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Les terres australes françaises, terrain d’expérimentation de la solidarité écologique

Approche intégrée pour la résolution des conflits pêcheries - mégafaune marine
Paul Tixier, Christophe Guinet, Chloé Faure, Anatole Danto et Camille Mazé

Résumés

La coexistence humains – non humains (ici espèces animales), cristallisée autour de compromis entre viabilité des activités socio-économiques, sécurité alimentaire des populations humaines et conservation de la faune, est devenue un défi sociétal et environnemental majeur. Ce défi constitue un cadre expérimental privilégié pour mettre le principe de solidarité écologique à l’épreuve du terrain. En milieu marin, le conflit global entre pêcheries et mégafaune s’est récemment intensifié et sa résolution est freinée par la complexité des enjeux socio-écosystémiques locaux et le manque d’expertise et de gestion trans-sectorielle. Dans cette étude, nous utilisons le cas de la pêcherie palangrière opérant autour des terres australes françaises Crozet et Kerguelen pour examiner comment les acteurs se sont mobilisés et réorganisés au cours des 30 dernières années en réponse à deux forts conflits avec la mégafaune : les captures accidentelles d’oiseaux marins et la déprédation par les cétacés (individus se nourrissant sur la capture de pêche). À partir de cette analyse, nous proposons des modèles basés sur le concept de socio-écosystème pouvant être appliqués à d'autres situations de conflits humains – non-humains.

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Texte intégral

Introduction

1L’humain a perpétuellement été en compétition avec les autres espèces animales pour l’espace, l’habitat et les ressources (Woodroffe et al., 2005). Cette compétition a donné lieu à diverses formes de conflits d’usage dès lors qu’elle génère des impacts négatifs sur la subsistance, les activités socio-économiques ou récréatives des communautés humaines, ou la survie des espèces animales (Madden, 2004). L’humain a toujours innové pour devenir la force écologique dominante. Son action pour minimiser les conflits, historiquement axée sur l’élimination de la faune considérée problématique, a mené à l’extinction d’un grand nombre d’espèces et à des changements majeurs dans la structure et le fonctionnement des écosystèmes (Conover, 2001 ; Estes et al., 2011 ; Heithaus et al., 2008). Or, si la croissance accélérée de la population humaine au cours du siècle dernier a induit une multiplication et une intensification des conflits avec les espèces animales, les enjeux écologiques qui y sont associés sont devenus prépondérants dans les stratégies mises en place par les communautés humaines pour les résoudre (Nyhus, 2016). Ainsi, la fin du XXe siècle a été marquée par une transition d’éradication de la faune impliquée dans les conflits vers une approche de coexistence humains – espèces animales (Nyhus, 2016). Cette coexistence est définie par la mitigation des conflits en vue d’atteindre les objectifs de durabilité. Elle est cristallisée autour de compromis entre viabilité des activités socio-économiques, sécurité alimentaire des populations humaines et conservation des espèces animales. Aujourd’hui, la coexistence humains – espèces animales a été élevée au rang de défi majeur des communautés humaines, aux échelles locale et globale. Ce changement de perspective correspond à la montée en puissance au cours de l’histoire du XXe et du XXIe siècles des paradigmes conservationniste et protectionniste des écosystèmes et des populations non humaines qui les peuplent et dont dépend la survie de l’espèce humaine. La transition vers l’approche de coexistence, observée au niveau de la communauté scientifique et des politiques de gestion, s’est opérée en priorité en milieu terrestre pour la mitigation de conflits historiques notamment liés à l’agriculture. C’est par exemple le cas pour la mitigation de conflits liés à la destruction des cultures par les grands herbivores ou à l’attaque des troupeaux par les carnivores (Woodroffe et al., 2005). En milieu marin, les conflits humains – espèces animales ont émergé à large échelle plus tardivement en raison de l’expansion récente des activités humaines dans les océans. Toutefois, les conflits impliquant les activités de pêche et la mégafaune marine ont rapidement été exacerbés par les effets combinés d’une intensification de la pêche, du déclin des stocks halieutiques et par une mégafaune emblématique aux forts enjeux de conservation (Guerra, 2018). Ces conflits sont globaux, impliquent en particulier les requins, tortues, oiseaux et mammifères marins dont beaucoup d’espèces sont menacées et touchent tous les secteurs de la pêche (industrielle, artisanale, de subsistance et de loisir) et la majorité des pêcheries (Lewison et al., 2014). Ils se traduisent par un ensemble d’interactions directes (ou opérationnelles), notamment les captures accidentelles (c’est-à-dire, la capture d'espèces non ciblées) et la déprédation (c’est-à-dire, espèces animales consommant les poissons capturés par les pêcheurs directement sur le matériel de pêche) et indirectes, telles qu’une compétition pour la ressource et autres effets écosystémiques associés à l’exploitation, entre pêcheries et mégafaune marine (Lewison et al., 2004, 2014 ; Read, 2008 ; Tixier et al., 2021). Ces interactions souvent interconnectées par des liens de causalité. Elles peuvent menacer la survie des populations, voire des espèces, de la mégafaune marine (diminution de la disponibilité des proies, mortalité directe sur les engins de pêche ou par l’action létale des pêcheurs) et/ou induire des coûts socio-économiques substantiels pour les communautés humaines dépendantes de la pêche (diminution du succès de pêche, dommages matériels, effort de pêche et charge de travail supplémentaires) (Gilman et al., 2008 ; Hall et al., 2017 ; Hamer et al., 2012).

2Le conflit pêcheries - mégafaune marine apparaît donc comme un problème environnemental typiquement à l’interface entre enjeux sociétaux et écologiques. Ses impacts perturbent profondément de multiples compartiments des socio-écosystèmes marins, menaçant leur équilibre, leur fonctionnement et par conséquent leur durabilité sur le long terme. Or, sur le plan scientifique, la majorité des études ont jusqu’à présent examiné les conflits par des approches mono-sectorielles ou unilatérales concentrées sur un nombre limité de composantes des socio-écosystèmes, un seul type d’enjeu (social ou économique ou de conservation) et séparant l’activité humaine des autres groupes fonctionnels (Berkes et Folke, 1998 ; Folke et al., 2007 ; Liu et al., 2007 ; Nyhus, 2016 ; White et Ward, 2011). Cette compartimentation des efforts, des disciplines et des expertises de recherche peut expliquer en grande partie pourquoi, à l’échelle mondiale, la majorité des conflits pêcheries – mégafaune marine demeure non résolue et au contraire s’est intensifiée (Guerra, 2018 ; Redpath et al., 2013). Typiquement, l’absence de synergie entre les approches sociologiques et écologiques tentant de comprendre les facteurs à l’origine de ces conflits et d’évaluer leurs impacts n’offre qu’une vision partielle du problème. Ceci produit des propositions de mitigation ne permettant pas la durabilité par la transformation de l’ensemble du socioécosystème (Berkes et al., 2000 ; Dickman, 2010 ; Treves et Karanth, 2003 ; Treves et al., 2006). Aussi, ces études, qui sont généralement utilisées comme aide à la décision dans la gestion des pêcheries et des milieux, donnent lieu à des mesures unidirectionnelles opposant la viabilité socio-économique des pêcheries, la durabilité des stocks halieutiques et le maintien des populations de mégafaune marine, générant des contradictions au sein même des systèmes de gouvernance en place (Hilborn, 2007, 2008). Par exemple, dans certaines régions, la mise en place de mesures fortes de conservation d’espèces historiquement chassées, en permettant le rétablissement de populations, a eu pour effet d’exacerber les conflits avec les pêcheries locales s’étant développés quand ces populations étaient au plus bas (Danto et al., 2020 ; Guerra, 2018). C’est le cas au nord-ouest de l’Europe où les conflits entre pêcheries et phoques se sont intensifiés à la suite de la mise en place de mesures de protection de ces espèces (Königson, 2011).

3Les travaux de recherche génériques recommandent les approches interdisciplinaires pour une coexistence effective, en science, mais aussi dans les politiques de gestion (Varjopuro, 2011). Cependant, leur mise en pratique est freinée par la complexité des socioécosystèmes marins, par une collaboration transsectorielle (c’est-à-dire entre acteurs de différents secteurs, par exemple entre professionnels de la pêche, gestionnaires et scientifiques) limitée et par le manque d’intégration des connaissances. Les outils scientifiques intégratifs, comme les modèles écosystémiques ou de coviabilité bioéconomique appliqués à la pêche, existent, mais restent encore limités dans leur utilisation par les gestionnaires. Il en va des approches en termes de gestion adaptative basées sur la mobilisation du concept de socioécosystèmes et la modélisation des systèmes complexes.

4Aussi, les perceptions et intérêts de chacun des acteurs impliqués dans la gouvernance et la gestion dichotomique entre exploitation et protection de ces socioécosystèmes sont souvent divergents. Trouver un terrain d’entente et formaliser des compromis nécessitent l’intervention de leviers forts pour changer les représentations et modes de gestion du conflit pêcheries – mégafaune marine (Agardy et al., 2003 ; Christie et al., 2003 ; Hanna, 1999). Parmi ces leviers, la gestion adaptative (voir encadré ci-après) a été proposée comme un mode de gestion adaptée à la mitigation des conflits humains –espèces animales (Folke et al., 2005 ; Folke, 2006 ; Reed, 2008 ; Stöhr et al., 2014 ; Varjopuro et al., 2008). Ce mode de gestion combine différents systèmes de connaissances et différents types de savoirs (scientifique, local, dire d’expert), promeut les flux d’informations et engage tous les acteurs de manière proactive. Il est cependant encore peu utilisé dans un contexte de conflit, probablement en raison de bénéfices ne devenant apparents pour les acteurs qu’à moyen et long terme. En effet, dans de nombreux cas, les actions à effets immédiats, telles que les compensations financières ou l’utilisation de systèmes technologiques d’éloignement de la mégafaune, sont privilégiées (Butler et al., 2011 ; Varjopuro, 2011). Si ces approches peuvent être localement efficaces à court terme et permettent aux gestionnaires de minimiser les tensions générées par les conflits chez les acteurs, elles ne mènent généralement pas à une mitigation durable. Pour être efficace à long terme, les solutions de mitigation doivent être développées à partir d’une connaissance holistique des enjeux, processus et impacts socio-économiques, comportementaux, sociologiques, biologiques et écologiques du conflit pêcheries – mégafaune marine, ainsi que d’une intégration et d’un partage des savoirs humains. Au-delà d’une meilleure compréhension des mécanismes et impacts, ces efforts doivent aussi être adaptatifs, notamment pour répondre à la nature dynamique des composantes du conflit : variations des populations animales, adaptation des espèces aux mesures de mitigation, changements des perceptions humaines, fluctuations économiques (Varjopuro, 2011).

5Dans cette étude, nous examinons les modalités de transition d’approches mono-sectorielles à une approche interdisciplinaire opérant dans la dimension socio-écologique, dans une optique de coexistence humains – mégafaune marine. Nous utilisons le conflit entre la pêcherie à la légine australe (Dissostichus eleginoides) et la mégafaune marine autour des îles subantarctiques françaises Crozet et Kerguelen, caractérisé par de forts enjeux environnementaux et par un socio-écosystème simplifié (une seule flottille de pêche constituant la principale activité économique de la région, aucune population humaine permanente sur les îles). À partir de ce cas d'étude, nous analysons les facteurs associés à l’organisation et aux pouvoirs des acteurs favorisant, ou au contraire complexifiant, la mise en place d’une dynamique de collaboration trans-sectorielle et de production de connaissances intégrées en vue d’une mitigation durable du conflit.

Méthodologie

6Notre étude est basée sur une approche combinant analyse bibliographique et entretiens ethnographiques. Les entretiens (semi-directifs, voire sous le format “récit de vie” pour certains) ont été réalisés à partir d’un canevas d’entretien, adapté à chacun des grands groupes d’acteurs investis dans la gestion ou l’usage des ressources halieutiques autour des îles Crozet et Kerguelen, et identifiés dans la typologie que nous avons réalisée à partir de la communauté TAAF (Terres australes antarctiques et subantarctiques françaises), constituée d’usagers in situ comme les scientifiques ou les militaires, d’une part, et de gestionnaires et décideurs d’autre part. Ces entretiens ont ensuite été déposés sur la base COCOON - Collection de corpus oraux numériques (Danto, 2018). Cette phase d’entretien faisait partie d’une approche ethnographique plus large, qui s’est aussi appuyée sur des entretiens exploratoires en amont, notamment en métropole, des échanges plus informels avec les différents acteurs, l’observation (participante ou flottante) au sein d’événements scientifiques tels que les colloques, sur les ports, ou au sein de certaines arènes décisionnelles. À partir des données qualitatives collectées, des analyses sociologiques de réseaux ont été réalisées afin de mettre en évidence les rapports de pouvoir, entre groupes d’acteurs identifiés au sein de la communauté TAAF (Mazé, 2021). Enfin, des travaux de compulsation de corpus et de dépouillement de fonds d’archives ou de collections de certaines revues ont été menés. Une seconde lecture a été apportée à ces matériaux, constituant un corpus pluriel de données qualitatives, grâce à des interactions poussées avec les écologues. Nous les avons interrogés et avons longuement discuté avec eux de nos observations et de nos hypothèses et résultats autour de la construction des politiques publiques, ainsi que des mesures de gestion environnementale et des pêcheries. Ce lien fort, interdisciplinaire, est inhérent à la démarche de travail des membres du groupe de recherche APOLIMER pour renforcer la place des sciences sociales du politique et des humanités environnementales en étroite interaction avec les sciences de l’environnement marin dans les sciences de la durabilité (Mazé et al., 2019).

L’historique de la pêche autour des îles Crozet et Kerguelen

7Les îles de Crozet (46°S ; 50°E) et Kerguelen (49°S ; 69°E) font partie du territoire d'outre-mer des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF), créé en 1955, doté de la personnalité morale et possédant l'autonomie administrative et financière (loi n° 55-1052 du 6 août 1955, mentionné à l’article 72-3 de la Constitution dans le titre XII « Des collectivités territoriales »). Si l’exploitation des ressources marines a été initiée au XIXe siècle, elle s’est essentiellement concentrée sur la chasse au phoque et à la baleine jusqu’aux années 1960, période où les premières prospections de pêche ont été menées par des navires soviétiques (Duhamel et Williams, 2011). Ces prospections ont été suivies par le développement d’une pêcherie soviétique commerciale au chalut de fond en 1971, opérant de manière non réglementée jusqu’en 1978, année de création des Zones Économiques autour de Crozet et Kerguelen (Décret n° 78-144 du 3 février 1978, ensuite converties en Zones Economiques Exclusives ou ZEE) (Figure 1). La réglementation de cette pêcherie a été instaurée dès 1979 sous l’autorité du préfet administrateur des TAAF. Elle s’est notamment traduite par la mise en place de droits de pêche et par l’attribution de quotas après recommandation du Muséum National d'Histoire Naturelle (MNHN) et avis du ministre des Affaires étrangères, du ministre chargé des pêches maritimes et de l'aquaculture marine, et du ministre chargé de l'outre-mer (article R958-12 du Code rural et de la pêche maritime). Cette nouvelle règlementation nationale s’est accompagnée de la création, à l’échelle internationale, de la Commission pour la conservation de la faune et de la flore marines de l'Antarctique, plus connue sous le nom de CCAMLR (de l’anglais Commission for the Conservation of Marine Antarctic Living Resources), dont la convention a été signée en 1980 et est entrée en vigueur en 1982. La CCAMLR encadre les activités de pêche dans les zones antarctiques et subantarctiques couvertes par la convention par le biais de mesures de conservation. Les ZEE de Crozet et Kerguelen font partie de cette zone, mais la France, aux termes de la Déclaration du Président, bénéficie d’un statut particulier qui lui confère pour ces eaux le droit d’appliquer les mesures de conservation de la CCAMLR uniquement sur une base volontaire. Malgré ces nouvelles réglementations, les stocks de plusieurs espèces comme le poisson des glaces (Champsocephalus gunnari) et le colin de Kerguelen (Notothenia rossii) avaient déjà été fortement impactés par l’exploitation soviétique non réglementée des années précédentes (Duhamel et Williams, 2011). La réduction de ces stocks, combinée à l’ouverture d’un marché asiatique pour la légine australe, espèce démersale distribuée jusqu’à 2000 mètres de profondeur et dont les individus peuvent atteindre 50 ans, 2 mètres de long et 80 kilos, a initié une réorientation de l’activité de pêche vers cette espèce dans les années 1980. D’abord menée au chalut de fond, la pêche à la légine australe a progressivement basculé vers la palangre de fond (lignes équipées de milliers d’hameçons individuellement appâtés) au cours des années 1990. Ce changement de technique, au-delà de permettre aux navires d’opérer sur des fonds accidentés comme à Crozet où l’exploitation a débuté en 1996, a offert une meilleure sélectivité dans les prises que la pêche au chalut. À partir de 2001, la pêcherie est devenue exclusivement française, avec une flottille d’abord composée de 6 navires issus de 3 armements jusqu’en 2002, puis de 7 navires issus de 4 armements à partir de 2003. Aujourd’hui, la pêcherie palangrière à la légine australe des îles Crozet et Kerguelen, avec des Totaux Admissibles de Capture (TAC) de 5500-6500 tonnes par an, est la première pêcherie de cette espèce en termes de production en légine à l’échelle mondiale (FAO, 2021). L’augmentation du prix de vente de la légine australe, atteignant 19 euros le kilo à la débarque en 2017, a aussi placé cette pêcherie en première position, en France, en termes de valeur économique (129 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2017), implantant la filière comme un secteur socio-économique majeur de l’Île de la Réunion (Creignou, 2019).

8Parallèlement au développement de la pêcherie autorisée, l’intérêt économique croissant de la légine australe des années 1990 a attiré une multitude de navires dont l'activité de pêche n'était pas autorisée dans les ZEE de Crozet et Kerguelen. Cette activité Illicite Non-déclarée Non-règlementée (INN) a explosé à la fin des années 1990 et au début des années 2000, prélevant un total estimé de 60663 tonnes - 26375 à Crozet (Pruvost et al., 2015) ; 34288 tonnes à Kerguelen (CCAMLR, 2021a) entre 1996 et 2003. A Crozet, plus de 11000 tonnes de légine australe sont estimées avoir été pêchées illégalement en 1997, une quantité 25 fois supérieure à la capture autorisée pour cette année, et équivalente à 10 fois le TAC actuel. En réponse à cette surpêche, les armements, la collectivité des TAAF, la marine nationale française et la préfecture de l'Île de la Réunion se sont mobilisés pour mettre en place une surveillance des ZEE par satellite par l’intermédiaire du Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage (CROSS, service spécialisé de la Direction de la mer sud océan Indien) à partir de 2004, couplée à la présence de navires-patrouilleurs de la marine nationale. À l’échelle internationale, et en réponse à l’expansion des pêcheries Illicites Non-déclarées Non-règlementée (INN) dans l’ensemble de zones subantarctiques de pêche, les acteurs étatiques et non étatiques (industrie, environnementalistes et scientifiques) de la pêche légale se sont regroupés autour d’une coopération et d’un intérêt commun de lutte contre ces activités au travers de structures comme la CCAMLR et COLTO (de l’anglais Coalition of Legal Toothfish Operators) (Osterblom et Bodin, 2012). À partir des années 1990, la CCAMLR a notamment mis en place une série de mesures s’appuyant en partie sur une liste formalisée des navires de pêche INN et engageant les États membres à instaurer les actions nécessaires à lutter contre la pêche INN de manière coopérative (mesures de conservation 10-06, 10-07 et 10-08). Ensemble, les efforts et les outils mis en place aux échelles nationales et internationales ont permis de réduire les activités de pêche INN à Crozet et à Kerguelen à partir de 2004 (CCAMLR, 2021a, b) et dans l’ensemble de la zone CCAMLR à la fin des années 2000 (SC-CCAMLR, 2018). Cependant, ces efforts, rendus logistiquement et financièrement difficiles par l’éloignement des zones de pêche, n’ont pas totalement supprimé le problème et une activité de pêche INN persiste (Weimerskirch et al., 2020).

Les conflits avec la mégafaune marine

9Le passage du chalut de fond à la palangre dans les années 1990 a marqué l’émergence de deux conflits opérationnels majeurs entre la pêcherie à la légine australe et la mégafaune marine : la capture accidentelle d’oiseaux marins et la déprédation par les mammifères marins. La capture accidentelle d’oiseaux marins a été essentiellement induite par les individus pris sur les hameçons en tentant de se nourrir sur les appâts au moment de la mise à l’eau des palangres et mourant noyés car emportés au fond avec les lignes. À Crozet et Kerguelen, 26668 oiseaux ont été rapportés capturés entre 2001 et 2003 par les palangriers de la flottille légale (Delord et al., 2005, p. 57). Toutefois, c’est dans les années 1990 que la sévérité des captures accidentelles d’oiseaux a été la plus forte, notamment à cause de la pêche INN, avec des estimations de 100000-300000 individus entre 1996 et 2001 (Tuck et al., 2003, p. 20). Quatre espèces de pétrels ont été principalement concernées : le pétrel à menton blanc (Procellaria aequinoctialis) classé dans la catégorie espèce “vulnérable” dans la liste rouge mondiale des espèces menacées de l'Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN, en anglais IUCN) depuis 2000, le pétrel gris (Procellaria cinerea) classé espèce “quasi menacée” depuis 2004 et le pétrel géant (2 espèces, Macronectes spp., classées “de préoccupation mineure” depuis 2009) ; ainsi que trois espèces d’albatros : le grand albatros (Diomedea exulans) classé “vulnérable” depuis 1996, l’albatros à sourcils noirs (Thalassarche melanophrys) classé “de préoccupation mineure depuis 2017 et l’albatros à tête grise (Diomedea chrysostoma) classé “en danger” depuis 2013 (Cherel et al., 1996 ; Delord et al., 2005). Les captures accidentelles, aussi documentées ailleurs dans les zones circumpolaires et tempérées de l’hémisphère Sud, ont fortement participé au déclin des populations de ces espèces, dont les sites de reproduction sont restreints aux régions subantarctiques, au cours des 30 dernières années (Barbraud et al., 2012 ; Pardo et al., 2017 ; Phillips et al., 2016).

10Le conflit lié à la déprédation par les mammifères marins sur les captures de pêche a lui aussi été documenté dès l’arrivée des premiers palangriers à Crozet en 1996 et à Kerguelen en 1991. Ce comportement a été essentiellement développé par deux espèces de cétacés : l’orque (Orcinus orca) et le cachalot (Physeter macrocephalus) qui se nourrissent directement sur les légines australes capturées sur les hameçons des palangres. Le conflit est apparu dans toutes les pêcheries palangrières subantarctiques, mais c’est à Crozet et à Kerguelen qu’il est devenu le plus important (Tixier et al., 2019a). En effet, les orques et/ou les cachalots interagissent avec près de 70% des palangres déployées à Crozet, et 40% des palangres à Kerguelen, prélevant sur les hameçons des quantités de légines équivalentes à 6% et 30% des quantités totales capturées par la pêche autorisée dans les deux zones, respectivement (Gasco et al., 2015 ; Roche et al., 2007 ; Tixier et al., 2010, 2020). Pour la filière pêche, la quantité de légine perdue annuellement équivaudrait à plus de 10 millions d’euros, mais les coûts socio-économiques réels du conflit proviennent essentiellement de l’effort supplémentaire que les pêcheurs doivent fournir pour compenser ces pertes ou éviter les cétacés (temps de mer, dépenses en carburant, matériels, vivres et salaires accrus) (Tixier et al., 2020). Pour les cétacés, les interactions avec le matériel de pêche peuvent engendrer des captures accidentelles. Si ces événements ont été rares dans les ZEE françaises (5 cas reportés dans l’histoire de la pêcherie légale - Richard et al., 2020), tous ont concerné les cachalots, une espèce longévive à fort enjeu de conservation (notamment en raison de leur statut d’espèce « vulnérable » consacré sur la liste rouge mondiale de l’UICN) puisqu’intensivement exploitée jusqu’au début des années 1980. La principale menace a émané des pêcheurs à bord de navires pratiquant une pêche INN dans les ZEE de Crozet et Kerguelen. En l’absence de contrôle, ces pêcheurs ont répondu à des évènements de déprédation par des moyens létaux (tirs par arme à feu et jets d’explosifs) pour empêcher les cétacés de venir se nourrir sur leurs lignes de pêche. Ce type de pratique a largement contribué au déclin de 60% de la population d’orques des îles Crozet dans les années 1990 (Poncelet et al., 2010 ; Guinet et al., 2015 ; Tixier et al., 2017). Cette population a été classée en danger sur la Liste rouge des espèces menacées en France en 2015 (UICN France, 2015). Les effets écologiques de la déprédation tels que la perturbation du rôle de prédateur supérieur des orques et des cachalots dans l’écosystème, induite par une modification de leur comportement, leur distribution et leur régime alimentaire, sont probables, mais plus difficiles à détecter. Par exemple, il a été montré que la légine australe est une proie naturelle des orques à Crozet et des cachalots en région subantarctique (Tixier et al., 2019b). Pour les orques à Crozet, si les quantités de légine que les individus consomment sur les palangres ne contribuent que faiblement à leurs besoins énergétiques annuels un accès facilité à cette ressource par l’action des pêcheurs influencerait positivement le taux de reproduction de cette population (Tixier et al., 2015a). Les impacts de la déprédation rayonnent dans les dimensions socio-économiques et écologiques, touchant directement une ressource de haute valeur considérée comme la propriété des pêcheurs/armateurs dès lors qu’elle est capturée et impliquant des espèces aux forts enjeux de conservation. Cette diversité d’impacts a positionné le conflit comme un défi majeur dans la gestion des activités dans les TAAF.

11Au-delà des conflits de nature opérationnelle, le développement des pêcheries à Crozet et Kerguelen est susceptible d’avoir généré des conflits de type biologique avec la mégafaune marine. Si les effets d’une compétition pour les ressources entre pêcheries et prédateurs marins n’ont pas pu être mis en évidence, des études ont démontré des chevauchements entre les stocks ciblés par les pêcheurs et les proies de certains de ces prédateurs (Bestley et al., 2020). Par exemple, le poisson des glaces est une proie importante des otaries à fourrure Antarctique (Arctocephalus gazella) et il est possible que la surexploitation des stocks de ce poisson dans les années 1970 ait eu un impact sur les colonies d’otaries de Kerguelen dépendantes de ces stocks (Lea et al. 2002). Pour les orques à Crozet, pour lesquelles la légine constituerait plus de 30% du régime alimentaire naturel (Tixier et al., 2019a, p. 204), il est possible que la surpêche causée par la pêche INN dans cette zone à la fin des années 1990 ait réduit sa disponibilité pour le prédateur et ait impacté la population. La taille de cette population a continué de décroître au cours des 15 dernières années (Tixier et al., 2021), excluant la possibilité d’effets négatifs accrus liés à la consommation naturelle de légines par les orques sur le succès de pêche des navires. La part de la légine dans le régime alimentaire des cachalots est inconnue. Si les populations de cachalots pourraient être actuellement dans une phase de reconstitution à la suite de l’arrêt de l’exploitation baleinière, aucune information sur ces tendances éventuelles, et donc sur les effets de compétition sur la pêcherie, ne sont disponibles.

Mobilisation des acteurs pour la mitigation

12La réponse aux captures accidentelles d’oiseaux marins dans les pêcheries palangrières à la légine australe a d’abord été initiée par la CCAMLR. Le début de l’activité palangrière en zone CCAMLR en 1989 a coïncidé avec les premières études documentant un déclin rapide de populations d’albatros nichant sur les îles subantarctiques (Croxall et al., 1990 ; Weimerskirch et Jouventin, 1987). Ce déclin, attribué à des captures accidentelles se produisant dans des pêcheries adjacentes, a engagé la CCAMLR à reconnaître le risque des pêcheries palangrières à la légine pour développer une première mesure de conservation en 1991 (mesure de conservation 29/X). Cette mesure, recommandant l’évaluation des niveaux de capture et la mise en place d’actions de mitigation (basées sur des actions observées dans les pêcheries thonières), a été suivie de la création, en 1994, d’un groupe de travail spécifiquement dédié à la mortalité accidentelle associée aux pêcheries palangrières : groupe de travail ad hoc sur la mortalité accidentelle induite par la pêche à la palangre (WG-IMALF de l’anglais Working Group on Incidental Mortality Associated with Longline Fishing) (SC-CAMLR, 1994). Le WG-IMALF, plus tard converti en groupe de travail sur la mortalité accidentelle liée à la pêche (WG-IMAF de l’anglais Working Group on Incidental Mortality Associated with Fishing), a regroupé une variété d’acteurs (professionnels de la pêche, gestionnaires, scientifiques et des représentants d’Organisations Non-Gouvernementales, ou ONG, dont BirdLife et plus tard l’Agreement on the Conservation of Albatrosses and Petrels formé en 2004) visant à proposer des approches concrètes de mitigation de la mortalité accidentelle des oiseaux marins en zone CCAMLR. Une des mesures clés émanant de ce groupe de travail a été la mise en place d’une présence obligatoire de contrôleurs des pêches sur les palangriers à la légine australe en 1994 (mesure de conservation 80/XIII). Cette présence, au-delà de fournir les premières données fiables sur les captures accidentelles, a permis aussi d’évaluer l’efficacité de mesures de mitigation telles qu’un changement de matériel de pêche (lignes autolestées), l’utilisation de systèmes d’effarouchement des oiseaux (banderoles), une mise à l’eau des hameçons de nuit et la limitation des rejets autour des navires (Kock, 2001). Dans les ZEE françaises, si les premiers rapports évaluant la mortalité accidentelle ont été produits par le MNHN (représentant scientifique de la France à la CCAMLR) dès le début de la pêcherie et certaines mesures de mitigation recommandées par le WG-IMALF mises en place dans les années suivantes, les niveaux de capture d’oiseaux sont restés élevés jusqu’au début des années 2000 (Delord et al., 2005). La principale difficulté, inhérente à la capture accidentelle d’oiseaux, est qu’il s’agit d’un conflit aux impacts apparents touchant essentiellement la composante « conservation » du socio-écosystème et dont la mitigation est confrontée à des intérêts divergents de la part des acteurs. Contrairement à la déprédation, qui en touchant à la capture de pêche, peut rassembler les acteurs autour d’un intérêt commun de mitigation, la mise en place des mesures visant à limiter les captures d’oiseaux et impliquant une modification de la pratique de pêche, peut générer des coûts plus difficiles à accepter pour la filière. La persistance du problème dans les années 1990 à Kerguelen et Crozet a engagé de nouveaux acteurs scientifiques, notamment les chercheurs du Centre National de la Recherche Scientifique travaillant au Centre d’Etudes Biologiques de Chizé (CEBC - CNRS).

13Le CEBC – CNRS a une vocation primaire de recherche fondamentale en écologie animale. Malgré cette vocation, les chercheurs de l’équipe « Prédateurs Marins », responsables des suivis des populations d’oiseaux et mammifères marins des TAAF au travers de programmes de l’Institut polaire français – Paul-Émile Victor (IPEV), ont, en collaboration avec le Muséum National d’Histoire Naturelle, élargi leur champ de recherche à des questions de conservation (impacts de la pêche sur les populations de mégafaune marine) et de compréhension des facteurs opérationnels (comportement des pêcheurs, utilisation du matériel) et environnementaux influençant les niveaux de capture accidentelle (Cherel et al., 1996 ; Delord et al., 2005, 2010). Ces travaux, pour la plupart produisant des recommandations concrètes basées sur des évidences empiriques, ont contribué à la mise en place de nouvelles mesures de mitigation, notamment la fermeture à la pêche de la ZEE de Kerguelen en février (période de pic de mortalité accidentelle des pétrels à menton blanc sur les palangres, correspondant à la période d’élevage des poussins) et le renforcement de mesures existantes (Delord et al., 2010 ; SC-CAMLR, 2004). Ces changements ont eu des effets positifs directs sur la mortalité accidentelle, avec l’élimination des captures d’albatros et la réduction significative des captures des autres espèces de 12000 individus par an au début des années 2000 à environ 1000 individus par an entre 2004 et 2006 (Delord et al., 2010, p. 57). La création de la Réserve naturelle nationale des Terres australes en 2006 (Décret n°2006-1211 du 3 octobre 2006 portant création de la réserve naturelle des Terres australes françaises), sous l’impulsion du Comité de l’Environnement Polaire, du ministère de l’Écologie et du Développement Durable et du ministère de l’Outre-mer, a marqué un nouveau tournant dans la mitigation des captures accidentelles à Crozet et à Kerguelen. Placée sous l’administration de la collectivité des TAAF, le rôle de la Réserve a été orienté en priorité vers la conservation des oiseaux marins, notamment en réponse aux problèmes de mortalité accidentelle dont les niveaux, bien que réduits à Crozet et à Kerguelen, dépassaient encore les limites recommandées par la CCAMLR (Delord et al., 2010). Ainsi, les gestionnaires de la Réserve sont devenus des intervenants prépondérants dans la gestion de la pêcherie palangrière à la légine australe, participant notamment à l’attribution des quotas aux navires au travers d’une notation selon des critères environnementaux. Parmi ces critères, le nombre d’oiseaux capturés une année par un navire, déterminant une partie de son quota pour l’année suivante, est apparu comme un outil incitatif de réduction des captures accidentelles (CCAMLR 2011a, b). Cet instrument a par ailleurs été associé à de nouvelles mesures réglementaires, comme l’obligation pour les navires de changer de zone en cas de capture d’oiseaux. Initialement restreinte aux parties terrestres et côtières, la Réserve a été étendue en 2016 à l’ensemble des ZEE de Crozet et Kerguelen (Décret n° 2016-1700 du 12 décembre 2016 portant extension et modification de la réglementation de la réserve naturelle nationale des Terres australes françaises) à la suite d’un programme d’éco-régionalisation porté par l’Agence des Aires Marines Protégées (établissement public du Ministère en charge de l’Ecologie créé en 2006, intégré à l’Agence Française pour la Biodiversité depuis 2017) et impliquant les acteurs scientifiques clés comme le MNHN et le CEBC - CNRS (Koubbi et al., 2012). Si la pêcherie palangrière a été maintenue au sein de ce nouveau périmètre, certaines zones d’importance écologique prioritaire, notamment liées à leur utilisation par les oiseaux marins, ont été fermées à l’activité des navires. Enfin, la mitigation des captures accidentelles a été encore davantage renforcée par l’obtention du label Conseil pour la Bonne Gestion des Mers, plus connu sous le nom du label MSC de l’anglais Marine Seafood Stewardship, conditionnée entre autres critères par une limitation de la mortalité aviaire, en 2013 pour Kerguelen et 2017 pour Crozet (certification reconduite en 2018 pour les deux zones)1. L’ensemble de ces mesures et instruments, combinés à la mobilisation d’une variété d’acteurs, a permis à la pêcherie de réduire considérablement le nombre d’oiseaux capturés accidentellement, aujourd’hui estimé à moins de 100 individus par an (CCAMLR, 2021a, b).

  • 2 Titre complet du projet OrcaDepred qui vise à comprendre les mécanismes de la déprédation
    pour conci
    (...)

14Le conflit de la déprédation par les orques et les cachalots diffère de celui de la capture accidentelle d’oiseaux par trois caractéristiques principales : i) il touche directement les intérêts socio-économiques de la filière pêche, ii) il affecte la précision de l’évaluation des stocks exploités et iii) ses impacts écologiques sont en grande partie indirects (par exemple, peu de capture accidentelle des espèces impliquées) et donc plus complexes à détecter et quantifier. Ces caractéristiques expliqueraient que, malgré une multiplication des rapports documentant ce conflit au moment de l’expansion des pêcheries palangrières dans les années 1990, les efforts de mitigation n’ont réellement émergé que dans les années 2000. À l’échelle de la CCAMLR, les recommandations mentionnant la déprédation par les cétacés ont été essentiellement orientées vers l’évaluation des stocks de légine australe, encourageant les États parties à la CCAMLR à quantifier et à incorporer les taux de déprédation (proportion de la quantité de poisson consommée par les mammifères marins sur les palangres par rapport à la quantité totale de poisson capturée) dans leurs modèles halieutiques. Dans la plupart des pêcheries, la mobilisation des acteurs pour la mitigation du conflit de la déprédation a en fait été initiée par le secteur professionnel. C’est le cas pour Crozet et Kerguelen où les armements de pêche, regroupés au sein du Syndicat des Armements Réunionnais de Palangriers Congélateurs (SARPC) ont accompagné le développement de la recherche scientifique sur la déprédation par des supports logistique et financier à partir de 2006. Cette initiative, suivie par les TAAF et le Secrétariat d’État chargé de l’Outre-Mer, a été confiée au CEBC - CNRS qui, en collaboration avec le MNHN, a dès lors été la structure scientifique approfondissant la connaissance sur la déprédation et ses impacts et produisant les recommandations possibles pour sa mitigation (Guinet et al., 2015). Face à un conflit particulièrement sévère à Crozet, une campagne expérimentale visant à tester l’utilisation de casiers comme technique alternative à la palangre a été organisée en 2010. Ce projet, nommé ORCASAV, a mobilisé scientifiques (CEBC - CNRS, MNHN, Ifremer), gestionnaires (TAAF), professionnels de la pêche (pêcheurs et SARPC) et un fabricant de matériel de pêche (Le Drezen). Il a démontré que malgré une suppression de la déprédation, ainsi que des captures accidentelles d’oiseaux, l’utilisation de casiers ne permettait pas d’atteindre un rendement de pêche à la légine commercialement aussi rentable que la palangre et pouvait causer de nouveaux problèmes environnementaux, par exemple la capture accidentelle de crabes (Bavouzet et al., 2011). Le travail de recherche du CEBC - CNRS, alimenté par une collecte de données au cours d’embarquements dédiés et par les contrôleurs des pêches (base de données PECHEKER du MNHN – Martin et al., 2021) a permis de dégager une liste de facteurs opérationnels et environnementaux pouvant être utilisés par les pêcheurs pour minimiser la déprédation par les cétacés. Parmi ces pratiques, des zones ou périodes de l’année à éviter, des modifications dans l’utilisation du matériel et dans leurs déplacements, ont été identifiées comme des ajustements possibles du comportement de pêche permettant une mitigation du conflit (Janc et al., 2018 ; Tixier et al., 2015b). D’abord mené au travers d’une thèse (Tixier, 2012), la dynamique de recherche sur la mitigation de la déprédation a pris une nouvelle dimension en 2018 avec le projet OrcaDepred2 porté par le CEBC - CNRS et co-financé par l’Agence Nationale de la Recherche et les armements de la pêcherie palangrière à la légine au travers du SARPC et d’une fondation (la Fondation d’entreprises des mers australes) créée en 2013. Ce projet a élargi le cercle d’acteurs scientifiques mobilisés pour la mitigation et la compréhension de la déprédation à des expertises technologiques, acoustiques, socio-économiques et écosystémiques. Il a également fait le pont avec d’autres pêcheries confrontées à des conflits similaires, comme les pêcheries à la palangre pélagique au thon et à l’espadon au large de l’Île de La Réunion.

Une interdisciplinarité scientifique support du principe de solidarité écologique

15La réponse de la communauté scientifique au besoin de mitigation des conflits pêcheries – mégafaune marine autour des îles Crozet et Kerguelen met en évidence une évolution des approches de recherche et des expertises au cours des 30 dernières années. Cette évolution se caractérise par l’émergence d’une interdisciplinarité à deux échelles : i) l’échelle individuelle (chercheur) et ii) l’échelle de programme de recherche (multichercheurs). À l’échelle individuelle, une diversification des champs de recherche a notamment été observée chez les chercheurs en écologie du CEBC - CNRS. Ils ont élargi leurs axes d’étude, en priorité orientés vers l’analyse du comportement animal, à l’analyse du comportement humain et des pratiques de pêche pour fournir la connaissance nécessaire à la mitigation. Comme reflété par leurs publications scientifiques, ces changements ont été poussés jusqu’à la production de recommandations concrètes sur les modifications de la pratique et de la gestion de la pêche nécessaires à la minimisation des conflits, marquant une transition du fondamental à l’opérationnel (par ex. Cherel et al., 1996 ; Delord et al., 2005). La diversification des champs de recherche individuels a été encore plus importante dans le cas de la déprédation dans le cadre de laquelle les écologues de formation se sont intéressés aux stratégies de pêche, aux processus de prise de décision chez les pêcheurs et aux ratios coûts/bénéfices socio-économiques des pratiques dans un contexte de conflit, souvent en utilisant des outils d’analyse et des concepts théoriques dérivés de l’écologie (Janc et al., 2018 ; Richard et al., 2018 ; Tixier et al., 2015b).

16À l’échelle des programmes de recherche, une diversification des expertises effectuée au travers d’un élargissement des réseaux de collaboration s’est également opérée. Le développement de programmes de recherche tels qu’OrcaDepred, en réunissant une variété d’équipes de recherche en sciences humaines et sociales et en sciences de la nature, illustre la dimension interdisciplinaire prise par les efforts de mitigation mis en place dans une dynamique de passage d’une situation de conflit à une configuration durable de coexistence pêcheries – mégafaune marine. Cette dynamique a été alimentée par le développement d’outils scientifiques intégrés. Par exemple, une collaboration mise en place avec l’unité mixte de recherche AMURE (centre de droit et d’économie de la mer) a permis l’application de modèles cherchant à déterminer les compromis socio-économiques et écologiques assurant une durabilité de socioécosystèmes entiers dans un contexte de conflit pêcheries – mégafaune marine. En parallèle, l’évaluation des impacts des conflits, initialement restreinte à un système à trois composantes (pêcherie, mégafaune marine et ressource halieutique), a évolué vers une évaluation holistique au travers de modèles écosystémiques émergents (par ex. Ecopath - Clavareau et al., 2020). Plus récemment, l’étude des conflits associés à la pêche à Crozet et à Kerguelen a été marquée par l’intervention d’une expertise en sciences sociales du politique combinée aux sciences de la nature – en particulier à travers le projet SPA (Savoir-Pouvoir-Avoir, CNRS, Mission pour les Initiatives Transverses et Interdisciplinaires, site ZATA) (Mazé et al., 2017 ; Danto, 2018). Enfin, les progrès technologiques effectués en matière d’outils de suivi télémétrique animal, comme le développement de balises équipées de radars déployées sur les albatros, en permettant la détection de navires pratiquant la pêche INN à large échelle dans l’océan Austral (Weimerskirch et al., 2020), ont permis de largement dépasser le cadre fondamental de la recherche dans les TAAF. Ces initiatives ont donné une portée et une importance critiques aux chercheurs en écologie dans la gestion et la surveillance des pêches localement dans les ZEE françaises, mais aussi globalement dans les zones de haute mer entrant dans le champ territorial de la CCAMLR ou de l’Accord de pêche dans le sud de l’océan Indien (APSOI ou SIOFA de l’anglais Southern Indian Ocean Fisheries Agreement).

Transition vers une gestion adaptative ?

17À l’échelle internationale, la dimension adaptative de la gestion des pêcheries australes a été initiée par la CCAMLR sur le fondement de son mode de recommandations basé sur un processus annuel de consultation et d’évaluation des mesures de conservation associées à l’exploitation des ressources. Ce processus se traduit par une réunion des acteurs en octobre à Hobart (Australie) en deux sessions successives, le Comité Scientifique et la Commission, alimentées par les rapports de plusieurs groupes de travail scientifiques préalablement effectués dans l’année. Le groupe de travail pour l’évaluation des stocks de poisson (WG-FSA de l'anglais Working Group on Fish Stock Assessment), le groupe de travail pour le suivi et la gestion des écosystèmes (WG-EMM de l’anglais Working Group on Ecosystem Monitoring and Management) et le WG-IMAF (effectif jusqu’à 2011), axés sur un examen réciproque des méthodologies et résultats de manière transverse entre délégations scientifiques des États membres, ont notamment produit les informations d’aide à la décision concernant les captures accidentelles d’oiseaux. Si la dimension de cogestion de la CCAMLR a inclus gestionnaires et scientifiques dès sa création, l’implication progressive des ONG et de l’industrie a permis de renforcer la réponse de l’institution aux problèmes environnementaux majeurs associés à la pêche au cours des 30 dernières années. En particulier, la crise de la pêche INN, en cristallisant les intérêts économiques et environnementaux des acteurs autour d’un objectif commun de lutte, a induit une transition de réseaux informels entre ONG et industrie à une mobilisation en coalitions internationales, par exemple ISOFISH et COLTO (Osterblöm et Bödin, 2012). Cette mobilisation, dont les efforts ont progressivement été centralisés par la CCAMLR et fusionnés avec les efforts scientifiques et gouvernementaux, a abouti à la quasi-suppression de la pêche INN et de ses impacts environnementaux (surpêche, captures accidentelles d’oiseaux et tirs intentionnels sur les cétacés) en l’espace de 15 ans (Osterblöm et Folke, 2013).

18La dynamique de gestion adaptative mise en place par la CCAMLR est reflétée, dans une moindre mesure, à l’échelle de la gestion des conflits avec la mégafaune marine et plus largement de la gestion de la pêcherie palangrière à la légine australe, à Crozet et à Kerguelen. En effet, si la collectivité des TAAF, dépendant directement de l’État français, reste souveraine quant à l’établissement des règles réglementaires selon son statut particulier vis-à-vis de la CCAMLR (voir la Déclaration du Président dans la convention), ce processus est mené en étroite collaboration avec les chercheurs et les gestionnaires de réserves, permettant ainsi que les acteurs économiques n’aient pas le monopole sur la prise de décision. Des instances internes à la Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises comme le conseil scientifique, qui est composé des membres du comité de l’environnement polaire (CEP) émettent notamment des avis sur des dossiers tels que le plan de campagnes expérimentales pour la pêcherie de légine australe. Ce plan de campagnes expérimentales est prévu par le plan de gestion légine avec l’objectif de mettre en place des protocoles scientifiques visant à atténuer l’impact des activités de pêche sur l’environnement.

19Toutefois, il est possible que la forte interdépendance entre la structure décisionnaire et l’activité pêche qui caractérise la gouvernance de cette pêcherie (environ 30% du budget des TAAF proviennent des droits de pêche fixés à 10% de la valeur moyenne des produits de la pêche – CGEFI, 2019), crée un déséquilibre dans les poids économiques et environnementaux de la prise de décision. Ce déséquilibre peut être exacerbé dans un contexte de conflit avec la mégafaune marine pour lequel la mitigation induit des coûts économiques importants pour le secteur professionnel. La réponse tardive de l’État face aux captures accidentelles d’oiseaux dans la pêcherie palangrière, traduite par des mesures fortes mises en place seulement à partir de 2004, quand les remontrances de la CCAMLR vis-à-vis de la France se sont intensifiées, a illustré le poids limité des considérations environnementales dans la gestion de cette pêcherie (Faure, 2019). Les mesures mises en œuvre par les armements à la pêche français impliqués dans la pêcherie palangrière de légine pour maîtriser la mortalité accidentelle d’oiseaux ont fait leurs preuves, jusqu’à la proposition fin 2010, par les autorités françaises à la CCAMLR (SC-CAMLR, 2010) de créer de nouvelles aires marines protégées dans leurs zones économiques exclusives de Kerguelen et de Crozet ainsi que dans la zone Dumont d'Urville. L'ambition de développer le réseau des aires marines protégées dans les eaux françaises de l'océan Austral, en contribuant ainsi aux efforts de la CCAMLR, figure également à la stratégie nationale sur la création et la gestion des aires marines protégées ainsi qu'au « livre bleu sud océan Indien ».

20Une dynamique de gestion adaptative, plus égalitaire dans le poids des considérations socio-économiques et environnementales, se renforce alors grâce à une meilleure représentation des groupes d’acteurs aux intérêts initialement divergents, permettant l’émergence d’un régime de gouvernance en vue de la gestion durable. Cela devient visible au-delà du régime de gouvernance entre instances, à l’échelle des programmes de recherche, notamment ceux visant à minimiser le conflit lié à la déprédation par les orques et les cachalots, à travers le développement de collaborations trans-sectorielles autour de ce conflit. À partir de la fin des années 2000, on assiste à la mise en place de consultations régulières entre les scientifiques, les représentants de la pêche et les gestionnaires d’environnement et de ressources. Ces consultations ont orienté de manière adaptative et proactive d’une part les objectifs de recherche et d’autre part la formulation des recommandations faites aux pêcheurs pour limiter les interactions avec les cétacés. Si ces consultations ont stimulé l’émergence d’une recherche interdisciplinaire comme précédemment décrite, elles ont cependant révélé certaines failles dans les représentations associées aux différents acteurs. Notamment, la représentation des savoirs dans la démarche de recherche est apparue restreinte au savoir scientifique, émanant essentiellement d’analyses empiriques des données des contrôleurs des pêches au travers de la collaboration entre le CEBC - CNRS et le MNHN. La représentation des savoirs professionnels des pêcheurs s’est retrouvée limitée dans la production d’informations liées au conflit déprédation telles que reflétées par les publications scientifiques sur les cas d’étude de Crozet et Kerguelen. Si certains de ces travaux ont suggéré l’importance capitale du savoir des pêcheurs (Janc et al., 2021 ; Richard, 2019 ; Tixier, 2012), qui d’eux-mêmes ont perpétuellement cherché à minimiser la déprédation dans leurs opérations par des ajustements de leur pratique, l’utilisation de leur expérience a souvent été restreinte à des échanges informels se produisant au contact des scientifiques participant à des campagnes de pêche à leurs côtés. Cette sous-représentation des savoirs locaux, qui se retrouve au-delà des programmes de recherche au niveau de la prise de décision et de la gouvernance des TAAF, peut s’expliquer par deux facteurs principaux. D’une part, les scientifiques à la tête de la recherche de solutions de mitigation, pour la plupart caractérisés par un profil et une formation « Écologie », manquent d’expertise en sciences humaines et sociales. D’autre part, il y aurait un décalage au sein du secteur professionnel entre armateurs, pour la plupart issus d’une formation au commerce, et les pêcheurs, qui sont ceux possédant la connaissance et l’expérience de terrain, mais qui restent peu impliqués dans les consultations. L’élargissement récent des expertises de recherche aux domaines des sciences humaines et sociales, la mise en place d’approches sociologiques de genèse de connaissances (par exemple, des entretiens avec les pêcheurs et questionnaires) et un engagement accru des pêcheurs dans les réunions de consultations et de restitution de résultats, traduisent une volonté, notamment des acteurs scientifiques en charge de programmes comme OrcaDepred, de combler ces deux limites en vue d’une gestion adaptative plus effective dans la mitigation du conflit pêcheries – mégafaune marine autour des îles Crozet et Kerguelen.

Conclusion

21La pêcherie palangrière à la légine australe autour des îles Crozet et Kerguelen illustre la manière dont les acteurs d’une communauté humaine peuvent répondre à l’émergence de conflits avec la mégafaune marine et s’organiser pour trouver des solutions limitant les impacts sur les systèmes biologiques, tout en maintenant une activité socio-économique. Cette réponse, observée sur une échelle de temps relativement courte, a d’abord été marquée par une mobilisation des institutions et des scientifiques face aux captures accidentelles d’oiseaux marins, menant à des ajustements de la pratique de pêche. Ensuite, elle a été caractérisée par le développement d’une coopération entre la filière pêche, les scientifiques et les gestionnaires pour minimiser la déprédation. En parallèle, les acteurs scientifiques du conflit ont opéré une transformation dans leurs objectifs et expertises de recherche, aux échelles individuelles et collectives, vers une interdisciplinarité permettant une vision sociale-écologique et l’incorporation intégrée des considérations écologiques et socio-économiques dans l’identification de solutions.

22Ces changements répondent aux conditions nécessaires à l’établissement de la reconnaissance d’une coexistence entre activité humaine et espèces animales telles qu’identifiées par les travaux génériques (Nyhus, 2016). Cependant, ils ont probablement été facilités par une combinaison de facteurs spécifiques à la pêcherie à la légine australe autour des îles Crozet et Kerguelen qui en font un véritable chantier opérationnel pour mettre en œuvre le principe de solidarité écologique en passant de la science à l’action publique en matière de gestion environnementale. En effet, la mise en place d’actions de mitigation a été favorisée par la nature même du système confronté au conflit. Il s’agit d’un système avec un réseau d’acteurs simplifié, des jeux de données importants, des enjeux sociaux limités par l’isolement des zones de pêche dénuées de populations permanentes et par la forte valeur économique de la ressource ciblée. Aussi, la mobilisation des acteurs face aux conflits avec la mégafaune a été stimulée par l’intervention de la CCAMLR, au fonctionnement reposant sur le principe de gestion adaptative. Cette intervention a largement participé à la transition de comportements d’égoïste rationnel qui prédominent dans un régime de concurrence ouverte vers des situations de dilemme social, où chaque acteur ne cherche plus à maximiser ses gains sur le court terme, mais à se conformer aux comportements des autres tout en préservant la ressource pour une exploitation sur le long terme (Ostrom, 2005). Ensemble, ces caractéristiques confèrent une dynamique de durabilité à la pêcherie à la légine australe autour des îles Crozet et Kerguelen, mais positionnent le conflit avec la mégafaune marine comme un cas d’étude difficilement généralisable à d’autres situations de conflits aux enjeux socio-économiques plus forts et plus complexes. Notamment, une grande partie des conflits liés aux captures accidentelles et à la déprédation documentées dans le monde implique des pêcheries artisanales ou de subsistance, et donc une dépendance accrue des populations humaines locales aux activités d’exploitation ainsi que des capacités de gestion et de développement de connaissances réduites.

23Toutefois, la réponse des acteurs au conflit pêcherie – mégafaune marine autour des îles Crozet et Kerguelen a aussi révélé des failles dans le mode de gouvernance en place et dans les approches de recherche utilisées. Notamment, la réponse tardive au problème des captures accidentelles d’oiseaux marins, malgré l’urgence des enjeux de conservation a mis en lumière un déséquilibre entre les considérations économiques et environnementales dans la prise de décision. En effet, la résolution de ce conflit impliquant des coûts pour la filière sans bénéfice direct apparent, a nécessité une pression internationale sur les gestionnaires et l’utilisation d’instruments incitatifs pour être atteinte.

24Aussi, la déprédation par les cétacés sur les captures de pêche, un conflit affectant une multitude de compartiments des socio-écosystèmes marins, a révélé une inertie dans la mise en place d’approches holistiques de recherche et de gestion de l’activité pêche. En particulier, malgré les objectifs de gestion écosystémique des pêches (Ecosystem-Based Management) retrouvés au niveau de la CCAMLR et de la Réserve naturelle nationale des Terres australes françaises, les études quantifiant les impacts de la pêche sur le fonctionnement de l’ensemble de l’écosystème restent limitées. Si la volonté de la Réserve de développer cette composante s’est récemment exprimée au niveau de son recrutement, les initiatives de recherche en cours sur la déprédation semblent offrir une passerelle privilégiée à la mise en place de ces approches. En effet, l’élargissement des expertises scientifiques opérée par l’émergence de programmes de recherche interdisciplinaires a permis d’engager des spécialistes en modélisation écosystémique. Ces initiatives sont allées plus loin dans la démarche en intégrant la dimension socio-économique à l’étude de la résilience de systèmes humains – non-humains confrontés à un conflit lié à la déprédation. Trente ans après le début des pêcheries palangrières à la légine australe, et plus globalement 60 ans après l’expansion des pêcheries industrielles mondiales, ces nouvelles approches intégrées permettant de prédire la viabilité combinée d’activités humaines et des systèmes biologiques marquent un tournant dans les efforts de recherche sur la coexistence pêcheries – mégafaune marine.

25Enfin, une autre limite révélée par l’étude a été la sous-représentation des perceptions et savoirs locaux, en l’occurrence ceux des pêcheurs, dans la gestion des conflits et plus largement la gestion de la pêcherie à la légine australe autour des îles Crozet et Kerguelen. Or, comme démontré dans d’autres pêcheries, les perceptions peuvent fortement contribuer à l’établissement d’un conflit et les savoirs locaux peuvent s’avérer utiles pour sa résolution (Varjopuro, 2011). Par exemple, en fonction de facteurs liés à la culture et l’histoire de vie des pêcheurs, on observe un gradient d’acceptation de la déprédation, avec des interactions perçues comme composantes intégrantes des opérations pour certains et à l’opposé une mégafaune marine perçue comme un compétiteur devant être éliminé. Les savoirs locaux, bâtis sur l’expérience des pêcheurs en tant que premiers acteurs confrontés à la déprédation, peuvent constituer une source de connaissances essentielle au développement de mesures de mitigation. Ensemble, savoirs et perceptions peuvent donc conditionner le succès d’une coexistence humains – non-humains et doivent être considérés dans les approches de recherche et le développement d’une gestion adaptative. Si le champ des besoins de recherche en sciences humaines et sociales est encore grand, l’émergence récente de collaborations entre écologues et chercheurs en humanités environnementales, combinée à de nouveaux programmes de recherche visant l’analyse des rapports entre types de savoirs, jeux de pouvoir et inégalités ou conflits entre groupes sociaux et espèces, offre des perspectives stimulant davantage la capacité de coexistence pêcheries – mégafaune marine autour des îles Crozet et Kerguelen. Ce type d’approche doit être élargi à d’autres régions confrontées à des conflits similaires.

Cet article émane du projet SPA (Savoir-Pouvoir-Avoir), financé par la Mission pour l’interdisciplinarité du CNRS et coordonné par Camille Mazé (2017-2020). Les auteurs sont tous membres du Groupe de recherche APOLIMER (apolimer-cnrs.fr) consacré à l’étude et à la transformation de la gouvernance des océans en vue de leur gestion durable. Nous remercions tous les acteurs associés au cas d’étude des îles Crozet et Kerguelen ayant été sollicités pour cette analyse. Nous remercions le Réseau français des zones ateliers et en particulier, la ZATA (Zone Atelier Antarctique et Terres Australes - impacts des changements climatiques et des activités humaines sur les écosystèmes antarctiques et subantarctiques). Il s’agit ici d’une contribution à la Chaire d’excellence ECOMM (Écologie et conservation des oiseaux et des mammifères marins) - Centre d’études biologiques de Chizé CNRS – La Rochelle Université – Région Nouvelle-Aquitaine.

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Bibliographie

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Annexe

Frise chronologique des principaux évènements associés à la pêcherie palangrière opérant autour des îles Crozet et Kerguelen et des principales mesures prises pour réduire les conflits avec la mégafaune marine (captures accidentelles d’oiseaux marins et déprédation par les cétacés)

Réalisée par Cosma Cazé et, Justine Réveillas, 2022 d’après Faure, 2019.

Lexique : définition des différents modes de gestion des ressources naturelles

Gouvernance adaptative : rapproche les individus, les organisations, les agences et les institutions à différents niveaux organisationnels. Les systèmes de gouvernance adaptatifs s’autoorganisent souvent en réseaux sociaux avec des équipes et des groupes d’acteurs formant un milieu d’apprentissage. Ainsi, ils peuvent faire appel aux divers systèmes de connaissance et à différentes expériences afin d’aborder les problèmes environnementaux complexes.

Gouvernance polycentrique : système de gouvernance avec de multiples organes directeurs interagissant, qui jouissent d’une autonomie pour promulguer des règles et les faire appliquer au sein d’une arène politique ou d’une région géographique spécifique.

Gestion adaptative : une approche de gestion soulignant l’apprentissage et utilisant l’expérimentation structurée, liée à la flexibilité, afin de favoriser celui-ci.

Gestion communautaire ou cogestion : autogestion de ressources naturelles par une communauté ou intégration des communautés dans le processus de gestion.

Gestion écosystémique des pêches : approche qui a pour objet de planifier, de valoriser et de gérer les pêches, en tenant compte de la multiplicité des aspirations et des besoins sociaux actuels, et sans remettre en cause les avantages que les générations futures doivent pouvoir tirer de l’ensemble des biens et services issus des écosystèmes marins.

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Notes

1 Pour plus d’informations, voir le site internet [en ligne] URL : https://www.msc.org/fr/nos-actions/notre-approche/les-pecheries-engagees/pecherie-legine

2 Titre complet du projet OrcaDepred qui vise à comprendre les mécanismes de la déprédation
pour concilier pêche à la palangre et conservation des cétacés: “Assessment of socio-economic and ecosystem consequences of toothed whales’ depredation in pelagic and demersal longline fisheries: Implementing a techno-economic approach for its mitigation”. Pour plus d'informations, voir le site internet d’OrcaDepred [en ligne] URL:
https://orcadepred.cnrs.fr/

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paul Tixier, Christophe Guinet, Chloé Faure, Anatole Danto et Camille Mazé, « Les terres australes françaises, terrain d’expérimentation de la solidarité écologique »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Hors-série 37 | Décembre 2022, mis en ligne le 05 décembre 2022, consulté le 30 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/35944 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.35944

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Auteurs

Paul Tixier

MARBEC, Marine Biodiversity, Exploitation and Conservation, UMR 9190, Université de Montpellier – CNRS – Ifremer - IRD, France, adresse courriel : paul.tixier@ird.fr

Christophe Guinet

CEBC, Centre d’études biologiques de Chizé, UMR 7372, France, adresse courriel : christophe.guinet@cebc.cnrs.fr

Chloé Faure

CEBC, Centre d’études biologiques de Chizé, UMR 7372, France, adresse courriel : chloe.faure@agroparistech.fr

Anatole Danto

ARENES, unité mixte de recherche pluridisciplinaire en sciences sociales, UMR 6051, IEP Rennes, EHESP, Université Rennes 1 ; LIENSs, Littoral Environnements Société, - UMR 7266, La Rochelle Université – CNRS, France, adresse courriel : anatole.danto@univ-lr

Articles du même auteur

Camille Mazé

Chaire d’excellence ECOMM (CEBC LIENSs CNRS Région Nouvelle Aquitaine) et Chaire Outre-mer (CEVIPOF, CNRS Science Po Paris), France ; LIENSs, Littoral Environnements Société, - UMR 7266, La Rochelle Université – CNRS, 17000 La Rochelle, France, adresse courriel : camille.maze@univ-lr.fr

Articles du même auteur

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

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