT Optimisation des deux précédents PNGMDR. Conçu à l’identique de ce dernier, il se présente comme une assemblée collégiale composée des principales parties prenantes, c'est-à-dire EDF, AREVA, le CEA, l’ANDRA et l’IRSN. Animé par l’autorité de sûreté, il est plus particulièrement chargé de préciser « les conditions envisageables de valorisation de matériaux TFA » à partir de trois nouvelles études lancées par l’ANDRA et le groupement des trois producteurs. Deux portent sur le recyclage des déchets métalliques de démantèlement, la troisième sur « la valorisation de gravats de béton concassés » comme matériau de remplissage des alvéoles de stockage du CIRES.
- 35 Rapport du 28 juillet 2015 du groupe de travail sur la valorisation de matériaux de très faible ac (...)
- 36 Cette disposition interdit, sauf dérogation, l’utilisation de matériaux ou de déchets provenant d’ (...)
30Actif pendant près de deux ans, le GT Valorisation permet en premier lieu de partager et entériner collectivement un certain nombre de constats, concernant les volumes de déchets potentiellement éligibles (environ 60 000 tonnes de gravats, sur les 240 000 possiblement produites entre 2012 et 2033, et 900 000 tonnes de matériaux métalliques35), les faibles perspectives de rentabilité d’une filière spécifique destinée à combler les vides du CIRES (d’après les conclusions de l’étude ANDRA) et, sur l’autre versant, les difficultés attendues de la valorisation des métaux, compte tenu du peu de débouchés dans la filière nucléaire (80 à 140 000 tonnes seulement sur les 900 000 valorisables) et de l’article R.1333-3 du code de la santé publique qui limite fortement les possibilités de recyclage dans l’industrie conventionnelle36. Une fois cette situation de départ précisée, le GT Valorisation est également l’occasion pour les producteurs de faire valoir un certain nombre de propositions susceptibles d’atténuer ces freins au recyclage, comme le recours à une approche proportionnée aux enjeux sanitaires justifiant la mise en place, pour ces lots spécifiques de TFA « seconde génération », de modalités différenciées de gestion basées sur des seuils d’activité et rendant possible leur réutilisation en dehors de la filière nucléaire. Enfin, le GT Valorisation permet à EDF et AREVA d’annoncer leur intention de s’associer dans un projet industriel de décontamination par fusion des métaux de déconstruction et, dans cette perspective de moyen terme, de créer une installation pilote limitée au traitement et recyclage de deux lots déjà en partie disponibles (les diffuseurs de Georges Besse 1 et les générateurs de vapeur d’EDF évoqués plus haut). Comme l’explique une représentante d’EDF, l’idée de cette installation pilote est de s’assurer de la viabilité du projet industriel et de démontrer, par la même occasion, que la décontamination par fusion permet d’atteindre des niveaux d’activité sans enjeu de radioprotection :
- 37 Cadre d’EDF, entretien réalisé par vidéoconférence en janvier 2021.
« La fusion, c’est doublement intéressant parce que 1) ça peut séparer des radionucléides qu’on ne sait pas séparer par une décontamination mécanique et 2) en phase liquide, ça permet une homogénéisation et des prélèvements représentatifs des lingots qui sortiront à la fin. Voilà c’est comme ça qu’on s’est dit que le recyclage pouvait être une alternative intéressante au stockage37. »
31Poussé par les producteurs, le groupe produit finalement trois recommandations principales qui sont ensuite reprises dans le PNGMDR et validées par l’avis conclusif de l’ASN du 18 février 2016 : poursuivre les études sur la filière de recyclage des métaux et le projet industriel d’EDF et AREVA qui en constitue l’élément central ; éclairer l’intérêt d’une telle filière par un bilan comparatif avec les autres solutions envisageables (notamment le stockage) ; et enfin, évaluer la possibilité de mise en œuvre de ce procédé industriel de recyclage dans le cadre de la réglementation existante, c'est-à-dire sans légaliser le recours aux seuls de libération, suggéré par les producteurs. Beaucoup plus modérées que les propositions discutées en amont, ces orientations reflètent clairement l’absence d’unanimité sur le sujet de la libération et, dans le même temps, préparent le terrain à une nouvelle confrontation entre l’approche en termes de risques politiques que l’ASN continue de défendre et l’approche proportionnée aux enjeux sanitaires que les producteurs souhaitent clairement privilégier pour la gestion de ces TFA de « seconde génération ».
32Toujours présent en toile de fond des discussions sur les déchets TFA, le débat sur les seuils de libération retrouve une certaine intensité avec le lancement en 2015 et 2016 des nouvelles études prescrites par le PNGMDR 2013-2015. Opposant les mêmes protagonistes dans des positions sensiblement identiques, la confrontation s’actualise sans surprise dans un certain parallélisme avec celle des années 1990. D’un côté, on trouve des producteurs désireux de modifier la réglementation pour faire évoluer le code de la santé publique et favoriser le recyclage des déchets de démantèlement tout en préservant la ressource en stockage ; de l’autre, des représentants des autorités régulatrices attachés aux orientations doctrinales définies par leurs pairs, peu favorables aux seuils de libération généralisés (même dans un champ d’action restreint aux TFA de « seconde génération ») et prônant en retour des autorisations au cas par cas dans le cadre dérogatoire prévu par le code de la santé publique, selon un principe de libération conditionnelle (Brigaud, 1997).
33Pour les producteurs, notamment les porteurs du projet de valorisation des métaux (EDF et AREVA), deux motivations principales justifient la proposition d’autoriser la libération d’une partie des TFA de « seconde génération ». La première, de portée symbolique, concerne la valorisation et la reconnaissance des compétences, savoir-faire et raisonnements inscrits de longue date dans les pratiques ordinaires de gestion des déchets nucléaires, mais toujours considérés comme non légitimes du point de vue de la réglementation TFA. C’est le cas notamment de l’approche proportionnée au risque, fondée sur la mesure et le contrôle de radioprotection. La seconde, plus concrète, est de continuer à fonctionner à coûts stables, en s’évitant le financement d’un deuxième CIRES et en compensant les coûts de la filière de valorisation des métaux par les économies liées à la réduction des volumes destinés au stockage définitif. Ainsi ce représentant d’EDF en charge du dossier :
- 38 Cadre d’EDF, entretien réalisé par vidéoconférence en décembre 2020.
« Clairement la valorisation des métaux, ça coûte de l’argent à EDF aujourd’hui et on aurait certainement meilleur temps à continuer de les enfouir. Par contre il y a une économie au deuxième ordre, c’est qu’on va retarder la saturation du centre de stockage. Parce qu’EDF paye aussi le stockage. Donc ça nous évite des dépenses importantes à court terme parce qu’on peut espérer qu’on n’aura pas à financer un deuxième CIRES tout de suite. Sachant par ailleurs qu’on se dit en voyant ce qui se passe avec Cigéo, les contestations et tout ça, que ça ne sera pas simple de le construire ce deuxième stockage38. »
- 39 Cf. par exemple l’avis ASN du 18 février 2016 sur les études concernant la gestion des déchets TFA (...)
34Face aux producteurs, la position « anti-seuils » de l’ASN s’actualise également à travers des motivations relativement stables. De ce côté, l’enjeu n’a pas évolué : il s’agit toujours de préserver la crédibilité de l’industrie nucléaire en s’évitant, à peu de frais, de générer des craintes inutiles dans l’opinion publique. Les arguments avancés restent eux aussi inchangés, y compris dans leur ordre d’énonciation : 1) les mesures préalables à la libération sur de grands volumes de vrac contaminés par une multitude de radionucléides seraient nécessairement longues et complexes, donc coûteuses (et pas nécessairement avantageuses vis-à-vis de la solution de stockage) ; 2) le public pourrait être exposé au contact de déchets d’activité significative dans le cas d’une défaillance, toujours possible, du contrôle ; 3) une telle mise en place pourrait inciter au recours à la dilution, pratique difficilement détectable39.
- 40 Pour une présentation détaillée de cet argument, voir notamment l’interview de Jacques Repussard p (...)
35Mais si à l’époque le débat sur les seuils de libération se rejoue sensiblement dans les mêmes termes que celui sur les seuils d’exemption, le rapport de force s’est en revanche retourné et profite cette fois aux producteurs. Ce sont eux qui, désormais, ont l’initiative et l’avantage des soutiens. Dans cette nouvelle confrontation, plusieurs protagonistes « basculent » en effet de leur côté en affichant leur préférence pour l’approche proportionnée aux risques. C’est le cas par exemple de l’IRSN qui, par la voie de son directeur du moment, prend publiquement parti pour la libération, solution jugée plus économe que l’option conduisant au stockage définitif de quantités considérables de matériaux dont l’activité réelle est nulle ou extrêmement faible (notamment parce que cette solution ajoute à l’intérêt du recyclage de matériaux facilement valorisables des gains substantiels en termes de transport)40. C’est le cas également des parlementaires engagés sur ces sujets qui, dans deux rapports successifs de 2017, recommandent à leur tour d’assouplir « les règles de stockage des déchets dont la radioactivité naturelle est soit non détectable, soit inférieure à la radioactivité naturelle » (Aubert et Romagnan, 2017, p. 80) et appellent ensuite l’ASN à « réévaluer la pertinence, dans le contexte français, d’une première approche des seuils de libération » (Bataille et Namy, 2017, p. 49). Pesant fortement dans le débat, ces prises de positions convergentes ont finalement pour effet de rendre possible la mise sur agenda de l’introduction des seuils de libération dans la réglementation TFA et, plus concrètement, de conduire à l’inscription de la question à l’ordre du jour du PNGMDR 2019-2021 et dans le même temps, au lancement d’un nouveau groupe de travail placé cette fois sous l’égide du HCTISN.
- 41 Lettre de saisine adressée par l’OPECST le 16 novembre 2016 à la présidente du HCTISN. L’ensemble (...)
36Pour réfléchir à l’intérêt de légaliser les seuils de libération du point de vue du recyclage des TFA de « seconde génération », deux espaces de discussion a priori distincts sont donc mis à contribution : le premier se situe dans le cadre du GT PNGMDR qui réunit l’ensemble des parties prenantes de la gestion des déchets nucléaires ; le second correspond au groupe de travail TFA du HCTISN créé à la demande de l’OPECST pour « examiner la pertinence, dans le contexte national, d’une introduction des seuils de libération pour certains types de déchets très faiblement radioactifs41 ». Bien que rattachés à des autorités différentes, ces deux espaces mettent en scène les mêmes acteurs, dans une relative porosité des échanges. Ils ont donc tendance à se confondre, notamment dans les discours des personnes interrogées qui ne prennent pas toujours la peine de les distinguer.
37Lancée fin 2017 sur la base de deux nouvelles études de l’ANDRA sur les gravats et du tandem EDF-AREVA (qui devient ORANO en 2018) sur le pilote dédié au traitement et à la valorisation des matériaux métalliques, cette réflexion collective s’organise en deux phases successives. Dans un premier temps, les parties prenantes discutent surtout des possibilités offertes par la réglementation existante pour valoriser ces déchets de démantèlement, un sujet qui, comme l’indique ce représentant de l’ASN, ne fait pas d’emblée consensus : « Pour nous, le cadre dérogatoire prévu par le code de la santé publique suffisait. Mais les exploitants nous disaient que ce n’était pas possible économiquement ». Plutôt indécis de prime abord, ce débat dans le débat est finalement tranché dans le sens des producteurs, comme l’explique ce représentant d’EDF à propos du projet de pilote par fusion-décontamination :
- 42 Cadre d’EDF, entretien réalisé par vidéoconférence en janvier 2021.
« On ne propose pas de mettre des lingots radioactifs sur le marché des biens de consommation. Au contraire, on propose des lingots qui, par leur qualité, ne répondent plus à la définition légale d’une substance radioactive. Donc on considère qu’on n’entre pas dans le cadre de la dérogation et là-dessus, les autorités ministérielles font plutôt la même lecture que nous. Voilà… Donc le désaccord avec les collègues de l’ASN a existé, mais après ce travail conjoint avec le ministère, ils ont été forcés de reconnaître que l’évolution de la réglementation était inévitable pour la valorisation des matériaux métalliques42. »
38Une fois ce premier différend arbitré, les discussions prennent ensuite un tour beaucoup plus confus, dans la mesure où l’avancement des études tend progressivement à réduire le domaine de pertinence des seuils de libération susceptibles d’être légalisés et, dans ces conditions, à dissoudre l’objet même du débat. L’effet vient notamment des analyses de l’ANDRA sur la valorisation des gravats qui, en consolidant des résultats déjà entrevus dans les études précédentes, mettent sérieusement en doute l’intérêt des seuils de libération pour valoriser ce type de matériaux TFA, étant donné les moyens de contrôle à mettre en œuvre pour garantir, sur d’énormes volumes, un niveau d’activité inférieur à des valeurs proches de zéro. Ce constat, qui vaut de la même manière sur la plupart des déchets de déconstruction (terres, composants non fusibles, calorifuges, filtres, résines, et cetera), limite donc fortement l’utilité de l’évolution réglementaire discutée, sachant par ailleurs que les déchets métalliques n’ont pas formellement besoin d’un seuil de libération pour être recyclés y compris hors de l’industrie nucléaire (dans la mesure où, comme indiqué plus haut, le procédé de fusion-décontamination est supposé les débarrasser complètement de leur radioactivité). Ce qui conduit logiquement l’ensemble des protagonistes, y compris les producteurs, à convenir finalement de la très faible pertinence des seuils de libération généralisés dans une logique de valorisation des TFA de « seconde génération » :
« Si la plupart des parties prenantes convergent […] sur la nécessité de faire évoluer le mode de gestion actuel des déchets TFA, la définition de seuils de libération d’application inconditionnelle et générale (en deçà desquels toute substance respectant des critères radiologiques prédéfinis pourrait être libérée sans condition) suscite de fortes réserves du fait des difficultés à mettre en place un processus robuste et fiable qui serait universel et adapté à tous les types de déchets. Du reste, elle ne constitue pas un objectif recherché par les exploitants eux-mêmes (EDF, ORANO et l’ANDRA). » (HCTISN, 2020, p. 22)
- 43 Décision du 21 février 2020 consécutive au débat public dans le cadre de la préparation de la cinq (...)
39Au final, la décision collective est donc d’abandonner les seuils de libération généralisés en se contentant d’introduire, par décret, une nouvelle possibilité de dérogations ciblées « permettant, après fusion et décontamination, une valorisation au cas par cas de déchets radioactifs métalliques de très faible activité43 », c'est-à-dire l’assouplissement du régime dérogatoire demandé par les producteurs, mais uniquement pour le projet de pilote d’EDF et ORANO (soit au bout du compte une évolution réglementaire qui ne concerne que les diffuseurs de Georges Besse 1 et générateurs de vapeur d’EDF). Pour tous les autres matériaux TFA de démantèlement, la seule décision prise à l’issue de cette longue séquence de débat est de privilégier une démarche « prudente », en se gardant la possibilité d’introduire des seuils de libération, mais seulement au cas par cas, dans le cadre de projets spécifiques et sous certaines conditions.
40Depuis trois décennies, le problème des déchets TFA se caractérise par des confrontations permanentes qui révèlent des modes d’existence multiples et changeants. Ces débats, qui se focalisent sur les possibilités de libération d’une partie de ces matériaux, restent cependant sans effets significatifs sur les solutions mises en œuvre. Le centre de stockage créé dans les années 1990 pour absorber les TFA de « première génération » continue en effet d’être l’unique exutoire de la filière, alors que les volumes en jeu avec l’arrivée prochaine des TFA de « seconde génération » dépassent aujourd’hui de deux fois sa capacité réglementaire. Plusieurs voies d’optimisation ont été explorées ces quinze dernières années pour trouver une destination à cet excédent, mais en dehors des travaux d’agrandissement du CIRES (qui pourraient porter sa capacité à 900 000 m3), aucune de ces pistes n’a pour le moment débouché sur des solutions concrètes. Même la valorisation des métaux par fusion-décontamination, qui constitue de loin le projet le plus avancé, ne peut toujours pas être considérée comme une option viable, dans la mesure où les étapes à franchir jusqu’à la mise en œuvre opérationnelle de cette nouvelle filière sont encore nombreuses et incertaines.
41Au final, l’examen attentif de ces débats fait ressortir deux constats principaux. Le premier concerne les temporalités « hors-norme » des décisions observées qui, pour la plupart, s’étirent sur une, deux, voire trois décennies. C’est le cas par exemple de cette filière de valorisation des métaux de démantèlement qui était déjà discutée au sein du GT TFA dans les années 1990, qui a été relancée au milieu des années 2000 et qui, après de nombreuses études et de longues discussions dans plusieurs groupes de travail, pourrait possiblement se concrétiser dans les deux prochaines décennies. C’est le cas également des stockages sécurisés délocalisés, susceptibles d’être créés sur les lieux de production, qui ont été évoqués au tout début de cette histoire, qui réapparaissent à l’ordre du jour des derniers PNGMDR et qui pourraient bien, faute d’alternatives, constituer à terme des exutoires adaptés à une grande partie des déchets TFA de démantèlement (notamment les gravats présentant les niveaux d’activité les plus bas). Quant au second constat, qui explique pour partie le premier, il concerne la multiplicité et la taille des obstacles à surmonter pour faire aboutir ces décisions et transformer une solution possible en actions concrètes. Les freins, on l’a vu, sont à la fois d’ordre technique et réglementaire. Mais ils sont aussi d’ordre économique, compte tenu du caractère bon marché de la solution de stockage proposée par le CIRES, de l’étroitesse des débouchés offerts par l’industrie conventionnelle (y compris pour des matériaux banalisés) et enfin, des moyens de contrôle et radioprotection à mettre en place pour s’assurer un fonctionnement fiable et sûr des filières de valorisation conçues comme des alternatives au stockage généralisé. Ces constats, qui ouvrent sur des questionnements prospectifs quant au devenir de la filière principale de gestion des déchets TFA, posent également la question du devenir des sites de démantèlement et de la persistance, pendant encore longtemps, de leur identité nucléaire.