Introduction

1En 2010, la coopérative aurifère de Cotapata, située dans le département de La Paz, en Bolivie, devient la première organisation de mineurs artisanaux à vendre de l’or « équitable », labellisé Fairtrade/Fairmined, sur le marché de Londres. D’autres coopératives du pays lui emboîtent le pas : « 15 de agosto » en 2015 (label Fairmined) et de Yani en 2017 (label Fairmined). S’appuyant sur les cadres du commerce équitable, ces labels visent à améliorer les conditions de production d’or de l’exploitation minière artisanale et à petite échelle (EMAPE), par l’octroi de primes aux mineurs respectant certaines « bonnes pratiques », tout en satisfaisant les consommateurs du Nord par un meilleur contrôle de la chaîne d’approvisionnement (Van Bockstael, 2018). Ces certifications aurifères sont impulsées à l’échelle mondiale par la Fairtrade Labelling Organisations International (FLO) et l’Alliance pour une mine responsable (ARM). La première rassemble depuis 1997 des associations spécialisées dans le commerce équitable autour du label Fairtrade. La seconde, d’origine colombienne, créée à Quito (Équateur) en 2004, établit le label Fairmined à partir de ses expériences auprès de mineurs artisanaux de la mine d’Oro Verde en Colombie. Toutes les deux mènent leurs actions grâce au soutien de donateurs bilatéraux et multilatéraux, d’entreprises privées, de fondations, d’Organisations non gouvernementales (ONG) et d’universités. Dans les années 2000, ces deux organisations travaillent ensemble à l’instauration de la filière aurifère équitable pour l’EMAPE, par l’instauration de primes dites « équitables » et « écologiques », sous le label conjoint Fairtrade/Fairmined. Par ce standard « équitable », les mineurs doivent recevoir à la vente un minimum de 95% du prix fixé par la London Bullion Market Association (LBMA), avec une prime de 10% du prix du LBMA devant servir à développer des projets dans les communautés locales. Une prime « écologique », correspondant à 5% du prix LMBA, s’ajoute si l’or est produit sans produit chimique (mercure).

2Depuis la séparation entre FLO et ARM en 2013, c’est cette dernière, avec son label Fairmined, qui maintient ses activités en Bolivie à travers son partenaire local, l'entreprise Cumbre del Sajama SA, et soutenue dans le pays par plusieurs institutions réunies depuis 2018 au sein du Groupe interinstitutionnel de travail sur l'or responsable (GIT-OR), au sein duquel l’ARM joue un rôle actif. La prime « standard » de la certification Fairmined de l’ARM s’élève aujourd’hui à 4 000 dollars américains par kilogramme d'or. Dans le cas où la production s’effectue sans mercure, la prime « écologique » atteint 6 000 dollars américains par kilogramme d’or. Outre cette prime, la certification a pour objectif de faciliter l’accès aux crédits pour les mineurs, de les aider à maintenir des relations commerciales sur le long terme, de permettre le développement local en destinant une part de la prime aux communautés locales, et d’améliorer l’estime de soi des mineurs, dans un contexte de critiques accrues à leur encontre du fait des contaminations générées par cette activité. En 2011, l’ARM se donne quinze années pour parvenir à ce que l’or certifié couvre 5% du marché aurifère joaillier (Girardet, 2011). Ce chiffre est aujourd’hui loin d’avoir été atteint. En 2019, les labels Fairtrade de FLO et Fairmined de l’ARM comptent chacun dix mines certifiées au niveau mondial, dont trois mines labellisées « écologiques » pour l’ARM (Sippl, 2020). Preuve de la difficulté du développement de ces filières équitables, en Bolivie, les mineurs des trois coopératives certifiées décident de se « dé-certifier » au bout de quelques années. Aucune autre coopérative aurifère n’a reçu depuis cette certification, alors que le pays en compte environ 1670 en 2021. Comment expliquer les échecs de la filière équitable à se maintenir sur le long terme et à se diffuser auprès des mineurs ?

3Cet article a pour objectif d’étudier ces difficultés depuis le cas bolivien, et aussi d’analyser comment les institutions du GIT-OR ont réorganisé leurs actions en tenant compte de ces échecs. Notre enquête s’appuie sur nos recherches passées en Bolivie sur les coopératives minières « traditionnelles » (étain, zinc) et sur deux missions réalisées en 2022, dont une dans le cadre d’un stage orienté spécifiquement à l’étude de la certification. En mars-avril 2022, une première mission s’est orientée à la réalisation d’entretiens auprès des institutions de régulation de l’activité minière (de l’État : 1 entretien ; d’ONG : 4 entretiens), d’universitaires (5 entretiens), de travailleurs et de dirigeants de coopératives (10 entretiens) dites « traditionnelles » (étain, or, dans la partie andine du pays) et d’autorités communales et régionales indigènes (3 entretiens), en plus de l’observation d’un congrès de coopératives et de descentes dans les mines avec les travailleurs. La seconde mission en juin-juillet 2022 s’est consacrée plus directement au thème de la certification avec des entretiens, dans la capitale La Paz, auprès du président de la Cooperativa Minera « 15 de Agosto », du président de la Federación Nacional de Cooperativas Mineras (FENCOMIN), par ailleurs ancien président de la coopérative « 15 de Agosto », ainsi qu’auprès de représentants et de techniciens du GIT-OR (7 entretiens). Les conflits dans les zones minières aurifères et la durée de la mission n’ont pas permis de réaliser des enquêtes auprès d’autres mineurs. Cette difficulté d’accès aux travailleurs nous a amené à concentrer notre analyse sur le processus institutionnel de certification, à ce niveau de la chaîne d’approvisionnement, tout en nous appuyant sur la littérature grise, des articles de presse et sur nos connaissances des gisements traditionnels qui, bien que distinctes dans leur historicité et leur mode de production, nous ont permis de questionner ce processus de certification à partir des réalités locales connues.

4Premièrement, nous baserons notre propos sur le contexte de l’activité aurifère en Bolivie. Après avoir décrit les trois coopératives certifiées, nous analyserons les principales causes de leur « dé-certification » à partir des dimensions logistiques et économiques des labels Fairtrade et Fairmined et de leur inadéquation aux contextes culturels aurifères en Bolivie. Nous nous appuierons pour cela sur les entretiens réalisés lors de nos missions de terrains, sur la littérature scientifique et les rapports d’ONG ainsi que sur le suivi quotidien de la presse bolivienne. Dans une seconde partie, à partir des entretiens réalisés lors de la dernière mission spécifiquement orientée à l’étude de la certification et des rapports institutionnels du GIT-OR, nous montrerons comment, face aux difficultés rencontrées de la certification, les institutions du GIT-OR ont adapté les cadres de leurs actions (Snow et al., 1986 ; Céfaï, 2001) à travers ce que nous nommons une « adaptabilité progressive ». Celle-ci vise à considérer le processus de certification non plus comme une fin en soi, mais comme un moyen de générer de meilleures pratiques de production à un nombre étendu de coopératives. Bien que moins ambitieuse que le projet de certification qui visait une refonte de la chaîne d’approvisionnement de l’or (Capitant et al., 2022), cette réorganisation des cadres de l’action répond à certaines critiques émises à l’encontre de la certification – jugées déconnectées des réalités locales, trop bureaucratiques, davantage axées sur la traçabilité de la chaîne d’approvisionnement plutôt que sur la remise en cause des structures commerciales et politiques qui ont marginalisé les EMAPE (Hilson et al., 2016 ; Bolay et Schulz, 2022). Cette réorganisation des cadres de l’action propose une approche plus souple et plus flexible, afin de mieux prendre en compte les contextes locaux dans lesquels s’immiscent les coopératives aurifères. Nous verrons en effet que l’activité minière se situe à l’interface de différentes dimensions – formelles/informelles, économie précapitaliste/capitaliste – et que, en tant que « frontière » (Grätz, 2004 ; Arnaldi di Balme et Lanzano, 2013), c’est dans cette articulation complexe que doivent s’enraciner les politiques de régulation pour être réellement efficaces. En reprenant à Olivier de Sardan la notion d’« experts contextuels » (2021), nous montrerons que la constitution du GIT-OR répond en partie à cette démarche, en réduisant la logique descendante (top-down) de la certification pour privilégier une action plus localisée aux frontières interstitielles de l’activité aurifère. Les actions de régulation du secteur minier passent dès lors d’un champ économique du commerce de l’or (Bolay, 2022) à une conquête des frontières minières par une ouverture aux domaines du développement, duquel l’aspect économique et commercial n’est cependant jamais loin.

Le processus de certification en Bolivie : perspective historique et difficultés de maintien dans le temps

5Dans cette première partie, nous commencerons par décrire le contexte général de développement des coopératives aurifères en Bolivie depuis les années 2000 et leur diversité, pour ensuite présenter plus spécifiquement les trois coopératives ayant obtenu une certification équitable en Bolivie. Nous montrerons que toutes les trois partagent un certain nombre d’éléments communs (historicité de l’exploitation, type de production) et qu’elles représentaient une certaine élite des mineurs aurifères avant d’être certifiées. Nous verrons ensuite que, malgré cette dimension élitiste, les contraintes économiques et bureaucratiques de la certification furent jugées trop pesantes pour les mineurs, qui décidèrent de l’abandonner. Nous décrirons en quoi les échecs de la filière équitable témoignent d’un procédé descendant peu adapté aux réalités économiques, logistiques et culturelles des EMAPE aurifères en Bolivie. Cette première partie vise ainsi à mieux définir le champ économique du commerce de l’or, lequel s’inscrit dans un espace de positions et de luttes entre les protagonistes de ce commerce (mineurs, migrants, populations locales, État, commerçants), notamment pour en définir les frontières en termes de normes morales et de réseaux (Bolay, 2022).

Les coopératives aurifères en Bolivie : une diversité de modèles

7Les coopératives minières se distinguent des exploitations privées et publiques par le fait que ce sont les travailleurs eux-mêmes qui organisent la production. Le travail y est plus libre et permet d’associer d’autres activités économiques, notamment agricoles. Pour devenir membre d’une coopérative (socio), le travailleur verse un droit d’entrée pour intégrer une équipe de travail (cuadrilla). En tant que socio, il peut participer aux prises de décisions concernant les orientations politiques et économiques de la coopérative. Cette démocratie interne est cependant remise en cause par la structure fortement hiérarchisée de nombreuses coopératives. Elle l’est également par la présence de travailleurs dits « volontaires » (aussi dénommées « représentants » ou peones) qui travaillent pour les socios sans être officiellement reconnus par la Loi sur les coopératives ni par le Code du travail, ne pouvant donc bénéficier de certains avantages (sécurité sociale) ni participer aux orientations de la coopérative. Le travailleur coopératif touche comme seule rémunération sa propre production, après en avoir reversé une partie à la coopérative pour financer son fonctionnement et certaines cotisations sociales. Cette liberté d'organisation a généré une grande variété de coopératives. Nogales (2015) divise le secteur des coopératives aurifères en quatre segments : 1) les coopératives associées à des capitaux privés, agissant comme des filiales et parfois comme simples rentières de l’exploitation lorsque l’investisseur emploie ses propres salariés qualifiés, la coopérative ne devenant dès lors qu’un prête-nom à l’investisseur pour accéder à la concession en étant exempté de certains impôts (du fait du caractère « social » des coopératives voir infra) ; 2) les grandes coopératives réunissant plus d’une centaine de socios, qui peuvent opérer sur plusieurs concessions ; 3) les coopératives de taille moyenne, le segment le plus répandu, réunissant entre 20 et 100 socios exploitant des gisements principalement alluviaux et qui, du fait de l’absence de capital et d’accès au crédit, louent le matériel à des acteurs privés ; 4) les petites coopératives aurifères (de 15 à 20 socios) faiblement mécanisées et informelles, composées majoritairement d’une main d’œuvre familiale.

8Les coopératives aurifères sont réunies dans des fédérations régionales articulées au niveau national à la FENCOMIN. Alors que dans de nombreux pays l’absence d’organisation a été jugée comme un frein à la régulation de l’EMAPE (Marshall et Veiga, 2017), en Bolivie c’est au contraire la puissance de l’organisation qui en est l’obstacle principal : toute tentative de régulation de la part de l’État est paralysée par la mobilisation, parfois violente, de la FENCOMIN et des fédérations régionales chargées de défendre les intérêts corporatistes de son secteur (Salman, 2016). C’est ainsi que la Loi minière de 2014 fut particulièrement avantageuse pour le secteur des coopératives, allié au gouvernement de l’époque qui lui a facilité l’accès aux concessions, en l’exemptant de certains impôts et de normes environnementales au nom du caractère « social » du modèle coopératif (Le Gouill, 2016). En Bolivie, 85% des coopératives minières du pays travaillent sans « licence environnementale », participant activement aux contaminations au mercure du bassin amazonien (Maurice-Bourgoin et al., 2003 ; Pouilly et al., 2013). Le pays est particulièrement pointé du doigt pour le non-respect de la convention de Minamata, régulant l’utilisation du mercure. La Bolivie en est le deuxième plus grand importateur au monde, le mercure servant autant la production aurifère interne qu’il serait exporté illégalement vers les pays voisins (Campanini Gonzales, 2020 ; Villegas Flores et al., 2021). De plus, en Bolivie, le taux d’imposition de l’EMAPE est bien inférieur aux autres secteurs de l’économie. Enfin, l’absence de capital et d’accès aux crédits conduit certaines coopératives aurifères à s’allier à des investisseurs privés, voire mafieux, de manière illégale (Nogales, 2015 ; Poveda, 2021).

9Alors qu’il concentrait ses efforts sur d’autres ressources jugées plus stratégiques (comme le lithium), l’État bolivien s’est ainsi avéré inefficace pour réguler le secteur, laissant le champ libre au développement du modèle coopératif aurifère. La politique de réduction des charges fiscales au secteur artisanal va à l’encontre de certaines analyses qui indiquent qu’une adéquation plus claire et raisonnée entre production et imposition inciterait – en y ajoutant un processus de formation – les mineurs artisanaux à développer des techniques plus propres (Marshall et Veiga, 2017). De plus, les budgets du Fonds de financement pour l’activité minière (FOFIM), créé en 2009 et destiné à faciliter l’accès au crédit pour développer des technologies plus propres, furent trop mesurés pour être réellement efficaces (Poveda, 2021). Enfin, l’Entreprise bolivienne de l’or (EBO) qui avait pour objectif d'acheter toute la production d'or en la destinant à la Banque centrale de Bolivie, afin de réduire la contrebande, ne put concurrencer les négociants privés, tant en termes de prix que de gestion des transactions beaucoup moins bureaucratiques. Tout en entretenant des liens avec les institutions de certification et de régulation de l’EMAPE en Bolivie, comme nous le verrons en seconde partie, l’État s’est ainsi avéré trop timoré face aux pressions des coopératives minières, entrant avec celles-ci dans une négociation permanente qui tourne bien souvent à l’avantage de ces dernières. Au-delà de la question de la certification, l’EMAPE bolivienne connaît avant tout des manques dans la « formalisation », c’est-à-dire de mise en application du cadre légal de l’activité aurifère, du fait que la grande majorité des coopératives exploitent l’or sans accomplir toutes les exigences nécessaires (licence environnementale, et cetera). Comme l’indique la responsable du Swiss Better Gold Initiative (SBGI), membre du GIT-OR : « être formel pour eux, est moins rentable. Être formel est beaucoup plus compliqué, il faut avoir un comptable, exporter, émettre des factures » (entretien personnel, juillet 2022).

Les certifications « équitables » en Bolivie : trois coopératives « élitistes »

10Bien que nos enquêtes ne nous aient pas permis de réaliser une étude empirique dans les zones d’extraction, nous pouvons émettre quelques éléments de comparaison entre les trois coopératives ayant obtenu la certification « équitable » en Bolivie (Tableau 1), à partir de données recueillies auprès des institutions de certification, de la presse et d’entretiens auprès de membres de ces institutions et de dirigeants de la coopérative « 15 de agosto ». Au sein de la grande diversité des coopératives aurifères boliviennes, toutes les trois partageaient, avant d’être certifiées, de nombreux éléments communs. Elles se distinguaient de la grande majorité des coopératives par de forts capitaux économique (salaires des socios), social (liens avec les institutions de régulation) et culturel (associé aux savoirs miniers) qui ont facilité leur entrée dans le processus de certification.

Tableau 1. Comparaison des coopératives minières certifiées en Bolivie

	Date de création de la coopérative	Fondateurs de la coopérative	Date de certification	Type de gisement	Nombre de socios
Cotapata Municipalité de Coroico, province Nor Yungas	1991	Habitants de la ville de La Paz (située à 50km) et anciens mineurs de la COMIBOL (seuls 2 socios fondateurs étaient issus de la communauté)	Fairtrade/ Fairmined 2010 (premières expériences dans la filière équitable au début des années 2000)	Primaire, souterrain Altitude : 2890m	45 socios (35 hommes et 10 femmes) et 45 « volontaires » (en 2010)
15 de agosto Municipalité de Irupana,  province Sud Yungas	1987	Habitants de la communauté de Totoral et des mineurs de la COMIBOL	Fairmined 2015 (début du processus en 2008)	Primaire, souterrain Altitude : 4700m	230 socios (170 hommes, 50 femmes) (en 2015)
Yani Municipalité de Sorata, province Larecaja	1983, mais activité plus ancienne	30 membres de la communauté proche	Fairmined 2017 (début du processus en 2013)	Primaire, souterrain Altitude : 4290m	85 socios (75 hommes, 10 femmes) et 60 « volontaires » (en 2017)

Elaboration propre à partir de documents de de l’ARM, FLO, des institutions du GIT-OR et de la presse.

11Les trois coopératives exploitent des gisements primaires, de manière souterraine, dans des régions d’altitude et de haute altitude du département de La Paz, soit dans les zones pionnières de l’activité aurifère en Bolivie. Avec moins de 100 socios, Cotapata (45 socios) et Yani (85 socios) peuvent être classées parmi les coopératives de taille moyenne, qui sont les coopératives aurifères les plus répandues en Bolivie. La coopérative « 15 de agosto » peut être considérée quant à elle comme une grande coopérative, avec 230 socios. Elles ont toutes les trois été créées avant le boom aurifère des années 1990, et surtout celui des années 2000, et peuvent donc être considérées comme relativement anciennes. En raison de l’influence d’anciens mineurs de la COMIBOL (Cotapata et « 15 de agosto ») et le temps relativement long de l’exploitation (Yani, créée en 1983), ces trois coopératives possédaient une certaine tradition minière au moment de leur certification, avec une production stable respectant les normes minières et environnementales, les distinguant ainsi de la grande majorité des EMAPE aurifères boliviennes. Cette ancienneté était justement recherchée par les institutions FLO et ARM pour mettre en œuvre le processus de certification, en privilégiant les opérateurs miniers déjà bien établis – ce que Hilson et al. (2016) nomment les « fruits à portée de main » – au détriment des exploitations plus récentes de la nouvelle ruée vers l’or. Toutes les trois comptent enfin une présence féminine relativement importante parmi leurs membres, une dimension centrale pour les institutions de certification particulièrement attentives aux questions de genre.

12On note également dans les trois coopératives la présence de travailleurs « volontaires » (leur nombre est inconnu dans la coopérative « 15 de agosto »). Dans le cas de Cotapata, en 2008, soit avant la certification, les travailleurs contractuels travaillaient par rotation comme « volontaires » et comme « représentants ». Dans le premier cas, ils percevaient 40 bolivianos par jour (environ 5,5 dollars US) et, dans le second, 1000 bolivianos par quinzaine (environ 140 dollars US), soit une moyenne de 1600 bolivianos mensuels par travailleurs (environ 222 dollars US) (Lafuente, 2008). Ce montant est bien supérieur au salaire minimum bolivien établi à l’époque à 577 bolivianos, confirmant ainsi Kristin Sippl qui indiquait que les mineurs entrant dans le processus de certification représentaient une certaine élite, ou tout du moins qu’ils ne vivaient pas dans la pauvreté (Sippl, 2020). Cet élitisme des mineurs certifiés est l’une des principales critiques émises à l’encontre de ces certifications, si bien que sans assistance et écartés des ONG de soutien, les mineurs les plus pauvres se retrouvent toujours plus marginalisés (Hilson et al., 2016).

13Cet élitisme des trois coopératives boliviennes certifiées s’explique par leur situation géographique, leur mode d’exploitation et la présence importante d’or (excepté dans le cas de Cotapata). Toutes les trois exploitent en effet des gisements primaires où se sont reconvertis d’anciens mineurs de la COMIBOL, avec un certain « savoir minier » (connaissances des mines souterraines, des techniques d’exploitation et des minerais, et cetera) que ne possèdent pas la grande majorité des mineurs des gisements alluviaux plus récents de la ruée vers l’or (Salman, 2016). Les mineurs boliviens de la COMIBOL ont également acquis par le passé, grâce à leur formation syndicale (Nash, 1979), certaines connaissances du marché international qui s’avèrent centrales pour comprendre les enjeux de la certification de la chaîne d’approvisionnement. De plus, ces coopératives sont situées à proximité de la capitale La Paz, générant ainsi une proximité institutionnelle et politique avec les institutions de certification.

14Cet élitisme est particulièrement visible à Cotapata, localisée dans une aire naturelle protégée, qui était déjà qualifiée de coopérative « modèle » en Bolivie avant sa certification (Girardet, 2011). Sur les 45 socios que comptait la coopérative au moment de sa certification, seuls deux socios provenaient de la communauté locale, les autres étant originaires de la ville de La Paz où ils résidaient, et plusieurs étaient d’anciens travailleurs de la COMIBOL (Girardet, 2011). L’origine urbaine des mineurs de Cotapata peut expliquer la plus grande facilité de cette coopérative à intégrer la filière équitable, entretenue par une plus grande proximité géographique et culturelle (urbaine) avec les organismes de certification. Depuis 1994, la coopérative bénéficiait du soutien de l’institution spécialisée MEDMIN (Tableau 2) afin de réduire l’usage du mercure. Au début des années 2000, elle recevait de nouveaux soutiens institutionnels dans le cadre d’un premier projet de bijouterie équitable, si bien que la plupart des critères environnementaux des standards Fairtrade/Fairmined étaient déjà en place plusieurs années avant sa certification (Girardet, 2011). Une étude réalisée par la COMIBOL avait aussi permis à la coopérative d’évaluer ses réserves en or et elle recevait également une expertise technique grâce à un partenariat avec la Faculté de métallurgie de l'Université Mayor de San Andrés (Ferreco, 2012). Pour obtenir la certification, Cotapata bénéficia ensuite du soutien de l’ARM à travers l’entreprise partenaire Cumbre del Sajama (Tableau 2) et un financement du Trade for Development Centre de l’Agence belge de développement. De son côté, la coopérative « 15 de agosto » recevait le soutien de l’ARM et de Cumbre del Sajama dès la fin des années 2000, après avoir été sélectionnée comme coopérative pilote (avec Cotapata) pour la mise en pratique des critères de certification. Par la suite, elle bénéficiait d’un financement du programme « Desarrollo de Incentivos de Mercado y Formalización en la Minería Artesanal y de Pequeña Escala » de la BID-FOMIN. Ces appuis ont permis à la coopérative « 15 de agosto » l'utilisation du mercure en circuit fermé, et de développer de nouvelles pratiques en termes de gestion des déchets, des eaux, des sols, de santé et de sécurité pour les mineurs (ARM Fairmined, 2015).

La difficulté de maintien de la certification : aspects logistiques et économiques

15Bien que les trois coopératives certifiées en Bolivie puissent être définies comme des « modèles », aucune n’a cependant maintenu sa certification dans le temps. Dans les trois cas, ce sont les mineurs eux-mêmes qui décidèrent de se « dé-certifier ». Ce fait n’est pas propre à la Bolivie. De 2013 à 2019, 19 organisations minières ont au niveau mondial obtenu et conservé une certification Faitrade ou Fairmined, tandis que sept autres ont perdu leur certification, ce taux de perte atteignant 38% des mines certifiées entre 2011 et 2019 et même 78% si ne sont pas prises en compte les certifications récentes de FLO (Sippl, 2020). Selon Kristin Sippl, ces dé-certifications proviennent de problèmes logistiques d’acheminement de l’or, de normes jugées trop strictes, d’une volonté accrue de liberté des mineurs, ou font suite à l’invasion de leur concession par une activité minière illégale (Sippl, 2020). De manière générale, c’est l’ensemble de la filière qui s’est montrée fragile, du fait que les mineurs artisanaux ont généralement une production plus faible que ce qu’en attendent les bijoutiers du Nord. En Bolivie, le basculement du marché de l’or vers l’Asie (Inde et Émirats arabes unis) ne facilite également pas cette filière, du fait que les normes éthiques de consommation y sont moins développées dans ces pays (Trade for Development Centre, 2014). Au niveau mondial, la filière équitable s’est avérée trop bureaucratique et trop couteuse technologiquement pour être rentable pour les mineurs artisanaux (Hilson et al., 2016), en faisant finalement peser sur eux les coûts des « barrières d’entrées » dans le champ de l’économie commerciale de l’or, sans qu’ils ne disposent des atouts nécessaires (économies d’échelle, technologies, cadre institutionnel, et cetera) (Bolay 2022 ; Bourdieu, 2021a). Ce processus descendant fut ainsi jugé déconnecté des réalités de l’activité minière artisanale, le programme étant davantage orienté à satisfaire les nouveaux modes de consommation « éthiques » des pays du Nord et les intérêts des grandes entreprises (Van Bockstael, 2018 ; Bolay et Schulz, 2022).

16À Cotapata, les volumes de production jugés insuffisants (Sippl, 2020), ainsi que la baisse de la demande notamment due au fait que de nombreux bijoutiers agréés ne voyaient pas d'un bon œil l'or certifié provenant d'une aire naturelle protégée, ont amené les mineurs à abandonner la certification. À Yani et pour la « 15 de agosto », le problème était davantage logistique d’acheminement de l’or vers le lieu d’exportation, au Pérou, comme le mentionne le responsable de l’ARM au Pérou et en Bolivie :

« La chaîne logistique était très complexe pour eux, c'était super cher. La chaîne logistique est toute la logistique du transport de l'or de la mine à La Paz et, de là, son transport vers un point d'exportation. Leur problème était que les opérateurs logistiques leur facturaient cher et qu'il leur était déjà compliqué d’arriver jusqu’à eux pour l’achat-vente […]. De nombreux mineurs voulaient transporter l'or de Yani et 15 de Agosto à La Paz, mais c'était un risque car ils pouvaient être volés sur la route, ils pouvaient mourir, ils ne voulaient pas payer l'assurance. », (entretien personnel, juillet 2022)

17Une autre difficulté est la perte de soutien institutionnel une fois obtenue la certification, comme le mentionne le président de la coopérative « 15 de agosto » :

« Jusqu’à la certification ce n'était pas très compliqué, la difficulté fut de maintenir cette position. Nous avons vu que, malheureusement, une fois la certification obtenue, les institutions qui nous soutenaient se sont dissociées, donc en se dissociant peu à peu nous avons perdu la force et le dynamisme, en dehors d'autres problèmes qui nous ont également incités à abandonner la certification. », (entretien personnel, juillet 2022)

18La certification était accompagnée de formations aux questions de santé, de sécurité au travail et aux enjeux environnementaux. Dans le cas de Cotapata cependant, peu de mineurs ont assisté à ces ateliers (Girardet, 2011), alors que le président de la « 15 de agosto » mentionne de son côté : « nous avons été soumis à de nombreuses formations, certaines personnes ont pris ce problème au sérieux et ont poursuivi ce plan, d'autres non, mais la plupart l'ont fait » (entretien personnel, juillet 2022). La prime reçue de la certification devait également servir à financer des projets de développement local, selon le modèle de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Bien que Girardet mentionne dans le cas de Cotapata quelques projets à destination d’une communauté voisine, cette prime était difficile à convertir en projets locaux du fait que les mineurs de Cotapata ne sont pas originaires du lieu et qu’ils retournent à La Paz en dehors des périodes de travail. Ils n’avaient donc que peu de contacts avec les populations locales et une vision peu claire de leurs besoins. Girardet indique que la certification aurait eu plus d’impacts sur des exploitations dites « communautaires », c’est-à-dire impliquant l’ensemble d’une communauté, comme cela avait été proposé à l’origine par l’ARM. Cette proposition fut cependant rejetée par la FENCOMIN qui défend en effet son modèle de coopérative au détriment d’autres projets d’exploitations plus « communautaires », soutenus notamment par les organisations indigènes. Lors de l’élaboration de la Loi Minière de 2014, la FENCOMIN fut particulièrement active pour ne pas faire reconnaître les secteurs indigènes comme « acteurs miniers », afin de garder le monopole de l’organisation de l’EMAPE (Le Gouill, 2016). Il s’agit là d’une critique récurrente à l’égard des projets de certification. Bien que s’inscrivant dans le jargon du développement durable, ces programmes visent davantage à renforcer la traçabilité de la chaîne d’approvisionnement qu’à générer le développement local (Hilson et al., 2016).

19Le bilan de la certification reste ainsi mitigé. Après trois années de certification, Cotapata avait écoulé 1,5 kilo d’or sur le marché équitable, soit 1% de sa production totale avoisinant 148 kilos, et avait dépensé 23 800 dollars d’audit pour la certification alors que la prime ne lui avait rapporté que 9 000 dollars (Mazataud et al., 2013 ; Trade for Development Centre, 2014). Outre le coût élevé de la certification, elle n’a pas non plus facilité l’accès aux crédits. En 2012, les mineurs de Cotapata mentionnaient leur difficulté à financer une digue pour contenir les résidus miniers, une exigence demandée par le ministère de l’Environnement et de l’Eau du fait que la coopérative est localisée dans une zone naturelle protégée. Bien que soutenue par MEDMIN, cette digue avait un coût estimé à 100 000 dollars que ne pouvait financer la coopérative, alors en recherche de soutiens nationaux et internationaux pour l’obtention de financements (Ferreco, 2012).

20La perte de la certification ne signifie néanmoins pas que ces coopératives aient rompu avec une certaine éthique. Elles restent encore aujourd’hui des modèles et poursuivent, à leur rythme et selon leurs intérêts, certaines bonnes pratiques acquises de ces programmes et des formations reçues. Comme l’indique le président de la coopérative « 15 de agosto » : « nous poursuivons cet effort, nous sommes en train de cesser l'utilisation du mercure, nous concevons tous nos équipements dans la poursuite de cet objectif » (entretien personnel, juillet 2022). En 2019, soit après la perte de sa certification, la coopérative recevait ainsi la licence environnementale de sa nouvelle usine de lixiviation, après une évaluation du vice-ministère de l'Environnement.

Les « frontières » de la culture minière en Bolivie

21Au-delà de la perte de la certification, c’est la faible proportion de coopératives minières insérées dans ces dispositifs qui pose question. Comment expliquer que les coopératives ne montrent pas plus d’intérêt à recevoir une prime pour la vente de leur or ? Le responsable de l’institution MEDMIN explique certaines raisons :

« Nos mineurs sont habitués à travailler comme le faisaient leurs grands-parents, leurs parents et c’est ainsi que les nouvelles générations doivent travailler. L'idiosyncrasie du membre de la coopérative est très réticente à changer. Le deuxième problème est qu'il y a beaucoup d'autosuffisance de leur part. En d'autres termes, ce sont des mineurs et ce sont eux qui connaissent parfaitement ce qui se trouve dans leurs zones et comment ils vont le récupérer. […] Il n'y a pas cette pensée de dire “bon, je vais investir dans un géologue pour faire une étude à ma place” […] Il n'y a rien de tel dans les coopératives, il n'y a pas de personnel technique. Il y a cette idiosyncrasie de dire “non, pourquoi ? C'est une dépense !". », (entretien personnel, mars 2022)

22Nos recherches dans les gisements traditionnels et aurifères andins ont montré ce même culte du « savoir minier », un savoir qui se transmet par le travail, de génération en génération ou, si aucun membre de sa famille n’est mineur, en se faisant embaucher comme travailleur « volontaire » grâce au réseau d’interconnaissance. L’identité professionnelle du groupe s’inscrit ainsi dans une valorisation du travail manuel et une indépendance (Absi, 2003). Il nous faut ainsi préciser plus en détail le contexte socioculturel qui contraint ou facilite le cadrage de l’action (Benford et al., 2012).

23Ce n’est pas parce qu’une activité est dite « artisanale » qu’elle ne s’inscrit pas dans un ensemble complexe de rapports sociaux, plus ou moins ritualisés, au sein d’espaces politiques et réseaux marchands multiples (Yerochewski, 2015). D’un côté, le secteur aurifère artisanal n’est pas autonome des activités formelles ou industrielles. Il y est imbriqué et dépend du marché et de la filière formelle, sur lesquels il n’a aucune prise, tout en étant parfois l’objet d’instrumentalisation (Capitant et al., 2022). Mais d’un autre côté, ces relations avec le secteur industriel ne s’inscrivent pas pleinement dans les logiques du marché, elles s’appuient au contraire sur le tissu social préexistant. L’économie minière artisanale est ainsi « encastrée » dans la sphère traditionnelle, dans le sens de Karl Polanyi (2009 [1944]). De par cette position interstitielle entre différents modèles économiques, la situation de ruée vers l’or génère un modèle complexe hybride réunissant une grande hétérogénéité de travailleurs, entre main-d’œuvre locale et migrante, entre ceux possédant des savoirs miniers anciens (anciens travailleurs de la COMIBOL, orpailleurs venus d’autres zones ou d’autres pays) et travailleurs débutants dans le métier. C’est dans ce sens que Grätz parle de « frontière » dans le cas de l’orpaillage en Afrique de l’Ouest, pour qualifier les camps miniers marqués par la rencontre entre des dynamiques culturelles, techniques et sociales diverses, et dont l’agrégation finit par constituer une communauté nouvelle (Grätz, 2004). La méfiance générée par cette rencontre de groupes hétérogènes doit en effet générer un ensemble de valeurs partagées pour créer la confiance indispensable à cette activité informelle (Bolay, 2022). Les tensions générées par ce pluralisme normatif s’atténuent ainsi avec le développement progressif d’un compromis de fonctionnement (Arnaldi di Balme et Lanzano, 2013) et des normes et règles communes, qui n’en restent pas moins traversées par des rapports de pouvoir mais dont la circulation d’un site d’exploitation à un autre finit par stabiliser le groupe (Grätz, 2004).

24Une dynamique semblable a été révélée dans le cas des garimpeiros illégaux en Guyane, dont la clandestinité et l’absence d’autorité ont nécessité la constitution de règles et de codes de conduite informels partagés (Le Tourneau, 2020). À la différence de la Guyane, où la population locale ne participe que très peu à l’activité d’orpaillage, dans le cas bolivien, le développement de l’activité aurifère et l’arrivée de travailleurs migrants doivent être négociés avec les populations locales à travers des arrangements mutuels, comme cela fut décrit dans le Madre de Dios péruvien (Delmotte, 2019). Les rares études empiriques du modèle des coopératives aurifères en Bolivie témoignent de cet encastrement et de l’adaptation organisationnelle des coopératives aux contextes locaux. Les coopératives aurifères peuvent être créées par des personnes du lieu ou par des personnes extérieures, dans ce second cas le degré de conflictualité dépend des arrangements établis entre les mineurs et les habitants locaux (Canaviri, 2015). Ces arrangements peuvent concerner l’embauche de membres des communautés locales dans la coopérative ou l’autorisation faite aux habitants d’exploiter la rivière comme barranquilleros (Nogales, 2015). Elle peut aussi s’inscrire dans des accords avec les élus locaux contre les projets de régulation de l’État qui menaceraient la nouvelle économie locale (Toledo Orozco, 2022). Dans certains cas, les coopératives créent des liens si étroits avec les communautés voisines qu’elles en intègrent parfois certaines de leurs pratiques dans leur mode d’organisation interne (Canaviri, 2015). Dans d’autres, au contraire, les coopératives imposent leur exploitation aux habitants locaux, générant de nombreux conflits et des violences pour le contrôle du site minier ou, dans une moindre mesure, pour mettre fin à l’exploitation (Nogales, 2015).

25Le besoin d’un minimum de formalité – pour l’organisation de la production, la vente de l’or aux commerçants, et cetera – explique dans les coopératives le paradoxe de l’alliance d’un individualisme extrême et d’une organisation sociale forte, observé chez les orpailleurs illégaux en Guyane (Le Tourneau, 2020) et particulièrement visible en Bolivie. Salman décrit les socios des coopératives aurifères boliviennes comme des « entrepreneurs déguisés en travailleurs », dont le comportement calculateur, bien que reposant sur des logiques traditionnelles plutôt que de marché, vise à faire de la coopérative une organisation protégeant leurs intérêts individuels (Salman, 2016). Le mineur coopérateur aurifère bolivien n’est ainsi pas éloigné de la figure de l’artisan analysée par Bourdieu en Algérie, balançant entre « attitude traditionnaliste » et « attitude de l’entrepreneur capitaliste » (Bourdieu, 2021b [1961]). Mais à la différence de l’artisan algérien qui avait conscience que l’accroissement du profit nécessitait le sacrifice des satisfactions du monde traditionnel, le mineur aurifère s’en remet à la coopérative pour faire la jonction entre l’économie de marché et les valeurs traditionnelles de la production. Les coopératives agissent ainsi en défense d’intérêts entrepreneuriaux individualisés, mêlant à la fois loyauté, dépendance, coopération et méfiance ritualisée (Salman, 2016).

26Situées à l’interstice entre économie traditionnelle et économie globalisée, entre le formel et l’informel, les coopératives minières boliviennes expriment ainsi une certaine méfiance à l’encontre de tout interlocuteur ne partageant pas leur système de valeurs ou n’étant pas inscrit dans la sphère traditionnelle de l’échange. Dans ce contexte, les institutions de certification peuvent être perçues davantage comme des concurrents que comme des alliés, en cherchant à définir les termes de l’échange à leur avantage (Bolay, 2022). C’est ainsi que témoigne le président de la coopérative « 15 de agosto » des débats générés par l’arrivée des institutions de certification :

« Il y a eu beaucoup de débats (entre les socios). Ce qui se passe c'est que nous n'étions pas encore habitués à procéder de manière légale, formelle, les normes imposaient ce type d'exportations, elles devaient être forcément régulières et formelles. Et là nous avons rencontré l'opposition des populations car il fallait dépasser des tabous, une idiosyncrasie de 50, 40, 30, 25 ans de travail qu'il fallait chercher à changer. Ils ont même pensé à un moment donné que ces organisations venues nous soutenir étaient des infiltrés du gouvernement venus détruire nos lieux. », (entretien personnel, juillet 2022)

27Ce besoin de maintenir l’échange dans la sphère traditionnelle est particulièrement visible dans les normes mobilisées par les mineurs pour entrer en relation avec les commerçants de l’or, du fait justement de leur position intermédiaire entre le secteur informel, à qui ils achètent l’or, et le secteur formel, à qui ils le vendent. Cet aspect est bien compris par les acteurs de la filière équitable, comme l’indique le responsable de l’ARM au Pérou et en Bolivie :

« Les mineurs sont étroitement liés à des acheteurs d'or, ou des intermédiaires, mais ce qui se passe en réalité n'est pas seulement un lien commercial, c’est aussi un lien culturel. Parce qu'il arrive souvent que l’intermédiaire ou le négociant soit le parrain des enfants du mineur, ils recherchent une relation beaucoup plus solide, beaucoup plus stable, ou une relation plus étroite pour assurer l'achat de ce minerai. », (entretien personnel, juillet 2022)

28Cet équilibre fragile, constitué dans le temps et par l’interaction de membres hétérogènes au sein des coopératives, se heurte ainsi à l’approche descendante du programme de certification. Comme le mentionne le président de la coopérative « 15 de agosto », ces programmes ont généré des incertitudes et des suspicions en se heurtant aux dynamiques du monde informel maitrisé et dominé par les mineurs artisanaux :

« (Dans le cas de la vente traditionnelle de l’or) la commercialisation se fait simultanément, je te donne mon minerai et tu me donnes mon argent. Ici, il n'y a même pas une heure, pour ainsi dire, pour attendre le paiement. Alors que quand tu exportes, il faut attendre une semaine, selon le contrat. Avant il suffisait d’avoir du minerai et de le vendre, pas ici, ici il faut avoir le minerai, faire le processus d'exportation, attendre qu’ils le vérifient, l’emballent, c’est tout un processus qui prend environ une semaine. Cela rend les gens méfiants parce qu’ils pensent que ce temps est utilisé pour faire disparaître le minerai, c'est un tabou. », (président de la coopérative « 15 de agosto », entretien personnel, juillet 2022)

29La rationalité économique du marché exige en effet une attitude déterminée à l'égard du temps (Bourdieu, 2021b [1961]) qui explique les difficultés d’adaptation de l'économie aurifère traditionnelle à l'intégration dans la chaîne d’approvisionnement équitable. Cette inscription de l’échange dans la sphère traditionnelle vise à générer la confiance indispensable à cette activité informelle, tout en permettant aux mineurs d’éviter les coûts de transport et les exigences bureaucratiques. Par la même occasion, ces intermédiaires privent les mineurs des connaissances plus fines du marché, les enfermant dans les seuls « savoirs miniers » productifs.

30En conclusion de cette première partie, nous pouvons mentionner que la perte de la certification des coopératives minières en Bolivie est due à plusieurs facteurs : les connaissances administratives limitées des opérateurs des coopératives minières, le fonctionnement bureaucratique des processus formels de la chaîne d'approvisionnement, la difficulté logistique et économique d’acheminement de l’or au lieu d’exportation, la prévalence d'un marché informel dirigé par des opérateurs intermédiaires locaux qui canalisent la production vers des marchés non réglementés n'exigeant aucun type de standard, et enfin une culture minière frileuse au changement et suspicieuse des institutions extérieures.

L’adaptabilité progressive des standards de certification

31Face aux obstacles rencontrés sur le terrain, l’ARM et les institutions du GIT-OR, dont plusieurs sont davantage orientées à la régulation et à la formalisation de l’activité aurifère qu’à la certification, ont été amenées à modifier leur cadre d’action pour promouvoir une approche plus souple et plus flexible (GIT-OR, 2022). Cette approche, que nous dénommons d'adaptabilité progressive, fait référence au processus graduel qui vise à générer des changements substantiels et durables dans les processus de production de l’EMAPE en Bolivie. Comme nous le montrerons dans cette partie, cette approche établit la nécessité de changer la perspective téléologique de la certification, c'est-à-dire de ne pas considérer le processus de certification comme une fin en soi, mais comme un moyen de générer de meilleures pratiques de production, de lutter contre l'exploitation minière illégale et de concevoir des stratégies d'intervention en fonction des caractéristiques et des dynamiques des coopératives minières. Comme le mentionne l’un des cadres du GIT-OR, membre de l’ONG Wildlife Conservation Society (WCS) en Bolivie :

« Notre intérêt est de promouvoir l'exploitation minière responsable dans le cadre d'activités légales, mais nous voulons également voir quelles sont les stratégies que nous pouvons mettre en œuvre pour lutter contre l'exploitation minière illégale, qui est très répandue. L'exploitation minière illégale a éclipsé ces questions d'exploitation minière responsable, parce que de nombreuses organisations disent "tout va bien, nous nous adapterons, nous investirons, nous améliorerons notre travail, mais mon voisin est dans l'illégalité, et sans rien faire, sans améliorer son travail, il est perçu comme nous, c'est un peu décourageant". », (Spécialiste à WCS Bolivia, entretien personnel, juillet 2022)

32La présence d’une activité minière illégale, et sa forte médiatisation, est ainsi tout autant un frein à la reconnaissance des avancées sociales et environnementales des programmes entrepris par les institutions de régulation de l’EMAPE, qu’une menace permanente pour les coopératives intégrées à ces programmes et dont les « bonnes pratiques » sont invisibilisées, voire menacées, par la présence voisine de mineurs illégaux. En ce sens, les nouvelles actions de l’ARM et de certaines institutions membres du GIT-OR ne visent plus uniquement l’entrée des mineurs artisanaux dans la chaîne d’approvisionnement du commerce de l'or équitable, mais s’orientent davantage à renforcer la formalisation des mineurs. Cette nouvelle orientation fut d’abord proposée par l’ARM, au niveau global, avec l’élaboration d’un nouveau code d’entrée sur le marché de l’or responsable (code CRAFT). Elle s’est ensuite renforcée spécifiquement en Bolivie par la création du GIT-OR et la mise en place de programmes plus directement tournés à la formalisation de l’activité aurifère à travers la production d'informations, le renforcement des capacités et le soutien à l’élaboration de politiques publiques axées sur l'amélioration technique, sociale, économique, culturelle et environnementale de l'exploitation de l'or. Il était en effet paradoxal de vouloir certifier des mines alors que la grande majorité de celles-ci connaissent un manque de formalisation, l’appui à la formalisation étant essentiel pour exercer davantage de contrôle sur les ressources et sur les concessions, en permettant également d’atténuer les conflits et de générer des taxes (Marshall et Veiga, 2017). C’est ainsi que du champ de l’économie du commerce de l’or, les actions se tournent davantage vers le champ du développement, visant à rationaliser les pratiques et les représentations locales, avant d’espérer les intégrer aux filières équitables.

Le code CRAFT de l’ARM : une réorganisation des normes de certification au niveau mondial

« (Le code CRAFT) est fondamentalement basé sur l'expérience que nous avons eue avec la certification Fairmined, où nous avons identifié que tous les mineurs n'ont pas les mêmes conditions pour obtenir la certification Fairmined ; parce qu'il y a une conformité assez stricte, et cela nous a fait concevoir une norme différente, avec un niveau d'exigence moindre, qui s'appelle le code CRAFT […], à partir des leçons apprises et des expériences que nous avons eues sur le sujet de l'EMAPE. », (Coordinateur Pérou et Bolivie de l’ARM, entretien personnel, juillet 2022).

34Selon Sippl (2020), ce code CRAFT est davantage un programme d'auto-déclaration plutôt qu'un programme de certification par un tiers. Il exige que les organisations minières rédigent un « rapport CRAFT » à destination des acheteurs potentiels, par lequel elles témoignent de leur conformité à certaines règles de bases en termes d’organisation (reconnaissance officielle de la coopérative), de légitimité (accord des communautés locales), de travail (infantile, travail forcé) ou financiers (fiscalité, corruption, flux financiers illicites). Le code CRAFT est plus souple sur les questions environnementales. Il n'exige pas des mineurs un changement de comportement environnemental, ce changement devant se faire de lui-même par la participation des mineurs à des ateliers de formation. Enfin, ce code réduit le coût de la participation pour les mineurs, car aucun audit n'est nécessaire, le code CRAFT reposant sur la seule déclaration des mineurs (Sippl, 2020).

35Le code CRAFT a permis à un plus grand nombre de coopératives minières d'éveiller leur intérêt à adapter leurs processus aux critères exigés (entretien personnel avec un responsable du GIT-OR). Bien qu’aucune coopérative minière n'ait été certifiée, plusieurs d'entre elles ont actuellement une ligne active de travail de formation. Dans ce cadre, le code CRAFT permet plus facilement aux coopératives minières de s’adapter, en étant davantage tournées vers la formalisation que vers la certification. Il marque ainsi un premier tournant dans l’ancienne approche descendante de la certification, un tournant qui sera suivi de la création du GIT-OR et de la démarche plus générale, que nous nommons d’adaptabilité progressive, visant à affronter les difficultés liées à la formalisation des coopératives minières en Bolivie. Malgré une certaine rupture dans le soutien aux seules élites minières, ce code maintient néanmoins un processus de sélection des coopératives, que le GIT-OR lui permet notamment d’accomplir comme nous le verrons par la suite.

Une stratégie d’articulation nouvelle en Bolivie : la constitution du GIT-OR

36En parallèle aux modifications des standards de l’ARM, les institutions soutenant la régulation de l’EMAPE en Bolivie se restructurent avec la création en 2018 du Groupe interinstitutionnel de travail sur l'or responsable (GIT-OR). Ce groupe constitue une alliance entre diverses institutions provenant de divers secteurs – privé, des ONG, des fondations et de la coopération internationale (Tableau 2) – pour promouvoir l'approche de l'« or responsable » et réguler le secteur aurifère. Ces institutions ne sont pas toutes spécialisées sur la question minière, elles le sont davantage sur les enjeux d’environnement et de développement. Le GIT-OR ne promeut pas directement de projets auprès des EMAPE en Bolivie, mais vise avant tout l’échange d’information entre ses institutions membres, afin de coordonner les projets de chacune, de générer des études et d’influencer les politiques publiques. Il vise surtout à soutenir l’EMAPE non pas uniquement à travers les seules filières de certification, mais à partir de la formation de mineurs pour acquérir de nouveaux savoirs et de nouvelles capacités techniques et organisationnelles pour les amener à des changements de pratiques (GIT-OR, 2020). Sa création s’opère dans un contexte où l'État bolivien, dans le cadre de la ratification de la Convention de Minamata (ONU, 2017), entrée en vigueur dans le pays le 16 août 2017, cherchait à mettre en œuvre un Plan d'action national pour réduire l'utilisation du mercure dans l’EMAPE (Villegas Flores et al., 2021 ; Defensoría del Pueblo, 2022). Le GIT-OR prétend alors devenir un acteur clé et un point de référence technique et scientifique dans le domaine de l’EMAPE aurifère :

« Le GIT-OR est une adhésion institutionnelle. Il est né d'une initiative de six institutions : promues par nous WSC, Helvetas, MEDMIN, Cumbre del Sajama, Solidaridad et l'Université Mayor de San Andrés, à travers l'Institut de Métallurgie et des Matériaux UMSA. Ces institutions ont coïncidé durant une réunion, au cours de laquelle chacune a présenté ce qu'elle travaillait sur les questions minières, certaines comme Cumbre del Sajama et MEDMIN avec de nombreuses années d'expérience sur les questions sociales et environnementales […]. Et on a vu que c’était intéressant et que (l’EMAPE générait) des problèmes, en forte croissance, et qu'il fallait articuler certaines de nos actions. Et là on a décidé de constituer le groupe. Il est né comme une alliance, dans laquelle on peut échanger des informations entre institutions, se soutenir parce que (les actions de chaque institution) coïncident territorialement avec d’autres, pour échanger des expériences et des connaissances surtout, parce qu'on a vu que chacun pouvait avoir des choses que l'autre n'avait pas. […] Nous étions en quelque sorte d'accord sur le fait qu'il y avait beaucoup de choses qui pouvaient nous unir. », (Spécialiste à WCS Bolivia, responsable du GIT-OR, entretien personnel, juillet 2022)

Tableau 2. Les principales institutions membres du GIT-OR spécialisées sur la thématique minière

Institution	Type d’Institution	Thématiques	Quelques projets
Alianza por la Minería Responsable (ARM)	Organisation indépendante à but non lucratif	Certification « équitable » et « écologique » de la chaîne d’approvisionnement Soutien à l’EMAPE	Certifications des coopératives Cotapata (avec FLO) et Yani et 15 de agosto Réduction de l’utilisation du mercure dans le cadre du projet Planet Gold financé par l’ONUDI et Gef GOLD
Swiss Better Gold Initiative SBGI	Coopération internationale	L'exploitation minière responsable et l'or. Assistance technique à la certification internationale de la MAPE.	Assistance et formation continues en matière de MAPE, ainsi que la promotion de la chaîne de valeur de l'or responsable dans les coopératives minières en Bolivie.
Cumbre del Sajama S.A.C.	Entreprise privée.	Relations communautaires en contexte minier. Protection de l'environnement. Développement socio-environnemental. Santé et sécurité au travail. Gestion administrative dans le secteur minier.	Assistance technique en matière de protection et développement socio-environnemental. Mentorat des femmes leaders du secteur minier de la MAPE. L'impact de Covid-19 sur la MAPE en Bolivie.
Helvetas Swiss Intercooperation	Organisation suisse d'aide au développement. Organisation non gouvernementale, sans but lucratif (ONG).	Eau et infrastructures. L'économie rurale. Environnement et changement climatique. Développement des compétences et éducation socio-environnementale. Gouvernance et paix.	Programme des forêts andines - Bolivie PERIAGUA III - Bolivie. Bolivia WATCH, une approche intégrée pour garantir l'accès à l'eau, axée sur trois bassins versants pilotes en Bolivie : Choqueyapu, Tupiza et Pampa Huari.
Universidad Nacional de San Andrés	Établissement public d'enseignement supérieur.	Soutien technique et scientifique. Promotion de la recherche scientifique.	Recherche sur le changement climatique, les écosystèmes critiques et la faune critique, la gestion des ressources naturelles.
Fundación Medio Ambiente, Minería e Industria (MEDMIN)	Fondation auto-soutenable	Technologies propres dans l'exploitation aurifère à petite échelle. Programmes de prévention, évaluation et réglementation environnementale dans les secteurs productifs.	Préparation de dossiers pour l'obtention de licences environnementales. Évaluation de l'impact environnemental du secteur minier.
Solidaridad	Organisation internationale sans but lucratif.	Créer une chaîne d'approvisionnement responsable, juste et équitable. L'équité de genre dans la MAPE.	Production d'or responsable, conforme à une approche d'équité de genre, dans la MAPE au Pérou et Bolivie. Plateforme intégrale des mines à petite échelle (PIM).
Wildlife Conservation Society (WCS)	Organisation privée sans but lucratif.	Recherche scientifique. Gestion des ressources naturelles. Gestion territoriale des peuples indigènes. Gestion des aires protégées. Médecine vétérinaire. Conservation de la faune et des paysages naturels.	Programmes de suivi évaluation et de gestion des aires protégées de Madidi, Pilón Lajas et Apolobamba, La Paz. Chaînes de production durables de cacao sauvage dans les communautés de Carmen del Emero, La Paz.

Elaboration propre à partir d’entretiens et des documents institutionnels des institutions du GIT-OR

37Le GIT-OR a été créé comme une stratégie d'articulation entre institutions dans le but d’augmenter les flux d'informations techniques, technologiques et socio-environnementales sur la dynamique de la production aurifère de l’EMAPE en Bolivie. Il vise ainsi à amplifier le cadre de référence (Snow et al., 1986) de chacune des institutions grâce à l'échange accru d’expériences concrètes et de savoir-faire spécifiques à chacune d’elle. Chaque institution étant spécialisée sur un domaine d’intervention précis, pas spécifiquement lié à l’activité minière, chacune a pu identifier différentes problématiques qu’elles relient à la production aurifère, parmi lesquelles : la déforestation, les dégradations des écosystèmes dues à l'utilisation de technologies obsolètes, les fortes émissions de mercure, les problèmes de santé dus à la contamination par le mercure, ou encore les violations du droit du travail des mineurs (GIT-OR, 2022). En ce sens, le GIT-OR n'est pas né pour répondre aux problèmes liés à la certification, mais surtout pour générer un diagnostic des difficultés de régulation de l’EMAPE en Bolivie, et finalement pour étendre l’impact de leurs actions au-delà de la sphère commerciale par les expertises générées sur l’environnement et le développement local. L’ARM n’était d’ailleurs pas présente lors de la création du GIT-OR, elle l’a rejoint par la suite en introduisant la question de la chaîne d’approvisionnement équitable, sans en faire l’axe central de ses actions. Comme l’indique le responsable de l’ARM pour la Bolivie et le Pérou, le GIT-OR a surtout permis de fédérer des institutions qui œuvraient autrefois de manière isolée :

« Le contexte institutionnel a beaucoup changé ces dernières années en Bolivie. En 2015, il était très difficile de trouver ce que vous trouvez maintenant, un groupe de travail institutionnel, c’est appréciable. Dans ces années-là, il était assez difficile de comprendre une institution locale qui travaillait de manière concrète sur ces problèmes, car c'était un problème assez innovant pour la Bolivie. […] Mais aujourd'hui, c'est une situation totalement différente, parce qu'il y a cette situation de dire "il faut mettre de l’ordre dans ce qui se passe ici, par rapport aux organisations qui y sont impliquées". Et le GIT-OR a cette particularité, qui a beaucoup servi pour savoir qui sont (les acteurs) sur le territoire, ce qu’ils font, et comment nous proposons une tâche spécifique, ensemble, pour essayer d'articuler les processus. », (Responsable de l’ARM Pérou-Bolivie, entretien personnel, juillet 2022)

38Sur la question spécifique de la certification équitable, le GIT-OR est aussi une manière pour l’ARM de mieux connaître les dynamiques locales et de sélectionner les coopératives pouvant intégrer les programmes de certification :

« C’est pour cela que nous participons beaucoup au GIT-OR. (Les institutions membres) ont déjà identifié des mines et des procédés et surtout cela permet de ne pas construire en partant de zéro, mais plutôt de construire à partir de ce qu'ils ont déjà. Donc c'est une stratégie pour valider un peu, aussi, ce que les collègues ont déjà avancé et à partir de cela d’essayer de construire des processus d'or responsable. », (Responsable de l’ARM Pérou-Bolivie, entretien personnel, juillet 2022)

39Par ailleurs, le GIT-OR ne repose pas sur une structure organisationnelle interne clairement définie. Il met plutôt en relation des professionnels et des techniciens selon une logique informelle et flexible, sans attributions ni obligations spécifiques si ce n’est celles de promouvoir l’échange d’expériences atour de leurs pratiques et de leurs connaissances : « vous n'êtes pas obligés de faire quoi que ce soit, mais vous êtes obligés de donner beaucoup, et d'être ouverts à ce débat, à cette réflexion, et au final ce concept d'exploitation minière responsable nous a unis » (Coordinateur du GIT-OR, entretien juillet 2022). Cette circulation des idées est facilitée par la circulation des membres dont plusieurs sont passés, au cours de leur carrière, d’une institution à une autre. Chaque institution membre du GIT-OR met en place des actions autonomes, tandis que le GIT-OR génère des initiatives visant à la promotion de l'approche de l'or équitable en cherchant à influencer les politiques publiques.

Une rupture avec le processus descendant régulation ?

40Chaque institution peut ainsi influer sur les critères de certification en fonction des besoins qu’elle a identifiés dans le contexte minier local. Par exemple, la Wildlife Conservation Society (WCS) a établi certaines recommandations visant à élargir les normes de certification à la sauvegarde des zones protégées, des écosystèmes et de la faune, de nombreuses coopératives opérant au sein de zones environnementales classées (dont celle de Cotapata). Helvetas Swiss Intercooperation, bien qu'elle n'ait pas proposé de nouveaux critères au sens strict, a créé des espaces de dialogue avec les différents acteurs territoriaux et les institutions du GIT-OR afin de s'accorder sur la nécessité de gérer de manière adéquate les bassins versants affectés par les opérations minières. MEDMIN et Swiss Better Gold Initiative (SBGI) ont donné la priorité au travail de coordination avec l'État bolivien dans deux directions : dans l'élaboration de politiques publiques avec le ministère des Mines et de la Métallurgie, pour augmenter le niveau de contrôle et de supervision des coopératives minières, et dans l'élaboration du Plan d'action national pour l'élimination progressive du mercure, encore en cours d'élaboration :

« Il n'existe toujours pas de réglementation nationale obligeant les coopératives minières à suivre cette voie de la responsabilité environnementale, seuls 15 % des coopératives disposent d'une licence environnementale, beaucoup d'entre elles ne savent pas ce qu'est le suivi environnemental et elles travaillent sans sécurité industrielle. Il s'agit de problèmes graves qui nous amènent à dire que les mineurs ne sont pas intéressés par la certification parce qu'ils considèrent qu'elle implique davantage d'obligations, et qu'ils n'ont pas l'intention d'utiliser le mercure de manière rationnelle parce que le prix de l'or est ici (élevé) et le prix du mercure est ici (bas), de sorte que leurs opérations, même si elles gaspillent du mercure, seront toujours rentables. Quand le mercure deviendra rare dans ce pays et commencera à être plus cher en raison des restrictions qui seront progressivement imposées à son exportation, les choses commenceront à changer. », (Directeur général de la Fondation MEDMIN, entretien personnel, juillet 2022)

42La flexibilité structurelle du GIT-OR coïncide ainsi avec la flexibilité des cadres de l’action proposés par ses membres. Cette flexibilité et la confiance entre les institutions facilitent les débats internes, du fait que chacune maintient son autonomie et son domaine propre d’expertise, alors que les expériences communes favorisent la construction d’un langage partagé. Les solutions diffèrent néanmoins dans les objectifs à atteindre, entre deux tendances : a) la promotion de la chaîne de valeur de la certification destinée au marché international ; et b) la promotion des bonnes pratiques de production d'or, à partir d’une approche d'éducation socio-environnementale. Ces deux approches ne s'excluent pas mutuellement, mais sont plutôt complémentaires. Dans ce sens, elles coïncident sur la nécessité de formaliser progressivement l’EMAPE grâce au dialogue et à un processus de formation continue :

« Il y a une partie du groupe qui veut promouvoir la certification, mais il y a une autre partie qui n'est pas aussi convaincue parce que nous voyons que la certification n'est pas assez incitative pour que les opérateurs fassent un gros effort, parce que c'est un gros effort pour obtenir la certification [...]. Ce n’est pas notre objectif de promouvoir la certification, mais plutôt que les meilleures pratiques possibles soient appliquées. », (Coordinateur de GIT-OR, entretien personnel, juillet 2022)

43La première approche est majoritairement portée par la coordination bolivienne de la SBGI, laquelle est promue par le partenariat public-privé établi entre la Swiss Better Gold Association (SBG) et la Coopération Suisse – SECO. Elle vise à mettre en œuvre des chaînes de valeur qui relient le marché suisse de l'or aux producteurs miniers possédant un niveau plus élevé d'adaptation aux standards de certification. Dans leur étude sur la filière de l’or en Suisse, Bolay et Schultz mentionnent que cette initiative de la SBGI vise à s’aligner sur la tendance internationale de régulation des chaînes d’approvisionnement – certification Fairtrade, Fairmined, RSE – afin de défendre la position de la Suisse sur le marché mondial de l’or face à la concurrence de nouveaux pays (Émirats arabes unis, Inde). Cette double démarche à la fois commerciale – en ouvrant le marché à une EMAPE souvent décriée – et réputationnelle – comme forme de diplomatie industrielle mettant en scène les efforts des acteurs de la filière aurifère en Suisse (Bolay et Schulz, 2022) – oriente ainsi davantage la SBGI en Bolivie vers une optique de traçabilité de la filière plutôt que vers des changements des pratiques locales, comme le font les autres institutions du GIT-OR. Néanmoins, comme l’indique la responsable de la SBGI en Bolivie, ce pays a pris un tel retard dans le processus de formalisation de l’EMAPE et sur le contrôle du mercure par rapport à ses voisins, que tout projet de filière équitable vers la Suisse ne peut être envisageable sans un soutien préalable à l’État pour réguler l’activité aurifère :

« Actuellement, nous travaillons davantage, en raison des caractéristiques de la Bolivie, à la mise en œuvre de politiques publiques, en soutenant le gouvernement, afin qu'il y ait des mesures pour réduire et éliminer l'utilisation du mercure, des mesures qui favorisent l'exploitation minière responsable. Contrairement à d'autres pays, comme le Pérou, la Colombie, où ce système fonctionne très bien, […] l'initiative du SBGI a déjà réalisé l'exportation d’environ 10 tonnes d'or, durant ses années de réalisation. Dans le cas de la Bolivie, cela a été différent, car en Bolivie il n'y a pas de réglementation normative, le secteur est très informel, donc l'informalité du secteur a fait que notre modèle de travail n'a pas autant de succès que nous l'aurions souhaité. […] Ainsi, l'un de nos principaux problèmes pour pouvoir connecter le producteur avec le marché suisse était précisément la forte utilisation de mercure en Bolivie. Le marché suisse ne pourra jamais accepter un produit, disons, dans lequel il y a cette contamination, générée par l'utilisation du mercure, et en Bolivie c'est une très grande caractéristique. », (Responsable du SBGI en Bolivie, entretien personnel, juillet 2022)

44L’élargissement de la frontière de l’or (Verbrugge et Geenen, 2018) nécessite ainsi, au préalable, de pénétrer les frontières des sites d’exploitation pour réorienter les pratiques. Pour cela, le SBGI a développé de premières actions de conseils techniques aux coopératives et de diagnostic des caractéristiques du secteur aurifère, afin de comprendre « cette question de l'informalité, cette question de comment les coopératives en Bolivie acquièrent une position très forte, un pouvoir économique - social, politique, qui en fait un secteur très, très fort, dans la prise de décision, dans les décisions politiques du gouvernement » (Responsable du SBGI en Bolivie, entretien personnel, juillet 2022).

45Cette expertise coïncide avec la seconde approche du GIT-OR, plus éducative, qui focalise le problème sur les difficultés auxquelles les coopératives minières aurifères sont confrontées. Elle mobilise les standards de certification pour mener à bien des activités liées à l'amélioration progressive du processus de production de l'or, en permettant de s'adresser à un spectre plus large de coopératives au-delà des seules élites minières. En promouvant l’échange d’expériences au sein de l’EMAPE, l’objectif est d’inciter les mineurs à améliorer leurs processus de production en s’appuyant sur les bonnes pratiques de certaines coopératives. Ce cadre est ainsi proche du code CRAFT où le changement de pratiques n’est plus imposé, mais repose sur un engagement volontaire des mineurs. Les standards de certification ne sont dès lors plus considérés comme les critères indiscutables d'une logique descendante (Sippl, 2020), mais plutôt comme des critères devant dialoguer avec les caractéristiques de la réalité locale où ils doivent être appliqués :

« Nous n’allons pas certifier pour exporter, il va y avoir un soutien pour obtenir certaines améliorations et pour cela nous allons utiliser les critères de l'or responsable. L'incitation n’est pas l'exportation et la prime, mais le fait d'améliorer les processus. Nous avons obtenu de meilleurs résultats de cette manière, parce qu'ils (les mineurs) sont formés, ils reçoivent une assistance technique, ils sont guidés, ils se sentent fiers. [...] C'est pourquoi notre objectif ne serait pas commercial, mais de renforcer les organisations. », (Spécialiste à WCS Bolivia, entretien réalisé en juillet 2022)

46Les actions du GIT-OR sont ainsi une réponse aux échecs des politiques de certification passées et au contexte particulier bolivien où l’informalité de l’EMAPE domine, tout comme l’utilisation du mercure. Comme le mentionne la responsable du SBGI, ce contexte n’est en aucun cas favorable à l’instauration d’une chaîne de valeur équitable. Il nécessite au contraire des actions plus en profondeur, en s’appuyant sur les expertises des institutions du GIT-OR pour agir plus concrètement sur les pratiques du plus grand nombre jusqu’à influer l’élaboration des politiques publiques.

Des « experts contextuels » à l’assaut des frontières de l’activité aurifère

47Sans répondre à tous les critères, les membres du GIT-OR apparaissent proches de la figure des « experts contextuels », ces réformateurs et innovateurs de l’intérieur décrits par Olivier de Sardan (2021). Ils s’en distinguent du fait qu’ils n’agissent pas dans le service public. Ils ne sont ni invisibles ni ignorés des experts internationaux, car par leur position institutionnelle ils se rapprochent davantage de l’ingénierie sociale classique. Mais ils partagent avec les « experts contextuels » leurs grandes connaissances des contextes locaux et leurs capacités d’innovations. En rompant avec les logiques standardisées descendantes, ils expriment leurs volontés de « faire bouger les lignes » en apportant un changement progressif aux comportements routiniers. Par leurs nombreuses publications, scientifiques et institutionnelles, ils témoignent des connaissances du contexte, d’une capacité réflexive (comme le montrent les extraits d’entretien) et d’une capacité innovatrice qui les amène à tenter des expériences, au risque parfois d’être mal jugés par d’autres institutions qui leur reprochent de collaborer avec un secteur minier coopératif fortement contesté, notamment au sein des réseaux militants écologistes.

48La tâche du GIT-OR consiste précisément à créer les conditions nécessaires à la formalisation des coopératives minières, permettant ainsi aux mineurs de devenir des gestionnaires directs de leur production. L’informalité n’est pas tant une volonté qu’elle est aussi parfois subie du fait de la difficulté d’accéder au crédit, à l’administration et à la formation. En Bolivie, nous avons ainsi rencontré une coopérative constituée en 2012 et qui 10 ans plus tard n’avait toujours pas terminé ses démarches (licence environnementale, et cetera) malgré des efforts répétés. Par conséquent, l'exploitation minière illégale est souvent dans l'intérêt des mineurs, mais en contradiction avec les intérêts des programmes de certification qui exigent une légalisation (Sippl, 2020). Découragés et marginalisés, la plupart des mineurs artisanaux choisissent de mener une existence dans le secteur informel (Hilson et al., 2016), ce secteur pouvant s’avérer plus rentable économiquement, moins chronophage et s’inscrivant dans un monde local que les acteurs miniers connaissent parfaitement, contrairement à la bureaucratie étatique et aux agences de coopérations qu’ils n’ont que peu l’occasion de fréquenter.

49C’est afin de rompre avec ce schéma que les institutions membres du GIT-OR ont créé les « Écoles de terrain de l’activité minière responsable ». Ces écoles visent à créer des espaces d'échange d'expériences entre coopératives minières sur les bonnes pratiques de production d'or. Par exemple, la coopérative minière aurifère Jesús del Gran Poder a été formée à la gestion des bassins versants, dans le cadre du projet « Integrating environmental best practices into mining operations in the Madidi Pilon Lajas – Cotapata conservation corridor of Bolivia » (Wildlife Conservation Society, 2020) promu par WCS et le Service national des aires protégées (SERNAP), avec le soutien de CARITAS. Cette expérience a permis à 43 personnes, principalement des membres de coopératives minières proches de la coopérative Jésus del Gran Poder, d'acquérir de nouvelles connaissances sur l'exploitation de l'or responsable. Le résultat significatif de cette école de terrain a été que cette coopérative est devenue un référent de la production aurifère responsable au sein du territoire dans lequel elle opère, s'engageant à réaliser, avec le soutien des institutions du GIT-OR, de nouvelles expériences d'écoles de terrain pour diffuser les bonnes pratiques de production parmi ses pairs (Wildlife Conservation Society, 2020). Ces écoles marquent ainsi une rupture avec l’approche descendante de la certification équitable. Elle vise davantage à pénétrer les frontières de l’activité minière, la notion de frontière se caractérisant justement par « le développement d'espaces interstitiels de changement social et de compétition politique » (Grätz, 2004, p.137). Comme le mentionne le coordinateur du GIT-OR :

« En d'autres termes, nous, les techniciens, ne sommes plus les protagonistes, mais c'est plutôt un travail de mineur à mineur, un travail entre pairs, un travail horizontal. Ce que nous faisons, c'est faciliter le transport, l'arrivée (des mineurs), la nourriture, tout ça, et la coopérative organise tout, ils montrent où sont leurs installations, leurs fronts de production, quelles améliorations ils ont mises en place, comment ils n'utilisent plus de mercure en circuit ouvert, comment ils n'utilisent plus d'eau en circuit ouvert. Et ce qui est le plus motivant, ce n'est pas tant ce qu'ils ont réussi à mettre en place que ce qu'ils ont réussi à rentabiliser. », (Coordinateur de GIT-OR, entretien personnel, juillet 2022)

50Ces espaces interstitiels se définissent non pas sur la base de la somme des traits diacritiques ou des différences objectives entre les deux mondes – formel/informel, exploitations minières responsable/illégale, et cetera – mais sur la base des traits significatifs que les acteurs jugent utiles d'instrumentaliser et d'incorporer dans leurs formes d'identification sociale et productive (Barth, 1976). En ce sens, le GIT-OR interagit avec les coopératives minières pour la mise en place de mécanismes relationnels par lesquels les instruments de dialogues entre pairs et de transferts de connaissances permettent la construction progressive de coopératives minières dont les formes d'identification sociale dialoguent avec les normes de certification.

51Une autre expérience d'école de terrain a été réalisée dans l'Ayllu Puyo Puyo, dans la zone protégée d'Apolobamba, au nord de La Paz. Cette école de terrain a permis de socialiser les résultats du projet « Implementación de medidas de producción más limpia en el sector aurífero de la cuenca alta del rio Suches » (Helvetas, 2022) et de sensibiliser les coopératives minières participantes à la récupération et à la réutilisation du mercure. De même, la coopérative minière aurifère Águilas de Oro a partagé son expérience dans le processus d'adaptation aux technologies propres, lequel lui a permis une réduction de l'utilisation du mercure jusqu'à 98 % et d’augmenter progressivement sa rentabilité. Ces expériences, de mineurs à mineurs, visent à pénétrer plus facilement les sphères culturelles locales en atténuant le fossé séparant le passage d’un monde (informel) à l’autre (formel). Ce processus permet aux dirigeants des coopératives minières d'acquérir des connaissances et de s'engager à adopter de bonnes pratiques en matière de production d'or et de commerce équitable.

52Le GIT-OR opère ainsi un travail de diagnostic et de pronostic, mais il cherche ensuite des personnes relai dans les mines, les leaders des organisations minières qui sont chargés du « cadrage motivationnel » (Céfaï, 2001) pour inciter le renouvellement de l’action auprès des bases. Ce sont justement ce « cadrage motivationnel » et le dialogue entre pairs qui permettent aux institutions du GIT-OR de propager leurs idées dans les frontières des sites miniers, en atténuant la méfiance que ces institutions génèrent auprès des mineurs grâce à des leaders intermédiaires qu’ils ont préalablement formés. Ces leaders agissent dès lors tels des « entrepreneurs de la frontière », en se posant « en médiateurs entre différents registres normatifs et niveaux d’autorité dans un environnement institutionnel en construction » (Arnaldi di Balme et Lanzano, 2013, p.27). L'approche d'adaptabilité progressive implique donc la mise en place d'une démarche éducative visant non seulement à renforcer les pratiques de production des coopératives, mais aussi à former des leaders au sein du secteur coopératif. Il s’agit là justement de l’une des particularités de l’engagement des « experts contextuels » dont l’objectif est de susciter d’autres vocations et d’autres innovations (Olivier de Sardan, 2021). Comme l’indique Céfaï, ces leaders se doivent d’ « être crédibles en tant que porte-parole d’une cause » mais leur discours doit aussi faire écho à « la vie quotidienne ou l’univers politique de leurs destinataires » (Céfaï, 2001, p.69-70). La résonance du cadre dépend ainsi de sa saillance aux yeux des personnes ciblées, ce que Snow et Benford nomment la « commensurabilité d’expérience » et la « fidélité narrative » entre les discours et les pratiques (2012).

53Ces leaders ne sont pas sans rappeler la figure du courtier définie par Olivier de Sardan (1995) comme les représentants des populations locales servant d’intermédiaires entre leurs bases et les institutions extérieures, lesquels permettent tout autant aux institutions de diffuser leurs idées et leurs projets, qu’aux courtiers de renforcer leur position dans l’arène locale au sein du système clientéliste. Ces pratiques nous éloignent dès lors de celles du champ économique du commerce de l’or, étudié en première partie, pour celles du champ du développement, dans lequel sont engagées plusieurs institutions du GIT-OR, et au sein duquel tout intervenant « pense qu’il œuvre pour le bien des populations (qu’il s’agisse d’un expert de la Banque mondiale ou d’un humble militant d’ONG), et chacun estime qu’il met au service de cette noble tâche une compétence qui fait défaut à ces populations » (Olivier de Sardan, 1995, p.58). Les écoles de terrains et les échanges entre pairs sont pour le GIT-OR des éléments structurants de ce champ, pour pénétrer les frontières minières et les influer, avec comme espoir que les changements de pratiques et de représentations introduits puissent ensuite être convertis dans le champ de l’économie commercial de l’or. Ce travail reste cependant lent et limité, alors que les conflits dans les zones minières aurifères s’intensifient pour le contrôle des ressources et que les études sur les contaminations au mercure se font de plus en plus nombreuses et préoccupantes. Avec plus de 1600 coopératives aurifères présentes dans le pays, ce processus nécessite aussi d’autres appuis, notamment de l’État, pour réellement modifier la structure du secteur aurifère sur le long terme.

Conclusion

54La Bolivie avait fait une entrée remarquée sur la scène de l’or équitable en étant le premier pays à certifier une organisation de producteurs. La première phase de labellisation de l’EMAPE a néanmoins montré des difficultés pour les coopératives à maintenir les certifications dans le temps, les trois coopératives minières certifiées en Bolivie abandonnant toutes leur label au bout de quelques années. L’enclavement du pays, ne possédant pas de façade maritime, ne facilite en rien ces exportations pour des coopératives possédant peu de ressources économiques, alors même que les grandes compagnies minières pointent elles aussi ces difficultés d’exportation pour expliquer leurs faibles investissements dans le pays. Plus que le problème du maintien de la certification dans le temps, c’est la difficulté à étendre le modèle à d’autres coopératives qui posait alors question, alors que règne en Bolivie une activité d’exploitation largement informelle. Paradoxalement, le monde minier artisanal possède une forte culture en Bolivie, ancrée dans certaines traditions et dans des savoirs et pratiques transmis de mineurs à mineurs. Situées à l’interstice du modèle précapitaliste et de l’économie de marché, les coopératives se montrent souvent frileuses au changement, surtout quand il est impulsé par des agents extérieurs visant à imposer une nouvelle rationalité économique. Les mineurs ont ainsi bien conscience que le monde du marché équitable est un autre monde. L'incorporation à la logique de la chaîne de valeur proposée par la certification implique de renoncer à la recherche pragmatique de rentabilité offerte par l'informalité. Par celle-ci, le mineur reste un producteur et non un gestionnaire direct de sa production ; en ce sens, le mineur, en tant que producteur, connaît son rôle au sein de la structure de l'informalité, ses fonctions et sa raison d'être dans le processus de production. Rompre avec l'informalité implique de s'intégrer à une dynamique où les acheteurs ne sont plus ancrés dans la sphère locale, mais répondent à d’autres rationalités et à des règles bien précises – dans l’espace et dans le temps – que les mineurs ne maitrisent traditionnellement pas. Le changement de statut s’inscrit ainsi à la fois dans un changement des pratiques, mais aussi de toute l’économie et de la culture locale qui accompagne ces pratiques.

55La réorientation du cadrage du label Fairmined par l’ARM, par l’introduction du code CRAFT, ainsi que la constitution du GIT-OR, laissent néanmoins entrevoir de nouvelles possibilités de régulation du secteur aurifère artisanal, bien que le défi reste énorme dans un contexte de boom aurifère et de multiplication des conflits dans les zones minières. C’est ainsi un véritable travail de recadrage qui a été opéré par les membres du GIT-OR, dans le sens où leur action sert à donner du sens à l’activité minière artisanale tout en générant une capacité d’agir par l’introduction de cadres interprétatifs qui diffèrent, et remettent en cause, tant les cadres préexistants de l’informalité que ceux de la filière équitable. Ces processus remettent en question la logique descendante de la certification, sans toutefois l’écarter. Les apprentissages acquis des expériences passées permettent à ces institutions non seulement de redéfinir le cadre de leurs interventions et l'application des standards de certification, mais aussi de s'impliquer dans les changements structurels que l'État bolivien est appelé à générer, notamment dans le cadre de la Convention de Minamata. Cette redéfinition du cadre de l’action se fonde sur la nécessité de promouvoir des processus de changement progressif dans les pratiques de production et d'organisation du secteur coopératif, et de cesser de privilégier la perspective commerciale de la certification comme unique objectif. Ce changement cognitif dans l'orientation de la stratégie d'intervention ouvre plus facilement le dialogue, critique et proactif, entre les standards de certification et la réalité locale de production. Il se prolonge par les échanges dans les frontières des EMAPE entre mineurs, de pair-à-pair, facilités par la création d’ateliers de formation et des « écoles de terrains ». Mais derrière ces nouvelles actions autour du développement ou de la question environnementale, il s’agit aussi pour le GIT-OR de générer « les conditions économiques et culturelles de l’accès aux conduites que la théorie économique considère comme rationnelles » (Bourdieu, 2021a, p. 424), en imposant dès lors « les fins […] et les moyens "raisonnables" de les atteindre » (Bourdieu, 2021a, p. 426). Ce nouveau cadre de l’action par la conquête des frontières minières, à travers des intermédiaires légitimes dans ces frontières, vise ainsi une entrée dans le champ économique du commerce de l’or par d’autres moyens.