1En matière d’acceptabilité sociale, les promoteurs ont, dans le passé, majoritairement adopté une communication tirée du modèle du déversement du savoir, empruntant ainsi une trajectoire communicationnelle descendante (top-down) (Yates et al., accepté). Ce modèle repose sur l’hypothèse selon laquelle les formes de connaissances dites universitaires, ou expertes, seraient les seules valides pour prendre des décisions publiques, tant en sciences naturelles qu’en sciences sociales ou humaines, face à un public considéré comme ignorant (Ahteensuu, 2012 ; Batellier, 2016). Les experts seraient prétendus détenir le monopole de l’information à prendre en considération dans le développement de projets. Ce faisant, ils disposeraient des connaissances suffisantes pour prendre des décisions publiques importantes (Brunk, 2006) et les « citoyens ordinaires » qui s’opposent à cette décision le font par manque de connaissances. Il reviendrait donc au promoteur de « déverser son savoir » avec des stratégies d’éducation et de relations publiques afin de rendre son projet acceptable socialement (Brunk, 2006 ; Pouliot et Godbout, 2014 ; Simis et al., 2016).
2Dans les dernières années, le processus s’est graduellement ouvert à la participation citoyenne – l’acceptabilité sociale des projets sociotechniques étant devenue, au Québec du moins, une condition de faisabilité de ces derniers (Batellier, 2015 ; Yates, 2018). Certains promoteurs font graduellement place à une approche participative de la gestion des risques (McComas, 2010 ; Yates et al., accepté). On reconnait ainsi que les citoyens sont porteurs d’un savoir, de valeurs et de perceptions qui doivent être pris en considération, cette reconnaissance étant à la base de l’acceptabilité sociale des projets discutés (Gendron, 2014).
- 1 Tous les noms propres sont fictifs afin d’assurer la confidentialité des participants.
3Nous nous intéressons dans ce texte à la trajectoire des savoirs citoyens : de leur formation, leur reconnaissance par les promoteurs et gouvernements et enfin leur intégration dans les décisions. Pour illustrer les mouvements des savoirs citoyens, nous utiliserons le cas d’une mobilisation dans une petite municipalité au Québec, Lac-aux-Voiliers1, dans laquelle le promoteur, Mining Inc. s’est installé dans le but d’y effectuer des opérations d’exploration. Depuis dix ans, le projet de la mine de l’Étoile est passé entre les mains de trois compagnies d’exploration minière, et est présentement détenu à 100 % par Mining Inc., une compagnie basée dans l’ouest du Canada.
4La contribution de cet article est de trois ordres. D’abord, sur le plan théorique, nous consolidons une typologie des savoirs citoyens, en plus d’expliciter leur articulation. Nous posons à cet effet l'hypothèse qu'en ayant une meilleure connaissance quant à la formation des savoirs citoyens, ces derniers bénéficieront d'une plus grande reconnaissance dans les prises de décision publique. Effectivement, en proposant des cartes de compréhension sur la formation des savoirs citoyens, nous espérons contribuer, humblement, à une communication bidirectionnelle (Merkelsen, 2011) plus ouverte entre promoteurs, gouvernements et citoyens. Dans un deuxième temps, sur le plan méthodologique, l’apport réflexif et la mise en récit narrative offrent une perspective unique et un regard scientifique nouveau sur la trajectoire des savoirs citoyens au sein d’un processus de démarche participative. Enfin, cet article permet de poser le constat suivant : le modèle du déversement du savoir est encore ancré dans le développement des projets d'exploitation de ressources naturelles, propose des pistes sur les façons de reconnaitre que nous sommes en présence de ce modèle de communication scientifique et enfin des stratégies pour le surmonter. Nous espérons ainsi participer à une construction de la science et des connaissances autour de la question de l’acceptabilité sociale et de la participation publique.
5Ce texte s’appuie sur une démarche qualitative de type exploratoire, inspirée des principes de l’ethnographie organisationnelle. J’ai ainsi participé à une séance de consultation publique organisée par l’équipe de Mining Inc., sur une plateforme de vidéoconférence à l’intention des citoyens des municipalités concernées par le projet de la mine de l’Étoile dans les premiers mois de l’année 2022. La rencontre, d’une durée d’environ 3 heures, a été mon premier contact avec le projet de la mine de l’Étoile. J’ai ensuite effectué trois entretiens semi-dirigés (Beaud et Weber, 2010), un premier avec un représentant du promoteur, et deux autres avec des citoyens engagés : Pierre et André. Ces deux citoyens ont été approchés puisqu'ils ont tous deux cofondé la principale organisation s'opposant au projet minier. Ce texte s’appuie également sur des extraits de mon journal de bord, tenu électroniquement et contenant certains passages audios, entre le 13 janvier et le 26 avril 2022, qui fait état des différentes stratégies de négociations pour l’accès au terrain, de mes questionnements quant à cette recherche ainsi que de mes réflexions personnelles, au fil des entretiens, des consultations publiques et des moments de rédaction.
6Je propose en plus dans ce texte de faire dialoguer la théorie avec une mise en récit narrative des histoires de Pierre et André, avec qui j’ai discuté dans le cadre de cette recherche et qui sont tous deux résidents de la municipalité de Lac-aux-Voiliers. Pierre et André sont, chacun à leur façon, à l’avant-plan de la contestation citoyenne du projet de la mine de l’Étoile. La structure du texte suit la trajectoire des savoirs citoyens. Nous nous attarderons dans un premier temps à leur formation, ensuite à la façon dont ils sont exprimés par les citoyens et peuvent être reconnus par les gouvernements et les promoteurs et enfin à leur intégration dans les décisions publiques.
Figure 1. Trajectoire des savoirs citoyens
Figure illustrant la trajectoire des savoirs citoyens.
7D’un point de vue réflexif, il convient également de mentionner mon propre lieu d’énonciation (Harrache, 2017). Victoria Reyes (2020) fait référence de manière métaphorique à une boîte à outils qui est à la disposition du chercheur lors d’une démarche ethnographique, où il peut utiliser certains aspects de son identité pour avoir accès au terrain et le comprendre. Ayant travaillé à titre de consultante pour des stratégies d’acceptabilité sociale auprès d’une diversité de clients, dont certains dans le secteur énergétique, et ayant également milité pour des causes environnementales, j’ai pu mettre de l’avant différents aspects de mon identité lors des entretiens que j’ai menés. De ce fait, mes différentes positionnalités de consultante et de militante ont pu être mise de l’avant de façon stratégique, en ce sens qu’elles m’ont permis de connecter plus facilement sur certains aspects avec les personnes interviewées (Reyes, 2020). L’entrevue étant une performance à deux, ma propre expérience m’a ainsi permis de construire des liens et de bâtir plus rapidement une confiance avec les participants (Alvesson, 2003).
8En ce qui concerne l’analyse thématique, j’ai d’abord effectué une revue de littérature sur le thème de l’expertise et des savoirs citoyens, en inscrivant mes recherches dans des disciplines connexes à l'étude des sciences, de la technologie et de la société (STS) et en science politique, principalement en ce qui a trait à la démocratie participative, le tout, plus largement dans une perspective communicationnelle. Cela a permis de rédiger les guides d’entretien de façon à permettre de comprendre et de suivre la trajectoire des savoirs en contexte de participation citoyenne.
9Les verbatims des entretiens ont été analysés en fonction de thèmes préalablement identifiés en lien avec la trajectoire des savoirs et codifiés sur le logiciel d’analyse qualitative NVivo. L’analyse s’est ensuite faite de façon itérative, alors que certaines thématiques se sont ajoutées au fur et à mesure, au-delà de celles préalablement identifiées à l’aide de la revue de littérature (Ryan et Bernard, 2003). Les extraits des entretiens présentés dans cet article sont représentatifs du contenu des discussions et ont été choisis parce qu'ils illustraient particulièrement bien la théorie. Au contraire, certains éléments théoriques ne sont pas ressortis dans les entrevues, nous en faisons mention également le cas échéant.
10Le savoir citoyen fait référence aux connaissances que possèdent les citoyens. Il se différencie de l'expertise citoyenne au sens où le savoir peut être d’usage et ne s'inscrit pas nécessairement dans un objectif d'orientation de l'action publique (Bérard, 2018 ; Claveau et Prud'homme, 2018). Les savoirs citoyens deviennent une expertise citoyenne lorsqu'ils sont mobilisés (Bérard, 2018), notamment dans des démarches de consultations publiques (Nez, 2015).
11Nous parlerons donc principalement de savoirs citoyens, terme plus englobant, puisque nous aborderons d'abord la façon dont ils se forment, avant de même qu'ils ne s'inscrivent dans une logique d'orientation de l'action publique. La typologie des savoirs citoyens proposée est inspirée des travaux d’Héloïse Nez (2015), eux-mêmes inspirés des travaux d’Yves Sintomer (2008). Nous cherchons à décrire de la façon la plus exhaustive possible les différentes façons dont un savoir peut se former chez un citoyen. L’apport de cette typologie n’est non pas de cantonner les citoyens à un type de savoir, mais plutôt d’illustrer que leurs savoirs sont dynamiques, variés et pluriels.
Tableau 1. Types de savoirs citoyens
Tableau synthétisant la typologie des savoirs citoyens
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Raison ordinaire
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Expertise citoyenne
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Savoir d’usage
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Savoirs professionnels
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Savoirs militants
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Individuel
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Savoir d’usage individuel
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Savoir professionnel individuel
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Savoir militant individuel
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Collectif
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Savoir d’usage collectif
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Savoir professionnel collectif
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Savoir militant collectif
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12D’entrée de jeu, notons que le savoir peut être individuel ou collectif. Le savoir individuel réfère à toutes connaissances qu’un individu possède personnellement, tandis que le savoir collectif fait plutôt référence à la mise en commun des différents savoirs individuels. Le savoir collectif se forme lorsque des individus s’inscrivent dans des démarches de production des savoirs collectifs. Il est donc intentionnel et est davantage structuré, formalisé et conceptualisé.
13La raison ordinaire renvoie à la connaissance du profane - celui qui ne sait pas ou qui n’est pas initié. Elle s’acquiert par « l’expérience d’usage et la proximité sur un temps prolongé d’un environnement immédiat » (Nez, 2011). Le savoir d'usage est donc un savoir situé, où l’usage peut faire référence tant à l’utilisation, à la consommation ou encore à la coutume (Breviglieri, 2002 ; Sintomer, 2008). C’est un savoir qui peut s’exprimer de diverses façons, notamment via l’anecdote ou le témoignage qui fait état d’un vécu personnel et qui servira à appuyer une position (Damay, 2009). En matière de savoirs citoyens, c’est généralement celui-ci qui est avant tout recherché par les promoteurs de projets, eux qui ont à l’emploi des experts mais pas nécessairement issus de la localité. Le savoir d’usage est donc censé compléter un savoir universitaire ou technique, qui pourrait être inadéquat, ou incomplet s'il était isolé (Nez, 2015).
14L’expertise réfère plutôt à des savoirs systématisés, techniques ou universitaires (Callon, 1999, 2013 ; Bérard, 2018). Elle est multiple : elle peut être professionnelle, intellectuelle, universitaire, scientifique ou technique (Nez, 2015) et s'inscrit dans une volonté d'orienter l'action publique (Claveau et Prud'homme, 2018). En matière d’expertise citoyenne, on note deux types de savoirs : le savoir professionnel et le savoir militant. Le savoir professionnel est acquis par les citoyens dans le cadre de leur vie professionnelle. Qu’ils soient architectes, ingénieurs ou encore comptables, ces compétences peuvent être recyclées en contexte de participation publique. Le savoir militant est issu quant à lui de l’expérience des citoyens au sein de mouvements militant, politique ou associatif. Alors qu’une très grande majorité de « citoyens ordinaires » possèdent une connaissance faible et fragmentaire de l’univers politique (Blondiaux, 2007), ces connaissances en matière de processus, de stratégies ou de fonctionnement politiques peuvent être bénéfiques.
15C’est un de ces soirs chauds, à l’été 2015, assis à l’extérieur près du chalet bâti par ses arrière-grands-parents, qui donne sur un lac paisible dans la municipalité de Lac-aux-Voiliers que Pierre entend de nouveau ce ronronnement sourd plus loin dans la forêt, normalement occupée que par quelques loups et chevreuils. Depuis plusieurs mois, il s’interroge quant à la provenance de ce bruit inhabituel sur ces terres non habitées, juste de l’autre côté du lac, qui perce le silence de la forêt dense de conifères.
16Pierre habite en ville, mais passe tous ses étés, ses vacances et même parfois ses fins de semaine lorsque c’est possible, dans ce chalet. Il aime la quiétude qui y règne, mais c’est avant tout les souvenirs familiaux qui rendent cet endroit si chaleureux. Au matin, Pierre parle à quelques voisins, qui ont remarqué la même chose, emprunte un quad et s’enfonce au travers des arbres en direction de ce ronronnement qui n’a toujours pas cessé. C’est à peine un kilomètre plus loin qu’il découvre la provenance de ce bruit : il tombe face à face avec de la machinerie lourde et une immense génératrice.
17De retour chez lui avec davantage de questions que de réponses, Pierre découvre en quelques clics qu’une compagnie d’exploration minière a obtenu des permis d’exploration sur approximativement 2500 hectares, et y effectue des forages miniers depuis quelques mois. Ne faisant ni une ni deux, Pierre contacte la mairie de sa municipalité. À son grand étonnement, mais au plus grand étonnement encore de cette petite ville, personne n’est au courant qu’une compagnie minière s’est installée près du lac. Il faut dire que malgré le fait qu’elle se soit installée à moins d’un kilomètre du terrain de Pierre, les terres sont officiellement dans la municipalité voisine : Terres-du-Roi.
18Cette découverte a, pour Pierre et pour plusieurs autres personnes des municipalités avoisinantes, été le début de longues années de contestation face au projet de la mine de l’Étoile : « J’étais sous le choc. Moi, mon chalet c'est ma famille ! C'est le chalet de mon arrière-grand-père. On était comme … on était le premier, avec un autre, sur le lac. Ça fait que c'est ici mes racines. Mon fils, c'est la cinquième génération. Pour moi, avec toute ça c'était comme un … un choc d’adrénaline dans le corps » (Entretien 1 – Pierre).
19Pierre a par la suite entrepris de rédiger une étude d’impact sur la communauté pour ce projet. Deux mois durant, il a fouillé, cherché, contacté le promoteur (sans succès), écrit et réécrit un document d’une trentaine de pages qui couvre différents aspects qu’un projet minier peut avoir sur une communauté : économique, environnemental, politique, immobilier. Une autre section décrit les différentes étapes d’exploration et d’exploitation d’un projet minier au Québec, en prenant soin d’indiquer quelles étapes ont déjà été complétées par Mining Inc. et il présente enfin la valeur et les différentes utilisations du minerai qui serait extrait si le projet devait obtenir les autorisations pour être en opération.
20Lorsque questionné sur son choix d’écrire une étude d’impact – un document habituellement rédigé par les promoteurs afin de remplir des exigences réglementaires – plutôt que toute autre forme de document, il est sans équivoque: « Je voulais essayer d'être objectif le plus possible. Je voulais pas nécessairement transmettre mon opinion, t’sais, mon opinion personnelle » (Entretien 1 – Pierre). Cette étude d’impact lui a ensuite servi de carte de visite pour solliciter des rencontres avec les maires des municipalités avoisinantes, avec le gouvernement du Québec, avec des regroupements et des associations locales. Pierre a étudié en littérature à l’université. Ce sont ces compétences universitaires, académiques – son savoir professionnel individuel – qui l’ont poussé à effectuer des recherches et prendre la plume pour regrouper en un seul endroit les informations disponibles sur le projet de la mine de l’Étoile.
21André est aussi un résident de Lac-aux-Voiliers. Le chalet familial a été construit il y a plus de 60 ans, mais c’est depuis tout récemment qu’il en a fait sa résidence principale. Nouvellement retraité d’une grande banque, il s’est installé dans ce chalet avec l’intention de profiter du calme et de la nature qui entourent les environs. Il a travaillé toute sa vie en finance. Il a géré des placements, de grandes équipes, siégé sur des comités exécutifs et côtoyé des politiciens et des hommes d’affaires importants : « Veut, veut pas, c'est de là que j'ai eu mes connaissances de l'industrie minière, les modes de financement de l'industrie des minières, la différence entre les compagnies d'exploration et les compagnies d'opérations, tout ça » (Entretien 2 – André).
22Le financement étant le nerf de la guerre pour les compagnies d’exploration minière, les savoirs professionnels individuels qu’André a réutilisés lui ont donné une compréhension plus juste et plus fine de ce que Mining Inc. pouvait avoir comme objectifs ou enjeux dans ses activités. Habitué à une vie mouvementée, André commence peu après son arrivée permanente à Lac-aux-Voiliers, autour de 2018, à s’intéresser aux affaires publiques de sa municipalité et à se présenter aux assemblées du conseil municipal, juste pour voir. Après quelques visites, le maire vient lui parler personnellement et l’encourage à se présenter à la présidence de l’Association des propriétaires du Lac-aux-Voiliers. C’est le père d'André qui avait fondé l’Association, plus de 50 ans auparavant. Il hésite. L’Association a été créée avec l’intention de préserver la nature puis la quiétude de l’endroit et elle regroupe plus de 350 membres. Jusque-là, il avait distraitement entendu parler d’une mine, dans la ville voisine.
« J'ai résisté longtemps, mais j'ai fini par y aller. Et quand je m'implique d'habitude, ça… ça bouge ! C'est plus fort que moi là ! Et j'ai découvert ce dossier-là (la mine de l’Étoile) au tout début de ça. Et donc, j'ai décidé… bin j'ai dit au maire : Je peux … bin trouver des informations là-dessus. Je peux faire une recherche t’sais. Quand je suis revenu, on s'est fait une réunion. J'ai raconté la compagnie, ce qu’ils faisaient. Puis on se connaissait très peu, mais on est rapidement... on est rapidement devenus des partenaires là-dedans. Puis on s'est fait un peu comme un plan et le plan impliquait que, bon, lui faisait toutes les démarches du côté politique, puis moi, je faisais les démarches côté citoyen. » (Entretien 2 – André)
- 2 Les municipalités régionales de comté (MRC) sont des entités administratives assurant la gestion ré (...)
23Grâce à ses connaissances personnelles quant aux procédures politiques, à son rôle de citoyen et au rôle de la mairie, André a rapidement été en mesure de cerner les forces de chacun pour mettre en place une stratégie réaliste. Ces savoirs militants individuels lui viennent d’une part de son passé professionnel, alors qu’il a côtoyé des personnalités politiques, mais aussi de sa capacité intrinsèque à organiser, mobiliser et faire bouger les choses. Il connaissait aussi suffisamment bien les rouages de la politique municipale pour savoir que le maire siégeait à plusieurs comités avec les municipalités voisines, était présent aux rencontres de la municipalité régionale de comté (MRC)2 et avait donc une longueur d’avance sur l’influence qu’il pourrait avoir sur l’environnement politique municipal.
24Allier les savoirs individuels et collectifs a été déterminant dans la mobilisation citoyenne :
« Fait que, j'ai faite mon terrain, j'ai envoyé mon étude au ministère de l’Énergie, j'ai envoyé mon étude au... à mon député, j'ai envoyé mon étude à des associations de propriétaires, à des lacs, t'sais des affaires de même dans le coin et puis à chaque été, j'allais à toutes leurs rassemblements, leurs AGA ou whatever, des affaires de même. Je faisais des présentations. Ça a été long avant que quelqu’un m’écoute. Pis là, finalement j'avais rencontré le président d'une grosse association dans le coin, André, et puis on a eu l'idée de partir un regroupement des associations et puis t’sais c’est parti comme ça. » (Entretien 1 – Pierre)
25Les citoyens de Lac-aux-Voiliers, de Terres-du-Roi et d’autres municipalités de la MRC, se sont regroupés en cette nouvelle association de défense des lacs de la région. André raconte comment les savoirs professionnels et militants collectifs ont été déterminants dans la mobilisation citoyenne :
« Pour ce dossier-là, j'ai pris le bâton de pèlerin, puis j'ai rencontré les autres associations. Il faut savoir que les associations de lacs, c'est souvent des gens qui font ça à temps partiel, qui mettent de leur temps pour s'occuper de ça. Mais après un certain temps, il y avait un noyau suffisant pour qu'on crée un regroupement. Puis on a des talents aussi ! Y’a des cartographes (savoir professionnel collectif) puis du monde avec des contacts, des connaissances (savoir militant collectif). Ça a aidé. C'est ça, ce qui nous a le plus aidés. C'est le cartographe et le président de l'association d’un des lacs du coin. On avait besoin au début des images pour montrer au monde parce que sinon, on entend parler d’un concept. T’sais, imagine, on dit : voilà le concept ! Les gens comprennent pas trop, ils savent pas de quoi on parle. C'est assez difficile à mobiliser du monde sur des concepts. Et donc, le regroupement des associations est parti comme ça. Ça va faire trois ans bientôt. Et c'est ça. C'est devenu le fer de lance de la résistance au projet de la mine de l’Étoile. » (Entretien 2 – André)
- 3 Les organismes de bassins versants (OBV) du Québec mettent en œuvre la gestion intégrée et concerté (...)
26Les savoirs collectifs ont joué un rôle majeur dans la mobilisation contre le projet de la mine de l’Étoile. En plus de créer un regroupement avec les différentes associations de lacs de la MRC, André s’est impliqué dans les conseils d’administration de l’organisme de bassin versant (OBV)3 de sa région et dans deux autres coalitions, une québécoise et une canadienne, qui s’intéressent aux activités minières sur le territoire.
« En plus de m'occuper de l'Association, ça m'a forcé un peu pour avoir des contacts. Je suis devenu un… Je suis devenu membre (du conseil d'administration) de l’OBV dans le coin parce qu’eux autres ont des grandes connaissances sur l'eau. Mais ils avaient zéro des connaissances sur les mines (savoir professionnel collectif). Ça me permettait d'avoir... d'ouvrir des portes du côté de (la région voisine) qui ont été utiles. Et ça a même donné que, par exemple, on a fait une conférence pour parler des enjeux, des enjeux des eaux et des mines et des cadres réglementaires avec tous les OBV. […] Et donc, mon implication, ça fait beaucoup. Oui. Pis je suis aussi très impliqué avec des coalitions, québécoise et canadienne (savoir militant collectif). OK, alors, c'est pour ça que je vous dis que je ... juste relié à ça mettons, j'ai quatre conseils d'administration. Alors, je suis impliqué dans la communauté, je fais du bénévolat 24 heures par jour. Fait que c'est ça, les connaissances, je les ai. Pis c'est notre premier mandat (avec l’Association), c'est de les faire circuler les connaissances. » (Entretien 2 – André)
27En s’impliquant auprès de l’OBV de sa région, André a non seulement accès aux savoirs professionnels concernant l’eau des personnes qui travaillent au sein de ces organismes, mais également à l’ensemble des connaissances des professionnels des 40 OBV du Québec, qui se réunissent au sein du Regroupement des organismes de bassins versants du Québec (ROBVQ). Les savoirs professionnels collectifs partagés par les OBV complètent d’autres savoirs présents au sein du regroupement d’associations qu’André a créé dans sa MRC, et vice-versa.
28De plus, les coalitions avec lesquelles André s’implique regroupent des milliers de membres, partout au Québec et au Canada et sont actives depuis suffisamment longtemps pour que les membres aient acquis un savoir militant important. En échangeant des informations sur différents projets, sur différentes façons de faire, sur les lois en vigueur, ces collectifs deviennent des lieux de formation des savoirs militants collectifs excessivement importants. Enfin, le regroupement des associations de défense des lacs a également sollicité les savoirs de certains groupes spécifiques, alors qu’ils ont obtenu des appuis de l'Association des chasseurs et pêcheurs et du plus gros employeur de la région.
29Toujours dans l'optique de suivre la trajectoire des savoirs citoyens, une fois qu'ils ont été formés, il convient de se pencher sur la façon dont ils sont exprimés dans la sphère publique par les citoyens et ensuite, comment ils sont reconnus par les promoteurs et gouvernements. Nous proposons dans cette section de reprendre la typologie d’Héloïse Nez (2015) qui présente quatre types de légitimation des savoirs : les savoirs sollicités, revendiqués, déniés et spécifiques. Effectivement, une fois les savoirs formés, ils doivent non seulement être mobilisés, donc exprimés, par les citoyens mais aussi reconnus par les promoteurs et gouvernements pour ultimement être intégrés dans les prises de décision.
30Les promoteurs peuvent, notamment lors de démarches participatives, solliciter des savoirs chez les citoyens. On ira donc volontairement demander à une population de partager leurs connaissances, dans le but d’améliorer un projet, ou du moins, d’en diminuer les impacts négatifs. Solliciter les savoirs permet également à un promoteur de légitimer son projet, qui peut se targuer d’avoir inclus les citoyens dans l’élaboration du projet. En contexte de participation publique, les promoteurs solliciteront surtout les savoirs d’usages de la population, cherchant à venir compléter leur propre expertise interne (Nez, 2011). L’expertise citoyenne demeure pour le moment relativement peu sollicitée par les promoteurs de projet et les gouvernements.
31Un groupe ou un individu peut également revendiquer la légitimité de son savoir en l’imposant à la table de discussion (Nez, 2015). Différents cas de figure sont possibles, par exemple, lorsqu’un promoteur sollicitera des savoirs d’usage, mais qu’un groupe imposera plutôt son expertise citoyenne ou encore, lorsqu’aucun savoir n’est sollicité par un promoteur, le savoir d’usage pourrait aussi être revendiqué par des citoyens. On appelle un savoir dénié quand un individu ou un groupe est dans l’impossibilité de se faire entendre par le promoteur (Nez, 2015). Cela peut être dû à un manque de reconnaissance de la part du promoteur ou encore à un registre d’information qui est différent de part et d’autre du dialogue.
32Enfin, on reconnait que certains savoirs peuvent être spécifiques à un certain groupe de population (Sintomer, 2008). C’est le cas notamment de l’expérience des femmes ou des personnes racisées en contexte urbanistique, ou simplement par exemple des groupes de chasse et pêche qui vivent des réalités différentes de la majorité du fait de leurs spécificités. Un promoteur ou un gouvernement pourrait donc être intéressé à solliciter les savoirs de ces groupes particuliers.
- 4 L’entretien s’est déroulé en anglais, mais les extraits sont présentés en français.
33Mining Inc. a pris un engagement formel sur son site web avec les citoyens des municipalités concernées visant « à ouvrir le dialogue et le partenariat avec les communautés où elle opère » [savoirs sollicités]. Lors de l'entretien4 avec le promoteur, je l’ai donc questionné à propos des pratiques de sollicitation des savoirs citoyens au sein de Mining Inc. En se référant à la séance de consultation publique à laquelle j’avais d'ailleurs assisté quelques semaines auparavant, il me confie :
- 5 À cause des mesures sanitaires en vigueur.
« Nous avons eu une journée de participation publique (savoirs sollicités) qui était en diffusion sur le web5 mais on avait un système qui permettait pas de répondre aux questions. On pouvait pas le faire, peu importe la raison. Donc, on a collecté après par écrit ces questions, on a travaillé sur les réponses, donc on a revu toutes les questions et on a fourni aux communautés locales les réponses et c’est aussi publié sur notre site web. […] On a examiné toutes les questions et les réponses et on s’est assurés que ça correspondait à notre vision, à la vision de l’entreprise. » (Entretien 3 – Mining Inc.)
34En effet, lors de cette consultation publique organisée par Mining Inc., les dispositifs techniques de l’événement en visioconférence font en sorte que nous ne savons pas qui est présent à cette rencontre, seuls les présentateurs – des employés et des consultants du projet de la mine de l’Étoile – sont visibles. Dès les premières secondes de la rencontre, j'ai été surprise puisque les présentateurs se parlent entre eux, en anglais, et discutent du fait que le président de Mining Inc. n’est pas encore connecté et qu’ils ont de la difficulté à le joindre. Je me passe la remarque que c’est peu professionnel. D’une part les discussions entre collègues pourraient avoir lieu dans un canal séparé, d’autre part on apprend que le président a oublié sa consultation publique, mais en plus de ça, tout se déroule en anglais (Journal de bord, hiver 2022).
35Environ sept minutes après le début un peu chaotique, un des présentateurs nous informe, dans un français cassé, qu’il y a une soixantaine de personnes présentes, qu’ils sont très heureux de la participation, qu’on attend l’arrivée du président pour qui c’est très important de dire un mot aux citoyens de la municipalité et qu’on débutera par la suite (Journal de bord, hiver 2022). Pour poser une question lors de la consultation, il fallait envoyer un message privé à l’organisateur de la réunion, qui résumait le sujet de la question aux autres participants et laissait un des représentants de Mining Inc. fournir une réponse. Les questions des citoyens étaient donc doublement traduites : une première fois lorsque le présentateur lisait oralement les questions (passage de l’écrit à l’oral), et une deuxième fois alors qu’il traduisait la question en anglais pour que les experts puissent comprendre la question. Les experts répondaient ensuite en anglais, et le présentateur traduisait de nouveau en français la réponse.
« Le fait que les questions soient lues à haute voix par l’animateur de la rencontre, on a vraiment l'impression que … bien on perd un peu le sens réel de la question. Parce que la question qui vient juste d’être lue à haute voix par exemple, le présentateur a dit : Ok, on a une question de quelqu’un qui aimerait davantage d’informations par rapport au maintien de la qualité de l’eau dans les lacs. Et ensuite il traduit en anglais sensiblement la même chose. Mais en fait on ne sait pas si la question était vraiment formulée comme ça, ou si c’était plutôt quelque chose comme : Qu’est-ce que vous allez faire pour empêcher nos lacs d’être contaminés ? Au fond, la réponse du promoteur va être la même, mais c’est difficile de ressentir l’ambiance dans la salle parce qu’on peut pas voir les autres. Ça donne vraiment l’impression que les citoyens sont juste… curieux, mais… je sais pas. » (Journal de bord, version audio, Hiver 2022)
36Cette activité qui se voulait de consultation publique, un moment où le promoteur vient donc solliciter les savoirs des citoyens, qu’ils soient d’usage, professionnel ou militant, est en fait plutôt de surface. Les différentes médiations rendent difficile un dialogue ouvert et transparent.
En ce qui concerne la revendication des savoirs, les différents individus et groupes impliqués dans la contestation de la mine ont revendiqué leur expertise citoyenne à divers moments. Ils ont notamment défendu sur plusieurs scènes, notamment politiques et médiatiques, l’incompatibilité de leur territoire avec l’activité minière, et donc la raison d’être de cette mine. Pierre raconte : « Pis leurs consultations, c'est pas des choses de donner une opinion sur la transition énergétique [savoir revendiqué], des affaires de même. C'est… c'est vraiment... je sais pas, c’est se faire dire quand y aura des coups de dynamitage. » (Entretien 1 – Pierre)
37Pierre exemplifie dans cette citation le fait qu’à titre de citoyen, il aurait souhaité avoir un dialogue ouvert et franc de façon plus large sur l’utilité du développement minier sur leur territoire et non spécifiquement sur le projet. Il dénonce du même coup le fait que les moments de contact entre le promoteur et les citoyens appartiennent davantage au registre informationnel que consultatif.
38Dans l’activité de consultation publique, le présentateur a parlé longuement de l’acceptabilité sociale et de ce que ça représentait pour eux. À un moment, il a dit ceci : « Je sais que les gens nous parlent souvent de… d'un site ailleurs, ou d’autres sites, mais tous les projets sont différents. Nous, c'est celui-ci qui nous interpelle, c'est celui-ci que la qualité du milieu est particulièrement attrayante et c'est celui-ci qu'on aimerait développer, doucement et tranquillement (savoirs déniés) » (Extrait de la consultation publique, printemps 2022). Le représentant reconnait donc avoir entendu les citoyens qui revendiquaient l’incompatibilité du territoire minier, et qui proposaient d’autres sites, dans des milieux moins urbains notamment. Or, à ce moment, le promoteur rejette cet argument, refusant de ce fait de reconnaitre la légitimité de l’expertise citoyenne.
39Dans un deuxième temps, questionné sur le processus de sollicitation des savoirs citoyens, Mining Inc. réitère lors de notre entretien une fois de plus son engagement à travailler avec les communautés locales. Toutefois, le promoteur sous-entend du même souffle que certaines associations seraient dans un registre de communication qui nuirait à leur propre message en les qualifiant d’« extrêmes ». Les savoirs alors revendiqués par ces groupes, notamment en ce qui a trait au territoire choisi pour exploiter une mine, sont déniés par le promoteur.
« On va travailler avec les communautés locales, oui. Il y a certaines organisations qui sont, t’sais, peut-être un peu extrêmes (savoirs déniés), mais bien sûr toutes les opinions sont très importantes, et nous on s’engage à travailler avec tout le monde de manière vraiment ouverte et respectueuse. T’sais, on est ouverts et transparents. On va partager toutes les informations qu’on a. » (Entretien 3 – Mining Inc.)
40Mining Inc. ne semble pas non plus entièrement reconnaitre les préoccupations des citoyens. Son expertise interne prend le dessus dans ce cas-ci sur l’expertise citoyenne : « Ils disent que notre site devait être situé à un kilomètre ou plus des maisons. Mais c'est pas ça le problème (savoirs déniés). Tu sais, je suis ingénieur minier. Je viens du milieu minier. J'ai vécu dans des communautés qui sont juste, comme, à un kilomètre d’une mine. Je sais comment on se sent par rapport à ça » (Entretien 3 – Mining Inc.).
41Enfin, Mining Inc. n’a pas fait mention de son intention de solliciter des savoirs spécifiques ni lors de notre entretien ni dans les différents documents publics de la compagnie qui ont été consultés. En somme, il appert que lors de la période observée, Mining Inc. a sollicité des savoirs citoyens via les processus de consultations publiques. Les citoyens ont aussi revendiqué des savoirs, en tentant de cadrer différemment la discussion – c'est-à-dire en l'amenant non pas sur l'amélioration du projet de la mine de l'Étoile mais plutôt sur la nécessité du projet même. Or, en refusant ces conversations, et en affirmant au contraire que les citoyens ne comprenaient pas vraiment les réalités minières, Mining Inc. a dénié de reconnaitre les savoirs citoyens qui étaient alors revendiqués.
42Pour cette troisième section, nous nous pencherons sur la dernière étape de la trajectoire des savoirs citoyens, c'est-à-dire l'intégration des savoirs citoyens dans les décisions. Nous nous intéresserons plus particulièrement à l'apport des consultations publiques qui sont un véhicule intéressant pour rencontrer les citoyens et solliciter leurs savoirs, pour enfin les intégrer dans les décisions.
43Une des critiques les plus souvent adressées aux exercices de consultation publique est qu'ils ne sont que des façades, qu'ils s’approchent davantage d’un exercice de relations publiques que d’une réelle opération d’acceptabilité sociale, affirmant que la mise sur pied de consultations publiques a pour objectif principal d’apaiser les contestations ou d'utiliser la science pour pacifier le débat (Merkelsen, 2011 ; Gendron, 2016). Penser que les décideurs ignorent intentionnellement les résultats des consultations publiques est pourtant une réponse simple à une situation qui se veut plus complexe. L’argument de l’hypocrisie des décideurs offre en effet une réponse globale, bien que dépouillée de toute subtilité par rapport à des événements qui peuvent nous échapper (Debras, 2021).
44La ligne est mince entre hypocrisie et manque de transparence. En effet, la chercheure Laurence Bherer (2005) constate dans ses travaux non seulement une amélioration de la qualité de l’information diffusée, mais aussi une amélioration des moyens de participation mis à la disposition du public. La principale critique qu’elle émet a trait au manque de transparence du processus décisionnel, une fois les consultations terminées et les portes closes. L’opacité des processus post-consultation rend en effet difficile la mesure de l’influence de la participation publique sur les décisions, ce qui nourrit le scepticisme concernant les consultations publiques.
45Dans la même veine, mes expériences professionnelles à titre de consultante me permettent de poser l'hypothèse que la plupart des promoteurs ont peu d’intérêt à organiser des consultations de façade. Les moments de consultation publique sont importants pour l’équipe de projet. D’une part effectivement parce qu’il y a des exigences réglementaires liées et qu’il s’agit d’une étape de plus dans la réalisation du projet, mais il y a également une certaine effervescence à aller à la rencontre des citoyens au sujet d’un projet sur lequel ils travaillent à temps plein.
46À plusieurs reprises, lors de l’activité de consultation publique et lors des entretiens, j’ai pu constater que le modèle du déversement du savoir était en trame de fond des activités de communication du promoteur. Alors que Mining Inc. affirme être ouvert et à l’écoute, force est de constater qu’ils se sentent plutôt porteurs d’une mission d’éducation envers les citoyens : « C’est que les gens sont pas conscients et ils sont dans une zone résidentielle. On a beaucoup de travail à faire pour éduquer les gens et leur expliquer ce que nous voulons faire (déversement du savoir) » (Entretien 3 – Mining Inc.).
47Le modèle du déversement du savoir en contexte d’acceptabilité sociale repose sur l’hypothèse que la contestation des projets est intimement liée à un manque de connaissances des citoyens. Dans cet esprit, la solution est donc simple : en éduquant et en informant les citoyens, ils n’auront d’autres choix que de se rallier.
« Notre projet le plus important (la mine de l'Étoile) est situé dans une région où il n'y a pas beaucoup d'exploitation minière, donc les gens sont pas familiers avec tout ça et malheureusement, il y a une perception … une très mauvaise réputation pour l'exploitation minière. Les gens imaginent que c’est comme sur des photos de … je ne sais pas … le début du siècle et ils pensent que c'est sale, que c'est mauvais et tout ça. Les gens réalisent pas vraiment que l'exploitation minière est une industrie très strictement réglementée (déversement du savoir). […] Tu sais, l'impact énorme que ce genre de projet a sur l'environnement. Je sais qu'avec quelques autres projets sur lesquels j'ai travaillé, 90% de tous les bénéfices et des revenus sont reversés à la communauté. C'est un énorme, énorme bénéfice pour la communauté. » (Entretien 3 – Mining Inc.)
48Nous l'avons constaté : les citoyens sont porteurs de savoirs, qu'ils peuvent mobiliser à un moment venu. En contexte d'acceptabilité sociale, ces savoirs seront partagés avec les promoteurs, de façon sollicitée ou revendiquée dépendamment de l'ouverture de ce dernier. Or, lorsque l'expertise citoyenne est déniée par les promoteurs, c'est-à-dire qu'on refuse de reconnaitre la légitimité de leur expertise, force est de constater que les communications du promoteur sont effectuées sous le modèle du déversement du savoir, qui se veut, par définition, relativement hermétique à la réception et l’intégration des savoirs citoyens.
49Dans le cas qui nous intéresse, l'organisation de séances de consultation publique de la part de Mining Inc. n'a pas suffi à dépasser le modèle de déversement du savoir, malgré la posture de sollicitation que le promoteur a prise. Le promoteur se doit non seulement d'écouter les citoyens, mais également être en mesure d'avoir une communication bidirectionnelle, c'est-à-dire d'être en position de recevoir l'expertise, et d'intégrer – lorsque c'est possible – ce que les citoyens proposent. La transparence post-consultation publique, à savoir expliquer comment et pourquoi les commentaires ont été retenus ou non, est une étape essentielle dans le processus.
50Dans ce projet, les citoyens ont grandement mobilisé leur expertise citoyenne ; c’est-à-dire leurs savoirs professionnels et militants sans toutefois nécessairement mettre de l’avant leur savoir d’usage. Or, alors que le promoteur affirme solliciter les savoirs des citoyens via les consultations publiques, force est de constater qu'il semble les dénier lorsqu’ils sont revendiqués. Les communications du promoteur envers les citoyens semblent, du moins pour la période observée, ancrées dans le modèle du déversement du savoir. Le dialogue souhaité par le promoteur s’inscrit ainsi davantage dans une logique informationnelle ou d'éducation. C’est-à-dire que ce qu’il sollicite réellement n’est pas une expertise – puisqu’il en détiendrait le monopole via ses propres experts – mais plutôt des questionnements citoyens, autrement dit leurs préoccupations face au projet, pour pouvoir offrir des réponses sur la base de leur expertise interne. Or, la reconnaissance des savoirs, des valeurs et des perceptions est à la base de l’acceptabilité sociale des projets (Gendron, 2014). Sachant que ce modèle ne fait pas ses preuves mais qu'il favorise en plus la cristallisation des positions, comment expliquer qu'il persiste ?
51Nous envisageons deux pistes de réponses. Dans un premier temps, ce modèle dispose d'un grand atout qui peut séduire les promoteurs de projet : il propose une solution simple et unique à un manque d'acceptabilité sociale. En effet, si le principal enjeu en ce qui a trait à la contestation d’un projet est l’ignorance ou le manque de connaissance des citoyens, ce modèle propose une solution unique et directe : l’éducation pour surmonter l'ignorance (Simis et al., 2016). Or, il va sans dire que la communication de la science est en réalité une activité beaucoup plus complexe (Sturgis et Allum, 2004 ; Nisbet et Scheufele, 2009 ; Brossard et Lewenstein, 2010). Dans un deuxième temps, ce modèle demeure dominant notamment à cause de la formation défaillante en communication des scientifiques spécialement dans les disciplines STIM (sciences, technologie, ingénierie et mathématiques) (Brownell et al., 2013 ; Simis et al., 2016). Ils sont, d’une part, poussés à croire que le public traitera l’information de manière rationnelle, comme eux le font. Ils sont bien souvent formés pour être objectifs et rationnels et s’attendent en retour à ce que le public reçoive l'information scientifique comme telle. D’autre part, les scientifiques ne disposent pas suffisamment de formation en matière de communication publique, ce qui nuirait aux partages de connaissances avec des publics variés (Brownell et al., 2013 ; Simis et al., 2016).
52En résumé, ce modèle persiste d'une part parce qu'il offre une solution simple aux promoteurs faisant face à un manque d'acceptabilité sociale et d'autre part, parce qu'il est cohérent avec la formation en communication de la science que les scientifiques ont majoritairement reçue, basée sur un modèle communicationnel unidirectionnel (Merkelsen, 2011) : informer pour que les citoyens comprennent mieux.
53La proposition de cet article sur la trajectoire des savoirs citoyens cherche à sensibiliser les promoteurs et les décideurs à davantage intégrer l'expertise citoyenne dans leurs projets. En reconnaissant la variété et le pluralisme des savoirs citoyens, ils pourront être plus enclins à les considérer comme légitimes. Nous tenons à rappeler le nombre restreint de documents du corpus au regard de l'entièreté de la documentation produite par les différents acteurs mobilisés, ce qui constitue une limite. Bien que nous considérions que ce corpus est suffisant pour émettre ces constats sur la légitimité et l'importance de l'intégration de l'expertise citoyenne dans les décisions, ils peuvent ne pas être représentatifs de la stratégie complète de Mining Inc. à l’égard du projet mine de l'Étoile, ou du secteur minier en général.
54Pour conclure, certaines stratégies peuvent être mises en place pour dépasser le modèle du déversement du savoir et se rapprocher davantage d’un modèle de gestion participative. Que ce soit en formant mieux les scientifiques à la communication publique, en rendant les processus post-consultations plus transparents ou encore en diversifiant les approches utilisées lors des activités de consultation afin d’engager les membres d’une communauté autour de questions scientifiques. D’éventuelles recherches pourraient illustrer des cas de promoteurs qui ont choisi de mettre en place une ou plusieurs stratégies afin d’inclure les savoirs citoyens dans le développement de leur projet. Dans le même ordre d'idée, nous considérons pertinent également d'effectuer davantage de recherche sur la construction et le cadrage des messages des entreprises minières en contexte d'acceptabilité sociale et des relations de celles-ci avec les communautés, en lien avec la reconnaissance de l'expertise citoyenne.
L’auteure voudrait remercier les étudiants et étudiantes du séminaire doctoral Approches ethnographiques de l’action collective de la session hiver 2022 à l’UQAM ainsi que la professeure Consuelo Vásquez pour leurs conseils.