1Cet article s’inscrit dans un ensemble de travaux sur les valeurs des jeunes entrepris au début des années 2000 (Pronovost et Royer, 2004; Royer et al., 2004; Royer, 2006; Royer 2009; Royer, 2012; Royer et de Grandpré, 2015). Visant d’abord à identifier et à documenter l’état des valeurs chez les jeunes, ces travaux nous ont amenés, au fil de nos découvertes et de l’état du monde, à nous pencher sur la place de l’environnement dans les valeurs. Des pans de ces travaux montrent en effet que, si l’environnement est relativement important pour les jeunes, ceux que nous avons rencontrés dans le cadre de nos enquêtes semblaient peu engagés. Une analyse secondaire réalisée à partir de l’ensemble de nos données touchant l’environnement et issues de trois enquêtes qualitatives sur les valeurs des jeunes, réalisées dans la période qui s’étend de 2003 à 2012, a en ce sens permis de constater que l’environnement se présentait plutôt comme une valeur latente (c’est-à-dire qu'elle est présente dans le système de valeurs sans toutefois se manifester d’elle-même ni orienter les actions) chez les jeunes Québécois. Alors que certains jeunes ont développé de fortes préoccupations et sont actifs en matière de protection de l’environnement, d’autres, bien que manifestant une certaine forme d’inquiétude, sont indifférents et se sentent peu concernés par les questions environnementales. D’autres encore, conscients de la détérioration que subit l’environnement, demeurent néanmoins passifs, ne sachant que faire pour améliorer la situation (Royer et de Grandpré, 2015).
2Par-delà ces travaux, d’autres enquêtes tendent aussi à indiquer que, bien qu’on leur attribue généralement une plus grande sensibilité et qu’on les considère plus engagés (Galland et Roudet, 2012), les jeunes ont un rapport mitigé à l’environnement et à sa protection, tiraillés entre le modèle consumérisme et un monde à protéger (Mansencal et al. 2020). Au Québec, des données tirées du Baromètre pour l’action climatique de 2020 - une enquête en ligne réalisée chaque année en septembre depuis 2019 auprès d’échantillons représentatifs d’un peu plus de 2000 adultes vivant au Québec - indique que bien que 89% des 18-34 souhaitent contribuer à la lutte contre les changements climatiques, ils sont paradoxalement moins engagés que les autres générations, notamment pour ce qui concerne le gaspillage alimentaire, la consommation de produits locaux et la réduction de la consommation d’énergie à la maison (Ducharme et al., 2021). En France, l’équipe du Baromètre 2020 de la Direction de la jeunesse, de l’éducation populaire et de la vie associative (DJEPVA) rapporte que c’est 75% des 18-30 ans qui se disent prêts à effectuer des changements dans leur mode de vie pour protéger l’environnement. Déjà, 93% d’entre eux déclarent agir au quotidien, notamment en réduisant leurs déchets ou en les triant pour le recyclage, cela dans une proportion de 63 %. En contrepartie, 26% des quelques 4530 jeunes Français interrogés en 2020 dans le cadre l’enquête DJEPVA estiment quant à eux ne pas pouvoir jouer un rôle dans la protection de l'environnement et c’est seulement 53% d’entre eux qui se déclarent sensibles à l’environnement (Mansencal et al., 2020; Mansencal et al., 2021). Des données similaires sont présentées dans d’autres enquêtes quantitatives réalisées en France dont celles de l’Institut français d’opinion publique (IFOP, 2019, 2020) et de l’Institut public de sondage d'opinion (IPSOS, 2014). Ces quelques exemples illustrent le fait que les jeunes ne forment pas un tout homogène, qu’ils ne sont pas tous des militants engagés dans la protection de l’environnement et qu’ils ne partagent pas tous les mêmes valeurs à cet égard.
3Qu’entend-on par valeurs? Pour l’essentiel, en sociologie des valeurs, ces dernières sont définies comme des croyances profondes que les individus mobilisent pour agir et pour justifier leurs actions (Bréchon et al., 2019). Ainsi que l’a déjà écrit Rezsöhazy (2006), les valeurs renvoient à un système conceptuel complexe qui comporte de multiples dimensions. En regard de leur statut, on parlera de valeurs sociales, de valeurs publiques ou privées. Les valeurs sociales, pour les prendre en exemple, représentent de grands idéaux collectifs partagés par les membres d’une société. La famille, le travail, l’éducation, la santé, en sont des exemples. Les valeurs sont liées les unes aux autres pour former un système dans lequel elles sont interdépendantes et hiérarchisées. Ainsi, selon l’importance qui leur est accordée, elles auront des fonctions particulières : centrales, variantes, structurantes, globales, instrumentales, morales, et cetera. On reconnait par ailleurs que les valeurs s’acquièrent progressivement au cours de la socialisation des individus et que les plus fondamentales seraient définitivement fixées à l’âge adulte, puis relativement stables par la suite (Rokeach, 1986; Ingelhart, 2018). À l’échelle sociale, elles évoluent lentement, possiblement au rythme des générations (Galland et Roudet, 2005, 2012; Inglehart, 2018). Pour certains spécialistes du climat, les valeurs humaines jouent un rôle fondamental dans la survie de notre espèce avec les comportements, les innovations technologiques et la gouvernance (Steffen et al., 2018; WMO, 2019).
4En matière d’environnement, certaines analyses de données européennes indiquent que les valeurs environnementales, c’est-à-dire la manière dont nous conceptualisons et agissons à propos de l’environnement (Dietz, Fitzgerald et Shwom, 2005), ont connu une évolution en dent de scie dans la période qui va de 1976 à 2010 (Bozonnet, 2012; Bozonnet et Halpern, 2013; Sainteny, 2012). D’autres analyses issues des Eurobaromètres indiquent une tendance à la baisse de l’intérêt général à l’égard de la protection de l’environnement depuis 2007, année où 64% des Européens accordaient une très grande importance à la protection de l’environnement. Pour les années subséquentes, l’enquête ramène des taux de 58% en 2011, de 53% en 2014, 56% en 2017 et 53% en 2019, une stagnation qui peine à rejoindre le niveau de préoccupation de 2007 (European Commission et al., 2020). Cette tendance à la stagnation est aussi observable chez les jeunes, ce qui a fait dire à Bozonnet (2012) que l’écologisme chez ces derniers est une « résistible ascension »; il les décrivait alors comme étant plutôt écocentriques, mais peu engagés.
5Pour ajouter à ce bref survol des connaissances, la recherche a montré que plusieurs facteurs peuvent être corrélés aux valeurs environnementales. Sans prétendre l’exhaustivité, on retiendra que ce sont les personnes les plus diplômées et celles ayant le plus haut niveau de revenus qui sont les plus enclines à s’engager pour la protection de l’environnement (Bozonnet, 2012; Bozonnet, 2017b; Gougou et Persico, 2019; Mansencal et al., 2021). Par ailleurs, le niveau de connaissance et l’intérêt pour la nature (Seymour et al., 2011; Fielding et Head, 2012; Walker-Springett et al., 2016; IFOP, 2020); l’attachement des personnes à leur environnement et leur engagement personnel dans sa protection (Boeve-de Pauw et al., 2011; Hards, 2011; Hargreaves, 2011; Hood et al., 2011; Artelle et al., 2018); l’altruisme (Dietz et al., 2005) et l’exposition à des contenus médiatiques (Bozonnet, 2005, 2008; Lee, 2011; IFOP, 2020; Mansencal et al., 2020) figurent aussi parmi les facteurs pouvant avoir une incidence sur les valeurs environnementales.
6Au reste, l’environnement est un objet difficile à définir d’un point de vue sociologique. Polysémique, le terme renvoie tantôt à ce qui entoure l’humain, ses environs, les espaces naturels et la biodiversité, tantôt aux diverses formes de pollutions et de nuisances dues aux activités humaines, renvoyant alors aux changements climatiques, de la gestion des déchets aux transports, en passant par les énergies, la consommation et les modes de vie (Dobré, 2012). Pour Boudes (2012, p. 113), le concept est « […] tiraillé entre son association avec le développement durable, sa vocation écologique et naturalisante, et la dynamique que lui insuffle la sphère sociale ». Le fait de considérer l’environnement sous l’angle des valeurs rappelle sa vocation sociale et culturelle. Proches de la sensibilité écologique, que Bozonnet (2012, p. 147) définit comme « […] un intérêt plus ou moins grand pour la nature et l’environnement », les valeurs concernent l’importance qui lui est accordée, ce qui fait des valeurs et de la sensibilité écologique des concepts voisins. Il n’existe pas vraiment de consensus sur la définition de l’environnement dans le contexte de la sociologie des valeurs et de l’environnement. Pour Bozonnet (2012, p. 148), l’environnement est ce que la société dit qu’il est et, selon lui, il serait à peine exagéré de dire qu’ « […] à chaque catégorie sociale son environnement » tant les facteurs agissant sur la sensibilité et les valeurs sont nombreux.
7Comme on peut le voir, les données scientifiques indiquent donc que les jeunes manifestent un certain état de conscience en matière d’environnement en lui accordant une importance. Toutefois, ils seraient globalement assez peu engagés. On peut en effet imaginer qu’il est difficile pour eux de se convaincre que quelque chose se passe, de se motiver à faire un effort, de renoncer à la consommation (Royer et de Grandpré, 2015), alors qu’il n’y a pas si longtemps ils imaginaient leur avenir diplôme en poche, au volant d’un travail payant, voyageant dans le monde et possédant une maison remplie d’enfants (Royer, 2009). En dépit des connaissances inestimables que fournissent les grandes enquêtes et autres travaux sur les valeurs ainsi que sur le rapport à l’environnement, il existe peu d’études qualitatives sur les valeurs environnementales des jeunes ou, à tout le moins, sur la manière dont ils le comprennent et le sens qu’ils lui donnent. Dans ce contexte, le présent article veut contribuer à une meilleure compréhension du rapport que les jeunes entretiennent avec l’environnement : quelle valeur et quelles significations lui accordent-ils?
8Pour avancer sur ces questions, des entretiens compréhensifs (Kaufman, 2016) sont en cours auprès de jeunes adultes québécois alors que d’autres ont été réalisés au cours de l’hiver 2021 auprès d’une cohorte de huit jeunes adultes français grâce à la collaboration d’une étudiante française dans le cadre d’un stage de recherche réalisé à partir de la France. L’idée est d’éventuellement comparer le rapport à l’environnement chez de jeunes adultes provenant d’autres milieux que le Québec. C’est ce volet français de l’enquête qui est présenté ici.
9L’échantillon que nous avons construit se compose de 4 hommes et de 4 femmes âgés de 20 à 25 ans, tous nés entre 1996 et 2001 (Tableau 1). Au cours de cette période, la France, tout comme le Québec, était plongée dans un grand confinement dû à la pandémie de COVID-19. Les participants ont été recrutés de manière intentionnelle à l’aide de réseaux de connaissances avec l’intention de varier le profil des participants : des jeunes de la ville et de milieu rural, aux études ou en emploi, et provenant des milieux socio-économiques variés. Les données n’ont pas atteint la saturation, mais elles permettent néanmoins une exploration du phénomène qui nous intéresse ici, c’est-à-dire la valeur et la signification de l’environnement chez de jeunes adultes français.
Tableau 1. Profil des participants (n=8)
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Occupation principale
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Milieu de vie
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Statut économique
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Études
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Travail
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Métropole
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Ville moyenne
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Milieu rural
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Modeste
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Moyen
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Aisé
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Homme
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20-22 ans
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3
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1
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1
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1
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1
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1
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1
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23-25 ans
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1
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1
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1
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Femme
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20-22 ans
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2
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1
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1
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1
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1
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23-25 ans
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1
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1
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2
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1
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1
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Total
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6
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2
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3
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2
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3
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2
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4
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2
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10Considérant que les entretiens se sont déroulés en période de confinement dû à la pandémie de COVID-19, ils ont été réalisés par webconférence à l’aide de divers types de dispositifs (Skype, WhatsApp, Messenger, Jitsi, appel téléphonique). Ils ont tous été enregistrés sous forme audio. Au fur et à mesure de la collecte, chacun des entretiens a fait l’objet d’un résumé et d’une discussion entre les deux chercheures, puis a été transcrit sous forme de verbatim. Cette stratégie a contribué à cerner le profil des participants et les dimensions marquantes de chacun des entretiens, ainsi qu’à guider le processus d’échantillonnage. À des fins de validation et pour permettre un regard rétrospectif sur l’entretien, un résumé a été retourné à chacun des participants. Cette procédure n’a toutefois rapporté aucune information supplémentaire.
11Le guide d’entretien comprend une dizaine de questions regroupées en trois principales thématiques : 1) les valeurs, c’est-à-dire ce qui est important pour la personne interviewée; 2) l’importance accordée à l’environnement - ce thème se discute à travers l’importance accordée à l’environnement, les gestes posés ou non pour le protéger, les habitudes de consommation, le voyage (importance du voyage, projets de voyage, impact des changements climatiques sur leurs déplacements), et est ouvert à tout autre élément associé à la protection de l’environnement tel que le végétarisme, la décroissance, la consommation locale, et cetera) ; 3) la vision de l’avenir. Il est important de rappeler que ces entretiens s’inscrivent dans une étude qui porte sur les valeurs des jeunes et leur rapport à l’environnement, ce qui explique l’orientation générale de l’entretien en regard des valeurs. La durée des entretiens a été de 1h à 2h30.
12Considérant la diversité des personnes interviewées, les données ont d’abord été traitées par cas de manière à identifier ce qui caractérise chacune d’elles et leur position respective en matière d’environnement. À cette étape, une synthèse, articulée autour des thèmes d’entretien, a été produite pour chacun des participants. Par la suite, pour dégager les significations, nous avons procédé à une analyse inductive des segments des entretiens traitant d’environnement, à la recherche de noyaux de sens (Blais et Martineau, 2006; Thomas, 2006). Ce travail a permis la construction d’ensembles qui sont désignés ici comme des univers de significations du fait que chacun de ces univers est un assemblage, une mise en faisceau d’indices variés repérés dans les données (Paillé et Mucchielli, 2021). Pour configurer ces ensembles, nous avons cerné de quoi parlent les jeunes lorsqu’ils parlent d’environnement, à quoi le concept d’environnement renvoie dans leur esprit, quelles formes il prend. Les étapes de cette analyse ont fait l’objet d’une discussion entre les chercheures, de comparaisons et de mises en relation avec le contexte, les entretiens et la documentation, ce qui a soutenu et consolidé la construction du sens et l’interprétation des données.
13La réalisation de cette étude a été approuvée par le comité d’éthique de la recherche auprès des êtres humains de l’Université du Québec à Trois-Rivières. Les précautions éthiques nécessaires à la protection des personnes ont été prises. Aussi, les noms utilisés dans le cadre de cet article sont des pseudonymes et les informations pouvant permettre d’identifier les participants ont été anonymisées.
14Pour reprendre les questions de départ de cette analyse, nous cherchons à mieux comprendre le rapport que les jeunes entretiennent avec l’environnement. Quelle importance lui accordent-ils et quelle signification lui donnent-ils? En d’autres termes, quelle résonnance l’environnement a-t-il pour les jeunes? Pour répondre à cette question, nous avons d’abord examiné la manière dont ils abordent le phénomène dans le cadre des entretiens. Sur ce plan, les données montrent, sans surprise, que le rapport à l’environnement n’est pas univoque ni unidimensionnel et qu’il prend diverses formes, comme d’autres l’ont déjà suggéré (White, 2011; Bozonnet, 2012; Dobré, 2012).
15S’adossant aux propos des jeunes rencontrés, cette section met ainsi en lumière quatre univers de significations qui, en quelque sorte, se superposent. Nous verrons que l’environnement est associé à la nature, aux déchets et à la pollution, qu’il est aussi fortement associé à la consommation. L’analyse culmine vers des dimensions politiques du rapport à l’environnement qui suggèrent que les jeunes interviewés ont peu confiance au mouvement écologiste ainsi qu’en l’État envers lesquels ils sont plutôt critiques.
16Ce thème regroupe les associations à la nature, à la campagne et à la ruralité faites spontanément par les jeunes lorsqu’ils parlent d’environnement. Avant toute chose, il semble important de mentionner que pour plusieurs des jeunes rencontrés, la protection de l’environnement apparait comme un enjeu « évident », « naturel », « acquis », et qu’il est normal pour eux de « faire attention ». Par exemple, Camille (20 ans, étudiante) ancre sa réflexion environnementale dans ses origines rurales dont elle est particulièrement fière. À propos de l’environnement, elle évoque une question de « bon sens », presque de réflexe : « moi ça me parait évident, justement, d’avoir dans mon quotidien des réflexes qui sont […] vraiment favorables à l’environnement ». Cette même logique s’applique pour Florian (20 ans, étudiant) pour qui l’importance de l’environnement est une évidence. Lui aussi originaire de la campagne, Florian associe spontanément environnement et nature. Il dit aimer la nature. Évoquant les forêts et les montagnes dans lesquelles il a passé son enfance, il confie se sentir « beaucoup mieux dans de grands espaces […] montagneux par exemple ou forestiers ». À l’opposé, il est effrayé par les grandes métropoles, qu’il juge polluées et artificielles et qui « ne respirent pas la vie ». Se définissant comme sensibilisé à l’environnement, il estime que sa sensibilité est « instinctive » du fait de ses origines rurales. Ainsi, lorsque l’intervieweuse lui demande ce qu’il pense de l’environnement, Florian explique :
Alors, l’environnement, oui, évidemment que c’est très important. Venant de la campagne basque et ayant passé mon enfance à me promener dans les forêts et les petites montagnes, auprès de la nature, je suis évidemment très accroché à tout ça […] Donc, oui, j’aime beaucoup l’environnement, tout ce qui est nature et tout ça (Florian, 20 ans, étudiant).
17D’autres parlent de l’environnement en évoquant le respect de la nature (respecter sa beauté, honorer ce qu’elle nous donne) et les responsabilités individuelle et collective (protéger, ne pas détruire la nature). Romain (25 ans, enseignant) est l’un de ceux qui associent dès le départ environnement et nature. Romain a grandi dans un village entouré de montagnes et il a étudié en « pleine nature » comme il le dit lui-même. Pour lui, environnement rime avec protection des espaces naturels et beauté :
La protection de l’environnement me fait penser aux zones qui sont protégées… les zones… les parcs naturels, les zones Natura 2000, tout ça. C’est super important, je pense, qu’il y ait des coins, des hectares, des endroits définis où l’environnement est laissé tel quel au maximum quoi (court silence) parce que c’est vrai que selon le pays, y a des endroits qui sont vraiment complètement déforestés ou vraiment mis à mal par l’industrie […] Puis, ayant fait mes études en pleine nature à [il nomme la ville] on était/on parlait pas forcément de l’environnement, mais on y était au cœur quoi. Donc je sais pas, je pense que ça fait prendre conscience de la beauté en fait des paysages (Romain, 25 ans, enseignant).
18Cette catégorie de sens autour de la nature ne surprend pas. L’association nature-environnement étant considérée comme l’une des plus anciennes (Bozonnet, 2017a), elle est une composante incontournable des définitions de l’environnement proposées par les sociologues de l’environnement (Dobré, 2012). Ainsi associé à la campagne, aux forêts et aux grands espaces, on peut dire que l’environnement-nature a une couleur : le vert. En fait, l’eau, les océans, les lacs ou autres cours d’eau sont très peu évoqués par les personnes que nous avons rencontrées dans le cadre de cette étude, l’environnement étant d’abord associé aux espaces verts qui les entourent, ceux qui sont habitables par les humains, qui sont proches d’eux, avec lesquels ils sont familiers et qu’ils considèrent importants de protéger. Les données contribuent aussi à montrer que la proximité avec un milieu naturel ou le fait d’avoir grandi près de la nature jouent un rôle dans la construction de l’association nature-environnement, plus présente chez les jeunes ruraux. Nous reviendrons sur cette idée dans la discussion.
19Parmi les thèmes qui caractérisent les propos des jeunes interviewés en matière d’environnement, les déchets et la pollution se sont fortement imposés. La plupart des participants à cette étude ont en effet évoqué l’importance que revêt pour eux la gestion de leurs déchets, à commencer par le tri. Manifestement et pour tout dire, c’est là la préoccupation la plus répandue lorsque les jeunes interviewés parlent d’environnement et probablement aussi le réflexe le mieux acquis. Tous soutiennent spontanément trier leurs déchets. Pour Romain (25 ans, enseignant), par exemple, c’est la première idée qu’il évoque lorsque l’intervieweuse lui demande s’il pose des gestes pour protéger l’environnement :
Chercheure : […] Tu as parlé de l’importance de faire des petites actions au quotidien. Est-ce que toi tu appliques des gestes pour la protection de l’environnement, au quotidien ?
Romain : [il réfléchit] Euh oui, enfin […] j’essaie de trier au maximum tout ce qui est déchet. Enfin au maximum, non, on trie tous les déchets en fait. Le tri des déchets, c’est très important.
20Cette réaction est assez typique dans les données. Pour les interviewés, le tri des déchets est une habitude, un réflexe, un comportement acquis, un geste naturel qu’ils associent à la protection de l’environnement. Comme l’illustrent les extraits suivants, cette attention leur aurait été transmise par leurs parents tout autant que par l’école et cela dès leur jeune âge :
C’est quand même aussi mes parents pour qui c’était important. Ils ont compris que c’était important. Ils m’ont tout appris. Ils m’ont toujours dit, enfin, comment faire le tri ou ils m’ont toujours euh… enfin, partager aussi ce qu’il fallait faire. Parce que aussi, du coup, étant professeurs, ils ont réussi euh […] ils ont compris qu’il fallait changer. Donc tout ce qui était par exemple les informations sur le tri sélectif, les petits stages, les personnes qui nous expliquent comment faire ce qui est important. Depuis tout petit, moi, j’ai eu ça. Donc c’était/c’était aussi quelque chose on va dire de… pas d’inné, mais quelque chose qui était normal pour moi (Maxime, 21 ans, étudiant).
Ben moi je dirais que ça a commencé tout simplement avec, je pense, la famille et l’école aussi surtout. L’école primaire. Et étant dans un petit village, c’était quand même pas mal axé… ben c’était euh… comment dire? Notre institutrice, c’était la maire du village d’à côté. Donc elle était quand même impliquée dans tout ce qui est recyclage, tout ça. On récupérait toutes les chutes de papier pour les recycler, rien que quand on était à l’école. Donc déjà, je pense que rien que dans l’éducation, dès qu’on est petit ben c’est des choses qu’on prend l’habitude de faire et qui restent. Donc, je pense que la plupart qui étaient avec moi à l’école primaire ont le réflexe quand même de souvent trier ou recycler, enfin pas lancer dans la nature en tous cas, quoi (Romain, 25 ans, enseignant).
21Chez les jeunes pour qui la gestion des déchets est une habitude solidement acquise, il est difficile d’accepter des déchets au sol (mégots, emballages, papier, déjections animales, et cetera.) ou non triés. Cela choque visiblement, comme l’exprime Camille (20 ans, étudiante, originaire de la campagne) dans cet extrait :
Alors, tu sais quoi? Ça va peut-être paraitre méga étonnant mais dans mon immeuble, enfin là où j’habite, les gens ne trient pas. Je comprends pas. Je veux dire, ça, c’est un truc/ça m’a paru limite aberrant. J’étais en mode : « mais les gars, y a deux poubelles! Je veux dire, en plus, elles ont deux couleurs différentes! Pourquoi vous mettez du carton au mauvais endroit ? [avec un ton énervé]. Enfin, expliquez-moi! ». Comme si c’était vraiment pas un réflexe, alors que c’est vrai que chez nous, enfin, c’est un méga réflexe! (Camille, 20 ans).
22Sur cette base, d'autres préoccupations viennent s'ajouter dont celle de réduire la quantité de déchets qu’ils produisent. À ce chapitre, les jeunes évoquent plusieurs gestes et attitudes dont la réduction des emballages (sacs réutilisables, vrac, bocaux de verre, évitement des plastiques, zéro déchet) et l’adoption de comportements de consommation plus responsables dont l’achat local et la réduction du gaspillage alimentaire (nous reviendrons plus loin sur la question de la consommation). Avec d’autres, Maxime est l’un des participants particulièrement sensibles à cette idée. Il explique :
[…] faudrait changer, ouais, des comportements vis-à-vis de ça, de la consommation, vis-à-vis des déchets aussi. Même en restauration, par exemple, y a quand même beaucoup de déchets, on jette des fois beaucoup de nourriture ou des choses comme ça. On le fait, bon, à contrecœur des fois, mais on le fait. On n’a pas/on n’a pas encore trouvé la solution pour avoir zéro déchet. Que ce soit du plastique ou alimentaire, on gaspille aussi beaucoup (Maxime, 21 ans, étudiant en restauration).
23Dans le contexte de cette association environnement-déchets-pollution, il faut quand même souligner que pour certains, comme pour Bo (22 ans, étudiant, peu engagé, a grandi et vit dans une grande ville), l’effort s’arrête là : « déjà, pas jeter tes déchets, c’est déjà bien quoi ». Pourtant sensible aux problèmes environnementaux, il ne voit pas ce qu’il pourrait faire de plus, persuadé que ses gestes sont suffisants à son échelle, que de toute manière ils ne vont pas freiner les changements climatiques et que « c’est pas à notre niveau que ça bouge ». De même, pour Bintou (23 ans, auxiliaire de puériculture, a grandi et vit dans une grande ville), la protection de l’environnement est essentiellement une affaire de déchets et de pollution. Pour elle, la protection de l’environnement se résume aux efforts qu’elle fait en ce sens :
J’applique pas des gestes qui vont nuire à l’environnement. […] Par exemple, admettons euh… dehors, je jette pas les choses par terre, y a des poubelles… ou au pire je les garde jusqu’à ce que je vois une poubelle. La voiture, j’essaie de limiter. J’ai pas d’animaux (Bintou, 23 ans).
24Les données indiquent ainsi que la question du tri et plus globalement du traitement des déchets est une préoccupation importante pour les jeunes interviewés. Cette association s’applique à tous, des plus engagés en matière d’environnement à ceux qui le sont moins. Ils n’abordent pas nécessairement de grands enjeux liés aux déchets de plastique, par exemple, ou aux embûches liées au recyclage, mais ils sont sensibles à la question des déchets ainsi qu’aux gestes qu’ils peuvent faire à leur échelle et dans leur environnement immédiat (tri, poubelle). Dans les prochaines sections, nous verrons que c’est là une préoccupation de base en matière d’environnement, à partir de laquelle d’autres dimensions vont s’ajouter, dont la consommation.
25Des préoccupations liées à la gestion des déchets jusqu’à celles associées à la consommation, il n’y a qu’un pas à faire, car une solution possible à la production de déchets est de consommer de manière plus responsable, c’est-à-dire consommer moins et de manière différente. C’est là une autre préoccupation importante pour les jeunes interviewés qui ont tous associé environnement et consommation, voire déconsommation. Sans entrer dans les détails des nombreux gestes particuliers qu’ils évoquent à cet égard, nous proposons plutôt de mettre en lumière l’étendue de leurs préoccupations de manière à mieux saisir le type de rapport qu’ils entretiennent à l’égard de l’environnement.
26Parmi les gestes que les jeunes posent, les données révèlent des comportements individuels qui touchent l’univers de la consommation dans diverses sphères de la vie : l’alimentation (achat au marché, produits locaux, produits de saison, produits biologiques lorsqu’accessibles, moins de viande, plus de cuisine, évitement des grandes chaînes); les transports (le commun, limitation de l’utilisation de la voiture, transport à vélo et déplacement à pied lorsque les distances le permettent), l’énergie (attention à la consommation d’électricité, d’eau et au chauffage), les produits d’hygiène et les produits domestiques (les cups menstruelles, le fait maison), les vêtements (les friperies et le seconde main) et l’électronique (réduction de leur consommation).
27Bien qu’ils se considèrent globalement comme de petits consommateurs, certains font tout de même de nombreux efforts pour réduire leur consommation. Par exemple, Charlotte (24 ans, étudiante, militante féministe) est l’une des participantes qui posent le plus de gestes favorables à la protection de l’environnement. Dans l’extrait qui suit, après le tri, elle explique faire des efforts pour limiter ses achats et elle expose certaines de ses habitudes de consommation en matière d’alimentation (achat au marché, fruits et légumes de saisons) et de vêtements (achat en friperie). Elle tente aussi de réduire ses déchets par le tri, les achats en vrac et l’utilisation de sacs réutilisables. Comme elle le souligne, bon nombre de ses gestes correspondent également à une motivation économique :
Chercheure : Est-ce que tu appliques des gestes, toi personnellement, pour protéger l’environnement?
Charlotte : [elle réfléchit quelques secondes] Ben oui, je fais les trucs qu’on m’a un peu appris, genre je trie… euh… je… ben oui [je fais des gestes]! Je me suis vraiment mise à manger des légumes de saison. Je consomme pas de viande, mais ça c’est aussi, enfin… en vrai … j’en ai jamais trop mangé depuis que je suis étudiante, en fait. Enfin c’est aussi une question d’argent, mais voilà j’en achète quasi pas, vraiment, j’en cuisine pas du tout même. […] J’essaie de me faire moi-même mes gâteaux etc. quand j’ai le temps. Mais ça, pareil, ça marche bien quand on a le temps, pendant le confinement et tout, mais voilà… [j’essaie] de limiter quand même ce que j’achète. Ben après […] je vais au marché, j’achète des légumes… j’essaie d’avoir des sacs euh… de réutiliser des sacs du marché, de mettre tout dans un sac, euh… j’utilisais des bocaux pour les trucs en vrac pour pas utiliser des sacs plastiques… […] Après oui, j’achète pas grand-chose à part des livres en vrai [elle rit], donc euh… enfin les fringues et tout j’essaie d’acheter beaucoup en fripes mais, pareil, c’est plus des questions d’argent (Charlotte, 24 ans, étudiante, militante féministe, vit dans une grande ville).
28D’autres facteurs concourent à favoriser la tendance à réduire la consommation chez les jeunes interviewés, dont le côté pratique de certains services (les transports en commun sont simples à utiliser; les marchés publics sont souvent à proximité et ils sont plus accessibles que les grandes surfaces) et la qualité des produits (la fraîcheur trouvée au marché; la nourriture saine; les produits locaux).
29Cela dit, bien que la propension à « faire attention » soit manifeste chez la plupart des participants, protection de l’environnement et consommation responsable ne vont pas nécessairement de pair pour tous. Ainsi, Bo par exemple, un jeune qui se montre peu engagé en matière d’environnement insiste à quelques reprises au cours de l’entretien sur le fait qu’il vit normalement, qu’il ne consomme ni plus ni moins que les autres et, donc, qu’il ne fait pas d’efforts particuliers sur ce plan :
Je suis quelqu’un de… de normal entre guillemets. Je suis pas plus… je fais pas plus attention qu’un autre. Ouais, je jette pas mes déchets dans la nature, je fais pas des trucs comme ça, mais je reste quelqu’un d’assez commun quoi… je suis pas… […] ben je fais pas forcément [attention] euh… ouais, moi je mange de la viande… [il réfléchit] j’ai une alimentation normale, je vis ma vie normalement, euh… je suis/je fais pas plus attention qu’un autre quoi! Je prends des douches, autant qu’il en faut pour être propre [il rit]. Voilà! (Bo, 22 ans, étudiant, a grandi et vit dans une grande ville).
30Par-delà les gestes individuels liés à la protection de la nature qui les entoure et une gestion sensée des déchets qu’ils produisent, les entretiens réalisés dans le cadre de cette étude montrent que le rapport à l’environnement chez les jeunes interviewés est aussi une affaire politique. C’est là un champ de préoccupations dans lequel l’environnement a en effet une résonnance importante. Cela prend diverses formes dans les données allant d’un militantisme (bien que faible) à la critique de l’État et à celle du mouvement écologiste, en passant par l’affirmation d’une position sur l’échiquier politique et de la vision environnementale qui l’accompagne. Nous faisons ici référence à la droite et à la gauche politique, tout particulièrement.
31Les huit jeunes que nous avons rencontrés manifestent des intérêts politiques très divers, du désintérêt à la militance, et de l’extrême droite ultra conservatrice et religieuse, à l’extrême gauche anarchiste, en passant par les Verts et par un certain centre modéré. Quelques-uns seulement disent voter, la plupart n’ont pas confiance en l’État, particulièrement en matière d’environnement. Certains sont si insatisfaits de la gouvernance de l’État qu’ils ont même tenté de créer leur propre parti politique. Dans ce vaste ensemble de postures, il est intéressant de constater que l’environnement est associé à certaines idéologies politiques, notamment à une gauche que l’on pourrait qualifiée de modérée : la Gauche, les Verts, et cetera.
32Dans ce contexte politiquement polarisé, Camille (20 ans, étudiante), bien que militante dans une organisation proche de la droite, déplore que l'environnement soit généralement considéré comme un enjeu de la gauche politique. Selon elle, la protection de l’environnement relève « du gros bon sens » et cette préoccupation devrait être transversale et commune à tous les partis. Néanmoins, à l’instar de Florian (20 ans, étudiant et militant dans un mouvement d’extrême droite), Camille défend une position conservatrice liée à la consommation locale et à la protection des marchés qui peuvent être vues comme des valeurs protectionnistes de droite visant à protéger la production locale. Cette posture, ils l’associent à la cause écologiste (bien qu’elle soit d’abord utilitariste et économique, c’est-à-dire liée au développement). Dans cette perspective, Florian critique fermement les politiques liées à la mondialisation des marchés telles que promulguées selon lui par le parti Vert, pour plutôt défendre des politiques qu’il considère « cohérentes » avec la protection de l’environnement dont la production et la consommation locales :
- 1 Yannick Jadot est député européen Europe Écologie Les Verts. Il était la tête de liste aux élection (...)
[…] refuser les traités internationaux de libre-échange… qui polluent… enfin, qui sont à l’origine d’une pollution immensément plus gigantesque que les minimes consommations des individus. Les supers tankers qui traversent l’océan atlantique et l’océan pacifique pour livrer des marchandises polluent immensément plus que des millions de personnes en France qui vivent quotidiennement. Et pourquoi ces supers tankers sont de plus en plus nombreux, de plus en plus chargés, tout ça ? Mais parce que le commerce international est organisé de telle manière à ce que les produits soient produits à l’autre bout de la planète alors qu’ils pourraient être produits plus localement et ainsi ces produits-là doivent être transportés en permanence avec je ne sais combien d’emballages. C’est ça finalement qui devrait être le plus important et le plus logique pour n’importe qui souhaitant au minimum préserver l’environnement. Or c’est le contraire parce que ces mêmes personnes qui sont très euh… écologistes euh… revendicatives à ce niveau-là sont les premières à souhaiter la mondialisation, le mondialisme, à soutenir les hommes politiques comme Macron, Europe Ecologie Les Verts, tout ça. Et c’est/je crois que c’est Jadot1 qui avait osé sortir que la mondialisation était nécessaire pour l’écologie. C’était une blague ! C’est l’inverse en fait. Plus le commerce est mondialisé et moins le commerce est écologique (Florian, 20 ans, étudiant et militant d’extrême droite).
33Parmi les conceptions rattachées au mouvement écologiste, les données révèlent que ce dernier est l’objet de sévères critiques de la part des jeunes interviewés. Par exemple, Charlotte (24 ans, étudiante, militante féministe), pour qui l’environnement est important, reproche au mouvement écologiste de ne pas être assez radical. Malgré sa sensibilité et les nombreux gestes qu’elle pose pour protéger l’environnement, elle est convaincue que le mouvement est aux mains d’« hommes blancs bourgeois hétérosexuels cisgenres » qui font reposer la culpabilité de la destruction de l’environnement sur les individus et plus particulièrement sur les personnes déjà opprimées (femmes, personnes racisées, pays du Sud) :
Ouais, [l’environnement] c’est important pour moi… euh… alors… je trouve ça super important en fait euh… j’ai juste, en fait, j’ai l’impression que c’est beaucoup des mouvements assez peu radicaux et qui prennent pas en charge, enfin… En fait j’ai du mal à militer sur ces questions-là… […] j’ai l’impression que c’est un truc assez bourgeois blanc en fait et c’est devenu un peu à la mode et, enfin, ça fait aussi beaucoup aussi pesé la charge sur les personnes individuellement et sur les meufs [les femmes] en fait (Charlotte, 24 ans).
34Charlotte voit dans la cause environnementale un problème de lutte de classe. Très critique des magasins bios, qu’elle considère comme un signe de « distinction sociale », et des marches pour le climat qu’elle juge bourgeoises et réformistes, elle a du mal à s’identifier au mouvement. Elle inscrit plutôt sa réflexion dans une logique anticapitaliste et elle se positionne contre l’idéologie néo-libérale.
35D’allégeance politique pourtant très différente de celle de Charlotte (24 ans, étudiante, militante féministe), on retrouve une position semblable chez Florian (20 ans, étudiant, militant d’extrême droite) qui, bien qu’attaché à la ruralité et défenseur du développement local, s’oppose au mouvement écologiste. Il estime que ce mouvement est artificiel et incohérent et que les écologistes sont des personnes « bourgeoises citadines […] complètement déconnectées de tout ce qui est naturel ». Les jugeant hypocrites, il est convaincu que ces personnes « correspondent exactement à la caricature […] de la personne surconsommant » (Florian, 20 ans).
36Toujours en lien avec le mouvement écologiste, les données montrent en outre que les jeunes sont généralement plutôt détachés des manifestations pour le climat. La plupart n’y participent pas, considérant que cela ne donne pas grand-chose; ils se demandent si « vraiment ça va changer les choses ou pas » (Maxime, 21 ans, étudiant). Pour Bo (22 ans, étudiant), les manifestations pour le climat « c’est mignon », mais il estime qu’elles n’ont pas d’impacts visibles. Seule Juliette (21 ans, étudiante) dit y participer, sans toutefois sembler vraiment y croire. Quand on lui demande de parler des choses importantes pour elle, Juliette nomme entre autres l’environnement. Elle précise que son engagement, bien qu’important si on le compare à celui des autres interviewés, lui parait naïf et insuffisant. Tout en mentionnant les efforts personnels qu’elle fait pour l’environnement, elle exprime du même coup le découragement qu’elle ressent face à l’État :
[L’environnement] c’est important pour moi, mais en voyant des instances plus importantes, par exemple le gouvernement qui prend pas forcément de mesures là-dessus, c’est sûr que c’est un peu décourageant […] Y a eu pas mal de marches pour le climat auxquelles j’ai participé, mais après, j’ai toujours senti que c’était un peu des actions dans le vide quoi parce que à côté de ça ben Nicolas Hulot quitte le gouvernement de Macron, y a pas de mesures drastiques qui sont prises quoi, alors qu’on voit que la terre elle est en train de mourir […] c’est un peu désespérant quoi […] en fait, euh, j’ai vraiment l’impression qu’y en a qui sont pleins d’espoir et on essaie et tout, mais c’est difficile en fait d’être euh… de persister dans la détermination quand tu vois en fait ce qui se passe du côté des autorités supérieures quoi. Nous on fait notre compost, on fait le tri, on est bien gentil mais ça sert à quoi tout ça si au-dessus personne ne fait rien? (Juliette, 21 ans, étudiante).
37Au final, on comprend que l’environnement est associé au politique et au mouvement écologiste qui passe entre autres par les manifestations pour le climat. Ceux que nous avons rencontrés ont une faible confiance en l’État en matière d’environnement. Plus encore, hormis une certaine forme d’adhésion au mouvement écologiste chez Juliette, les données indiquent qu’ils sont très peu enclins à s’y engager, du moins publiquement, qu’ils en sont même plutôt déçus et critiques. Certains voient en effet le mouvement écologiste comme une mode, comme une manière de se distinguer socialement, un mouvement bien visible, mais jugé trop peu radical et sans effets véritables. Quant aux gouvernements, ils sont jugés pour leur manque d’engagement et de cohérence à l’égard des questions environnementales.
38À l’issue de cette analyse, que retenir? Rappelons tout d’abord que cette dernière visait à cerner la valeur et les significations que de jeunes adultes français accordent à l’environnement. Fondées dans des entretiens qualitatifs réalisés avec huit d’entre eux, des analyses ont permis de mettre au jour quatre univers de signification associés à la nature, aux déchets et à la pollution, à la consommation, puis à la politique. Elles ont aussi contribué à mieux comprendre la place de l’environnement dans les valeurs chez de jeunes adultes français.
39Pour ce qui concerne les significations, les résultats montrent que l’environnement chez les jeunes renvoie à divers univers de signification qui s’organisent suivant une certaine gradation. D’abord ancré, à la base, dans une conception verte de la nature, l’environnement renvoie aux espaces naturels (forêts, montagnes, campagne), à une nature propre, exempte de déchets. On peut accoler à ce noyau de sens une propension à protéger la nature. L’un des gestes individuels les plus fortement liés à la protection de l’environnement est sans aucune ambiguïté possible le fait de disposer convenablement de ses déchets. Sur ce plan, le tri des déchets s’impose fortement comme une habitude acquise, voire un geste devenu presque naturel. Pour certains, le rapport à l’environnement se limite à cet univers de significations associé aux déchets, ne sachant trop ce qu’ils pourraient faire de plus pour protéger l’environnement. Pour d’autres, la réflexion va plus loin trouvant écho dans un effort de réduction de leurs déchets et, par voie de conséquence, dans une plus grande attention portée à leur consommation : réduire le gaspillage, consommer moins, récupérer, réduire les emballages, consommer localement sont des exemples des efforts faits en ce sens. À ce chapitre, on retient un effort ou à tout le moins un vif intérêt à diminuer leur consommation ou à modifier leurs habitudes de consommation. Puis, par-delà les gestes individuels apparaissent les associations environnement-militance et environnement-gouvernance. Toutefois, seuls quelques-uns atteignent ce niveau de réflexion, voire d’engagement. Aucun des jeunes que nous avons rencontrés n’a confiance en l’État pour ce qui concerne les politiques environnementales et tous doutent de l’effet que peuvent avoir les manifestations pour le climat. Pour cette raison, ils se limitent pour la plupart à faire des choses à leur échelle, sans trop compter sur l’État pas plus d’ailleurs que sur le mouvement écologiste. Les deux sont en proie à de vives critiques, notamment de la part des plus militants : Charlotte (anarchiste et militante féministe), Florian (militant de droite), Juliette (militante féministe et environnementaliste).
40Cette gradation n’est pas sans rappeler celle proposée par Hards (2011) qui, à l’aide d’une enquête qualitative réalisée auprès de 16 adultes anglais, a proposé trois catégories de valeurs environnementales regroupées autour de la nature, de la simplicité et de la normalité. Dans l’ensemble, la nature inclut la beauté et le caractère bienfaiteur de la nature, un sentiment de connexion, mais aussi un sentiment de fragilité et un devoir de responsabilité, de respect et de protection. La simplicité quant à elle renvoie à l’idée d’une vie simple qui valorise la sobriété, l’épargne, la faible consommation et qui condamne l’avidité, le gaspillage et le luxe. Cette catégorie se rapproche de celle que nous avons associée aux réflexions autour de la consommation, très fortement associée à la protection de l’environnement. Enfin, la normalité est un concept tout à fait intéressant, qui se présente comme une position centrale se situant entre ceux qui contestent, critiquent et s’élèvent contre les normes et les politiques en vigueur, et ceux qui se définissent comme des personnes normales qui ne font rien de particulier pour changer les choses. Hards estime que la plupart se trouvent entre les deux, ce que nous pouvons aussi observer à travers cet échantillon.
41Ainsi que l’a déjà écrit Dobré (2012), on retiendra aussi que l’environnement est un terme polysémique renvoyant tantôt aux espaces naturels qui entourent l’humain, tantôt aux pollutions dues aux activités humaines, dont font partie la gestion des déchets et la consommation. À cela, on peut ajouter la sphère politique et le mouvement écologiste, des ensembles de significations qui caractérisent aussi le rapport à l’environnement (voir Boudes et al., 2012, pour des analyses sur le sujet). Chacun de ces ensembles forme des univers complexes et multiformes que nous avons seulement effleurés.
42Les entretiens qui ont servi à la présente analyse ont aussi permis de voir que l’environnement est important pour les jeunes rencontrés. Sans nécessairement l’identifier parmi ce qu’il y a de plus important pour eux – ce qui lui conférerait un statut de valeur structurante qui explique leurs choix et oriente leur vie (Rezsöhazy, 2006) -, et sans non plus que leur sensibilité relative à l’égard de l’environnement forme un consensus – ce qui lui donnerait le statut de valeur centrale, c’est-à-dire partagée par l’ensemble du groupe ou de la population -, ils lui accordent néanmoins de l’importance et les gestes qu’ils posent témoignent d’un certain engagement à le protéger qui se décline selon des degrés divers. D’une valeur latente, observée chez de jeunes Québécois (Royer et de Grandpré, 2015), l’environnement prend dès lors les allures d’une valeur plutôt périphérique. Elle ne fait pas partie du noyau dur des valeurs, mais elle est présente dans le système, ce qui représente une avancée du point de vue de la progression de cette valeur.
43Pour finir, on soulignera une fois de plus que l’importance accordée à l’environnement est modulée par certains facteurs, dont la connaissance des enjeux environnementaux et des gestes possibles à l’échelle individuelle notamment. Les résultats indiquent que certains participants à cette étude ont intégré des valeurs environnementales dès leur jeune âge (amour et respect de la nature, gestion des déchets, attention à certains aspects de la consommation), ce qui contribue à montrer la place importante de la famille et de l’école dans la construction de cette valeur, alors que d’autres dont les connaissances en matière d’environnement sont visiblement plus limitées trouvent la question de l’environnement compliquée ne voyant pas ce qu’ils pourraient faire de plus que le tri de leurs déchets. Comme d’autres études l’ont indiqué, le fait de grandir en milieu rural ou à proximité de la nature engendre des sentiments positifs à son égard et le désir de protéger (Hood et al., 2011; Diaz et al., 2015). De plus, comme déjà souligné par d’autres travaux dont Fielding et Head (2012) et Royer et de Grandpré (2015), l’inertie des gouvernements décourage les jeunes et mine leur confiance. Enfin, bien qu’en filigrane, les analyses mettent en lumière une tension entre le monde rural et le monde urbain, les jeunes portant un regard parfois sévère sur la ville et ses habitants les jugeant peu sensibles à l’environnement, notamment à l’égard de la gestion de leurs déchets et de la faible attention portée à la nature. Cette tension n’est pas sans rappeler les travaux de Bozonnet (2012) qui, examinant les champs sémantiques de la sensibilité environnementale, distinguait une conception rurale de l’environnement centrée sur les champs, les forêts et le plein air, d’une conception urbaine centrée sur les problèmes de pollution, de bruit et le manque d’espaces verts.
44Bien que les données utilisées pour cette analyse demeurent incomplètes dans le sens qu’elles n’ont pas atteint la saturation et qu’elles se concentrent sur une mince partie d’un vaste ensemble de données, elles ont néanmoins permis d’identifier des ensembles de significations accolées à l’environnement. En laissant les jeunes s’exprimer sur la question de l’environnement et sur l’importance qu’ils lui accordent, cette analyse a permis de constater comment l’environnement apparait dans la pensée de ces jeunes, autour de quelles idées il s’organise et se structure pour former divers univers de significations qui se superposent du plus fondamental, personnel et proche de la nature, au plus complexe, collectif et proche du politique. Ce faisant, et bien que les changements climatiques nous pressent, elle plaide en faveur d’un approfondissement du rapport à l’environnement qui permettrait de mieux comprendre comment cette valeur se développe et les mécanismes qui pourraient la faire se hisser parmi les valeurs plus centrales et structurantes du système de valeurs. Comme l’a écrit Bozonnet (2007, p. 13) les valeurs ne sont jamais créées à partir de rien, « elles sont héritées ou négociées dans le cadre de la socialisation, et ensuite inscrites durablement dans les attitudes ». C’est certainement là une avenue de réflexion à poursuivre pour aller plus loin et pour soutenir, voire accélérer, le lent développement des valeurs chez les jeunes.
Cette étude a pu être réalisée grâce au soutien financier du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH).