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AccueilNumérosVolume 23 numéro 1Érosion de la biodiversité marine...

Érosion de la biodiversité marine, méprise ou réalité : le cas des invertébrés marins benthiques en Manche (Atlantique Nord-Est)

Jean-Claude Dauvin

Résumés

L’évaluation de l’érosion de la biodiversité globale est biaisée lorsqu’elle s’appuie uniquement sur les vertébrés provenant de zones tropicales ou insulaires, et ne prend pas en compte les invertébrés marins. L’exemple des invertébrés marins benthiques répertoriés dans la Manche, mer épicontinentale et tempérée, illustre la richesse en espèces de cette zone. Son inventaire s’est enrichi au fil du temps grâce à de nouvelles études qui font état d’introduction volontaire ou involontaire d’espèces non-indigènes. La faune benthique est plus diversifiée que la faune pélagique et montre de fortes capacités de résistance aux activités humaines et une capacité de résilience lui permettant de retrouver, lorsque cesse une perturbation, une condition voisine de celle préexistante. Certaines populations apparaissent temporaires, d’autres montrent des réductions d’abondances liées à la diminution des surfaces favorables à leur épanouissement, enfin certaines présentent des augmentations d’abondance en lien avec le réchauffement climatique qui favorise leur reproduction. Plusieurs exemples de changement d’aires de distribution sont avérés ; en revanche, aucune disparition de populations ou d’espèces d’invertébrés n’est connue en Manche.

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Texte intégral

Introduction

1De très nombreuses publications scientifiques dont les résultats sont relayés dans les médias, telles que celles de Gattuso et Duarte (2021) ou de Cowie et al. (2022), mettent en avant l’érosion de la biodiversité au niveau de l’ensemble des écosystèmes terrestres et marins. Cependant, la plupart de ces travaux se basent sur les inventaires de la faune et de la flore des milieux terrestres, et en particulier sur les vertébrés mammifères et oiseaux, ainsi que sur les plantes supérieures dont plusieurs dizaines d’espèces sont déclarées éteintes (Cowie et al., 2022). Comme le soulignent ces derniers auteurs, ainsi que Kolbert (2014), Lees et Pimm (2015), l’Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES, 2019) et Lees et al. (2020), notre perception de l’érosion de la biodiversité et la notion de sixième extinction en masse sont fortement biaisées car tous les rapports de l’Union Internationale de Conservation de la Nature (IUCN) s’appuient sur les groupes les plus sensibles et minimisent les données sur les invertébrés notamment les insectes, groupe le plus diversifié (Cowie et al, 2022). Cowie et al. (2022) s’interrogent donc sur la véracité et le côté spéculatif du diagnostic de catastrophe et argumentent pour que les futurs bilans tiennent compte de l’ensemble de la biodiversité, dont celle des invertébrés, et pas uniquement des groupes les plus vulnérables. Enfin, ils rappellent qu’une seule disparation d’invertébré marin est aujourd’hui attestée. Il s’agit du petit gastéropode Lottia alveus (Conrad, 1831)1inféodé aux herbiers de Zostera marina Linnaeus, établi en 1753 dans les eaux de la Nouvelle Angleterre et qui n’a pas été revu depuis la maladie qui a frappé les herbiers dans les années 1930. Tout comme les invertébrés terrestres, bon nombre d’espèces d’invertébrés marins ne sont connues que de la station type où elles ont été décrites souvent à partir d’un seul individu et non pas été revues depuis leurs descriptions (Cowie et al., 2022). Cependant, si l’observation de la disparition totale d’une espèce marine est relativement rare à l’échelle de son aire de répartition, elle ne l’est pas à l’échelle locale.

2Les océans recouvrent 71% de la surface de la planète et jouent un rôle primordial pour le bien-être de l’espèce humaine en tant que régulateurs du climat, fournisseurs de ressources minérales et biologiques et hébergeant des millions d’espèces marines (Bouchet, 2017). C’est un milieu en trois dimensions, unique, un seul océan mondial (hormis les mers intérieures) avec une circulation générale connectant les eaux superficielles et profondes. Cette particularité le rend vulnérable aux pollutions se propageant à l’échelle de tout l’océan. Aujourd’hui le réchauffement des eaux, l’acidification, la désoxygénation, et l’élévation du niveau marin, combinés aux impacts des diverses activités humaines dont la surpêche, la pollution le plus souvent d’origine terrestre et la destruction des habitats, sont les causes avancées de l’érosion de la biodiversité marine (Amara, 2010). De plus, dans le contexte des changements climatiques, des changements d’aires de distribution d’espèces indigènes sont mis en avant, de même que l’introduction d’espèces non-indigènes dont certaines sont envahissantes et peuvent modifier la biodiversité.

3La globalisation de la notion d’érosion de la biodiversité marine pose en fait deux questions :

  • L’érosion de la biodiversité est-elle la même selon les niveaux d’organisation du vivant ? Si l’évaluation du nombre d’individus d’une espèce de phoque ou d’oiseau marin est possible, ainsi que le suivi quantitatif de son évolution démographique, la même évaluation est difficile, voire impossible à effectuer chez les invertébrés dont le nombre d’espèces est inconnu, des évaluations donnant des valeurs globales comprises entre deux et 20 millions d’espèces (Bouchet, 2017). En outre, la distribution des espèces décrites reste mal connue (Lees and Pimm, 2015) et les effectifs vivant sur une unité de surface demeurent difficiles à estimer pour l’ensemble de l’aire de distribution de l’espèce. Il est vraisemblable que le nombre d’individus se compte en milliards ou dizaines de milliards. Les conditions de survie de ces espèces sont par conséquent très élevées. Si le nombre d’espèces d’invertébrés présents dans l’Océan mondial demeure inconnu, le nombre d’espèces disparues reste également une inconnue.

  • De quel niveau de biodiversité parle-t-on ? La biodiversité se décline à plusieurs niveaux d’organisation : génétique, populations, espèces, communautés, habitats et écosystèmes. Disparition de population et disparition d’espèce sont souvent confondues, ce qui voudrait dire que l’espèce a disparu sur toute son aire de distribution qui s’étend parfois sur plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de kilomètres carrés. La disparition d’habitats fragiles dont les surfaces régressent surtout dans les zones littorales et estuariennes, voire côtières, est aussi mise en avant : vasières estuariennes, mangroves, récifs coralliens. Comme dans le cas des espèces, il peut certes y avoir disparition d’habitat en un site, ce qui peut engendrer une perte irréversible de la fonctionnalité de cet habitat dans une zone de richesse biologique, il n’y a pas nécessairement disparition totale de l’habitat sur toute son aire de distribution géographique.

  • Cette recherche a pour objectifs de statuer objectivement sur l’état actuel de la biodiversité des invertébrés marins en Manche et sur les menaces fondées ou infondées liées à sa dégradation.

Caractéristiques générales

4La Manche présente trois caractéristiques : 1) mer épicontinentale du plateau continental nord-européen, bordée au nord par la Grande-Bretagne et au sud par la France ; 2) mer à forte marée dont le régime hydrodynamique structure fortement les écosystèmes ; 3) carrefour biogéographique en zone tempérée localisée entre zone tempérée chaude au sud et zone boréale au nord. Elle possède trois autres particularités liées à l’hydrologie : eaux du bassin occidental plus ouvertes à l’influence atlantique et abritant des espèces sténothermes, eaux du bassin oriental plus froides en hiver et plus chaudes en été que celles du bassin occidental abritant des espèces eurythermes et baie de Seine affectée par une dessalure venant des apports d’eau douce de la Seine, la sédimentologie, zones de forts courants recouverts de sédiments grossiers et cailloutis et zones de plus faibles courants recouverts de sables et sables envasés et l’écologie avec une répartition des espèces fortement dépendantes du type sédimentaire (Dauvin, 1997 ; Dauvin et Lozachmeur, 2006 ; Dauvin, 2012a, 2019). Elle s'étend sur 77000 kilomètres carrés ; largement ouverte à l’ouest aux influences de l’océan Atlantique, elle communique avec la mer du Nord par le détroit du Pas-de-Calais (35 kilomètres de large). Sa profondeur maximale atteint 174 mètres. Du point de vue de la géographique, de l’océanographique, et des activités humaines, deux bassins se distinguent (Dauvin, 2012) : le bassin occidental, à l’ouest de la ligne du cap de la Hague en France à la pointe de Portland en Grande-Bretagne, plus profond et largement influencé par les eaux atlantiques, et le bassin oriental limité à l’est par une ligne entre les villes de Calais et Douvres, moins profond, plus continental et largement influencé par le seul grand fleuve se déversant en Manche, le long des côtes françaises, la Seine. C’est le lieu de cumul de nombreuses activités humaines : pêche, transport maritime, aménagements portuaires, dragages et dépôts de sédiment de dragages, extraction de granulats marins (Dauvin, 2019).

5La dérive générale des masses d'eau conduit les eaux depuis l’entrée de la Manche vers la mer du Nord via le détroit du Pas-de-Calais. La circulation génère à l’est des caps comme ceux de Bréhat, Barfleur, d’Antifer et du Cap Gris-Nez la formation de vastes tourbillons permanents. La dérive résiduelle peut être augmentée en période de forts vents de sud-ouest, a contrario elle est ralentie, voire inversée, en période de forts vents de nord-est dans le Pas-de-Calais, avec une circulation portant les eaux côtières dessalées du sud de la mer du Nord vers la Manche. À l'embouchure de la Seine, une circulation haline est présente notamment en période de crue du fleuve. Le marnage est supérieur le long des côtes françaises, dépasse 12 mètres en baie du Mont-Saint-Michel, à celui le long des côtes anglaises où le marnage ne dépasse pas 2 mètres dans les parages de l’île de Wight. Seule la région du sud de Plymouth présente une stratification thermique estivale.

6Lors de la dernière glaciation, le niveau de la mer était 130 mètres au-dessous du niveau actuel, ce qui a eu pour conséquence d’assécher la quasi-totalité de la Manche. Corrélativement, les populations des espèces vivant aujourd’hui en Manche sont récentes. La recolonisation s’est faite par trois voies majeures : la pointe de Bretagne, la Cornouailles anglaise et le Pas-de-Calais. Du point de vue biogéographique, la Manche rassemble trois contingents d’espèces : espèces boréo-arctiques, tempérées froides et tempérées chaudes (Dauvin, 1997). Le bassin oriental de la Manche se distingue du bassin occidental par des amplitudes thermiques entre l’hiver et l’été plus marquées (> 10°C), limitant ainsi la présence d’espèces marines sténothermes ne supportant pas ces fortes fluctuations climatiques. Ainsi en réponse au gradient climatique, il existe un appauvrissement faunistique de l’entrée de la Manche au Détroit du Pas-de Calais (Cabioch et al., 1977).

7La Manche présente de très nombreux habitats benthiques liés aux gradients longitudinaux (axe ouest-est), bathymétriques (gradient côte-large) et édaphiques (types de substrats). Les substrats durs sont bien représentés en Bretagne, en Cornouailles et le nord-Cotentin pour les roches siliceuses et le long des côtes anglaises et françaises de la Manche orientale pour les falaises crayeuses. Il existe aussi des fonds rocheux subtidaux en prolongement des littoraux rocheux. La distribution des sédiments superficiels est la résultante de gradients de courants : galets et cailloutis dans les zones de forts courants, sédiments fins dans les zones de faibles courants (Larsonneur et al., 1982). En Manche, 80% des sédiments superficiels sont grossiers.

8Une autre particularité est la présence d’une vaste zone intertidale qui peut s’étendre sur plus de 5 kilomètres, avec une diversité d’habitats et d’espèces liés au gradient d’émersion/immersion. La diversité des habitats témoigne ainsi de la grande diversité des conditions écologiques : de la roche en place aux vases estuariennes, exposition et apports d’eau douce, gradients bathymétriques et thermiques, autant de facteurs favorables à la biodiversité.

Pressions anthropiques

9Le système Manche-Mer du Nord est décrit par Halpern et al. (2008) comme l’un des plus anthropisés de l’Océan avec un cumul d’activités humaines très important : pêche et surpêche, pollution, perte et dégradation physique des habitats, introduction et prolifération d’espèces non-indigènes, et changements climatiques (Dauvin et Lozachmeur, 2006 ; Amara 2010 ; Dauvin, 2012, 2019).

Figure 1. La Manche, carte de localisation des localités et zones citées dans le texte

Figure 1. La Manche, carte de localisation des localités et zones citées dans le texte

10La pollution chimique demeure importante, notamment en estuaire de Seine : polychlorobiphényles, hydrocarbures, engrais et pesticides, résidus de médicaments à usage de santé humaine et animale (Fisson, 2014 ; Millard et al., 2015 ; Tappin et Millward, 2015). Fort heureusement, il n’y a pas eu de pollutions accidentelles majeures depuis les échouements du Torrey Canyon sur les côtes de la Cornouailles anglaise près des îles Scilly en mars 1967 et celui de l’Amoco Cadiz au nord de la Bretagne en mars 1978 (Dauvin, 2019), bien que des pollutions diffuses en hydrocarbures persistent (Tappin et Millward, 2015).

11La Manche supporte une intensité de pêche élevée depuis de nombreuses décennies. Le projet Impact des engins de pêche sur les fonds marins et la résilience écologique du milieu (IPREM), porté et financé par l’Organisation des pêcheurs normands (OPN), en partenariat avec le Fonds régional d’organisation du marché du poisson nord et le Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Normandie avait pour but de faire un état des connaissances sur l'impact des arts traînants sur les habitats benthiques (Liefmann et al., 2022). Les effets se traduisent au niveau physique par la modification morphologique des fonds marins par remobilisation des sédiments, tels que le creusement de sillons et leur homogénéisation ; ils dépendent de la pénétration des engins dans le sédiment et de l’étendue de la surface balayée par heure de pêche et également de la répétition du passage des engins et de la nature même des fonds. Le fait que la Manche soit une mer à fort hydrodynamisme confère une résistance plus forte aux communautés benthiques présentes. Cela pourrait expliquer qu’au fil des années et la pression de pêche aux arts traînants, il n'a pas été observé de grands changements au niveau des habitats benthiques et halieutiques.

12Les activités industrialo-portuaires des deux grands ports français du Havre et de Rouen, aujourd’hui réunis en une seule entité portuaire avec le port fluvial de Paris en HAROPA (HAvre-ROuen-PAris), réduisent les surfaces naturelles en zones littorales et estuariennes. L’artificialisation du trait de côte et de la multiplication des marinas étendent ce problème exacerbé en estuaire de Seine à l’ensemble du linéaire de côte. Des études récentes ont montré des impacts importants, tant en termes de pollution chimique, que d’espèces introduites ou de communautés spécifiques associées à ces marinas (Millard et al., 2015 ; Bouchemousse et al., 2017 ; Leclerc et Viard, 2018 ; Gauff et al., 2022).

13Appelés à se développer en Manche, les parcs éoliens vont créer de nouveaux habitats de substrats durs engendrant des récifs artificiels avec création d’une zone intertidale au large (Raoux et al., 2021). L’effet récif est souvent présenté comme une des causes possibles de modification de la biodiversité marine en favorisant l’installation d’espèces de substrat dur (zone relais) pouvant aussi entraîner la fixation d’espèces non-indigènes et favoriser leur dispersion (Raoux et al., 2021).

14Comme beaucoup de littoraux, le littoral de la Manche est déjà fortement soumis aux risques de submersion notamment lors des phénomènes de surcote et d’érosion qui devraient, comme le montre de nombreuses simulations, s’accentuer dans les prochaines décennies en lien avec l’élévation du niveau marin induite par les changements climatiques (Costa et al., 2021). Les zones les plus sensibles sont localisées le long des côtes françaises comme l’estuaire de la Seine, la baie du Mont-Saint-Michel et la côte ouest du Cotentin. Les hautes falaises anglaises et françaises de la Manche orientale sont également fragilisées par l’élévation du niveau marin (Dauvin, 2019). Cette évolution du trait de côte se traduit dès aujourd’hui par l’élaboration de nouveaux projets de territoire en se basant notamment sur des solutions de gestion basées sur la nature et la restauration des milieux littoraux, dont la dépoldérisation de certains sites, notamment en Normandie (Costa et al., 2021).

Recherches sur la biodiversité marine

15Les recherches en biologie marine sont anciennes en Europe, ainsi de nombreuses espèces ont été décrites du plateau continental de l’Atlantique nord-est dont la Manche notamment par des zoologistes des deux muséums de Londres et de Paris. Cependant, au cours des dernières décennies, le nombre d’espèces nouvelles d’invertébrés décrites à partir de récoltes en Manche a fortement régressé parce que sa faune semble bien connue et que le nombre de taxonomistes est restreint limitant les travaux en taxonomie dans les mers européennes au profit des milieux tropicaux ou profonds pour lesquelles la biodiversité en invertébrés demeure mal connue. Bénéficiant d’apports faunistiques boréal et tempéré chaud, la région de Roscoff est d’une très grande diversité d’habitats, elle présente une diversité marine importante pour une zone tempérée froide (Cabioch, 1972 ; Dauvin, 1990). Près de 600 espèces d’invertébrés ont été décrites à partir de matériel récolté dans la région de Roscoff sur une surface d’environ 7000 kilomètres carrés, soit le dixième de la surface de la Manche. Sur les 419 taxons nouveaux décrits de la région de Roscoff entre 1945 et 1990, seulement quatre l'ont été pendant la période après-guerre de 1945 à 1949. Pendant les quatre décennies suivantes, 114 taxons ont été découverts entre 1950 et 1959, 170 entre 1960 et 1969, 103 entre 1970 et 1979 et 28 entre 1980 et 1989 (Dauvin, 1990 ; page 510).

16L’étude des fonds benthiques en Manche a débuté dès le 19e siècle (Gadeau de Kerville, 1894 ; Pruvot, 1897) puis s’est intensifiée au milieu du 20e siècle (Cabioch, 1968 ; Dauvin, 2015). La première répartition des peuplements benthiques à l’échelle de la Manche est donnée par Holme (1961, 1966). La cartographie des peuplements benthiques aboutit au milieu des années 1970 grâce à une collaboration entre plusieurs laboratoires et équipes de benthologues et sédimentologues, et un échantillonnage d’un réseau de 3500 stations pour toute la Manche. La carte des sédiments superficiels de la Manche a été dressée par Larsonneur et al. (1982) et celle de la distribution des communautés (peuplements) benthiques a donné lieu à la publication de plusieurs cartes à partir de données acquises dans les années 1960-19702.

17Holme (1966) a identifié sept catégories d’espèces benthiques sur la base de leur répartition spatiale en Manche : 1) espèces présentes dans l’ensemble de la Manche ; 2) espèces occidentales dont la présence est limitée à la côte ouest de l’Angleterre et ayant une répartition vers le sud autour de Guernesey; 3) espèces occidentales; 4) espèces cornubiennes ayant une pénétration limitée à l’ouest; 5) espèces sarniennes, principalement présentes dans le golfe normano-breton; 6) espèces orientales, également appelées espèces boréales et 7) espèces ubiquistes sans affinités géographiques particulières. Dans le premier groupe d’espèces, Holme a distingué trois sous-groupes biogéographiques : 1) espèces généralement réparties dans toute la Manche ; 2) espèces présentes le long des côtes anglaises, mais rares ou absentes des côtes françaises ; et 3) espèces principalement présentes le long de la côte française de la Manche.

  • 3 Pour plus d’informations voir le site internet du programme scientifique [en ligne] URL : https://w (...)

18Pour la Normandie, les connaissances sur la biodiversité marine s’appuient sur l’existence de stations marines depuis plus d’un siècle comme le laboratoire maritime du Muséum national d’Histoire naturelle à Tatihou, fonctionnel de 1888 à 1923, et la station marine de Luc-sur-Mer (Université de Caen Normandie) créée en 1880. Il s’ajoute à cela les très nombreuses observations faites par le Muséum d’Histoire naturelle du Havre (Breton, 2014). Pour l’estuaire de la Seine, la création du programme scientifique Seine-Aval en 1995 puis du Groupement d’intérêt public Seine-Aval au début des années 2000 a largement contribué à accroître la connaissance de ce grand système estuarien3.

19Dans les années 1980-1990, les études réalisées dans le cadre de programmes de recherche nationaux : Programme national sur le déterminisme du recrutement, Programme national d’océanographie côtière et Programme national d’environnement côtier ont été des sources importantes de connaissances sur la distribution des invertébrés marins. Le programme INTERREG ‘Channel Habitat Atlas for marine Resource Management’ (CHARM) a également permis de faire de nouvelles prospections et la synthèse des connaissances acquises à l’échelle de toute la Manche (Carpentier et al., 2009 ; Martin et al., 2009).

20Les activités humaines ont généré le besoin d’études d’impact et de suivi liées aux projets d’implantation d’infrastructures et aux exploitations de ressources comme celles du barrage marémoteur de la Rance, des centrales thermonucléaires, des extractions de granulats marins, des dragages et dépôts de dragages et aménagements portuaires et plus récemment aux projets d’implantations d’éoliennes en mer. Elles ont permis d’acquérir des connaissances sur la distribution de nombreuses espèces marines notamment en zones littorales et côtières. Les zones du large sont moins connues comme celles du nord Cotentin ; des recherches récentes en rade de Cherbourg et dans les enclaves de sédiments meubles du nord Cotentin ont permis de combler en partie ce déficit de connaissances (Baux et al., 2017 ; Andres et al., 2020).

État de l’inventaire des espèces d’invertébrés benthiques

21Les connaissances sur la biodiversité des invertébrés marins benthiques s’appuient sur les nombreux recensements réalisés depuis le 18e siècle par des naturalistes comme Jacques-Armand Eudes-Deslongchamps, Jean-Vincent Lamouroux ou Auguste le Jolis (Baffreau et al., 2018), puis par des universitaires et enfin par de nombreux chercheurs comme ceux de l’Ifremer et ingénieurs de bureaux d’étude travaillant sur les effets des activités humaines en mer.

22L’inventaire faunistique réalisé par Glaçon (1977) pour la Manche orientale et le sud de la mer du Nord recense 769 espèces dont aucune endémique. A la même époque, celui de Roscoff répertoriait 1856 espèces soit un rapport du nombre d’espèces d’invertébrés benthiques de 2,4 entre ceux recensés à Roscoff et ceux recensés à Wimereux (Dauvin et Dewarumez, 2002). Des notes faunistiques ultérieures ont permis d’augmenter le nombre de signalements de près de 20 % entre 1975 et 2000 pour atteindre 970 espèces. L’inventaire de Müller (2004) reporte plus de 1000 espèces d’invertébrés dans cette zone mais sa liste inclut le littoral belge qui s’étend sur une soixante de km dans le sud de la mer du Nord.

23La distribution spatiale de la diversité benthique en Manche orientale a été analysée par Sanvicente et al. (1996) à partir de l’échantillonnage de 707 stations à la drague Rallier du Baty (tamisage sur 2 millimètres) et tri des organismes à bord des navires océanographiques lors des campagnes estivales qui se sont déroulées de 1971 à 1975 par Louis Cabioch et Franck Gentil (Station Biologique de Roscoff) et René Glaçon (Station Marine de Wimereux). Un total de 347 taxa a pu alors être identifié. Cependant, lors de la revisite de 318 de ces stations, entre 2004 et 2007, à l’aide de prélèvements quantitatifs à la benne Hamon (tamisage sur 2 millimètres) et un tri des échantillons au laboratoire, un total de 875 taxa a été recensé, soit plus du double de celui réalisé 30 ans auparavant (Foveau et al., 2013). Cependant, la disparité du nombre d’espèces recensées entre ces deux inventaires est plus imputable aux différences de techniques d’échantillonnage et de traitement des échantillons qu’un changement faunistique entre les deux périodes.

24Des inventaires, catalogues, atlas, bases de données permettent de dresser un inventaire assez exhaustif des espèces d’invertébrés benthiques recensées en Manche. Il vient d’être publié en 2019 l’Atlas du golfe normano-breton qui compte 1281 pages et sept volumes recensant et cartographiant les 2226 espèces marines dont les premières données datent de 1829 (Le Mao et al., 2019). Les arthropodes (crustacés) dominent en termes de richesse spécifique avec 618 espèces, suivis des mollusques avec 482 espèces puis les annélides avec 405d’espèces. Cet Atlas complète l’inventaire réalisé par Godet et al. (2010) sur les invertébrés des iles Chausey avec 769 espèces, dont 245 arthropodes, 197 mollusques et 146 polychètes. À partir d’échantillonnages à la drague de 14 stations d’enclaves de sédiments dans la zone du Raz Blanchard, Foveau et Dauvin (2017) ont recensé une petite faune mobile diversifiée dans ce milieu à fort hydrodynamisme. Ainsi, 140 taxa ont été récoltés parmi lesquels les crustacés amphipodes et les polychètes dominent en nombre de taxa. Baux et al. (2017) recensent 123 taxa d’invertébrés en Rade de Cherbourg alors qu’Andres et al. (2020) relèvent la présence de 336 taxa pour l’ensemble des enclaves de sédiments du nord Cotentin.

25Le Catalogue des invertébrés en Seine-Aval répertorie 1425 taxa (Ruellet et Dauvin, 2008). Pour la baie de Seine, l’inventaire des Zones naturelles d’intérêt écologique faunistique et floristique a permis de recenser 427 espèces en 928 sites d’échantillonnage en zone intertidale et 906 espèces pour 1434 sites en zone subtidale. Pour l’ensemble de la Normandie, la base de données compte des informations sur la biodiversité de 3103 sites de suivi. Les présences géolocalisées de 2221 taxa sont inventoriées parmi lesquels figurent 1697 espèces, les 524 restants sont des taxa de plus haut rang. Elle contenait 111567 données de présence de taxa à la fin de 20154.

26La Station Biologique de Roscoff a accumulé depuis sa création en 1872 plus de 150 ans d’observations qualitatives et quantitatives sur la faune et la flore benthique et pélagique marines vivant dans son voisinage immédiat (nord de la Bretagne entre Portsall et Trébeurden et sur les fonds compris dans un rayon de 25 milles autour du port de Roscoff). Elles ont été publiées entre 1951 et 1970 dans les Travaux de la station biologique de Roscoff et une partie est accessible via internet5. Sont également accessibles via internet la plupart des additions publiées depuis la parution des inventaires concernant un groupe zoologique6 pour un total d’espèces dépassant 2000, soit un chiffre voisin de celui de la faune du golfe normano-breton qui vient d’être donné par Le Mao et al. (2019).

27Pour la région de Plymouth, trois éditions de la faune marine de Plymouth ont été publiées, la première en 1904 (Marine Biological Association, 1904), la deuxième en 1931 (Marine Biological Association, 1931) et la troisième en 1957 (Marine Biological Association, 1957). L’aire de l’inventaire concerne la côte depuis Start Point dans le Devon à Looe en Cornouailles7.Près de 2000 espèces animales vertébrés et invertébrés figurent également dans la Faune de Plymouth.

28Des études ciblées sur des habitats à haute valeur patrimoniale ont également été effectuées. Pezy et al. (2019a) ont par exemple étudié la faune associée aux herbiers de Zostera marina de la côte ouest du Cotentin et recensé 150 espèces. Les récifs d’hermelles, structures bio-construites par le polychète Sabellaria alveolata (Linnaeus, 1767) constituent un habitat à forte biodiversité avec une centaine d’espèces sur la côte ouest du Cotentin (Schlund et al., 2016). Les forêts de laminaires bretonnes sont connues pour être très diversifiées. Ainsi Leclerc (2013) a recensé 462 taxa dont 108 arthropodes, 98 annélides, 73 mollusques et 56 bryozoaires. Les fonds de maërl, bancs d’accumulations d’algues calcaires rouges présents dans des zones subtidales peu profondes bien éclairées sont bien développés dans tout le nord de la Bretagne, en Cornouailles anglaise et dans le golfe normano-breton (Dauvin, 1997). Connus pour héberger une faune très riche, Bajjouk et al. (2015) reporte un nombre de 600 espèces d’invertébrés pour les bancs de maërl breton.

29Au total, pour la Manche, la biodiversité en invertébrés marins benthiques et pélagiques serait de l’ordre de 3000 espèces. Si la macrofaune (taille> 1 millimètre) est bien connue, les connaissances sur la méiofaune (taille comprise entre 40µm et 1 millimètre) sont moins développées. De même, le recensement des espèces du zooplancton peut être considéré comme quasiment complet (Dauvin, 1997) hormis celui du microzooplancton (taille comprise entre 20 et 200 µm) restant à finaliser à l’exception des foraminifères (Rosset-Moulinier, 1986 ; Bouchet et al., 2020). Bien qu’il n’existe pas de liste exhaustive de l’holoplancton (invertébrés passant toute leur vie dans le plancton) présent en Manche mais en se référant à la liste qui vient d’être établie pour les eaux belges (Van Ginderdeuren et al., 2012), le nombre d’espèces pourrait être inférieur à la centaine, ce qui est beaucoup moins que les espèces répertoriées pour le benthos. Cet inventaire de la biodiversité est amené à être complété au fil des nouveaux signalements ; à ma connaissance, aucune disparition d’espèces d’invertébrés n’est avérée aujourd’hui en Manche.

Aperçu sur les vertébrés marins

30Le Mao (2009) fournit une liste de 179 espèces de poissons dans le golfe normano-Breton. Morin et al. (2010) ont recensé 74 espèces de poissons dans l’estuaire de la Seine, 55 marines et 19 estuariennes dont la moitié sont migratrices comme le saumon ou l’anguille. Vaz et al. (2007) recense un total de 80 espèces pour tout le bassin oriental de la Manche.

31La liste des oiseaux présents en Normandie établit 276 espèces (197 nicheuses, 199 hivernantes, 88 de passage) dont 90 oiseaux marins et 30 nicheuses, nombre représentatif de celui de la Manche dans sa globalité 8.

32Deux espèces de phoques sont présentes en Manche, le phoque veau marin Phoca vitulina (Linnaeus, 1758) et le phoque gris Halichoerus grypus (Fabricius, 1791) avec des populations prospères et en expansion. Le grand dauphin Tursiops truncatus (Montagu, 1821) est présent toute l’année et en grand nombre, près de 500 individus dans le golfe normano-breton, une des plus grandes populations à l’échelle mondiale. Le dauphin commun Delphinus delphis (Linnaeus, 1758) et le marsouin commun Phocoena phocoena (Linnaeus, 1758) sont régulièrement observés. Le globicéphale Globicephala melas (Traill, 1809) et le dauphin de Risso Grampus griseus (Cuvier, 1812) sont des espèces de passage ; la baleine à bosse Megaptera novaeangliae (Borowski 1781), le rorqual commun Balaenoptera physalus (Linnaeus, 1758), le petit rorqual Balaenoptera acutorostrata (Lacépède, 1804), la baleine à bec Hyperoodon ampullatus (Forster, 1770) et le lagénorhynque à bec blanc Lagenorhyncus acutus (Gray, 1828), Rorqual de Rudolphi Balaenoptera borealis (Lesson, 1828), le cachalot Physeter macrocephalus (Linnaeus, 1758) ont été exceptionnellement observés en Manche (Dauvin et Niquil, 2021).

33Sur les sept espèces de tortues marines actuellement connues dans le monde, quatre ont été recensées essentiellement dans le bassin occidental dont deux espèces communes (tortue Luth Dermochelys coriacea (Vandelli, 1761) et tortue caouanne Caretta caretta (Linnaeus, 1758)) et deux autres exceptionnellement observées (tortue de Kemp Lepidochelys kempii (Garman, 1880) et tortue verte Chelonia mydas (Linnaeus, 1758) (Dauvin et Niquil, 2021).

34Au total 3000 espèces de vertébrés marins fréquentent la Manche de façon permanente ou occasionnellement. Si on y ajoute un peu moins d’un millier d’espèces de phytoplancton, macroalgues et phanérogames (Dauvin, 1997), la biodiversité totale de la Manche dépasserait les 4000 espèces.

Érosion ou gain de biodiversité marine ?

35Comme la plupart des mers du monde, les eaux de la Manche se réchauffent. Les données de température de 1985 à 2012 en Manche montrent un réchauffement généralisé, mais comportant néanmoins des différences locales, entre les eaux côtières du golfe normano-breton et les zones centrales et orientales qui montrent une augmentation plus élevée des températures en période hivernale de 0,50 à 0,54°C par décennie (Gaudin et al., 2018). À l’entrée de la Manche dans son secteur occidental, le réchauffement ne dépasse pas 0,13°C par décennie en hiver alors qu’il est un peu plus élevé 0,18°C en été le long des côtes anglaises (Gaudin et al., 2018). Des changements de biodiversité marine sont d’ores et déjà observés en lien avec les changements climatiques, ceux-ci sont plus importants chez les poissons et les invertébrés de la zone intertidale et peu profonde qu’au large.

36Basé sur une série de 24 ans d’observation dans le bassin oriental, Auber et al. (2015) ont analysé l’évolution temporelle de l’abondance de 55 espèces de poissons et de céphalopodes de 1988 à 2011. Ils mettent en évidence un changement rapide de l’abondance à la fin des années 1990 des poissons exploités avec le prédominance d’espèces de poissons-fourrage de petite taille pendant la première période (1988-1997), caractérisée par des températures plus froides vers une deuxième période (1988-2011), caractérisée par une réduction de l’abondance des poissons pélagiques avec une abondance plus marquée de certains espèces comme le bar, la sole et la grande vive. Ce changement serait lié au réchauffement climatique concomitant à l’interruption multi-décennale de l’Oscillation Nord-Atlantique.

37De même, au bénéfice d’une série de 32 ans de relevés au chalut dans la baie de Somme, Auber et al. (2017) ont montré l’existence d’une tropicalisation, c’est-à-dire la présence d’espèces d’affinités tempérées chaudes, de la communauté de poissons au milieu des années 1990, période où une hausse exceptionnelle des températures s’est produite dans le nord-est atlantique. L’analyse de chroniques plus longues serait très instructive. Ainsi, dans le sud de la mer du Nord, la poldérisation intensive des milieux estuariens hollandais a joué sur l’abondance des petits poissons pélagiques comme l’anchois qui a complètement disparu alors qu’il était bien présent au milieu du 20e siècle .

38Difficilement explicable, il a été reporté de façon fugace, souvent par des articles de presse locale, des proliférations d’espèces comme la moule bleue Mytilus edulis (Linnaeus, 1758) sur la côte ouest du Cotentin, après l’hiver rigoureux 1962-1963. En revanche, des épisodes de très faibles recrutements de moules ont été signalées sur les côtes du Calvados et sur la côte d’Opale au cours de la dernière décennie. Plusieurs épisodes de proliférations de l’astérie Asterias rubens (Linnaeus, 1758), espèce carnivore se nourrissant de bivalves, notamment de moules, ont été signalés sur la côte d’Opale et en baie de Seine. Cependant aucun lien n’a été montré entre les abondances de ce prédateur et de sa proie. En baie de Seine, il a également été signalé la prolifération du bryozoaire Alcyonidium gelatinosum (Linnaeus, 1761), ou doigt de feu, espèce pouvant entrainer de fortes allergies lorsque l’on le touche. Enfin, le cténaire planctonique carnivore Pleurobrachia pileus (Müller, 1776) a été signalé avec de très fortes abondances dans les années 1990 et 2000, à la fois dans l’estuaire de la Seine et le long de la côte d’Opale, celui-ci bouchant même les filtres d’adduction des eaux de refroidissement des centrales nucléaires. Après ces épisodes d’explosion démographique, les espèces sont toujours présentes, mais en moindre abondance sans que des facteurs responsables des explosions démographiques aient bien été identifiés.

39À l’inverse, des espèces peuvent présenter des présences en ‘éclipse’, c’est-à-dire être absentes pendant plusieurs années. C’est le cas du bivalve Abra alba (W. Wood, 1812) caractéristique des fonds sablo-vaseux qui était absent à la fin des années 1950 dans les sables fins de la baie de Morlaix lors des premières prospections (Cabioch, 1968) et qui est devenu constant dans les années 1970 (Dauvin, 2018).

Changements d’aires de distribution d’espèces benthiques

40Un suivi des populations de crabes a permis d’observer la progression vers l’est de deux espèces. Le crabe marbré Pachygrapsus marmoratus (J.C. Fabricius, 1787) a été signalé pour la première fois en août 2014 dans la zone intertidale du Calvados (Pezy et Dauvin, 2015). La présence d’hivers doux depuis quelques années pourrait assurer des conditions favorables à l’implantation durable de cette espèce d’origine méditerranéenne qui est maintenant régulièrement récoltée le long de la côte ouest du Cotentin (Manche occidentale) (Dauvin, 2012). Le crabe Asthenognathus atlanticus (Monod, 1932) a été signalé pour la première fois en baie de Seine entre 2008 et 2011 (Jourde et al., 2012), puis en 2015–2016 dans la zone d’implantation du futur parc éolien de Dieppe-Le-Tréport (Pezy et Dauvin, 2018). Plus récemment, un individu a été récolté en 2019 au large des côtes néerlandaises (Faasse et al., 2021). La progression de son aire de distribution en baie de Seine puis en Manche orientale et enfin au sud de la mer du Nord est cohérente avec la présence des courants marins qui transportent ses larves et l’augmentation de la température des eaux permettant aux adultes de s’installer.

41Un exemple des effets du changement climatique se manifestant par l’absence d’hivers rigoureux au bénéfice d’hivers doux est donné par la colonisation de substrats durs artificiels intertidaux par les balanes cirripèdes (crustacés) au niveau de Flamanville, sur la côte ouest du Cotentin, dans le cadre du suivi écologique lié à l'implantation de la centrale électronucléaire (Dreves, 2001). Dans un peuplement dominé à 80 % par l'espèce tempérée froide Semibalanus balanoides (Linnaeus, 1767), une relation a été établie entre la rigueur de l'hiver et l’abondance de ces cirripèdes. Aux hivers rigoureux correspondent des recrutements importants de S. balanoides et à l’inverse, les hivers doux sont accompagnés de très peu de fixation de cette espèce. Les différences d’abondance atteignent un facteur de 300 : 2259 individus par 75 centimètres carrés en 1986 après un hiver froid et 55 individus par 75 centimètres carrés en 1990 après un hiver doux (Dreves, 2001).

42Des progressions d’aire de distribution vers l’est d’espèces intertidales sont bien documentées le long des côtes du sud-ouest de l’Angleterre (Hawkins et al. 2003, 2009). Le gastéropode Phorcus lineatus (da Costa, 1778) montre une progression de 3,4 kilomètres par an (Mieszkowska et al., 2007, 2014), plus faible que celle estimée par Southward et al. (2005) pour le cirripède Perforatus perforatus (Brugière, 1789) qui atteint 28,3 kilomètres par an. Ces ordres de grandeur sont bien supérieurs à ceux estimés pour la faune du large en Manche centrale qui montre peu de changements de distribution entre période froide (1960-1970) et chaude (2012-2014) (Gaudin et al., 2018). Ces observations confortent les résultats de Hinz et al. (2011) sur le benthos subtidal de la région de Plymouth où peu de changements temporels à une échelle de plusieurs décennies ont été observés en réponse aux changements climatiques.

43Dans le Raz Blanchard et dans le détroit du Pas-de-Calais (Retière 1979 ; Prygiel et al., 1988), entre 20 et 70 mètres dans des zones de fort hydrodynamisme se trouvaient des moulières à modioles (habitat prioritaire de la convention OSPAR) de l’espèce Modiolus modiolus (Linnaeus, 1758) qui est en limite méridionale de sa distribution en Normandie. Aucune modiole n’a été récoltée par Foveau et Dauvin (2017) dans leurs prélèvements de 2015-2016 dans les stations historiques du Raz Blanchard de Retière (1979). La présence de cette espèce reste donc à confirmer, sa disparition pouvant être liée aux changements climatiques.

44Lors du suivi à long-terme de la communauté benthique des sables fins de la baie de Morlaix débutée en 1977 et qui se poursuit encore aujourd’hui, une espèce de polychète boréale Apistobranchus tullbergi (Théel, 1879) a été régulièrement échantillonné de mai 1979 à août 1984, pendant une période de refroidissement des eaux de l’entrée de la Manche et n’a pas été revu depuis (Dauvin, 1988 ; données inédites).

45Dans la partie avale de l’estuaire de la Seine, le suivi du compartiment suprabenthique (organismes benthiques ayant une activité natatoire) du milieu des années 1990 à la fin des années 2010, a montré une marinisation du système c’est-à-dire une pénétration dans l’estuaire d’espèces marines en lien avec la salinisation de cette partie aval liée aux changements climatiques et la baisse du débit de la Seine (Pezy et al., 2017). C’est un phénomène général observé dans les grands estuaires européens du Portugal aux Pays-Bas, ou par exemple en Gironde où l’anchois remonte de plus en plus loin dans l’estuaire (Sautour et Baron, 2020).

46Outre sa marinisation accentuée depuis deux décennies, l’estuaire de la Seine est un écosystème dégradé avec une réduction de ses surfaces intertidales naturelles qui sont passées de 130 kilomètres carrés en 1850 à moins de 20 kilomètres carrés aujourd’hui (Dauvin, 2011). En dépit de tout cet ensemble d’aménagements, dont le dernier est la construction du port de conteneurs « Port 2000 », entre 2002 et 2005, les espèces estuariennes résistent à la dégradation des conditions environnementales, mais leur production décroit fortement. Cependant, l’estuaire de la Seine est encore riche de son milieu vivant et de sa diversité. Bien qu’aucune espèce n’ait disparu, les populations de certaines espèces dont la crevette grise Crangon crangon (Linnaeus, 1758), espèce d’intérêt commercial, ont décru de façon considérable en relation avec la réduction des surfaces favorables à leur développement (Dauvin et Desroy, 2005).

Changement Climatique et biologie des espèces

47Introduite volontairement dans les années 1970, l’huître japonaise Crassostrea gigas (Thunberg, 1793) se trouvait en Manche à la limite des conditions naturelles favorables à sa reproduction. Depuis une dizaine d’années, sa reproduction est favorisée par des températures estivales permettant la reproduction des adultes et la formation des récifs sur les structures portuaires et sur les estrans rocheux colonisés par la macrofaune (Bajjouk et al. 2015). À l’inverse, le bulot Buccinum undatum (Linnaeus, 1758) serait menacé par de plus fortes températures enregistrées en fin d’automne, sa reproduction s’étalant de décembre à janvier. Plus la température de l’eau est élevée et plus la capacité du gastéropode à pondre en masse se réduit ; la population de la Manche pourrait disparaître à terme9.

48La coquille Saint-Jacques (Pecten maximus Linnaeus, 1758) est la première espèce de mollusque bivalve pêchée en Manche en termes d’abondance, et son stock est considéré en bon état (Foucher, 2019). Si la gestion de sa pêche a permis d’améliorer l’état du stock, l’augmentation de la température de l’eau est également un facteur favorable pour la réussite de la reproduction de cette espèce (Foucher et Duhem, 2013). L’évolution temporelle de la coquille en baie de Seine présente cependant des paradoxes : 1) espèce péchée à la drague sans que son stock et sa communauté benthique ne soient affectés par cette activité ; 2) espèce dont les probabilités de présence et non d’abondance s’amenuisent au fil du temps d’après les modèles de niche écologique réalisés en prenant en compte les températures et les salinités des eaux de surface, la bathymétrie et les types sédimentaires (Rombouts et al., 2012), mais 3) espèce qui est en ce moment favorisée par les élévations des températures.

Enrichissement faunistique par introduction d’espèces non-indigènes

49L’enrichissement de la faune est lié à l’introduction volontaire ou accidentelle des espèces non indigènes. Fin 2018, 139 espèces non-indigènes ont été recensées en Normandie, ce qui est beaucoup plus qu’en Bretagne (95) et dans les Hauts de France (62). Des compléments de récoltes portent ce nombre au début de 2020 à 152 dont 126 invertébrés (Baffreau et al., 2018 ; Pezy et al., 2021a ; Dauvin et al., 2022a). Ces espèces non-indigènes ont été introduites par deux principales voies : les eaux de ballast relarguées dans les ports dont celui du Havre qui est le principal lieu d’introduction en Manche et la conchyliculture (Breton, 2004 ; Pezy et al., 2021a). Parmi les espèces non-indigènes recensées en Normandie, seulement neuf invertébrés sont avérés comme invasifs dans cette région (Pezy et al., 2021a).

50Depuis quelques années, un bivalve a été introduit dans la région du sud de la mer du Nord et s’est installé en Manche orientale jusqu’en baie de Seine : il s’agit du couteau américain Ensis leei (M. Huber) (Luczak et al., 1993 ; Dauvin et al., 2007). Son extension permet de confirmer l’hypothèse du rôle que jouent les eaux provenant du système delta Escaut-Rhin-Meuse, lors de période de vents de nord et nord-est, où la circulation des eaux peut s’inverser, c’est-à-dire que les eaux circulent de la mer du Nord vers la Manche entraînant avec elles des larves.

51Les annélides polydores sont des vers marins creusant des galeries dans les substrats calcaires naturels et les coquilles d’huîtres. En mars 2018, une collaboration franco-japonaise avec la spécialiste mondiale de ce groupe, Waka Sato-Okoshi au Laboratoire de biologie marine de l'Université de Tohoku a permis d’accroître le nombre d’espèces non-indigènes en Normandie, huit espèces appartenant à quatre genres ont ainsi été recensées, dont trois nouvelles pour les côtes normandes et deux autres nouvelles pour les eaux européennes (Sato-Okoshi et al., 2022 ; Dauvin et al., sous presse).

Nouvelles populations permanentes d’une espèce non-indigène : le cas de la palourde japonaise du golfe normano-breton

52À partir du couplage de modèles numériques hydrodynamiques Lagrangiens à trois dimensions MARS 3D et Ichtyop, la dispersion larvaire de la palourde Ruditapes philippinarum (A. Adams & Reeve, 1850), introduite volontairement à Chausey, a été modélisée par Croguennec (2021) qui a montré qu’un vent homogène d’Est ou d’Ouest entraînait les larves dans des tourbillons au large où elles vont se retrouver piégées et ne pourront pas participer au recrutement. Au contraire, les variations du vent surtout de secteur sud-ouest permettent de limiter ces déperditions larvaires. Peu importe le moment d’émission des gamètes et la direction des vents, une partie des larves se retrouve plaquée sur la façade ouest du Cotentin. Il a ainsi pu être démontré que les élevages de Chausey étaient à l’origine de la colonisation de la côte ouest du Cotentin où l’espèce forme de très abondantes populations pêchées à la fois de façon récréative et par des pêcheurs professionnels.

Des populations pérennes, mais aussi des populations temporaires dans la Manche : le cas des récifs d’hermelles de la côte ouest du Cotentin

53Parmi les espèces remarquables et d’intérêt patrimonial se distinguent des espèces ingénieures capables de bio-constructions dont Sabellaria alveolata (Linnaeus, 1767), plus communément appelée hermelle. C’est un ver tubicole pouvant mesurer de 2 à 5 centimètres de long à l’état adulte (Dubois, 2003 ; Curd, 2020 ; Curd et al., 2021). Sa longévité est relativement grande, de 4 à 5 ans, voire 10 ans (Dubois, 2003). Sa capacité de reproduction est élevée, une femelle pouvant libérer entre 300 000 et 600 000 œufs ; la durée de vie larvaire est estimée entre 6 semaines et 11 mois. S. alveolata forme des récifs en baie du Mont-Saint-Michel où son abondance atteint 50 000 individus par mètre carré (Lecornu et al., 2016). Dubois et al. (2002) ont montré que la biodiversité associée aux hermelles est plus grande que celle des communautés benthiques sablo-vaseuses alentour qui sont peu diversifiées dans la partie sud de la baie du Mont-Saint-Michel.

54Sur la côte ouest du Cotentin, les récifs d’hermelles apparaissent temporaires au nord de Granville, alors que ceux de baie du Mont-Saint-Michel sont pérennes (Dubois, 2003 ; Lecornu et al., 2016). Ces récifs temporaires sont alimentés par des larves provenant des récifs de la baie lorsque des conditions de vent favorables permettent aux essaims larvaires de dépasser le nord de Granville (Ayata et al., 2009 ; Ayata, 2010). La chronique installation-épanouissement-dégradation-disparition de récifs sur la côte ouest du Cotentin a pu être suivie au cours de deux décennies (2000-2017) par la Synergie Mer et Littoral (SMEL), une structure du Département de la Manche en soutien des professionnels de la mer. À partir de 2006, des petites structures récifales fragmentées sont observées au nord de Granville. Avant 2009, les récifs demeurent pratiquement absents, puis entre 2009 et 2010, une forte colonisation a eu lieu, ce qui a entraîné la formation de vrais récifs. En 2010-2011, 535 aires d’hermelles ont été recensées représentant une surface totale d’occupation de 150 hectares. En 2014, les bio-constructions n’occupent plus que 120 hectares (Lecornu et al., 2016 ; Schlund et al., 2016). Un suivi des récifs au nord de Granville de 2010 à 2012 a permis de montrer que les récifs se dégradent dès 2011 ; cette dégradation s’est poursuivie jusqu’en 2015 ; en 2017, aucun récif n’est présent, seules quelques rares hermelles dispersées subsistent. L’étude de la structure des tailles des hermelles en 2014 a montré qu’au nord de Granville, aucun recrutement de juvéniles n’a été observé en 2013 et 2014 (Lecornu et al., 2016 ; Schlund et al., 2016). Tous ces indicateurs témoignent de la sénescence des bio-constructions depuis 2011 bien que celles-ci ne soient pas homogènes sur toute la zone au nord de Granville.

55En résumé, sur la côte ouest du Cotentin, au nord de Granville, après une ou plusieurs années de recrutement massif provenant de larves venant de la baie du Mont-Saint-Michel entre 2006 et 2009, existe une phase d’extension des bio-constructions qui atteint son épanouissement en 2010-2011. Ensuite, une phase de dégradation plus ou moins hétérogène commence en 2012, se poursuit jusqu’en 2014 et aboutit à une régression totale des récifs en 2016 ; à cette date il ne reste que quelques placages. La chronique installation-épanouissement-dégradation-disparition s’étale donc sur une décennie (2006-2015).

56Plus largement, en assurant la dispersion de l’espèce, la phase larvaire joue un rôle fondamental dans la dynamique des populations d'invertébrés marins à cycle de vie bentho-pélagique (larves planctoniques) assurant la connectivité au sein de métapopulations entre populations sources et populations puits (Ayata et al., 2009 ; Ayata, 2010).

Dispersion larvaire et pérennité de populations d’invertébrés à cycle bentho-pélagique

57L’ophiure Ophiothrix fragilis (Della Chiaje, 1844) est largement répandue en Manche, dans les zones de cailloutis caractérisées par de forts courants de marée entre 20 et 80 mètres de profondeur (Lefebvre et al., 2003). La distribution spatiale des zones de fortes densités (jusqu’à 4000 ind.m-²) montre peu de variabilité d’une année à l’autre. La dispersion larvaire de huit populations dont trois dans le bassin occidental, trois en baie de Seine et le littoral normand, une en Manche centrale et la dernière dans le détroit du Pas-de-Calais, a été simulée à l’aide d’un modèle lagrangien hydrodynamique 2D intégrant à la fois la résiduelle de marée, la circulation générée par les vents et la rétention dans la diffusion générée par la présence de tourbillons (Lefebvre et al., 2003). Les simulations ont montré l’importance du forçage du vent sur la dispersion larvaire. Pour presque toutes les populations, la rétention larvaire est suffisante pour assurer l’autorecrutement, quelles que soient les conditions météorologiques ou la durée de vie des larves. Le degré de connectivité entre les populations est très variable, très limité entre populations anglaises et françaises en Manche ouest, elle est importante entre les populations de la baie de Seine et de la Manche centrale et très faible avec celle du détroit du Pas-de-Calais.

58De même, la modélisation des flux larvaires du polychète Lagis koreni (Malmgren, 1866), caractéristique des fonds sablo-vaseux et dont les populations sont séparées les unes des autres par de grandes distances, a été étudiée à l’aide d’un modèle lagrangien hydrodynamique 2D pour cinq populations des côtes françaises du bassin oriental de la Manche (Ellien et al., 2000). Le forçage météorologique accroît le rôle des processus d’advection sur le transport larvaire et modifie fortement le taux de rétention selon la direction et la vitesse du vent. Les différentes populations locales constituent une seule unité fonctionnelle structurée en métapopulation (Ellien et al., 2000). Comme pour les deux autres exemples, l’hermelle et l’ophiure, le rôle du vent et la structuration des populations en métapopulation favorisent le maintien des espèces par brassage larvaire et génétique, même pour les populations éloignées les unes des autres.

Changement de distribution d’espèces planctoniques

59Beaugrand et Goberville (2010) ont montré des migrations très rapides du zooplancton de l’Atlantique nord-est. Des espèces de copépodes calanoïdes autrefois présentes uniquement dans le golfe de Gascogne sont maintenant observées jusqu’à l’ouest des côtes norvégiennes, où les espèces boréales ont diminué. Outre des modifications des limites latitudinales, plusieurs études sur le plancton marin de l’océan Atlantique nord-est et en particulier la mer du Nord ont montré d’importantes modifications de la phénologie des espèces, c’est-à-dire des changements dans les rythmes naturels des espèces, phénomène attribué aux changements climatiques (Beaugrand et Goberville, 2010). Par exemple, les diatomées marines (phytoplancton important pour la survie des copépodes herbivores) n’ont que peu modifié leur maximum annuel de floraison printanière. D’autres groupes, tels que les dinoflagellés et le méroplancton (phase larvaire pélagique de certains organismes benthiques), ont vu leur maximum saisonnier avancer d’un mois entre 1958 et 2002. En mer du Nord, Calanus finmarchicus (Gunnerus, 1770), espèce de copépode subarctique importante pour la survie des larves de morue, a été progressivement remplacée par C. helgolandicus (Claus, 1863) en lien avec les changements climatiques. Représentant autrefois 80 % du nombre total d’individus de Calanus en mer du Nord, C. finmarchicus n’en représente plus aujourd’hui plus que 20 % et ce changement de dominance a contribué à la diminution de la survie des larves de morue (Beaugrand et Goberville, 2010).

Impact de la crépidule sur le changement d’habitat par homogénéisation des fonds et enrichissement d’espèces de substrat dur

60La crépidule Crepidula fornicata (Linnaeus, 1758) est un gastéropode filtreur originaire des côtes atlantiques nord-américaines. Elle forme des empilements d’individus attachés les uns aux autres dont les mâles plus petits sont localisés dans la partie sommitale de la pile et les femelles dans le bas. Elle est hermaphrodite séquentielle avec une fécondation croisée : les individus naissent mâles, croissent et deviennent femelles et s’accouplent avec un autre individu. Dans les secteurs colonisés notamment dans la baie de Saint-Brieuc et la baie du Mont-Saint-Michel (biomasse estimée à un 1 million de tonnes en poids frais), les crépidules peuvent modifier le biotope avec localement une augmentation de la biodiversité par effet récif (Bajjouk et al., 2015). Des espèces de substrats durs se fixent aux coquilles, tandis que les espèces de substrats meubles habituellement présentes dans et sur le sédiment disparaissent. En revanche, lorsque les bancs de crépidules s’étendent, il est observé des modifications d’habitats dues à un exhaussement des fonds et à un envasement, ce dernier résultant de la diminution de l’hydrodynamisme liée à la rugosité du banc de crépidules et à l’accumulation de biodépôts (fèces) créant un nouveau type de sédiment noir et cohésif peu favorable à la macrofaune en raison du manque d’oxygène.

Résistance et résilience de communautés benthiques de sables fins et grossiers en Manche

61Foveau et al. (2018) ont modélisé la sensibilité des habitats benthiques du bassin oriental de la Manche et du sud de la mer du nord aux effets de la pêche aux arts traînants (chaluts et dragues). Il apparait que les zones côtières sablo-vaseuses sont moins susceptibles d’être affectées par des impacts supplémentaires sur le fond marin, car les espèces présentes sont naturellement résistantes. Les sédiments grossiers du large fréquentés par des espèces à faible potentiel de croissance plus sensibles aux fortes pressions de pêche et la résilience de ces zones est plus faible.

Résistance aux activités humaines de la communauté des sables fins envasés de la partie orientale de la baie de Seine

62La partie orientale de la baie de Seine est connue comme l’une des zones de la Manche présentant le plus de perturbations anthropiques (Dauvin et Lozachmeur, 2006 ; Dauvin, 2019 ; Dauvin et al., 2021). Afin d’étudier les changements temporels des communautés benthiques en lien avec le cumul des activités anthropiques, un réseau de 60 stations a été échantillonné en hiver pendant sept périodes d’échantillonnage réparties sur 28 ans (1988, 1991, 1996, 2001, 2006, 2011 et 2016) (Bacouillard et al., 2020). Les auteurs ont montré que, malgré son exposition à de multiples perturbations, y compris les changements climatiques, la communauté de sables fins envasés a été résistante en termes de composition en espèces. De même, les densités relatives en espèces dominantes ainsi que l’organisation spatiale de la communauté sont restées stables au cours des 30 années de l’étude. La communauté est dominée par des espèces très résistantes, à cycle bentho-pélagique (larves planctoniques), capables de reconstituer rapidement leurs populations après avoir été exposée à de multiples facteurs de stress comme dans la baie de Seine (Dauvin et al., 2021).

Résilience des communautés benthiques de la Rance maritime après les travaux de construction du barrage de l’usine marémotrice de la Rance

63La seule usine marémotrice existant en France a été construite sur la Rance entre 1963 et 1966. Pendant cette période, l’estuaire a été isolé de la partie marine et les communautés marines et estuariennes ont complètement disparu. Des suivis ont été menés pour étudier la recolonisation de cet habitat par la faune benthique en 1966, 1971, 1975, 1995 et 2010 (Trigui et al., 2011). Une recolonisation rapide de la faune est observée, 10 ans après l’ouverture à la circulation marine, le nombre d’espèces est de 200 puis s’est stabilisé autour de 240 espèces en 1995. En 2010, 45 ans après la fin des travaux, les communautés benthiques se sont stabilisées et ont retrouvé des compositions faunistiques voisines d’autres estuaires de Bretagne nord (Trigui et al., 2011). Cependant, entre 1976 et 1995, il a été observé un envasement dans le secteur saumâtre, la diminution du faible niveau d’eau moyen et la prolifération de l’espèce Crepidula fornicata. En conséquence, la richesse en espèces a diminué dans la partie saumâtre en raison de l’homogénéisation des habitats induite par l’envasement et a augmenté dans certaines parties du bassin en lien avec la prolifération de C. fornicata (Desroy et Retière, 2010). Ainsi, une fois les caractéristiques marines rétablies, l’écosystème benthique retrouve des communautés marines et estuariennes sans doute semblables ou proches de celles observées avant l’isolement de la Rance maritime illustrant la forte résilience de ce système.

Résilience de la communauté des sables fins de la baie de Morlaix après la pollution accidentelle par les hydrocarbures de l’Amoco Cadiz

64Dans la région de Roscoff, en baie de Morlaix, huit espèces d’amphipodes du genre Ampelisca (Ampeliscidae) ont été échantillonnées en 1977 au cours d'un suivi temporel de la communauté benthique des sables fins peu envasés par 20 mètres de profondeur (Dauvin, 1988). La pollution par les hydrocarbures de l'Amoco Cadiz, en mars 1978, s'est traduite par une disparition quasi totale des amphipodes, dont ceux du genre Ampelisca (Dauvin, 1988). Pendant la période post-pollution de 1978 à 1981, Ampelisca sarsi Chevreux, 1888 est la seule espèce ayant subsisté aux hydrocarbures et figurant dans tous les échantillons, mais avec des effectifs réduits de plus de 99 % par rapport à ceux observés avant pollution. Avant la pollution, et à partir de 1988, soit dix ans après la pollution, cinq espèces A. armoricana Bellan-Santini et Dauvin, 1981, A. brevicornis (Costa, 1853), A. sarsi, A. tenuicornis Liljeborg, 1856 et A. typica Bate, 1856 ont été retrouvées dans tous les relevés. Les populations d'Ampelisca caractéristiques des fonds subtidaux sablo-vaseux (A. armoricana, A. diadema Costa, 1853, A. sarsi, A. spinimana Chevreux, 1900 et A. tenuicornis) forment des populations à caractère insulaire le long des côtes françaises de la Manche, c’est-à-dire d’espèces présentes uniquement dans les fonds sablo-vaseux isolés les uns des autres le long des côtes de Bretagne et entourés de communautés benthiques de nature différente : sables dunaires, sables grossiers, graviers. La recolonisation par ces espèces ne pouvait se faire qu'à partir de populations non perturbées par la pollution, situées en mer d'Iroise ou dans le nord du golfe de Gascogne et distantes d'au moins 100 kilomètres de la baie de Morlaix. En raison de cet isolement, de la fécondité restreinte, du développement direct des amphipodes (pas de dispersion larvaire) et de la faible dispersion des juvéniles le processus de recolonisation ne pouvait qu'être long. Les espèces non insulaires comme A. spinipes Boeck, 1861, A. brevicornis et A. typica recolonisèrent les premières les sédiments alors que la recolonisation des espèces insulaires fut plus tardive. Il fallut attendre 1981 pour que six espèces d'Ampelisca soit simultanément présentes et 1985 pour que les six espèces se maintiennent, soit un processus de recolonisation lent (sept années), mais efficace en dépit de l’absence de dispersion larvaire. En 1990, 12 ans après la catastrophe, les populations ont ainsi retrouvé des valeurs de densité comparables à celles qu'elles avaient en 1977-1978 (Dauvin, 1988). Cet exemple illustre par conséquent le cas d’une communauté peu résistance soumise à une pollution accidentelle par hydrocarbures (les amphipodes sont particulièrement sensibles au pétrole) et particulièrement résiliente puisque la communauté retrouve les espèces dominantes en un peu plus de 10 ans après un stress majeur. Cet exemple démontre bien que lorsque l’habitat est restauré (décontamination des fonds en hydrocarbures), il peut y avoir recolonisation naturelle du système à partir de populations adjacentes. À contrario, lorsque l’habitat est modifié dans sa structure physique ou dans sa structure hydrodynamique, la restauration est généralement vouée à l’échec.

Résilience de communautés benthiques de la partie orientale de la baie de Seine sous influence de dépôts de dragages

65En 2012-2013, des opérations expérimentales de dépôts de dragages provenant du chenal d’accès au port de Rouen ont été effectuées sur le banc de Seine, sur une communauté des sables moyens, par une dizaine de mètres de profondeur (Marmin et al., 2016). Une démarche intitulée en anglais ‘Before After Control Impact’ a été menée afin de statuer sur les évolutions bio-sédimentaires engendrées par ces dépôts expérimentaux. Le suivi montre un effet très local limité aux zones de dépôts et proches de ces dépôts, une mortalité importante, mais pas totale de la faune dans les zones les plus touchées et des capacités de recolonisation rapide juste après une période de dépôt massif. Une modélisation du réseau trophique ECOPATH a été réalisée pour deux périodes : avant (2010-2011) et après (2013-2014) les opérations expérimentales (Pezy et al., 2017). Les résultats montrent que la biomasse de poisson augmente après les opérations de dépôt, alors que la biomasse des invertébrés demeure relativement stable entre les deux périodes. La zone subit régulièrement des perturbations physiques naturelles et a fait preuve d’une grande résilience après une courte phase de dépôt, puisqu’elle retrouve rapidement, en deux ans une composition faunistique et des biomasses du même ordre de grandeur que celles observées avant la perturbation. Dans un deuxième temps, Pezy et al. (2018) ont modélisé le réseau trophique toujours à l’aide d’ECOPATH, mais cette fois-ci pendant la phase de dépôt 2012-2013, en distinguant la zone de dépôt, celle influencée par le dépôt et de celle non touchée. De nouveau, les indices utilisés révèlent que le système présente une grande résilience (Pezy et al., 2018). Enfin, la macrofaune et les poissons démersaux semblent être stimulés dans la zone influencée pendant la phase de dépôts, soutenant ainsi l’hypothèse de perturbation intermédiaire favorable à la diversité fonctionnelle du système (Pezy et al. 2018).

66Outre cette expérimentation, le port du Havre utilise le site subtidal de dépôt de dragages d’Octeville depuis 1947 (15-20 mètres de profondeur) qui abrite une communauté benthique sablo-vaseuse. Le volume de sédiments déposés est de l’ordre de 2 à 2,5 millions de mètres cubespar an. Depuis les années 2000, ce sont principalement des sédiments fins (80 % des particules fines <63 μm) qui sont déposés dans un système de découpage en casiers spatialisés avec des dépôts successifs d’épaisseur limitée (0,2 à 0,6 mètre par boîte et par année), empêchant l’accumulation de sédiments dans certaines parties du site de dépôt. Au cours de la période d’août 2016 à septembre 2017, une étude expérimentale a été mise en place pour identifier les changements spatio-temporels de la macrofaune échantillonnée en dix stations sur six dates (Dauvin et al., 2022b) : trois stations sur le site de dépôt où différents volumes de sédiments ont été déversés (de 18 000 à 41000 mètres cubes), deux stations toujours situées à l’intérieur du site d’Octeville, mais sans opérations de déversement pendant l’étude, et cinq stations à l’extérieur au nord et au sud du site de dépôt. L’étude montre que l’impact du dépôt de sédiments de dragages des bassins portuaires du Havre reste local et que la communauté benthique montre une forte résilience avec un rétablissement rapide après cessation des dépôts.

Résilience des communautés benthiques de sédiments grossiers après extraction de granulats

67Les extractions de granulats (graviers et cailloutis) sont anciennes, notamment dans le bassin oriental de la Manche où des concessions sont exploitées aussi bien du côté anglais que français. Les volumes extraits ont atteint 182 millions de tonnes pour le Royaume-Uni pour 25 sites et une superficie de 232 kilomètres carrés et 149 millions de mètres cubes pour la France pour 14 sites et une surface de 113 kilomètres carrés (Dauvin, 2019). Les réserves sont importantes et localisées dans les paléo-vallées creusées par les anciens fleuves au fil des régressions et transgressions successives du Quaternaire. Les extractions se font essentiellement à partir de dragues aspiratrices prélevant le sédiment à l’aide d’élinde (bras articulé de la drague). Les dragages entraînent des modifications temporaires du milieu marin avec différentes répercussions physiques et biologiques liées au passage de l’élinde sur le fond et la surverse des sédiments les plus fins (Lozach, 2011). Les dragues aspirent le sédiment tout en se déplaçant et créent des sillons d’environ 2 à 3 mètres de large sur une trentaine de centimètres de profondeur induisant une diminution de 30 à 70 % du nombre d’espèces, de 40 à 95 % de leur abondance, et sensiblement le même pourcentage de réduction de biomasse du macrobenthos (Lozach et al., 2011). Aujourd’hui sont privilégiées les exploitations n’excédant pas 2 mètres de profondeur sur des systèmes d’extraction en bandes laissant des bandes en jachère sans exploitation de façon à faciliter la reconstitution benthique après exploitation. Dans le passé, quelques exploitations se sont faites sur des zones restreintes et plus profondes jusqu’à 5-10 mètres, ce qui a entraîné le piégeage de particules fines dans les fosses ainsi creusées et des changements faunistiques avec remplacement des espèces de sédiments grossiers par des espèces de sédiments sableux. Si la profondeur de prélèvement reste modérée et n’altère pas la granulométrie des sédiments, le même type de communauté peut rester en place. Dans tous les cas, les sites d’exploitation sont l’objet d’une démarche ‘Before After Control impact’ ayant pour objectif de juger la résilience des communautés, par exemple les temps de récupération physique du sédiment et biologique des communautés benthiques, pour chaque site exploité. La récupération physique est complète quand la présence des sillons n’est plus détectable par des techniques d’imagerie et quand la composition sédimentaire est similaire à celle du pré-dragage. La récupération biologique correspond au rétablissement d’une communauté voisine de celles des sites de référence non impactés et comprenant 80% de la richesse spécifique et de la biomasse de celles observées avant extraction (Lozach, 2011). La synthèse bibliographique réalisée dans la thèse de Lozach a permis d’identifier les facteurs jouant sur les récupérations physiques et biologiques des zones exploitées ; elle souligne que les habitats les moins sensibles aux extractions sont ceux des estuaires, car ce sont des environnements naturellement stressés et présentant les temps de récupérations physiques et biologiques les plus courts : entre 1,5 et 5 ans. Dans les zones de sédiments grossiers avec un hydrodynamisme modéré, les temps de récupération vont être les plus longs pour les récupérations biologiques (9 ans) et physiques (20 ans). Les sites soumis à un très fort hydrodynamisme ont des temps de recolonisation réduits (3 à 4 ans). Les impacts physiques et biologiques sont néanmoins très variables d’un site à l’autre et sont fréquemment site-spécifique, c’est à dire limitant au cas par cas les possibilités d’extrapolation des valeurs mesurées de temps de récupération d’un site à l’autre, même si les changements écologiques généraux sont les mêmes, les processus de récupération propres à chaque site vont contrôler la récupération (Lozach et Dauvin, 2012). Dans tous les cas, l’arrêt des extractions se traduit par une recolonisation du site par les invertébrés benthiques montrant à nouveau la résilience des communautés benthiques de la Manche suite à une perturbation.

Discussion générale

68En Manche, les invertébrés marins et le benthos notamment montrent une diversité importante qui évolue au cours du temps selon deux modalités : changements d’aire de distribution en relation avec les changements climatiques et enrichissement en fonction des introductions volontaires ou involontaires des espèces non-indigènes. La résultante est plutôt un accroissement du nombre d’espèces qu’une érosion de la biodiversité ; les espèces qui ne sont plus présentes sont peu nombreuses comme probablement la moule Modiolus modiolus qui était en Manche, en limite méridionale de son aire de distribution.

69Les changements de biodiversité montrent un accroissement d’espèces tempérées chaudes et à l’inverse une raréfaction de l’occurrence des espèces boréales. Située en position latitudinale tempérée, la Manche est un très bon observatoire de ces changements de distribution d’espèces. Suivant la suggestion de McLean et al. (2021), la Manche se prête donc bien à suivre le paradigme de ‘tropicalization and deborealization’ de la faune des invertébrés.

70Le nombre de disparitions d’espèces est très restreint en Manche et se traduit par une remontée vers le nord des populations. En revanche, certaines populations montrent des séquences d’installation puis de disparition comme dans le cas des récifs d’hermelles à Sabellaria alveolata de la côte ouest du Cotentin à la faveur de flux larvaires entre populations pérennes sources et populations temporaires puits. La marée et le vent sont les deux forçages impliqués dans ce transfert génétique entre métapopulations. Si les courants de marée ne devraient pas changer fondamentalement avec les changements climatiques, il n’en est pas de même pour les vents qui sont susceptibles de se modifier au cours du temps avec des séquences plus marquées de vents de sud-ouest et de nord-est pouvant impliquer des flux larvaires différents de ceux observés aujourd’hui. L’érosion de la diversité touche donc des populations temporaires, ou des habitats fragilisés ou très fortement réduits comme l’espace intertidal estuarien de la Seine.

71Quelle est l’évolution possible de la faune des invertébrés dans les prochaines décennies ? Outre des analyses rétrospectives basées sur des observations, des modèles de niche écologique ont été utilisés pour déterminer la répartition potentielle d’espèces benthiques en fonction de l’information existante sur leur niche écologique actuelle (espace de vie). Ainsi, dans le cadre du projet CHARM 3, les probabilités de présence de 46 espèces d’invertébrés benthiques ont été simulées à l’échelle de l’Atlantique nord-est, à l’horizon 2100. Rombouts et al. (2012) ont centré leur analyse sur deux espèces d’intérêt commercial : la coquille Saint-Jacques Pecten maximus et l’amande de mer Glycymeris glycymeris (Linnaeus, 1758) et deux espèces écologiquement importantes, le bivalve Abra alba et la polychète Ophelia borealis Quatrefages, 1866. Quatre variables environnementales ont été sélectionnées : température et salinité de surface de l’eau de mer, bathymétrie et type sédimentaire. Les résultats montrent des déplacements généraux des espèces benthiques de la Manche vers la mer du Nord. Ben Rais Lasram et al. (2020) ont utilisé des modèles de distribution des espèces pour projeter les distributions potentielles de 46 espèces présentant des biomasses importantes dans le bassin oriental de la Manche, dont 32 espèces de poissons et 14 espèces d’invertébrés, dans le cadre de scénarios de changement climatique à l’horizon 2091-2100. Les simulations montrent une réduction de l’occurrence des espèces benthiques et démersales plus faibles que dans les modélisations de Rombouts et al. (2012). Au-delà de la prudence à avoir au regard de ces modèles de prédiction compte tenu de nombreuses incertitudes attachées à la définition des niches écologiques et des distributions actuelles des espèces, bien qu’il existe des habitats potentiels plus au nord de leur distribution actuelle ceci n’implique pas nécessairement que l’espèce occupera effectivement de nouvelles localisations boréales dans le futur. En complément, ces approches pourraient être étendues à des espèces d’invertébrés présentes dans le golfe de Gascogne qui pourraient progresser vers le nord et vérifier le concept de ‘tropicalization and deborealization’ de McLean et al. (2021). L’absence d’hivers froids et la recrudescence d’étés très chauds vont accélérer ce phénomène.

72Au niveau phénologique, la reproduction des invertébrés actuellement présents en Manche pourrait être affectée comme cela a été observé pour l’huître japonaise qui ne se reproduisait pas au moment de son introduction au début des années 1970, mais se reproduit maintenant annuellement. L’élévation des températures va aussi modifier les cycles de vie de nombreuses espèces benthiques comme les amphipodes et parmi eux les Ampelisca (Dauvin et al. 2021). Il est probable qu’il y ait une plus grande précocité de la période de reproduction et une modification du cycle biologique, avec un passage d’un cycle univoltin (une seule génération par cycle de reproduction) à un cycle bivoltin (deux générations par cycle de reproduction). Autant de changements qui auront des répercussions sur la production des fonds benthiques et la structuration des réseaux trophiques.

73Il est indéniable que des mesures de protection et de gestion des stocks comme celles des coquilles Saint-Jacques des baies de Saint-Brieuc et de Seine ont eu des effets bénéfiques sur la reconstitution des stocks. Une meilleure reproduction en lien avec les changements climatiques a également induit un meilleur recrutement. Cependant, la complexité des mécanismes, l’ampleur et la disparité des réponses de la biodiversité aux changements climatiques et aux effets des activités humaines qui se multiplient aujourd’hui avec le développement de l’éolien en mer exigent la mise en place d’observatoires de la biodiversité. Cet effort doit inclure un développement de compétences en taxonomie animale.

74En conclusion, il est patent que la vie marine au sens large et dans toutes ses composantes est menacée par les activités humaines. Comme le soulignent Cowie et al. (2022, p. 653) « however, commentators have confused commercial extinction (the economic and ecological collapse of fish stocks) and biological extinction (the disappearance of all individuals of a species) », il n’y a pas aujourd’hui de faits probants montrant la véracité d’une crise de la biodiversité chez les invertébrés marins benthiques en Manche. Nous ne connaissons pas le nombre exact d’espèces marines et encore moins le nombre total d’individus de chaque espèce, ni le nombre total d’invertébrés vivant aujourd’hui dans le milieu marin à l’échelle mondiale. Les changements climatiques font évoluer les aires de distribution des espèces, ce glissement de faune ‘tropicalization and deborealization’ dans une mer tempérée comme la Manche s’est toujours produit au fil des successions des périodes glaciaires et interglaciaires. Les changements climatiques rapides engendrent probablement une accentuation de ces changements faunistiques qui restent toutefois marginaux aujourd’hui eu égard à la diversité marine estimée, quelques dizaines d’exemples sur plus de 3000 espèces.

75Comme le soulignent Gattuso et Duarte (2021), l’Océan mondial fait preuve d’une surprenante résilience, pourvu que soient créées les conditions de cette résilience, c’est-à-dire que cesse l’arrêt des perturbations. Ainsi, les exemples présentés en sont de parfaites illustrations : dès que cesse une perturbation, il y a recolonisation rapide et retour à des conditions proches de celles observées avant le stress, pourvu que l’habitat soit le même bien entendu. Enfin, Gattuso et Duarte (2021) s’interrogent sur le choix de transmettre aux générations futures soit un océan fonctionnel plein de vie et de ressources, soit un océan irrémédiablement dysfonctionnel : un défi pour reconstituer de façon substantielle la vie marine réaliste, juste sur le plan éthique et profitable sur le plan économique’, et réaliste sur le plan scientifique.

Je remercie l’Université de Caen Normandie pour ma reconnaissance comme Professeur Émérite et le CNRS Délégation Régionale de Normandie pour l’accès au bâtiment hébergeant l’UMR M2C. Une partie de ce travail a été élaboré en tant que membre du GIEC Normand initié par le président de la région Normandie Hervé Morin. Je remercie mon binôme Nathalie Niquil avec laquelle j’ai œuvré pour synthétiser les effets du changement climatique sur les écosystèmes marins, et également mon collègue Patrick Prouzet, président de la Société Franco-Japonaise d’Océanographie, pour ses commentaires et suggestions et les deux évaluateurs de VertigO pour leurs commentaires et conseils sur la première version de ce texte.

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Notes

1 Les espèces sont nommées selon un système binominal  généralisé par Carl von Linné au cours du xviiie siècle. Le nom scientifique d'une espèce est la combinaison de deux mots latins en italiques : un nom de genre suivi d'un nom d’espèce. Puis le nom du descripteur de l’espèce est donné ainsi que la date de la description. Quand le nom et la date sont entre parenthèses, cela indique que l’espèce a été décrite initialement sous un autre nom.

2 Pour plus d’informations voir le site de l’IFREMER [en ligne] URL : https://sextant.ifremer.fr/record/38eb935e-3506-4108-ab10-3b9e7a278162/

3 Pour plus d’informations voir le site internet du programme scientifique [en ligne] URL : https://www.seine-aval.fr

4 Pour plus d’information voir le site [en ligne] URL : https://www.normandie.developpement-durable.gouv.fr/znieff-mer-r444.html

5 Pour plus d’information voir le site [en ligne] URL : https://www.sbroscoff.fr/fr/observation/thematiques/biodiversite/especes/macrofaune-flore/lesinventaires-en-pdf

6 Pour plus d’information voir le site [en ligne] URL : https://www.sbroscoff.fr/fr/observation/thematiques/biodiversite/especes/macrofaune-flore/lesinventaires

7 Pour plus d’information voir le site [en ligne] URL : https://www.mba.ac.uk/PMF/pmf_pdffiles.htm

8 Pour plus d’information voir le site [en ligne] URL : http://normandie.lpo.fr

9 Pour plus d’informations voir le site [en ligne] URL: https://www.smel.fr/le-smel/

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Table des illustrations

Titre Figure 1. La Manche, carte de localisation des localités et zones citées dans le texte
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/39835/img-1.png
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Référence électronique

Jean-Claude Dauvin, « Érosion de la biodiversité marine, méprise ou réalité : le cas des invertébrés marins benthiques en Manche (Atlantique Nord-Est) »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 23 numéro 1 | Avril 2023, mis en ligne le 03 avril 2023, consulté le 02 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/39835 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.39835

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Auteur

Jean-Claude Dauvin

Normandie Université, UNICAEN, CNRS, UMR 6143 M2C, Laboratoire Morphodynamique Continentale et Côtière, Caen, France, adresse courriel : jean-claude.dauvin@unicaen.fr

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