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AccueilNumérosVolume 21 Numéro 3Les mondes agricoles face au prob...Protection de la ressource en eau...

Les mondes agricoles face au problème des pesticides

Protection de la ressource en eau du bassin de l’Auxerrois et transformation des pratiques agricoles

Simon Calla, Sébastien Dassé, Lou Lécuyer et Juliette Young

Résumés

Avec des taux de nitrates dépassant les seuils définis par la Directive européenne « nitrates », puis la présence de résidus de pesticides utilisés par les activités agricoles du secteur, l’eau des bassins d’alimentation de captages de l’Auxerrois fait l’objet de préoccupations depuis une trentaine d’année. C’est ainsi qu’à la fin des années 1990, les représentants des pouvoirs publics ont choisi de mettre en place une démarche préventive passant par un travail de transformation des pratiques agricoles. Notre article analyse comment la prise en charge collective de cette situation participe à la configuration des relations entre représentants des pouvoirs publics, agriculteurs et défenseurs de l’environnement. Nous montrons que le lien avec les élus locaux et la création d’une association faisant la promotion de l’agriculture de conservation des sols ont, dans un premier temps, permis à certains exploitants de définir les solutions à adopter dans le cadre de cette démarche. L’étude fait également apparaître que l’observation de résidus de pesticides dans les eaux destinées à la consommation humaine à partir du milieu des années 2000 produit un nouveau cadrage de la situation. C’est alors qu’émerge une opposition entre les tenants de l’agriculture de conservation des sols et ceux de l’agriculture biologique.

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Texte intégral

Introduction

1Si la problématique de la contamination des ressources en eau a longtemps été associée aux pollutions domestiques et industrielles, ce sont principalement les activités agricoles qui font désormais l’objet d’une attention particulière. Elles sont en effet considérées comme une cause majeure de la pollution des ressources en eau (Tiberghien, 2012; Villey-Desmeserets et al., 2001) et de récentes études ont montré qu'en France, parmi les 12 500 puits de captage abandonnés sur la période 1980-2019, 41 % l’ont été en raison de teneurs excessives en nitrates et en pesticides (SDES et OFB, 2020).

2Différentes politiques publiques ont été élaborées au niveau de la France (Loi française sur l’eau de 1964, Loi française « LEMA » de 2006, et cetera) comme au niveau européen (Directive européenne « nitrates » de 1991, Directive-cadre européenne sur l’eau de 2000, et cetera) pour essayer de limiter cette tendance à la dégradation. Certaines portent sur l’état des ressources en eau d’une manière générale et sont appliquées à l’aide de différents instruments réglementaires (périmètres de protection, seuils de potabilité, et cetera). D’autres ciblent plus précisément les activités agricoles et envisagent leur transformation vers davantage de durabilité au moyen de prescriptions (mesures agro-environnementales, plan Écophyto, et cetera). Toutefois, plusieurs recherches ont montré les limites de ces politiques publiques de protection des ressources en eau. Ainsi, la loi française LEMA de 2006 aurait « réduit très sensiblement la liberté d’action des collectivités locales et des acteurs locaux » au profit de prescriptions agroenvironnementales (Bosc et Doussan, 2009, p. 79). Or, ces dernières ne se sont pas toujours avérées efficaces en matière de réduction des pesticides par les activités agricoles. Les chercheurs expliquent en partie cet échec par une mise en œuvre négociée qui conduit à des « ajustements acceptables » entre la production agricole et la protection de l’environnement (Roussary et al., 2013) et par des propositions de transformations de l’agriculture qui portent davantage sur ses dimensions techniques que sociales (Guichard et al., 2017). En effet, des facteurs comme le rapport au travail, la motivation économique, l’orientation politique (Amand et al., 2015; Ansaloni & Fouilleux, 2006) ou les relations avec les collectifs professionnels (Compagnone & Pribetich, 2017; Goulet et al., 2008; Nguyen et al., 2013) sont rarement pris en compte alors que de nombreuses recherches ont montré leur importance.

3Enjeu qui ne concerne pas uniquement les acteurs des mondes agricoles, la prise en charge des préoccupations concernant la qualité des ressources en eau a été encadrée et institutionnalisée dès les années 1960 à travers la mise en place de dispositifs participatifs qui sont aujourd’hui devenus la norme de l’action environnementale (Barataud et al., 2018). C’est ainsi que l’on a par exemple vu se multiplier les processus de négociation entre les pouvoirs publics et les agriculteurs (Hellec et al., 2013). Mettant en relation une pluralité d’acteurs qui s’affrontent pour la définition des termes du problème et de ses solutions (Billaud et al., 2012), les dispositifs participatifs présentent toutefois certaines limites. La mobilisation des parties prenantes en est une. D’ailleurs, contrairement à la pollution des rivières, à propos de laquelle on connait le rôle joué par les pêcheurs dans sa construction en tant que problème public (Bouleau, 2009), la dégradation de la qualité des eaux destinées à la consommation humaine ne fait que très peu l’objet d’une mobilisation. Une explication tiendrait en partie à la mise en place d’une gestion curative et technique des pics de pollution (Becerra et Roussary, 2008). En outre, si ces dispositifs permettent la rencontre de points de vue différents, ils sont traversés par une lutte pour la légitimité des savoirs (Petit et Barataud, 2015), par des asymétries de positions entre protagonistes et une faible articulation entre la discussion et la décision politique (Barbier et Larrue, 2011).

4Posée en ces termes, la question de la préservation de la qualité de la ressource en eau à des fins de consommation humaine soulève plusieurs questions. Comment les acteurs confrontés à la diminution de la qualité de la ressource s’emparent-ils de cette problématique ? Existe-t-il des cas de prise en charge préventive ? Comment celle-ci participe-t-elle à la configuration des relations entre acteurs – notamment entre représentants des pouvoirs publics, agriculteurs et défenseurs de l’environnement ?

5Après avoir présenté les caractéristiques du terrain d’enquête, la méthodologie employée et les éléments de notre cadre théorique, nous exposerons les principaux résultats auxquels ce travail nous a conduits. Une première partie sera consacrée à l’émergence du problème de qualité de l’eau au sein du bassin d’alimentation de captages de l'Auxerrois, l'agglomération urbaine entourant la ville française d'Auxerre situé dans la région administrative Bourgogne-Franche-Comté. En partant de la situation trouble initiale, nous suivrons la recherche de solutions et montrerons comment des acteurs du monde agricole sont parvenus à orienter leur définition. Dans une deuxième partie de l’article, nous reviendrons sur la diversité des modes de production agricole présents sur le bassin (conventionnel, biologique, conservation des sols). En mettant la focale sur deux entités que sont le pulvérisateur et les « mauvaises herbes », nous interrogerons le rapport des agriculteurs aux pesticides et leur manière de s’ajuster face à la critique dont ces derniers font l’objet. Enfin, dans une troisième partie, nous montrerons que la tentative de résolution du problème de la qualité de l’eau et sa prise en charge collective ont conduit à une polarisation de la situation entre l’agriculture de conservation des sols et l’agriculture biologique.

Contexte de la recherche

6Cet article s’inscrit dans le cadre du projet TRANSFORM, réalisé entre 2019 et 2022, qui s’intéresse au le rôle des conflits dans la transformation des mondes agricoles (Skrimizea et al., 2020) et porte sur trois études de cas ayant en commun des tensions entourant l’utilisation de pesticides par les activités agricoles : la préservation de la qualité de la ressource en eau destinée à la consommation humaine, les relations entre apiculteurs et agriculteurs, les relations entre viticulteurs et riverains. Adoptant une perspective qui cherche à « prendre en compte une situation, en reconstruire les circonstances, les contextes et les réinsérer ainsi dans une histoire, celle qui est appelée à rendre raison de l'agencement particulier qui d'une singularité fait cas » (Passeron et Revel, 2005, p. 22), cette contribution porte plus particulièrement à la première situation.

Le cas du bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois

  • 1 L’agriculture icaunaise, hier et aujourd’hui, Agreste, 2020.
  • 2 Intercommunalité-Métropole de CA de l'Auxerrois, Insee, 2021.

7Créée en 2011, la communauté d’agglomération de l’Auxerrois rassemble 29 communes sur une superficie de 434 kilomètres carrés. Située dans une région agricole à dominante céréalière et composée d’exploitations dont la surface moyenne (102 hectares) est supérieure à la surface moyenne régionale (80 hectares) et nationale (54 hectares)1, elle est alimentée en eau par 5 bassins d’alimentation de captages. Les deux principaux sont ceux des plaines du Saulce et des Isles (dont un puits est fermé depuis la fin de l’année 2015 en raison d’un dépassement des limites pour les teneurs en pesticides et solvants chlorés) qui assurent 85 % de l’approvisionnement du territoire (Anglade et al., 2016). Enfin, la communauté d’agglomération comptait 68 050 habitants en 2018 et sa population active âgée de 15 à 64 ans était de 30 479 personnes, dont 337 agriculteurs exploitants2.

8Depuis le milieu des années 1990, le bassin d'alimentation de captages de l’Auxerrois est soumis à d’importants problèmes de qualité de l’eau associés à l’agriculture céréalière présente dans les plaines du secteur. Avec des taux d’environ 70 milligrammes par litre d’eau, les analyses ont d’abord montré des concentrations en nitrates dépassant le seuil maximal de 50 milligrammes fixés par la directive européenne du 12 décembre 1991 concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles. Plus récemment, en 2018, c’est la présence de résidus de pesticides utilisés pour les traitements du colza que d’autres analyses ont mis en évidence. Selon un agent de la communauté d’agglomération (INST1 - 08/09/2020), l’alerte d’ailleurs suffisamment sérieuse pour que les représentants de l’Agence régionale de santé demandent à la communauté d’agglomération de réfléchir à des scénarios de secours comme la distribution d’eau en bouteille pour 70 000 personnes.

9Depuis une trentaine d’années, les représentants des pouvoirs publics sont donc confrontés à une situation préoccupante concernant la qualité de la ressource en eau de l’Auxerrois. C’est dans un tel contexte d’inquiétude qu’une mobilisation des acteurs locaux a vu le jour à la fin des années 1990. La construction d’une usine de traitement avait d’abord été envisagée. Toutefois, cette proposition fut abandonnée au profit d’une solution « préventive » consistant à travailler par différents moyens à la transformation des pratiques agricoles. L’objectif était d’orienter les exploitants ayant des parcelles sur le bassin d’alimentation de captages vers des systèmes économes en intrants (en engrais et pesticides) si ce n’est d’abandonner ceux de synthèse. Certains agriculteurs ont alors choisi la conversion à l’agriculture biologique et donc de se passer des intrants chimiques ; d’autres ont opté pour l’agriculture de conservation des sols qui, bien qu’elle ambitionne de s’en passer à terme, se fonde davantage sur l’abandon du labour ; d’autres enfin ont préféré engager une démarche qu’ils qualifient de « raisonnée » et qui repose sur la contractualisation dans le cadre de mesures agroenvironnementales.

La rencontre d’acteurs hétérogènes

10Notre méthodologie a consisté en la réalisation de 17 entretiens semi-directifs. Ces entretiens ont été conduits entre juillet et septembre 2020 avec des acteurs hétérogènes directement concernés par la problématique de la préservation de la qualité de la ressource en eau du bassin d’alimentation de captages (agents de services publics ou de collectivités, agriculteurs, membres d’associations, élus, et cetera). Plus précisément, notre échantillon a été constitué grâce à l’identification d’un informateur clé, la communauté d’agglomération de l’Auxerrois, grâce auquel nous avons pu obtenir les premiers contacts de personnes concernées par la situation, puis en recourant à la méthode « boule de neige ». C’est-à-dire qu’à l’issue de chaque entretien, nous demandions à notre interlocuteur de nous conseiller de personnes avec qui nous pourrions nous entretenir. Nous insistions alors sur le fait que nous cherchions à récolter et à comparer une diversité de points de vue provenant de différents mondes sociaux et d’expériences afin de mieux comprendre la configuration et l’évolution de la problématique de la qualité de l’eau au sein du bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois.

11Au total, notre échantillon peut être décrit de la façon suivante :

  • 8 exploitants agricoles : 7 céréaliers en grandes cultures et 1 viticulteur ; 4 en agriculture conventionnelle, 2 en agriculture biologique, 3 en agriculture de conservation – représentés par le code « AGR » dans la suite de l’article afin de préserver l’anonymat.

  • 6 représentants d’institutions ou collectivités locales : Communauté d’agglomération, Chambre d’agriculture, Agence de l’eau, Agence régionale de santé – représentés par le code « INST ».

  • 5 porte-parole d’associations mobilisées à l’égard du problème de la qualité de l’eau – représentés par le code « ASSO ».

  • 3 Parce qu’il jette un voile sur des caractéristiques comme l’appartenance à telle association plutôt (...)

12Le lecteur pourra constater que la description de cet échantillon mentionne 19 « rôles » alors que nous avons précédemment mentionné la réalisation de 17 entretiens. Dès lors, peut-être faut-il rappeler à cet égard que les individus appartiennent toujours à une pluralité de « cercles sociaux » (Simmel, 2013). Par exemple, un agriculteur peut en effet être engagé dans une association, avoir un mandat local, pratiquer plusieurs types de culture, et cetera. Il convient donc de préciser que, dans ce type de cas, nous utilisons toujours le même code pour désigner les personnes considérées. Celui-ci a dès lors été choisi en fonction du rôle pour lequel nous avons rencontré tel ou tel individu. Par exemple, si nous avons voulu rencontrer un agriculteur dont nous avons ensuite appris qu’il était membre d’une association, il sera désigné par le code « AGR » ; de la même manière si nous avons rencontré un élu qui est aussi agriculteur, nous utilisons le code « INST »3.

13Enfin, les entretiens ont suivi la même série de questions portant sur : (1) les caractéristiques de la personne interrogée, (2) la situation passée et actuelle de l’agriculture, (3) la vision de ce que serait une transformation idéale de l’agriculture, (4) le lien entre cette transformation idéale et la vision du développement durable, (5) les facteurs de changement pouvant mener à cette transformation idéale de l’agriculture, et (6) la participation à des actions collectives afin de réfléchir à des changements en agriculture. Ils ont été analysés selon une procédure de « double codage », c’est-à-dire que chaque entretien a été codé par deux enquêteurs de l’équipe projet.

Cadre théorique

14Si les conditions de possibilité d’un détachement à l’égard des pesticides sont au centre de notre étude, il convient toutefois de préciser que cette recherche n’a pas porté sur les trajectoires individuelles des exploitations et des agriculteurs du bassin d’alimentation de captages. Notre approche se situe davantage au niveau de l’analyse de la situation, c’est-à-dire de cet ensemble contextuel au sein duquel des personnes, des objets, des événements, et cetera, sont connectés et s’ajustent dans la réalisation d’un processus social (Mead, 2006). En revenant sur l’émergence et la configuration d’un problème public (Cefaï, 1996) à partir des années 1990, l’objectif de l’article est de mieux comprendre comment les relations entre acteurs sont affectées par la nécessité de préserver collectivement la qualité de l’eau. Le cadre théorique mobilisé est celui de la « sociologie pragmatique » (Barthe et al., 2014) qui suggère de prendre des situations d’indétermination ou de controverse comme point d’entrée de l’analyse et de mettre la focale sur les actions par lesquelles les acteurs cherchent à produire un ordre social. Plus précisément, il consiste à repérer les interactions, les opérations pratiques et les ressources qui participent à la construction du sens des situations et permettent ainsi l’organisation de l’action (Goffman, 1975, 1991). En outre, parce qu’il implique une diversité d’acteurs (agriculteurs, représentants des pouvoirs publics, environnementalistes, etc.), de pratiques et d’intérêts, l’enjeu de préservation de la qualité de la ressource en eau est analysé à travers la pluralité des logiques et des justifications qu’il fait apparaître (Boltanski et Thévenot, 2008). En outre, plutôt que d’envisager les intérêts de chaque partie prenante comme étant immuables, notre cadre d’analyse propose de porter attention à la façon dont chaque groupe d’acteurs travaille à la construction d’alliances pour définir la solution à adopter (Callon, 1986; Latour, 2007).

Des nitrates aux pesticides : itinéraire d’un problème

Réagir à la mauvaise qualité de l’eau

15Dans le territoire actuellement couvert par la communauté d’agglomération de l’Auxerrois, les inquiétudes relatives à la qualité de la ressource en eau ont émergé à partir du milieu des années 1990. En effet, alors que la directive européenne du 12 décembre 1991. concernant la protection des eaux contre la pollution par les nitrates à partir de sources agricoles (directive dite « nitrates »), fixe un seuil maximal autorisé à 50 milligrammes par litre pour les eaux brutes destinées à la consommation humaine, les analyses réalisées sur le puits de captage de la plaine du Saulce ont montré un fort dépassement de cette limite. « C’est des dépassements qui étaient de 70 milligrammes, un truc comme ça [...] ça a duré pendant au moins 6 mois » (INST5 - 20/07/2020) explique un élu de la communauté d’agglomération d’après qui ces observations ont été à l’origine de son engagement personnel en politique et de celui des représentants des pouvoirs publics locaux à l’égard de la qualité de la ressource en eau. Selon lui, c’est d’ailleurs à ce moment qu’il y a eu « toute une réflexion et un conseil municipal de la ville d’Auxerre sur cette question-là, juste sur la question de l’eau » (INST5 - 20/07/2020).

16La maîtrise de l’eau nécessite la mise en place d’une médiation technique. Elle est décomposée, mesurée et évaluée par des dispositifs qui permettent de la surveiller et de réagir en cas de danger pour les activités humaines (Riaux, 2013). Plus encore, l’observation de chiffres ou courbes indiquant le dépassement de seuils – et donc de normes – préalablement définis peut apparaître comme un « événement » qui non seulement s’impose à quelqu’un, mais conduit également à l’ouverture d’un « nouveau monde » (Romano, 1998). En effet, les élus auxerrois de l’époque étaient placés face à une situation problématique – une eau destinée à la consommation humaine trop chargée en nitrates – pour laquelle ils devaient envisager des solutions de remédiation.

17Au départ, « les propositions qui étaient faites, ce n’étaient que des solutions curatives : usine de dépollution de la rivière, usine de dénitrification, des choses comme ça », explique un élu de la communauté d’agglomération (INST5 - 20/07/2020). Les élus envisageaient alors des mesures destinées à guérir un mal déjà apparu et défini par une action située entre le moment où l’eau était captée dans la nappe phréatique et celui où elle était envoyée dans les réseaux d’alimentation de la population. En voulant privilégier une approche qualifiée de « curative », ils s’inscrivaient dans la logique dominante de traitement des problèmes de qualité des eaux destinées à la consommation humaine (Becerra et Roussary, 2008; Löwgren et al., 1989). Dans une logique hygiéniste et technicienne, ils cherchaient à répondre en premier chef aux attentes des autorités sanitaires locales : « ce qui nous importe c'est qu’en distribution l’eau soit conforme », dit un ingénieur d’études sanitaires interrogé sur la situation (INST2 - 20/11/2020).

18Néanmoins, cette manière de traiter le problème de la qualité de l’eau ne dépassa pas le stade du projet et fut rapidement abandonnée par l’équipe municipale en place. Comme l’explique un élu de la communauté d’agglomération, « la ville d’Auxerre n’a pas choisi les solutions curatives, mais a finalement choisi les solutions préventives pour des raisons qui dépassaient un peu la question de l’eau, je pense, maintenant avec du recul » (INST5 - 20/07/2020). Quelles ont été les raisons de cette nouvelle orientation ? Les entretiens réalisés conduisent à avancer qu’elles étaient d’ordre économique et politique.

  • 4 Les enjeux relatifs à la qualité de la ressource en eau potable sont particulièrement prégnants dan (...)

19Le désengagement dans la construction de l’usine de traitement peut tout d’abord être associé au fait que les élus de l’époque devaient faire face à l’opposition d’une certaine partie de la population au projet. « Localement, il y a eu une très grosse mobilisation dans l’Auxerrois sur cette question de l’eau », dit un élu de la communauté d’agglomération (INST5 - 20/07/2020). Mais surtout, il convient de considérer que la construction d’une usine de traitement de l’eau aurait eu important coût financier pour la collectivité : « le préventif, c’était de ne pas donner à la Lyonnaise des Eaux le bon pour créer une usine qui aurait été d’un coût… je ne sais plus, on avait les chiffres, mais très, très important », explique-t-il également (INST5 - 20/07/2020). Or, l’Agence de l’Eau Seine-Normandie, dont le principal rôle est de financer les actions en faveur de la préservation de la ressource en eau et des milieux aquatiques, prônait davantage l’adoption de mesures « préventives ». C’est pourquoi, « quand cette question s’est posée, le maire de l’époque a joué le jeu. Enfin, voilà, il a laissé l’Agence de l’eau… Je crois qu’il y avait une forte pression de l’Agence de l’eau », affirme ce même élu (INST5 - 20/07/2020). Il en veut d’ailleurs pour preuve que la démarche préventive est privilégiée par l’Agence de l’eau dans l’arbitrage d’autres situations du département4 :

« Le curatif, ça coûte […] très, très cher. […]. Par exemple, le nord du département, eux, ils ont choisi le curatif. Et aujourd'hui, l’Agence de l’eau leur impose du préventif. Et quand ça s’est passé, ils ne comprenaient pas. Parce qu’eux, ils disaient : "Ben nous, on a déjà (engagé des actions)". Aujourd'hui […] je ne crois pas qu’une collectivité peut faire quelque chose d’uniquement curatif. Je pense que l’Agence de l’eau va demander qu’il y ait aussi du préventif. » (INST5 - 20/07/2020)

Adopter des mesures préventives, définir leur contenu

20Si les mesures dites « curatives » semblaient assez claires ou, du moins, faire référence à des projets précis et concrets que les uns et les autres pouvaient aisément se représenter – la création d’une usine de traitement de l’eau par exemple –, il n’en était pas de même pour celles dites « préventives ». Tout restait alors à construire en fonction de la situation locale. Cependant, comme l’explique un élu du territoire, ce travail était confronté à l’absence de précédent ainsi qu’à la taille du bassin captant. D’une superficie totale d’environ 18 753 hectares, dont 11 893 étaient occupés par les activités agricoles de 225 exploitations en 2019 pour les bassins des plaines des Isles et du Saulce, cette dernière était en effet considérée comme une contrainte en raison de la diversité des acteurs et des intérêts qu’il s’agissait de mobiliser :

« Je crois qu’en France, il y a très peu de territoires qui ont réussi à complètement inverser cette question de la pollution de l’eau. Enfin, à trouver vraiment des solutions qui inversent d’un seul coup. Peut-être qu’il y a des petits territoires qui l’ont fait, c'est-à-dire quand le bassin captant il est petit, etc., peut-être que là, il y a une possibilité. Nous, déjà, il est quand même énorme. Donc, après, ça touche les superficies très grandes, des intérêts beaucoup plus importants, et des difficultés de maîtriser tout ça, de toute façon. » (INST5 - 20/07/2020)

21Malgré un consensus sur le constat d’une eau de mauvaise qualité, l’objectif de parvenir à son amélioration et l’orientation dans une démarche préventive, il manquait un accord sur les moyens à mettre œuvre pour répondre à cette situation problématique. Plus encore, l’accord devait se porter sur la recherche de « moyens efficaces ». Or, comme ce fut le cas sur d’autres terrains d’enquêtes (Bourblanc, 2016; Levain, 2014), le cadrage de la situation en tant que « problème de nitrates » oriente l’attention vers les activités agricoles.

22Dès lors, le choix de la solution préventive demandait d’« ouvrir le débat avec les agriculteurs, ce qui n’était pas forcément très, très simple », dit un élu de la communauté d’agglomération (INST5 - 20/07/2020). En effet, « on était plutôt en conflit les uns avec les autres », explique un agriculteur (ASSO4 - 21/07/2020). Si des tensions existaient entre les différents acteurs concernés par la situation, comment donc dépasser les oppositions et apaiser les relations ? En 1998, sur proposition de l’ancien maire d’Auxerre la décision avait été prise de constituer une association dont l’objectif allait être de travailler à l'amélioration de la qualité de l’eau dans l’Auxerrois. Ici, la tentative de pacification de la situation passait donc par la création d’une instance dédiée regroupant des acteurs hétérogènes. « Il y avait les élus, les agriculteurs, il y avait l’administration, il y avait les représentants des consommateurs. C’est une association où, enfin, on pouvait se parler [...]. Il y avait tout le monde », explique un agriculteur (ASSO4 - 21/07/2020).

23Cette description pourrait nous amener à conclure qu’une « communauté d’enquêteurs » avait ainsi été constituée (Dewey, 2010). Cependant, le maire à l’origine de la création de cette association avait été ministre de l’Agriculture et du Développement rural d’octobre 1992 à mars 1993, son président était un agriculteur à qui il avait demandé de « prendre en charge l’eau potable et d’arriver à maintenir la qualité de l’eau potable sans usine de traitement » (ASSO4 - 21/07/2020) et elle avait été domiciliée dans les locaux de la Chambre d’agriculture de l’Yonne. Bien qu’elle soit présentée par un élu de la communauté d’agglomération comme étant « un peu hybride » et « sous la direction à la fois des collectivités publiques et de l’Agence de l’eau » (INST5 - 20/07/2020), cette association restait donc essentiellement sous le contrôle du monde agricole.

  • 5 Entre les années 2015 et 2021, 22 exploitations ont contractualisé des Mesures Agro-Environnemental (...)

24Cette « structure agricole » – telle que la définit un informateur au sein de l’Agence de l’eau (INST3 - 09/09/2020) – fonctionne grâce à des animateurs dont la mission est de « permettre aux gens de réfléchir et de changer de pratiques » (ASSO4 - 21/07/2020). Leur travail consiste en partie à organiser le suivi individuel et collectif des agriculteurs faisant le choix d’engager des démarches de réductions des intrants et des pesticides. Par ailleurs, un représentant institutionnel estime que l’action de cette association a permis de mobiliser « des agriculteurs assez ouverts pour pouvoir écouter et comprendre les problèmes qui se posaient vraiment, et qui ont un peu essayé de se remettre en question » (INST5 - 20/07/2020). Plus encore, avec 53 exploitations adhérentes5 parmi les 225 présentes sur les bassins d’alimentation de captages de l’Auxerrois, elle participe à la dynamique de changement de pratiques agricoles qui a lieu depuis environ une vingtaine d’années. Ainsi, « on a plusieurs groupes d’agriculteurs qui s’intéressent beaucoup à l’agroécologie, et notamment à l’agriculture de conservation des sols. […]. À côté, on a des agriculteurs qui sont eux partis sur l’agriculture biologique pour d’autres raisons, ce n’est pas parce qu’ils ne s’intéressent pas au sol, mais ils avaient d’autres motivations », dit un agent de la communauté d’agglomération (INST1 - 08/09/2020).

25D’après les informations recueillies, cette dynamique a débuté à partir de l’année 2002 à la suite d’un premier diagnostic de territoire. Les participants aux premières réflexions sur les actions de remédiations au problème de qualité de l’eau – dont faisaient partie les représentants de l’association créée en 1998 aux côtés des représentants de l’agglomération et des services de l’État – étaient alors parvenus à trouver un consensus sur l’adoption de quelques mesures devenues par la suite des obligations réglementaires :

  • 6 Ces mesures ont été co-construites par les animateurs de l’association créée en 1998 et les agricul (...)

« Qu’est-ce qu’ils ont fait à l’époque, qu’est-ce qui s’est mis en place ? C’était, en fait, beaucoup, un code de bonne conduite, ce qu’on appellerait un code de bonne conduite. D’ailleurs, ce qui est devenu aujourd'hui obligatoire, mais qui n’y était pas, à l’époque. C'est-à-dire : bandes enherbées près des ruisseaux, ne pas laisser les terrains nus l’hiver, vérifier les pulvérisateurs, etc. Voilà : toute action de ce genre6. » (INST5 - 20/07/2020)

26D’après ce représentant institutionnel, ces mesures ont rapidement eu un effet positif : « la courbe, au lieu de monter, elle s’est inversée. Et c’est vrai que, je me rappelle, au bout de 5 ans, on a cru que peut-être ça allait aller dans la bonne direction » (INST5 - 20/07/2020). Mais il regrette que cette « inversion de la courbe » n’ait pu être maintenue : « après, ça n’a plus baissé ». Plus encore, de nouveaux problèmes sont apparus : des traces de pesticides dans les eaux du bassin. Un ingénieur d’études sanitaires explique en effet :

« En 2004-2005, on a commencé à retrouver de l’atrazine. Mais en gros, c'est la seule molécule qu'on retrouvait à l'époque, donc on se focalisait sur cette molécule-là. On en a beaucoup retrouvé dans le département. […]. Et puis à partir de 2016, on a commencé à rechercher pas mal de nouvelles molécules. Donc là on est tombé sur… les principales qu'on retrouve c'est le métazachlore, le diméthachlore. Après on peut retrouver du diuron, du chlortoluron… enfin plein de molécules assez variées. On trouve aussi du boscalid parfois. Donc tout ça à des taux supérieurs aux normes sanitaires dans l’eau qu'on boit, c'est un petit peu embêtant quand même. » (INST2 - 20/11/2020)

  • 7 Journal officiel, n° de parution : 19980048, n° d’annonce : 2558. On apprend également à la lecture (...)

27Si la publication du Journal officiel annonçant la création de l’association en 1998 précisait qu’elle avait pour objectif de « mener les réflexions préalables à la mise en œuvre des actions et mesures de prévention sur le bassin d'alimentation de la plaine du Saulce pour obtenir une diminution des taux de nitrates et pesticides de l'eau7 », c’étaient surtout les premiers qui cadraient jusqu’à ce moment la prise en charge de la situation. Or, comme nous le verrons plus loin, un nouveau cadrage de la situation, c’est-à-dire une nouvelle façon de penser le problème et ses solutions, va s’imposer à partir du milieu des années 2000 suite à l’observation de résidus de pesticides dans les eaux captées sur le bassin.

L’attachement des agriculteurs aux pesticides

28Nous avons jusqu’ici retracé l’émergence du problème de la qualité de l’eau dans le bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois et constaté que le soutien des élus locaux avait permis à quelques acteurs issus du monde agricole d’en définir les solutions – ceci, avant que de nouvelles observations ne viennent montrer l’efficacité limitée des mesures prises et la nécessité d’intégrer la présence de résidus de pesticides dans la prise en charge du problème. Nous reviendrons plus en détail sur la transformation de cette dernière dans la partie suivante. Mais avant d’aller plus loin, il semble important de s’arrêter quelques instants sur la façon dont ces produits, ainsi que les critiques formulées à leur égard, entrent dans les pratiques des agriculteurs.

Le pulvérisateur et la juste dose

29Interrogés sur l’existence de tensions relatives à l’agriculture, les enquêtés ont mentionné à plusieurs reprises qu’elles sont essentiellement concentrées autour des moments d’activité dans les champs comme les récoltes ou le traitement des cultures, et tout particulièrement lorsque les parcelles sont situées à proximité d’habitations. Par exemple, un exploitant explique avoir été menacé de poursuites judiciaires et la cible de tirs au pistolet à billes parce qu’il travaillait dans son champ aux alentours de 17 heures : « J’dérangeais, ça n’a pas plu tout simplement, c’était l’heure de l’apéro ce n’était pas l’heure de faire de la poussière » (AGRI4 - 22/07/2020). De la même manière, un autre exploitant rapporte l’expérience d’un de ses collègues : « je sais que très proche de moi, y a des problèmes de voisinage, des problèmes mêmes de gens qui se promènent dans les champs, qui ne supportent pas de voir un tracteur travailler, faire de la poussière, tout ça » (AGRI7 - 09/09/2020).

30Mais surtout, au-delà des potentielles nuisances que peuvent générer les activités agricoles pour les personnes qui résident à proximité des parcelles (poussière, odeur, bruit, et cetera) et des interactions conflictuelles auxquelles elles peuvent donner lieu, c’est un engin agricole qui a tout particulièrement attiré notre attention : le pulvérisateur. Outil servant, comme son nom l’indique, à pulvériser différents types de produits (que ce soient des pesticides ou des engrais, chimiques ou organiques) sur les cultures pour leur entretien, son utilisation n’est pas anodine pour les agriculteurs. Elle cristallise des inquiétudes vis-à-vis de leur propre santé et les risques de tensions, si ce n’est de conflits, avec les non-agriculteurs.

31Estimant que ses grands-parents utilisaient la chimie avec une « facilité déconcertante », un exploitant confie ne pas être particulièrement à l’aise avec son utilisation : « Aujourd’hui, la chimie, je sors le pulvé... mais j’en suis malade avant de monter dedans ! » (AGRI5 - 09/09/2020) Puis un autre explique que « ce n’est pas devenu marrant de se promener avec un pulvé pour traiter. Je ne vous cache pas que c'est une certaine appréhension. J’appréhende l’agression ou le comité d’accueil au bout du champ. [...]. Je me méfie de ça. Je me prépare » (AGRI3 - 21/07/2020).

32Ainsi, le pulvérisateur peut être assimilé au « stigmate » (Goffman, 1975) visible d’une activité aujourd’hui discréditée, considérée comme nuisible ou non avenue : le traitement des cultures par l’épandage de pesticides. Un tel rapprochement nous semble d’autant plus pertinent qu’en contrepoint de ces discours, d’autres précisent que le passage en agriculture biologique peut amener les exploitants à diminuer le recours à cet engin négativement perçu et, par conséquent, à faire disparaître les préjugés négatifs à leur encontre – ou du moins à faire baisser le nombre d’interactions d’ordre conflictuel. Comme l’affirme un exploitant évoquant la conversion à l’agriculture biologique, parvenir à se détacher du pulvérisateur pourrait même conduire à constituer une forme de bien-être : « quand on est au bout de cinq ans, à finalement sortir quand même du chiffre à l'hectare et puis à ne plus se servir de son pulvé, on arrive à un certain niveau de satisfaction » (AGRI2 - 10/09/2020).

33En outre, il convient de rappeler qu’un stigmate apporte avec lui des caractères supposés (par exemple : déviance, moralité douteuse, incompétence, et cetera). Nous pouvons d’ailleurs observer cela quand un représentant associatif affirme : « quand je discute avec mon voisin qui me balance tous les produits du monde, je lui dis "pas trop, pas trop" pour le faire rire quand il part avec son pulvé » (ASSO3 - 11/09/2020). L’utilisation du pulvérisateur est alors associée à l’image d’un individu dont le comportement serait excessif.

34Dans la perspective interactionniste, une analyse en termes de « stigmate » doit par conséquent être appréhendée à travers les effets que celui-ci produit sur l’établissement des relations entre les acteurs. De ce point de vue, nous pouvons alors observer que le rejet du traitement des cultures et des pesticides par certains individus va parfois jusqu’à dépasser cette forme de critique réalisée sous couvert de plaisanterie. En effet, un exploitant relate l’existence d’actes de sabotage des machines si ce n’est d’agressions envers les agriculteurs :

« C'est arrivé dans le coin, où les gars ils se font agresser au bout du champ parce qu'ils sont en train de traiter. Il y a des gars qui se sont pris des balles à travers le pulvé. Ils ont transpercé les pulvés avec un coup de fusil quand même. J'ai des collègues dans le Tonnerrois, la nuit – c'est des fermes isolées, il n’y a pas de clôtures – les écolos ils sont venus dans les fermes la nuit tirer les chevilles des pulvérisateurs trainés, et quand vous remplissez le pulvé, le pulvé il se détache. Vous le perdez sur la route ou dans le champ, c'est dramatique. On a subi des choses… » (AGRI3 - 21/07/2020)

35Cependant, la chimie apparaît aux yeux de certains exploitants en agriculture conventionnelle et de conservation des sols comme une sorte d’assurance, de « solution de secours » dans le cas où un problème lié à la conduite des cultures apparaîtrait. En effet, lorsqu’on lui demande ce qui empêche de se passer du recours à la chimie, un exploitant en agriculture conventionnelle affirme qu’il s’agit du « résultat ». Il faut alors comprendre que seule la certitude d’obtenir des récoltes estimées suffisantes pourrait conduire à sa conversion à l’agriculture biologique :

« C’est compliqué dans le sens où la chimie n’a pas un résultat à 100 % évidemment, surtout quand elle est mal utilisée, mais n’empêche que le bio ou l’absence de chimie fait que tu ne peux pas te rater. Tu n’as pas le droit à l’erreur. Tu n’as pas de recours, il n’y a pas d’alternative en fait. Soit, tu travailles super bien, et… alors avec tout ce que ça comprend. Le travail, ce n’est pas que d’utiliser ma machine, mon tracteur ou… Mais n’empêche que quand la météo elle n’est pas dans le bon sens ou… avec la chimie, on a une possibilité supplémentaire en fait de s’en sortir. » (AGRI5 - 09/09/2020)

36Malgré le stigmate, la dénonciation et parfois les actes de sabotage, des exploitants engagés en agriculture conventionnelle ou de conservation des sols considèrent donc qu’il est impossible pour eux de passer en biologique et n’envisagent pas d’abandonner le recours aux pesticides. Pour autant, cela ne signifie pas qu’ils soient hermétiques à la critique dont le traitement chimique des cultures fait l’objet. Il convient donc de s’intéresser aux réponses produites par les agriculteurs – en d’autres termes, à leur manière d’agir sur le stigmate – alors même qu’ils affirment l’impossibilité de purement et simplement arrêter les traitements. De ce point de vue, nous avons constaté deux types de réponses.

37Premièrement, les exploitants cherchent à se distinguer de ce qu’ils considèrent comme étant les pratiques excessives de leurs ancêtres. Mais sans critiquer ces derniers, ils convoquent le manque de connaissance qu’ils avaient à l’époque des effets de la chimie. Deuxièmement, ils déclarent opter pour un usage « mesuré » (au sens d’une quantification des doses et d’une modération) du traitement des cultures. Ce dernier doit alors être rendu possible par l’utilisation des technologies, dont on peut apercevoir la « fonction pacifiante » qui lui est parfois reconnue (Latour, 2007), et l’engagement dans une agriculture qualifiée comme étant « de précision ». Invité à parler des principaux changements qui ont affecté l’agriculture ces dernières années, voici ce que dit un exploitant en agriculture de conservation des sols :

« Aujourd'hui quand on travaille avec un pulvérisateur, quand on traite une culture par GPS il y a des coupures de tronçons, donc il y a beaucoup moins de produit qui est utilisé parce qu’il y a moins de croisement. C’est beaucoup plus précis. On travaille avec des outils aujourd'hui… Quand je sème par GPS c’est… bah on sait où on passe quoi, il n'y a pas photo. C’est à couper au couteau [...]. Après oui, les technologies… il ne faut pas croire, mais la technologie a beaucoup, beaucoup, beaucoup évolué. On parle aujourd'hui d’une agriculture de précision pour beaucoup de choses. Aujourd'hui on peut même mettre de l’engrais suivant les zones où il y a besoin de plus d’engrais, c’est très pointu l’agriculture. » (AGRI6 - 22/07/2020)

38Ce qui nous est décrit comme un des principaux changements réalisés en agriculture au cours des dernières années est donc associé à une conduite plus précise des cultures permettant de ne pas appliquer deux fois un produit au même endroit. Pour l’agriculteur, cette précision dans l’application des produits doit ainsi permettre de réaliser un gain économique (économiser sur les stocks de produits) et d’éviter un apport d’intrants considéré comme inutile (Moreiro, 2017). Les promoteurs de l’agriculture de précision affirment aussi pouvoir faire correspondre les moments d’application des produits à l’évolution des besoins des cultures dans le temps. Or, parce qu’elle demande de porter une attention plus continue aux plantes, une telle démarche implique de multiplier les épandages de produits (même si c’est dans des quantités moindres) et une présence plus régulière des agriculteurs dans les champs. Le risque est alors de rendre davantage visible cette activité sans pour autant diminuer le stigmate dont elle est porteuse.

La charrue et la mauvaise herbe

  • 8 À la fin du 18ème siècle, les agronomes ont introduit le terme « adventices » pour désigner de faço (...)

39Les discours recueillis lors de notre campagne d’entretiens ont régulièrement lié l’utilisation des pesticides à la présence des « mauvaises herbes8 » (vulpin, rumex, amarante, liseron, et cetera). La qualification négative de ces différentes herbes tient à leur présence non désirée dans les champs, à la compétition à laquelle elles s’adonnent avec les cultures implantées de façon intentionnelle par les exploitants, à leur propension à attirer les parasites ou encore à leur caractère récalcitrant. Dans leurs discours, les agriculteurs faisaient également apparaître une rhétorique du propre et du sale ; c’est-à-dire qu’ils associaient la présence de ces herbes à de la saleté et leur absence à de la propreté. Plus encore, un « beau » champ se mesurant à l’absence de mauvaises herbes et inversement, cette logique conduisait à l’expression d’une esthétique des cultures, comme en témoigne cet échange avec un exploitant engagé en agriculture de conservation des sols :

« - Agriculteur : Quand on va semer dans des couverts qui font un mètre de haut, que ça fait des petits tas d’herbe un petit peu partout dans le champ, et cetera, et puis que le voisin a labouré, ben on a du mal à le convaincre quoi. Ne serait-ce que sur la partie esthétique, quand on sème c’est vraiment moche. Nous on trouve ça beau parce que c’est ce qu’on recherche. On ne recherche pas les petits tas bien sûr, ils viennent malheureusement, mais heu… ouais ce n’est pas joli, tout simplement.

- Enquêteur : Qu’est-ce que ça veut dire "pas joli" du coup ?

- Agriculteur : Pas joli c’est que bah ce n’est pas souvent devant un champ et puis qu’on voit de temps en temps, il y a le couvercle qui est un peu debout, de temps en temps il y a un petit tas et le tracteur il roule sur le couvert donc ça fait ça dans le champ. C’est quand même spécial, il faut l’admettre. Donc pour le mec qui aime bien que tout soit bien carré, bien à plat, joli, et cetera, quand qu’il passe à côté de nous, ça se complique quand même. » (AGRI4 - 22/07/2020).

40Cette conception du bon et du mauvais, du propre et du sale, du beau et du laid, appliquée aux champs semble être fonction de la participation à tel ou tel type d’agriculture (conventionnel, biologique, de conservation). Un exploitant engagé en agriculture de conservation des sols dit à cet égard : « Un beau champ, pour certains, c’est peut-être de voir des coquelicots et puis pour d’autres c’est de ne pas voir une mauvaise herbe qui dépasse de la culture » (AGRI6 - 22/07/2020). Mais pour comprendre cette rhétorique de l’esthétique, il convient également de rappeler que dans l’éthos paysan la beauté et l’utilité économique sont inextricablement liées (Miéville-Ott, 2001). Ainsi, une prairie est belle lorsqu’elle est exploitée d’une manière optimale. Or, dès lors que les paysans considèrent que la présence de certaines plantes présente un risque pour la maximisation des gains associés au travail de la terre, on comprend que la ou les parcelles concernées ne soient pas considérées comme belles.

41Si nous suivons l’exploitant en agriculture de conservation des sols cité plus haut (AGRI4 - 22/07/2020), il apparaît en outre que ces « mauvaises herbes » engagent bien plus qu’un rapport à soi (à son exploitation, à ses rendements à venir, et cetera) dans la mesure où elles tissent également un rapport aux autres : « le voisin qui a labouré », « le mec qui aime bien que tout soit bien carré ». Ainsi, la présence ou la visibilité de « mauvaises herbes » dans les champs peut, elle aussi, agir comme un « stigmate » associé à tel ou tel agriculteur par les membres de son groupe de pairs. Elle vient en effet interroger (au sens de mettre en doute) les compétences de celui qui exploite et le renvoyer (aux yeux de ses pairs) dans le champ de l’amateurisme. Celui qui aurait des adventices dans ses cultures ne serait alors pas un « bon paysan » (Burton et al., 2008). C’est d’ailleurs une conception que l’on retrouve dans le discours d’un exploitant en agriculture de conservation qui s’exprime sur les cas de pairs se tournant vers l’agriculture biologique : « Je pense aussi et on le voit… de toute façon, ce n'est pas compliqué, vous faites le tour de la plaine, les gens qui font de l’agriculture biologique qui sont convaincus, les champs sont très beaux, très propres. Ceux qui y vont juste pour l’argent ce n'est pas beau, ce n'est pas beau. Il n'y a pas de belles cultures. […]. C’est du travail l’agriculture biologique » (AGRI6 - 22/07/2020). En outre, des agriculteurs affirment « se faire allumer » si, lors de leur livraison aux organismes de collecte et de stockage, les céréales sont accompagnées d’une quantité trop élevée de ces herbes. Cette logique de stigmatisation n’émanerait donc pas seulement du groupe des pairs, mais serait également le fait d’autres acteurs appartenant aux mondes agricoles.

42L’ensemble des agriculteurs rencontrés s’accorde donc à dire que les « mauvaises herbes » sont des éléments importants avec, et le plus souvent contre, lesquels ils doivent composer, déployer leur pratique. En effet, la plupart d’entre eux estiment à juste titre que leur développement vient perturber les résultats des cultures. Dès lors, la question qui se pose est la suivante : comment lutter contre les « mauvaises herbes » ? Plus encore, si pour les exploitants en agriculture conventionnelle et de conservation des sols la solution passe par l’utilisation d’herbicides, comment faire dès lors que l’itinéraire technique choisi consiste justement à s’en passer ? La solution est alors de travailler le sol de façon intensive, à mesure que les « mauvaises herbes » réapparaissent. Un exploitant en agriculture biologique explique d’ailleurs à cet égard :

« En bio, on a beaucoup de travail du sol pour répondre aux problématiques d'enherbement des champs et gérer au mieux les mauvaises herbes […]. Il y a beaucoup de déchaumage, il y a du labour, semis de céréales d'hiver ou de printemps, protéagineux d'hiver ou de printemps, donc alternance des cultures de printemps ou d’hiver pour gérer les mauvaises herbes [...]. Et au fur et à mesure que les champs se resalissent, je mets au besoin un coup de charrue. » (AGRI2 - 10/09/2020)

43On pourra retenir de ce verbatim que l’orientation en agriculture biologique et la lutte contre les « mauvaises herbes » conduisent à un important travail du sol : déchaumage, labour, et cetera. C’est une caractéristique qu’elle a en commun avec l’agriculture conventionnelle – à la différence près que recourant aux herbicides, cette dernière travaille moins le sol. Or, cette intensification du travail du sol que nécessite l’agriculture biologique peut justement apparaître comme un frein à l’abandon des pesticides. De ce point de vue, un exploitant passé à l’agriculture de conservation des sols explique que l’abandon du labour a permis de donner un nouveau souffle à sa pratique. Lorsqu’on lui demande ce que cela lui a apporté, il répond :

« Ça m’a remotivé parce que bon, avec les années, déchaumer, labourer machin, tous les ans c’est pareil, ça devient un peu monotone malgré tout. On fait quand même un petit peu tous les ans la même chose donc ce n’est pas très intéressant. Au bout d’un moment on se lasse, ça devient vite une routine quoi, donc ça m’a permis de me remotiver dans le métier et puis d’évoluer heu, d’évoluer sur d’autres pratiques hyper intéressantes. » (AGRI4 - 22/07/2020)

  • 9 C’est-à-dire un sol « dans la formation duquel le facteur principal a été l’eau » (CNRTL). Par aill (...)

44Un autre exploitant, en agriculture conventionnelle, mais faisant parfois réaliser des travaux en conservation des sols sur quelques parcelles, explique que le caractère hydromorphe9 des terres situées sur le bassin d’alimentation de captages le contraint à limiter au maximum leur travail et donc à écarter l’agriculture biologique. Le risque serait en effet de « matraquer » les sols et de diminuer leur fertilité à force de passages avec les engins :

« Je me suis engagé il y a quatre ans comme je vous dis sur une MAE (mesure agro-environnementale) herbe. Alors pas le bio parce que… Je ne suis pas contre sauf que j'ai des sols très humides sur les BAC (bassins d’alimentation de captages) et si je m’engage en bio, je vais avoir du mal... J'ai déjà en conventionnel du mal à lutter contre certaines mauvaises herbes dont le vulpin et le ray-grass. Si je passe en bio, je ne peux pas me permettre de faire du désherbage mécanique. En désherbage mécanique il faut intervenir un petit peu tout le long de l’année et sur des sols hydromorphes ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible. » (AGRI3 - 21/07/2020)

45Parce qu’ils ont justement décidé d’abandonner le travail du sol, les exploitants en agriculture de conservation se distinguent de ceux engagés en agriculture biologique et conventionnelle. Toutefois, comme explique l’un d’entre eux, le choix d’emprunter cette orientation technique conduit à maintenir le recours aux herbicides voire à en être tout simplement dépendants.

« Si vraiment on nous interdit le glyphosate, j’avoue qu’actuellement, ça remettrait en cause complètement mon système. [...]. On ne peut pas planter dans des champs qui sont sales parce que quand on implante quelque chose, bah la compétition elle existe, et la mauvaise herbe qui est déjà en place, elle prend le dessus. Faut que les plantes poussent en même temps pour pouvoir se développer. Que des plantes ou des mauvaises herbes arrivent en même temps que la culture qu’on plante, c’est moins grave parce qu’il y a une concurrence. Mais par contre, si la mauvaise herbe est déjà implantée, alors là, on ne peut pas lutter. C’est foutu. Et le glyphosate ne sert qu’à ça, vraiment, à ce qu’il y ait un champ propre » (ASSO4 - 21/07/2020).

46En l’absence de travail du sol, les herbicides sont donc considérés comme une nécessité, car ils permettent de supprimer les « mauvaises herbes » et ce faisant, d’optimiser l’implantation des cultures. Cependant, les exploitants en agriculture de conservation des sols ne justifient pas uniquement leur utilisation des herbicides selon une argumentation fondée sur la performance et ne se situent pas uniquement dans la « cité industrielle » décrite par Boltanski et Thévenot (2008). En présentant les impacts négatifs du labour, ils convoquent également leur souci de protéger l’environnement et se placent davantage dans ce que Thévenot et Lafaye ont par la suite nommé « cité verte » (Thévenot et Lafaye, 1993). Ainsi, chez ces agriculteurs, l’abandon du labour plutôt que des pesticides est justifié au regard d’une volonté de préserver « la vie du sol ». Comme affirme un exploitant en agriculture de conservation : « si c’est remplacer du glyphosate par un travail mécanique qui détruit les vers de terre, qui détruit les acariens, qui détruit les carabes, qui détruit toute l’activité biologique du sol, c’est une erreur » (ASSO4 - 21/07/2020). Ici, plus que l’utilisation des pesticides c’est la pratique du labour qui est associée à l’idée de mort. Nous retrouverons cette rhétorique chez un autre exploitant engagé en agriculture de conservation des sols :

« Les gens travaillent le sol, mais ils ne savent pas, ou c’est parce qu’au départ on leur a dit que c’était génial de travailler le sol et qu’on allait faire des rendements exceptionnels. Mais je vois que sans travailler le sol, déjà mon sol revit. […]. Dans une cuillère de sol, il y a plus d’êtres vivants que d’êtres humains sur terre. Donc à chaque fois qu’on travaille le sol on détruit tout ça, alors que si on laisse le sol en place et qu’on vient juste semer une culture dedans, votre sol il vit et un sol qui vit c’est une culture qui va être en bonne santé et des plantes en bonne santé vont donner des fruits de qualité qui feront vivre les gens mieux et en meilleure santé et ça j’en suis persuadé. » (AGRI6 - 22/07/2020)

47On remarquera qu’un autre argument vient consolider cette justification de l’abandon du labour plutôt que des pesticides chez les agriculteurs engagés en agriculture de conservation des sols. Il consiste à rappeler que leur pratique est moins consommatrice de carburant et qu’elle permet de séquestrer du carbone dans les sols. Ce faisant, les agricultures conventionnelle et biologique contribueraient davantage au dérèglement climatique que celles dites « sans labour ». Voici ce que dit un exploitant en agriculture de conservation des sols :

« Moi je l’ai vu, la première année où je suis passé en agriculture de conservation, j’ai utilisé moitié moins de carburant. Donc tout ça c’est beaucoup moins de CO2 et puis les plantes que l’on sème entre deux cultures, elles captent le CO2 aussi. Donc je pense qu’au niveau carbone... il faudrait faire le calcul, mais je pense qu’on va être plus que bien quoi. On est positif. On est positif parce qu’on apporte peut-être plus de carbone [dans le sol] que l’on en utilise. » (AGRI6 - 22/07/2020)

48Selon les exploitants en agriculture de conservation des sols, il existerait donc une possibilité de déployer des pratiques vertueuses sans nécessairement abandonner le recours aux pesticides. Néanmoins, les atouts de cette pratique culturale ne semblent pas directement liés à la problématique de protection de la ressource en eau sur le bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois. Il est davantage question de préserver la qualité du sol en espérant que cette action puisse limiter les infiltrations en direction de la nappe phréatique. Malgré son intérêt, l’agriculture de conservation des sols ne semble pas apporter de réponses suffisantes et efficaces aux concentrations trop élevées en nitrates et aux traces d’herbicides dans les eaux destinées à la population.

Une bataille pour l’imposition d’une solution

49Précédemment, nous avons expliqué que la détection de taux de nitrates supérieurs aux seuils définis par la directive européenne du même nom avait conduit à l’émergence d’un problème de la qualité de l’eau sur le bassin d’alimentation de captages de l'Auxerrois. Les réflexions sur le problème et les solutions à apporter se sont orientées vers la voie de la prévention et ont conduit à la mise place de mesures de la part des agriculteurs afin d’améliorer la qualité de la ressource. Toutefois, les effets positifs n’ont été que de courte durée, la présence d’herbicides dans les analyses est venue donner un nouveau cadre au problème en même temps qu’elle a renforcé les incertitudes. Après avoir montré comment les pesticides et leurs critiques intervenaient les pratiques des agriculteurs, nous proposons désormais de revenir sur la prise en charge collective du problème de la qualité de l’eau.

De la mixité à la polarisation des pratiques agricoles

50Lors de notre travail de terrain, le bassin d'alimentation et de captage de l’Auxerrois est apparu comme le support d’une multiplicité de pratiques culturales : l’agriculture « conventionnelle », qui recourt au labour et à l’usage des pesticides ; l’agriculture « biologique », qui se passe des seconds ; et l’agriculture « de conservation des sols », qui abandonne le premier. Chaque exploitant que nous avons rencontré avait ses propres – et, selon lui, bonnes – raisons pour expliquer son engagement dans tel ou tel type d’agriculture. Mais surtout, contrairement à ce que nous supposions, ces orientations ne sont pas apparues comme hétérogènes et n’ont pas révélé de véritable opposition entre agriculteurs. Ainsi, un exploitant engagé en agriculture biologique disait : « J'utilise une charrue. Pas dans tous les champs. J'entends bien ceux qui réfléchissent à utiliser moins de labours ou à l'agriculture de conservation. En bio je pense qu’il n’y a pas forcément une solution miracle ou une technique forcément adaptée à 100 % donc il faut avoir une mixité de pratiques, recourir à différents outils » (AGRI2 - 10/09/2020). Un exploitant en agriculture conventionnelle avait, quant à lui, évoqué la réalisation des tests en agriculture de conservation des sols :

« - Enquêteur : Quand vous dites que vous faites faire, c'est parce que vous décidez de tester sur certaines de vos parcelles c'est ça ?

- Agriculteur : Voilà, j'ai essayé ouais. On l’a refait cette année-là.

- Enquêteur : Et quand vous essayez, c'est dans le but de voir si vous allez…

- Agriculteur : Bah c'est le côté pratique. Côté pratique et pis agronomique aussi.

- Enquêteur : Ça vous intéresse quand même, vous vous dites "peut-être que…"

- Agriculteur : Ouais ça m’intéresse. Je ne lui en fais pas faire tous les ans, mais il vous le dira, ça fait cinq-six fois que je lui en fais faire. Alors des fois ça réussit, des fois ça ne réussit pas » (AGRI3 - 21/07/2020).

51De la même manière, un exploitant en agriculture de conservation des sols affirmait avoir récemment fait le choix de passer une partie de sa surface en agriculture biologique :

« Tout n’est pas noir ou blanc, on essaye plusieurs choses, on voit ce qui marche, ce qui ne marche pas, mais je suis contre les personnes qui vont nous dire "Voilà, faut que ce soit bio et y a rien d’autre qui marche". Ça, je suis anti-choses radicales de ce genre. C’est ce que je dis depuis tout à l’heure : tout n’est pas noir ou blanc, on peut très bien essayer d’autres choses. Donc sur l’exploitation, il y aura du traditionnel en semis direct sous couvert et une partie en agriculture biologique, mais sans travail de sol pour autant » (AGRI4 - 22/07/2020).

52En plus d’une diversité de pratiques, force est donc de constater que le bassin d’alimentation de captages apparaît comme un espace au sein duquel des changements dans les manières de conduire les cultures peuvent avoir lieu. Ils sont notamment rendus possibles grâce au travail réalisé par les animateurs de l’association créée en 1998 afin de construire des mesures préventives pour améliorer la qualité de l’eau et par la mise en place d’expérimentations au cours desquelles les agriculteurs construisent individuellement et collectivement de nouvelles façons de travailler (Cerf et al., 2010). Si cette structure créée en 1998 intervient auprès de tous les agriculteurs du bassin qui souhaitent transformer leurs pratiques pour contribuer à cet objectif. Un représentant de cette association (ASSO2 - 22/07/2020) explique cependant qu’elle s’est essentiellement tournée vers la promotion et le développement de l’agriculture de conservation il y a environ une dizaine d’années – soit lorsque son président et fondateur a décidé de changer les pratiques en place sur son exploitation. Depuis lors, l’association a constitué « un collectif d’agriculteurs qui ont pris l’habitude de travailler ensemble et qui se sont retrouvés dans l’agriculture de conservation », affirme un agent de la communauté d’agglomération (INST1 - 08/09/2020). Depuis 2015, ces derniers sont d’ailleurs une vingtaine à être investis au sein d’un groupement d’intérêt économique et environnemental animé par l’association.

53Malgré cette dynamique, la situation reste pourtant insatisfaisante aux yeux de certains acteurs. Évoquant la persistance du caractère problématique de la situation du bassin, un représentant institutionnel estime « ne pas avoir les bons outils pour pouvoir vraiment changer la donne en fait. Même s'il y avait un certain dynamisme du côté d’une cinquantaine d’agriculteurs » (INST5 - 20/07/2020). Un autre représentant institutionnel explique, quant à lui, ne pas être convaincu par l’intérêt de l’agriculture de conservation pour limiter les transferts dans le sol. Selon lui, « il n’y a pas photo, la solution [au problème de qualité de l’eau sur le BAC] c’est le bio » (INST1 - 08/09/2020). Pour soutenir son choix, il s’appuie notamment sur les travaux réalisés par une chercheuse en sciences de l’environnement ayant effectué une étude sur le bassin d’alimentation et de captage. Cette dernière concluait son étude ainsi :

« (L’agriculture biologique) montre à la fois une productivité élevée et une haute efficience d’utilisation de l’azote, amenant dans la plupart des cas à la production d’une eau sous-racinaire compatible avec les objectifs de restauration de la qualité de l’eau. Les meilleures performances sont obtenues dans les exploitations conduites en polyculture-élevage. On note qu’en moyenne à l’échelle d’une rotation, plus de la moitié de l’export azoté total est destiné à l’alimentation du bétail via la production de fourrage riche en protéine (luzerne). Il est donc absolument indispensable d’articuler les réflexions d’une transition possible vers l’agriculture biologique autour de la complémentarité entre culture et élevage pour éviter une sur-fertilisation des terres en l’absence de débouchés pour les produits récoltés à fort contenu azoté, ainsi qu’une dépendance à une fertilisation organique exogène. » (Anglade, 2015, p. 229)

54Alors que le problème de la qualité de la ressource en eau était initialement appréhendé par les pouvoirs publics au regard de concentrations en nitrates trop élevées, l’observation de résidus de pesticides dans les eaux du bassin d’alimentation de captages dans le courant des années 2000 a fait apparaître un nouveau cadrage : c’est aussi avec la présence de traces d’herbicides qu’ils devaient désormais composer pour résoudre le problème de la qualité de l’eau. Dépendante aux herbicides, l’agriculture de conservation des sols devient alors la cible de critiques de la part des tenants de l’agriculture biologique. C’est par exemple le cas d’un représentant associatif pour qui « ça se termine à un moment ou à un autre par un grand coup de Roundup. Et nous on dit qu'il ne faut pas utiliser ce produit-là. Il faut arrêter » (ASSO3 - 11/09/2020). Depuis lors, certains agriculteurs du bassin d’alimentation de captages estiment que les représentants institutionnels ne veulent plus voir l’intérêt de l’agriculture de conservation des sols. L’un d’eux explique : « Ils sont un petit peu radical parce que pour l’instant ils parlaient que du bio, donc on essaye de leur prouver par A plus B qu’il n’y a pas que le bio » (AGRI4 - 22/07/2020).

55En effet, les représentants des pouvoirs publics et tout particulièrement ceux de la communauté d’agglomération de l’Auxerrois semblent désormais vouloir apporter davantage de soutien à l’agriculture biologique. Ils sont entrés dans une stratégie de conversion des exploitants du bassin qui passe par la « mobilisation » (Callon, 1986) d’une association de développement de l’agriculture biologique dont la rhétorique convoque justement la problématique de la qualité de l’eau puisqu’un de ses représentants explique avoir un programme « avec notamment des actions pour sensibiliser les agriculteurs vers l’agriculture biologique (parce que) ce modèle agricole en fait à des résultats concrets sur la qualité de l’eau, notamment sur les zones de captage prioritaires » (ASSO1 - 20/07/2020). Mais surtout, un représentant institutionnel explique d’ailleurs que ce nouvel « allié » permet aux partisans de l’agriculture biologique au sein de la communauté d’agglomération d’apporter des rhétoriques professionnelles pouvant faire face à celles des exploitants engagés en agriculture conventionnelle ou de conservation des sols :

« On a une commission à la communauté qui était qu’avec un seul type d’agriculture. C'est-à-dire que ceux qui étaient représentés, c'étaient les agriculteurs traditionnels. Et en fait, un jour on a demandé... enfin on a obtenu que les gens (d’une association de développement de l’agriculture biologique) soient présents : les discussions n’étaient déjà plus les mêmes parce qu'on avait des agriculteurs qui parlaient la langue agricole qui étaient présents. Et du coup, ils ne peuvent plus… ça encadre les trucs, ils ne peuvent plus vous dire "non, mais ça, on ne peut pas pour telle raison !" parce que les autres ils vont dire : "Ben si !" Donc ça change les choses, ouais. Alors, il faut arriver à ça, à ce que ce ne soit pas une opposition, quoi, entre eux. » (INST5 - 20/07/2020)

56Cette stratégie de conversion des agriculteurs présents sur le bassin passe donc par un renforcement des liens entre une association de développement de l’agriculture biologique et la communauté d’agglomération. Plus encore, un agent de la communauté d’agglomération (INST1 - 08/09/2020) a de ce point de vue expliqué que, depuis la fin de l’année 2021, la collectivité a non seulement décidé de se retirer du bureau de l’association de promotion de l’agriculture de conservation des sols créée en 1998, mais également de supprimer sa subvention à venir tandis qu’elle en a accordé une à l’association de développement de l’agriculture biologique.

Une mobilisation problématique des savoirs scientifiques

57Alors que les agriculteurs rencontrés ne semblent pas hermétiques à la mixité des pratiques et témoignent d’une forme de pragmatisme dans leur façon de conduire les cultures, nous avons pourtant constaté une polarisation de la situation – entre agriculture de conservation des sols et agriculture biologique – en ce qui concerne la recherche de solutions au problème de qualité de l’eau dans le bassin Auxerrois. Il est alors apparu que cette configuration était le résultat d’une lutte passant par la mobilisation de la science. Cette dernière se déroulait au sein même de l’association créée en 1998 par des personnes proches ou appartenant au monde agricole. Ainsi, lorsque certains membres, en particulier ceux proches d’autres associations écologistes, ont sollicité l’intervention d’experts pour défendre l’approche par l’abandon des pesticides, d’autres, appartenant au monde agricole, ont répondu par l’invitation d’un chercheur défendant une proposition alternative.

« On a fait revenir les chercheurs […] qui ont redit les trucs, qui ont fait des écrits sur les captages de l’Auxerrois, et cetera. Et ben voilà, après avoir fait toute une grande journée, avec plein de gens et beaucoup d’agriculteurs, et ben le président de l’association s’est levé en disant "ben moi je vais vous proposer autre chose". Il nous a proposé un gars qui faisait de la recherche, qui était en Bretagne, et cetera, et pour qui on pouvait mettre du Roundup et qu’y avait aucun problème. » (ASSO3 - 11/09/2020)

58Nous n’avons malheureusement pas eu connaissance de l’identité du « chercheur défendant l’utilisation du Roundup », ni de la qualité ou de la légitimité des travaux mentionnés par le responsable associatif l’ayant invité. Cependant, il semble que la composition et la légitimité du Conseil Scientifique de l’association créée en 1998 aient fait et fassent encore l’objet de tensions parmi ses membres. En effet, alors que certains expliquent avoir « milité pour [le] réintroduire au sein de l’association et appuyer les décisions sur une démarche scientifique constante » (ASSO3 - 11/09/2020), d’autres affirment l’avoir toujours perçu comme « un groupe d’expert qui permet […] de justifier une posture, […] de s’appuyer sur un avis qui n’était pas forcément neutre » (INST1 - 08/09/2020). La « mobilisation » d’experts témoigne ainsi du besoin des acteurs prenant part aux disputes sur la gestion de la situation d’apporter les preuves et de convaincre du bien-fondé de leurs pratiques – si ce n’est en cherchant parfois à introduire de l’incertitude quant à la valeur de certains énoncés scientifiques – pour orienter la manière de prendre en charge le problème de la qualité de l’eau.

59Comme l’ont montré d’autres travaux portant sur la prolifération des algues vertes en Bretagne ou sur la réduction de l’utilisation des pesticides agricoles, la concurrence entre les pistes de solutions envisagées se joue donc aussi sur le terrain de la production et de la mobilisation de données à caractère scientifique (Aulagnier et Goulet, 2017; Bourblanc, 2016). De ce point de vue, si les partisans de la solution par l’agriculture biologique se réfèrent à des travaux réalisés entre 2011 et 2015 (Anglade et al., 2016), les exploitants en agriculture de conservation des sols espèrent également être en mesure d’apporter les preuves de l’intérêt de leur pratique. Toutefois, leur entreprise trouve ses limites.

« Il y a quand même un petit souci dans l’agriculture de conservation, c’est qu’on a du mal à étudier les chiffres, on a du mal à collecter un certain nombre de données suffisamment fiables pour les traduire et convaincre que ce soit le gouvernement ou les agriculteurs à pousser là-dedans. On voit les résultats, on est conscients des résultats ; mais de là à les prouver, ça fait faire des analyses qui [...] vont coûter 400 000 euros… Et bien personne ne veut sortir 400 000 euros pour faire une analyse de quoi que ce soit… de taux, et cetera. C’est impossible à décrocher un budget de 400 000 euros pour faire des analyses… On ne trouve pas le premier centime. » (AGRI4 - 22/07/2020)

60Selon cet exploitant, les limites à cette expérimentation tiendraient moins à leurs compétences qu’au manque de soutien d’organismes financeurs qui ne voudraient pas investir des recherches sur l’agriculture de conservation des sols. Or, cette incapacité s’avère préjudiciable au soutien de ce type d’agriculture, car les preuves ne doivent pas uniquement permettre de convaincre la communauté d’agglomération. Elles doivent en effet persuader les autres agriculteurs du bassin d’alimentation de captages de l’intérêt qu’ils ont à s’orienter dans cette nouvelle pratique.

« La Communauté de l’Auxerrois c’est une chose, mais il y a les agriculteurs à convaincre, parce que les agriculteurs, il y a encore un cap à sauter qui est assez compliqué à leur faire sauter quoi. On a beau parler, on a beau leur montrer, le problème c’est qu’on a des essais qui ne sont pas forcément concluants… Quand on va semer dans des couverts qui font un mètre de haut, que ça fait des petits tas d’herbe un petit peu partout dans le champ, et cetera, et puis que le voisin il a labouré et puis que c’est un (conventionnel), on a du mal à le convaincre » (AGRI4 - 22/07/2020).

61Enfin, précisons que cette difficulté à obtenir des preuves quant à l’intérêt de telle ou telle solution pour préserver la qualité de l’eau du bassin d’alimentation de captages n’est pas uniquement le fait des exploitants engagés en agriculture de conservation des sols. Elle vaut aussi pour les autres types d’agriculture (conventionnelle et biologique). Finalement, un représentant institutionnel regrette l’absence de données et, par conséquent, les difficultés à mobiliser l’autorité de la science pour imposer un changement de pratiques. « Le problème, c’est que toutes les actions pour protéger l’eau, pour l’instant, en France, c’est à la bonne... les élus, ils n’ont que leur parole et essayer de convaincre. Il n’y a rien, on n’a aucune, on ne peut pas s’appuyer sur des données, je ne sais pas, des arrêtés, ou des choses comme ça, qui obligeraient un changement de pratiques. Donc c’est ça qui rend les choses très longues et très difficiles » (INST5 - 20/07/2020). Un informateur au sein de la Chambre d’agriculture explique que d’une manière générale, « [les collectivités] manquent d'éléments pour pouvoir donner la dimension justement de ce que peut être un travail de réflexion pour construire un projet agricole » (INST4 - 11/09/2020).

62Pour autant, nous avons pu voir que le territoire du bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois n’était pas en reste concernant les études sur les liens entre la qualité de l’eau et les pratiques agricoles. Dès lors, comment expliquer cette « absence de données » ?

63Pour comprendre ce qui se passe ici, il convient de rappeler que malgré les nombreux efforts déployés par les uns et les autres pour soutenir et défendre leurs positions respectives, tous semblent confrontés à un élément constitutif de la situation qu’ils ne peuvent pas maîtriser : les temps de transfert de l’eau dans le sous-sol du bassin auxerrois. En effet, les travaux soutenant l’intérêt de l’agriculture biologique pour la préservation de la qualité de l’eau (Anglade, 2015) ont aussi permis d’évaluer ce que certains acteurs rencontrés ont nommé « l’âge de l’eau » :

« On a un quart de l’eau qui a moins d’un an et trois quarts qui a 25 ans. C’est-à-dire qu’on a un mélange des eaux, et on a des circulations d’eaux différentes sur l’aire d’alimentation qui font que si on est pressé de voir des résultats, il y a maldonne, parce qu’on a de l’eau qui a 25 ans d’âge. Donc quand on dit aux agriculteurs : "Il faut engager des changements, mais on les verra dans 25 ans…". Et alors, on cherche, nous, des solutions pour essayer de voir ces résultats à un pas de temps beaucoup plus court, parce que ce n’est pas satisfaisant. Ça veut dire travailler avec un temps de retour de 25 ans en se disant : "Ben ce qu’on a fait y a 25 ans, voilà, ça n’a peut-être pas marché, ou on le voit pas". Enfin, ça pose beaucoup de questions. » (INST1 - 08/09/2020)

64Nous pouvons retenir deux éléments de cette assertion selon laquelle l’eau puisée sur le bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois aurait 25 ans. Le premier concerne « le poids du passé » dans l’analyse de la situation actuelle. « Ce qui est un peu paradoxal là-dedans, c’est qu’on est embêtés par des matières actives qui n’existent plus… enfin qui ne sont plus servies depuis 20 à 25 ans, et alors là, comment on gère le problème ? Là c’est la grosse problématique actuellement, c’est qu’on a un bassin de captage qui est fermé à cause d’un produit dont on ne se sert plus » (AGRI4 - 22/07/2020). « C’est une vraie difficulté quand on trouve des molécules historiques, c’est-à-dire qui ont plus d’autorisations de mise sur le marché » (INST1 - 08/09/2020). Les acteurs concernés par cette situation problématique se trouvent dès lors confrontés à une discordance entre les résultats des analyses réalisées et la réalité des pratiques déployées actuellement sur le bassin d’alimentation et de captage.

65Enfin et surtout, le second élément concerne la coexistence de deux temporalités : celle des transferts de l’eau dans le sous-sol (estimée à environ 25 ans), et celle de l’action politique locale (estimée selon la durée d’un mandat local, soit environ 6 ans). Une difficulté dans la prise en charge de cette situation tient donc à l’existence d’un décalage de 25 ans entre le retrait – ou l’émission – d’un produit et sa disparition – ou son apparition – des analyses. Malgré les mesures adoptées, les effets de l’action politique ne se feront sentir qu'à moyen ou long terme et sont difficiles à évaluer à court terme. Or, cette situation n’est pas compatible avec le besoin, si ce n’est la nécessité, qu’ont les élus locaux de rapidement obtenir des résultats pour justifier le bien fondé de leurs choix (Bérard, 2015). Un informateur au sein de la Chambre d’agriculture indique d’ailleurs : « quelque chose d'extrêmement pesant, mais qui est une réalité […] c'est comment réussir à donner de la continuité au-delà des mandats électoraux des élus. C'est-à-dire un projet qui a été défini, structuré avec une équipe, comment est-ce que les nouveaux élus qui arrivent tous les six ans se le réapproprient ou non, veulent y donner une suite ou non et tout ça, c'est leur légitimité, mais comment on les accompagne pour qu'ils fassent des vrais choix » (INST4 - 11/09/2020). De ce point de vue, si nous nous rappelons que la voie du préventif était opposée à celle du curatif dès le milieu des années 1990 et qu’elle était la voie adoptée par l’ancienne équipe municipale, il se pourrait que tôt ou tard, les temps de transferts de l’eau puissent être mobilisés pour remettre en cause l’efficacité de la démarche préventive et soutenir la construction de l’usine de traitement des eaux.

« Alors [la démarche préventive] c'est très bien effectivement. L’idée est excellente c'est-à-dire il faut s’attaquer à la source pour ne pas avoir à dépolluer derrière un captage. Sauf que les retours d’expérience qu'on peut avoir ne sautent pas aux yeux quand même en termes de qualité d’eau ; y compris sur des démarches qui sont engagées depuis plus de dix ans. Et nous on ne peut pas dire aux abonnés "attendez encore dix ans et peut-être que les efforts qui sont portés par l’agriculture vont porter leurs fruits". » (INST2 - 20/11/2020)

Conclusion

66Les travaux ici présentés reprennent les données récoltées lors d’entretiens semi-directifs réalisés auprès d’acteurs (agricoles, agents des autorités locales, représentants d’associations, et cetera) directement concernés par un enjeu de dégradation de la qualité de l’eau puisée dans le bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois et destinée à la consommation humaine. À partir du milieu des années 1990, l’observation d’un important dépassement du seuil autorisé par l’Union européenne pour les nitrates (70 milligrammes par litre contre une limite fixée à 50 milligrammes par litre) et, plus tard, de traces de pesticides ont été à l’origine de l’émergence d’une situation problématique à laquelle les représentants des pouvoirs publics ont été contraints de trouver des solutions. En revenant sur ce cas, l’article avait pour ambition de comprendre la façon dont les acteurs et leurs relations ont été affectés par la nécessité de préserver collectivement la qualité de l’eau.

67Nous avons ainsi pu observer qu’après avoir tout d’abord envisagé de construire une usine de traitement des eaux, la municipalité en place à la fin des années 1990 s’est rapidement engagée dans une approche « préventive » consistant à engager un travail avec les agriculteurs présents sur le bassin. Compte tenu de l’importance de l’approche « curative » des problèmes de qualité de l’eau (Becerra et Roussary, 2008; Löwgren et al., 1989), le choix de cette solution est apparu comme original et nous a laissé percevoir une opposition entre deux administrations – l’Agence Régionale de Santé et l’Agence de l’eau – aux préoccupations et rationalités différentes en matière d’appréhension du problème de la qualité de l’eau : la logique de la santé publique et la logique environnementale (Gauthier et Grisez, 2011). Pour autant, le choix du préventif n’en fut pas moins générateur de tensions concernant la définition des mesures à adopter pour répondre au problème de la qualité de l’eau. Il fallait trouver une instance de pacification. Cette dernière prit la forme d’une association réunissant des acteurs hétérogènes. Nous aurions ainsi pu conclure à la création d’une « communauté d’enquêteurs » (Dewey, 2010), mais nos analyses ont montré que la situation était restée sous le contrôle du monde agricole en raison du lien qu’avaient entre eux et avec ce dernier les représentants de l’association et les élus de la collectivité. Les acteurs hétérogènes participant aux travaux de cette association réussirent pourtant à s’accorder autour de l’adoption d’un code des bonnes pratiques agricoles et donc à mettre en œuvre, par-delà leurs oppositions, un travail d’élaboration collective de normes. Toutefois, cela ne suffit pas à endiguer le problème, car les analyses ont rapidement montré une incapacité à inverser durablement la courbe des nitrates. Plus encore, elles ont fait apparaître la présence de résidus de pesticides dans les eaux du bassin.

68En nous intéressant à la façon dont les agriculteurs étaient attachés aux pesticides, nous avons par ailleurs été conduits à nous focaliser sur des éléments qui étaient régulièrement associés aux pratiques de traitement des cultures : le pulvérisateur et les « mauvaises herbes ». Dès lors, il est apparu que ces entités pouvaient être appréhendées comme des « stigmates » (Goffman, 1975) dont pouvaient être affublés les agriculteurs. Travailler dans les cultures avec un pulvérisateur accroché au tracteur en fait des pollueurs aux yeux de certains riverains, et laisser pousser des « mauvaises herbes » dans les cultures en fait de piètres professionnels aux yeux de leurs pairs si ce n’est d’autres acteurs du monde agricole, comme les opérateurs de collecte et de stockage. Considérant la dimension relationnelle du stigmate nous pensons alors qu’il serait fécond d’analyser l’espace agricole en le considérant à la manière d’un « espace d’exposition » (Guinchard et Ogorzelec, 2018) au sein duquel la moralité et les compétences des agriculteurs sont évaluées. Mais une analyse en termes de stigmate doit également porter sur les façons dont les acteurs concernés peuvent et tentent d’effacer si ce n’est de supprimer le stigmate. Ainsi, les critiques dont ils font l’objet conduisent les exploitants à accorder une importance toute particulière au développement d’une agriculture de précision supportée par des outils issus des nouvelles technologies. Cependant, malgré la fonction pacifiante qui est prêtée aux sciences et techniques (Latour, 2007), il semble que cette agriculture « augmentée » ne parviendra à effacer ni le stigmate ni les conflits qui entourent l’activité d’épandage parce qu’elle demande de multiplier les applications de produits – même si les quantités épandues sont à chaque fois moindres. De même, en ce qui concerne la lutte contre les « mauvaises herbes », la diminution ou l’abandon des herbicides, elles sont associées à la nécessité d’opérer une intensification du travail du sol. Toutefois, cette perspective est apparue impossible aux yeux de certains exploitants qui considèrent le labour comme une pratique néfaste à la préservation de l’environnement. En adoptant une telle argumentation, les exploitants en agriculture de conservation des sols justifient ainsi l’usage des herbicides et viennent concurrencer ceux en agriculture biologique au sein de la « cité verte » (Thévenot et Lafaye, 1993).

69Revenant enfin sur la prise en charge collective du problème de la qualité de l’eau sur le bassin Auxerrois, nous avons observé une polarisation de la situation entre d’un côté l’agriculture de conservation des sols et de l’autre, l’agriculture biologique alors que les exploitants rencontrés nous ont expliqué être résolument pragmatiques et ne pas vouloir opposer ces agricultures. Cette opposition entre ce que les parties prenantes considèrent comme des solutions possibles pour remédier au problème de la qualité de l’eau du bassin d’alimentation de captages nous apparaît consécutive de l’apparition d’un nouveau cadrage de la situation à partir du milieu des années 2000. En effet, l’observation de traces de pesticides dans les eaux – s’ajoutant aux concentrations élevées en nitrates – semble avoir conduit à un progressif désalignement des représentants des pouvoirs publics et des partisans de l’agriculture de conservation des sols au profit d’un rapprochement avec ceux de l’agriculture biologique. Mais surtout, nous avons constaté que cette polarisation était essentiellement liée à la prise en charge et au traitement politique du problème de la qualité de l’eau. Les partisans de chaque type d’agriculture étant persuadés de détenir « la solution » au problème de la qualité de l’eau, ils la construisent et l’alimentent à travers la recherche d’alliés et la mobilisation de la science pour affirmer leur point de vue dans une « lutte pour la propriété du problème » (Gusfield, 2009). Cependant, tous se heurtent à une dimension imposée par le milieu qui dépasse leur expérience ordinaire de la situation et projette au loin les résultats de leurs efforts : le temps de transfert de l’eau dans le bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois est estimé à environ 25 ans.

Remerciements

70Nous tenons à remercier les personnes qui nous ont conseillé de travailler sur la situation du bassin d’alimentation de captages de l’Auxerrois, celles qui nous ont ouvert le terrain et celles qui ont accepté de nous accorder une partie de leur temps. Nos remerciements vont également aux évaluateurs et aux coordinateurs du numéro spécial de la revue VertigO qui, par leurs remarques, ont permis d’améliorer la qualité de notre article. Ce travail a été soutenu par le programme « Investissements d’Avenir », projet ISITE-BFC (contrat ANR-15-IDEX-0003).

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Notes

1 L’agriculture icaunaise, hier et aujourd’hui, Agreste, 2020.

2 Intercommunalité-Métropole de CA de l'Auxerrois, Insee, 2021.

3 Parce qu’il jette un voile sur des caractéristiques comme l’appartenance à telle association plutôt qu’à telle autre, ou à tel service plutôt que tel autre, nous avons conscience que le lecteur peut considérer que les références aux enquêtés à partir de codes génériques perturbe la restitution de la singularité des points de vue et des expériences. Toutefois, compte tenu du caractère encore actuel de la problématique de la qualité de l’eau sur le bassin de l’Auxerrois, et de la persistance de tensions entre des acteurs peuplant une situation où l’interconnaissance est particulièrement forte, cette procédure nous a semblé la plus judicieuse. Plus encore, elle nous a paru nécessaire dans la mesure où nous envisageons de poursuivre les travaux avec nos enquêtés et de leur communiquer nos productions.

4 Les enjeux relatifs à la qualité de la ressource en eau potable sont particulièrement prégnants dans le département de l’Yonne, qui « concentre 50 % des captages prioritaires de l’ex-région Bourgogne en matière de lutte contre les pollutions diffuses », explique le document présentant la Charte départementale des bassins d’alimentation de captages (2016). Il est également inscrit que « sur le plan de la santé publique, 272 captages sont en service, mais 116 [soit un tiers] sont abandonnées notamment pour des raisons de dépassement de normes en matière de nitrates et de pesticides ».

5 Entre les années 2015 et 2021, 22 exploitations ont contractualisé des Mesures Agro-Environnementales et 19 se sont engagées en agriculture de conservation des sols.

6 Ces mesures ont été co-construites par les animateurs de l’association créée en 1998 et les agriculteurs qu’ils suivaient avant d’être traduites par les services déconcentrés de l’État en un arrêté préfectoral volontaire courant sur la période 2012-2015. C’est sur la base de ce dernier que la Charte pour la reconquête de la qualité de l’eau, adoptée en 2016, a été rédigée (INST1 - 08/09/2020 - 08/09/2020).

7 Journal officiel, n° de parution : 19980048, n° d’annonce : 2558. On apprend également à la lecture du Journal officiel que le siège social de cette association est situé au sein de la Chambre d’agriculture de l’Yonne.

8 À la fin du 18ème siècle, les agronomes ont introduit le terme « adventices » pour désigner de façon plus « neutre » ce que d’aucuns appellent des « mauvaises herbes ». Cependant, nous précisons que, sans pour autant la reprendre à notre compte, nous utilisons cette expression dans l’article car c’est ainsi que nos enquêtés s’exprimaient.

9 C’est-à-dire un sol « dans la formation duquel le facteur principal a été l’eau » (CNRTL). Par ailleurs, cet adjectif peut être utilisé pour décrire un sol qui est « régulièrement saturé en eau ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Simon Calla, Sébastien Dassé, Lou Lécuyer et Juliette Young, « Protection de la ressource en eau du bassin de l’Auxerrois et transformation des pratiques agricoles »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 21 Numéro 3 | décembre 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/33601 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.33601

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Auteurs

Simon Calla

Agroécologie,Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), Institut Agro, Université de Bourgogne Franche-Comté, Dijon, France : simon.calla@inrae.fr

Sébastien Dassé

ThéMA, Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Université Bourgogne Franche-Comté, courriel : sebastien.dasse@univ-fcomte.fr

Lou Lécuyer

Agroécologie, Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), Institut Agro, Université Bourgogne Franche-Comté, Dijon, France, courriel : lou.lecuyer@inrae.fr

Juliette Young

Agroécologie, Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), Institut Agro, Université Bourgogne Franche-Comté, Dijon, France, courriel : juliette.young@inrae.fr

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Droits d’auteur

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