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AccueilNumérosVolume 23 numéro 1Les cadrages de l’agriculture au ...

Les cadrages de l’agriculture au Conservatoire du littoral

Alban Landré

Résumés

Le Conservatoire du littoral a été créé en 1975 pour équilibrer construction et protection des côtes françaises. La mission de cet établissement public administratif d’État est d’acheter des parcelles côtières pour protéger et gérer des paysages et des milieux. Parmi les parcelles achetées, environ 15% sont des terres agricoles. Mais les missions paysagères et naturalistes du Conservatoire du littoral peuvent-elles s’accommoder d’activités agricoles productives ? Pour la gestion de certains milieux, le Conservatoire du littoral considère certaines activités agricoles comme nécessaires. C’est le cas des prairies qui nécessitent une gestion par fauche et/ou pâturage. D’autres activités agricoles sont parfois tolérées ou encouragées sur les terrains du Conservatoire du littoral. Des cahiers des charges avec conditions écologiques sont négociés avec des agriculteurs pour encadrer les pratiques. L’article retrace l’histoire de la préférence pour la prairie au Conservatoire du littoral, tout en présentant les autres types d’activités agricoles rencontrées sur les terrains de l’établissement. L’ambition est de présenter les circulations de questionnements et de connaissances qui ont abouti à l’élaboration et aux évolutions actuelles des principes d’action agricole du Conservatoire du littoral.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 De son nom complet « Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres » (CELRL). L’artic (...)

1Dans une note du conseil scientifique du Conservatoire du littoral1 de janvier 2021 sur les impacts du changement climatique sur les littoraux (Baron et al., 2021), un passage rédigé par l’agroécologue François Léger évoque la question de l’agriculture (Baron et al., 2021, pp. 58-60). Notamment, il est question de l’attitude que les institutions de protection de la nature et des paysages comme le Conservatoire du littoral peuvent adopter face à la raréfaction des conditions de possibilité de l’élevage extensif d’herbivores sur les littoraux. L’intensification de l’utilisation des parcelles, l’intérêt croissant pour la culture des céréales au détriment de surfaces en herbe, la périurbanisation qui renforce la concurrence entre l’urbanisation et les loisirs, d’un côté, et l’élevage, de l’autre, handicapent le maintien et le développement de formes extensives d’élevage dans ces espaces. Ces évolutions questionnent les institutions de protection de la nature et des paysages pour leurs choix de gestion futurs, car certains espaces naturels sont confiés à des éleveurs extensifs.

2Les littoraux français sont densément habités et fréquentés pour leur attrait visuel, naturel et récréatif, et différentes activités et usages y cohabitent (Diaw, 2019 ; Lebahy et Le Délézir, 2007). Parmi les différentes activités qui se déploient sur le littoral, l’agriculture (sans parler des seules pratiques d’élevage extensif d’herbivores) perd du terrain ces dernières années (Viaud et al., 2023 ; Lefebvre et Triquenaux, 2004 ; Miossec, 1998). D’une manière générale, la concurrence pour l’usage des espaces littoraux est forte. Les territoires littoraux sont les théâtres de tensions sur l’utilisation de l’espace qui incluent des enjeux de protection des milieux naturels et des paysages.

3Les côtes sont considérées comme des patrimoines à préserver pour leur valeur historique, naturelle, culturelle et/ou paysagère. Des structures publiques et associatives (parcs nationaux et régionaux, services de l’État, collectivités territoriales, Conservatoire du littoral, conservatoires d’espaces naturels, associations naturalistes et d’éducation à l’environnement) tentent d’organiser la fréquentation et les autres activités humaines dans les espaces protégés. Ces institutions soustraient parfois les espaces en question à certaines activités et en favorisent d’autres. Elles tentent de planifier la combinaison spatiale et temporelle des différents usages : elles opèrent des partages.

4On peut distinguer deux façons complémentaires d’opérer des « partages de la nature » (Chadenas et al., 2020). Un partage « vertical » entre différentes autorisations et interdictions d’usages (fréquentation récréative des piétons, des chiens et des différents types de véhicules, chasse, événements collectifs, agriculture) et un partage « horizontal » qui organise l’étanchéité et/ou la porosité entre les usages dans l’espace. Ces décisions sont prises par lois et décrets, par des élus locaux ou par les employés des institutions dont le métier est d’organiser la fréquentation et les usages dans les espaces protégés. Elles distribuent les usages autorisés, interdits et souhaitables selon les différentes zones de ces espaces protégés.

5Cet article s’intéresse aux activités agricoles dans les espaces dont le Conservatoire du littoral est propriétaire et à leurs implications pour le déploiement de l’action de cet établissement public. Le Conservatoire du littoral est un établissement public rattaché au ministère de l’Écologie dont le rôle est d’acquérir des parcelles proches des côtes et d’organiser leur gestion, en tant que patrimoine paysager et naturel. En interne, la « gestion » est aussi appelée « mission de propriétaire ou « gestion patrimoniale », qui correspond aux moyens de gestion déployés dans le cadre de la « valorisation d’espèces ou d’espaces (Fabiani, 2003)2.

6L’absence de pouvoir d’interdiction de la construction et l’obligation du Conservatoire de faire gérer les terrains qu’il achète par d’autres structures impliquent une forte présence locale (Joveniaux, 2017, pp. 92-96). L’établissement est donc organisé en délégations régionales sur lesquelles nous reviendrons dans la deuxième partie de l’article. Ses agents prennent part à des négociations et construisent des compromis locaux sur les usages et l’aménagement des paysages et des milieux (Joveniaux, 2018) : ils participent à des partages de la nature (Chadenas et al., 2020) en collaboration avec les élus locaux, les services de l’Etat et d’autres structures présentes localement. Certains travaux existants sur le Conservatoire du littoral évoquent rapidement l’agriculture (Kalaora, 2010a). Deux mémoires d’étudiants se sont saisis plus frontalement du thème de l’agriculture au Conservatoire du littoral (Landré, 2020 ; Gaisnon, 2020) et cet article poursuit ces travaux.

7L’agriculture est décrite au Conservatoire du littoral parfois comme un « usage », parfois comme un « mode de gestion » ou un « auxiliaire de gestion ». L’enjeu est d’étudier la façon dont, en interne, l’établissement a fait évoluer les cadres de la délégation de gestion de ses terrains à des acteurs agricoles. Il s’agit de comprendre quelles pratiques agricoles sont encouragées, modifiées ou tolérées au regard des objectifs du Conservatoire du littoral. Le terme « agriculture » dans l’article n’inclut pas la production de sel, de coquillages et de poissons qui sont parfois agrégés dans cette catégorie. Par ailleurs, l’article traite uniquement des réflexions sur l’agriculture littorale métropolitaine.

8En ce qui concerne les usages agricoles, le Conservatoire du littoral constitue un acteur de « l’écologisation » de l’agriculture (Mormont, 2013). Les gestionnaires d’espaces naturels présentent souvent la fauche tardive et/ou le pâturage extensif comme favorables à la biodiversité (Mauchamp et al., 2012 ; Léger et al., 2002 ; Lecomte et al., 1995), même si le lien automatique entre élevage extensif et biodiversité est controversé (Granjou, 2013, p. 120-121 ; Léger et al., 2002). Ces controverses sur l’impact écologique de telle ou telle pratique agricole sont liées à des controverses plus profondes en sciences naturelles et en écologie sur les milieux et espèces à protéger, et sur la place à accorder à l’hétérogénéité, au mouvement et au changement dans la conservation de la nature (Blandin, 2009). La plupart des structures qui gèrent des espaces naturels considèrent la prairie comme un habitat écologique à préserver et développer. La plupart des espaces agricoles du Conservatoire du littoral sont des prairies, fauchées ou pâturées, et la plupart des agriculteurs-locataires du Conservatoire des polyculteurs-éleveurs ou éleveurs. Au cours du temps et selon les catégories choisies pour compter, les surfaces en herbe représentent entre 70 et 90% des 32 000 hectares de terres agricoles qui appartiennent au Conservatoire du littoral (Landré, 2020, p. 123).

9La prairie est également prisée par les acteurs de l’écologisation de l’agriculture pour son pouvoir de rétention et de filtration des fertilisants organiques, synthétiques et des produits phytosanitaires, au cours de leur voyage depuis la surface vers les cours d’eau en aval et les nappes et aquifères en profondeur (Levain et al., 2014, p. 72). Les usages agricoles les plus « intensifs » comme les grandes cultures sont, eux, considérés comme plus difficilement compatibles avec des objectifs de protection des milieux naturels et de réduction des pollutions, du fait des intrants mécaniques et synthétiques utilisés pour cultiver les végétaux (Seguin et Barataud, 2021). Les agents des structures de gestion de la nature pilotent des articulations locales entre certaines formes d’agriculture et leurs impératifs et choix de conservation des paysages et des milieux. Situation par situation, cela implique une mise en discussion et une conciliation pratique entre un certain niveau de production et des choix de protection (Granjou, 2013 ; Granjou et Mauz, 2012 ; Granjou, 2011 ; Billaud et Steyaert, 2004).

10L’agriculture est appréhendée dans l’article à la fois comme une activité d’extraction des ressources naturelles d’un milieu et une activité de soin : une activité de « pilotage » des entités qui peuplent ce milieu dans un but de production alimentaire (Larrère, 2019 ; Larrère, 2002). Cette conception est assez compatible avec la façon dont l’agriculture est appréhendée par les agents du Conservatoire du littoral : parfois comme un outil de « gestion » des milieux, parfois comme un « usage » de la nature, souvent les deux à la fois, et en tout cas dans une sorte de co-pilotage entre choix de gestion et ménagement d’une pérennité de l’activité agricole (ce qui ne signifie pas nécessairement recherche ou concrétisation d’une équité entre ces deux impératifs).

  • 3 Pour la composition détaillée du conseil d’administration de l’établissement, un document est téléc (...)

11L’exploration des façons de piloter l’agriculture par le Conservatoire du littoral, ou plutôt de ce qui cadre des façons de faire piloter des propriétés du Conservatoire par des agriculteurs, constitue un point d’observation privilégié pour analyser des intentions de « partages de la nature » originaux. Ces cadres sont notamment repérables dans des écrits internes de « doctrine » au sujet de l’agriculture et des documents types pour rédiger les contrats qui lient agriculteurs, structures gestionnaires et Conservatoire du littoral. Ils sont l’objet de circulations de connaissances et de retours d’expériences entre agents du Conservatoire de niveau régional, agents de niveau national, agents de structures gestionnaires de « sites » du Conservatoire, agriculteurs, d’autres partenaires locaux et des chercheurs membres du conseil scientifique de l’établissement. Ces principes ou éléments de doctrine s’élaborent donc lors d’échanges avec l’extérieur, mais aussi au gré d’appropriations et reformulations internes. C’est cette élaboration interne de principes d’action agricole que l’article présente. Ces documents de référence sont par ailleurs validés par le conseil d’administration du Conservatoire du littoral, principalement composé de représentants d’une dizaine de ministères (11) et d’élus de collectivités territoriales (11)3. Quelles sont les formes d’agriculture que le Conservatoire du littoral considère comme acceptables, voire souhaitables, sur ses terrains ? C’est la question principale que l’article explore et elle sera traitée en présentant la diversité des réponses qui ont été proposées au cours du temps au sein de l’établissement.

12Après avoir précisé le cadre d’analyse et les sources mobilisées (1), l’article présente des éléments généraux indispensables pour saisir le déploiement des missions du Conservatoire du littoral vis-à-vis des parcelles agricoles (2). La suite de l’article se penche sur la constitution des deux cadrages principaux des activités agricoles sur les parcelles du Conservatoire entre 1975 et les années 1990 (3). L’article se termine sur la présentation des questionnements autour des principes d’action agricole du Conservatoire du littoral depuis les années 2000 (4).

Cadre d’analyse et sources

13L’enquête a été construite dans le but de comprendre ce qui canalise les décisions qui concernent l’agriculture sur les terrains du Conservatoire du littoral. Les décisions de cadrage des usages agricoles passent par des échanges entre les agents du Conservatoire du littoral et d’autres intervenants (élus, professionnels de la gestion de l’environnement, chercheurs, agriculteurs). Ces personnes font circuler leurs connaissances, expériences et principes de gestion au gré de leurs pratiques professionnelles. Ces activités participent à l’élaboration itérative de « cadres », dans des processus de « cadrages » (dans la suite de l’article : « cadrage paysager », c’est-à-dire une attention prioritaire pour la vue, et « cadrage naturaliste », c’est-à-dire une attention prioritaire pour la présence de certaines espèces et/ou la fonctionnalité d’un habitat).

14La notion de « cadre » a été popularisée par le travail d’Erving Goffman, pour qui les « cadres » donnent la possibilité aux individus de « localiser, percevoir, identifier et étiqueter » des situations (Goffman, 1974, p. 21, cité par Benford et al., 2012, p. 224). Les « processus de cadrage » sont le résultat d’un « travail de construction […], de production et de reconduction du sens » (Benford et al., 2012, p. 223). Les « processus de cadrage » permettent de tenir dans un même mouvement interprétation des situations et orientation des activités. Ils « sont aussi l’aboutissement de la négociation d’un sens partagé » d’un point de vue collectif (Gamson, 1992, p. 111, cité par Benford et al., 2012, p. 225). Le terme de cadrage dans l’article renvoie à la constitution et aux maniements d’un certain angle de vue sur des situations, des activités, des problèmes, et à la préférence d’y donner un certain type de réponses. Les cadrages sont des façons de percevoir certains phénomènes comme problématiques ou souhaitables et des façons d’imaginer ce qui pourrait être fait dans ces situations. L’utilisation de la notion dans l’article permettra de saisir la constitution de cadrages pour la part agricole des activités du Conservatoire du littoral depuis 1975. L’article va retracer la constitution du cadrage paysager et du cadrage naturaliste qui guident les négociations sur l’avenir des parcelles agricoles que le Conservatoire achète et met en gestion.

  • 4 Référence qui recense également une partie des travaux de sciences sociales sur le Conservatoire du (...)

15L’enquête menée en 2020 a permis d’identifier des nœuds d’échanges et de prises de décisions au sein de l’établissement au sujet de l’usage agricole des parcelles. Ces nœuds sont des lieux de rencontre entre connaissances et gestion, contributions théoriques, orientations stratégiques et décisions opérationnelles. Ils ont constitué les points d’observation privilégiés de cette enquête. On peut retrouver des traces de ces échanges et décisions dans les archives du Conservatoire du littoral : des correspondances (papier et électroniques), des comptes-rendus de réunions, des documents de doctrine (y compris des versions de travail), des notes manuscrites personnelles : des « textes faibles » (Charvolin, 2003, p. 13), qui ont jusqu’à présent plutôt été explorés lors de travaux sur la création de l’établissement (voir Bécot et Parrinello, 20204). Pour les activités du conseil scientifique du Conservatoire du littoral, des archives papier trouvées à la délégation Bretagne ainsi que des archives numériques nationales ont été consultées. Les comptes-rendus des « Ateliers » du Conservatoire, très liés au conseil scientifique de l’établissement, ont été consultés (Landré, 2020, pp. 127-128 pour une liste exhaustive). L’enquête a également mené à la consultation des dossiers personnels « agriculture » et « algues vertes » d’un agent breton du Conservatoire et de deux dossiers « agriculture » généraux, trouvés dans la même salle d’archives que les dossiers « conseil scientifique ». Bien sûr, ces archives ont été sélectionnées, triées et stockées par une multitude de personnes sans qu’il soit possible de savoir ce qui n’y a pas été versé. De nombreux sous-dossiers portaient d’ailleurs un post-it « à jeter ? » (Landré, 2020, pp. 5-10 pour une autre description d’une partie des sources et pp. 114-118 pour une liste plus longue des sources écrites citées dans un travail antérieur). Bien sûr, une confrontation avec des archives de partenaires locaux historiques du Conservatoire du littoral ou des archives d’agriculteurs aurait pu être menée, mais le parti pris de l’enquête était de se pencher sur l’élaboration et l’appropriation de principes d’action agricole internes à l’établissement et leur stabilisation dans des écrits.

16La consultation de ces traces a également permis d’approfondir des énoncés, reconstituer des événements et affiner des analyses lors de huit entretiens conduits en 2020 avec des auteurs et des personnes mentionnées dans les archives explorées : des agents du Conservatoire du littoral (5), des membres de son conseil scientifique (2) et un agent d’un service de l’État partenaire de l’établissement sur des sujets agricoles. Les personnes rencontrées interviennent au niveau national (5) ou au niveau régional en Bretagne (2) et Normandie (1) (Landré, 2020, pp. 10 et 118 pour une description plus précise des entretiens). Les grilles d’entretien étaient construites à la fois (1) de façon générale sur l’histoire et l’actualité de l’intégration de connaissances scientifiques dans les choix du Conservatoire vis-à-vis des parcelles agricoles et (2) sur des controverses, événements ou cas précis identifiés lors de l’exploration des archives et dont les personnes rencontrées ont été témoins. Les données et analyses de cette enquête menée en 2020 sont, sur certains points, affinées par celles d’une thèse de sociologie qui s’intéresse à des cas locaux d’achats et de gestions-usages agricoles de parcelles du Conservatoire du littoral, sur deux sites bretons, un site des Hauts-de-France et autour d’un lac du Grand Est. Entre le 1er octobre 2021 et le 31 janvier 2023, cette enquête de thèse a donné lieu à 11 mois d’immersion à la délégation Bretagne du Conservatoire du littoral, d’autres situations d’observation ethnographique et des entretiens non enregistrés (69), des entretiens enregistrés avec des agriculteurs (13), agents du Conservatoire (11) et partenaires (11), et l’exploration d’autres archives régionales et nationales en lien avec l’agriculture sur les terrains de l’établissement (celles du groupe « Charrue » présenté dans la prochaine partie de l’article et le dossier « baux agricoles »). Une partie de ces données, celle qui concerne spécifiquement la « doctrine » agricole de l’établissement, a nourri l’écriture de cet article. Pour un tableau synthétique de la partie « archives » des sources mobilisées dans l’article, voir la Figure 1.

Figure 1. Présentation des principales archives mobilisées pour l’écriture de l’article

Noms des dossiers ou ensembles de documents

Types de documents

Période

Rédacteurs principaux

« Agriculture » général (deux dossiers).

Correspondances électroniques et papier ; études ; documentation technique ; documents intermédiaires de doctrine ; articles de presse et de revues scientifiques et techniques.

1993-début des années 2010.

Agents du Conservatoire ; agents de services de l’Etat ; journalistes ; chercheurs.

« Agriculture » personnel.

Documents de travail ; articles sur le thème agriculture-biodiversité et sur des sujets exclusivement agricoles.

Fin des années 1990-début des années 2010.

Agents bretons et nationaux du Conservatoire.

« Algues vertes » personnel.

Correspondances électroniques et papier ; dossiers de financements ; diaporamas.

2015-2020.

Agents bretons et nationaux du Conservatoire ; partenaires (majoritairement services de l’Etat).

« Charrue » (groupe de réflexion interne sur les sujets agricoles).

Correspondances électroniques et papier ; documents intermédiaires et finaux de doctrine ; contrats ; articles de revues.

Années 2000.

Agents du Conservatoire membres du groupe Charrue et notamment l’agent breton en charge dans les années 2000 ; journalistes ; chercheurs.

« Baux agricoles ».

Documents intermédiaires et finaux de doctrine ; contrats ; tableaux de calculs de fermages ; rapports juridiques ; correspondances papier et électroniques.

1980-2004.

Agents du Conservatoire ; agents de structures gestionnaires ; agents de services de l’Etat ; agents de Chambres d’agriculture ; chercheurs en droit.

« Conseil scientifique ».

Correspondances papier et électroniques ; ordres du jour ; compte-rendu ; documents de travail ; rapports ; études.

1985-2020.

Membres du conseil scientifique ; agents des services centraux du Conservatoire ; délégués régionaux.

17Les analyses sur les cadrages de l’agriculture au Conservatoire du littoral présentées dans l’article ont donc été bâties dans un dialogue et une confrontation entre littérature sur le Conservatoire du littoral, archives et sources ethnographiques (immersion, observations ciblées et entretiens) et littérature sur les politiques de la nature et l’agriculture. Des enquêtes qui donnent autant de poids aux archives qu’aux entretiens enregistrés et à l’observation ont déjà été pratiquées en sociologie de l’environnement (Magnin, 2021 ; Charvolin, 2003). Cette méthode d’enquête permet de naviguer dans la contingence historique pour reconstituer certains des processus qui ont abouti à formuler des choix et cristalliser des principes. L’article n’entend pas rendre compte entièrement de la diversité des situations agricoles sur les terrains du Conservatoire, mais plutôt de la façon dont des principes ont progressivement été constitués et légitimés en interne, puis rendus disponibles pour l’action des agents de l’établissement.

Les principes d’acquisition et de gestion des parcelles agricoles au Conservatoire du littoral

Acquérir et mettre en gestion des parcelles littorales

18Le Conservatoire du littoral est un établissement public à caractère administratif dont l’objectif est la protection paysagère et écologique des rivages français. Le moyen d’action principal de l’établissement est l’acquisition de parcelles proches des côtes en métropole et outre-mer, ainsi que dans certains estuaires, zones humides rétrolittorales, et lacs de plus de 1000 hectares. Les conseils municipaux décident ou non d’autoriser l’intervention du Conservatoire dans telle ou telle zone par le vote d’une délibération. Si le conseil municipal valide une carte, alors le Conservatoire peut acquérir des parcelles. Une fois les parcelles acquises, la gestion est négociée avec une structure plus locale (communauté de communes, syndicat mixte, département, association naturaliste) qui la met en œuvre.

  • 5 Pour plus d’informations, voir le site du Secrétariat d'État chargé de la Mer [en ligne], URL : htt (...)
  • 6 Pour plus d’informations, des cartographies sont disponibles ici [en ligne], URL : https://www.cons (...)
  • 7 Les services espaces naturels sensibles (ENS) des départements ont des possibilités d’action simila (...)

19La tutelle principale du Conservatoire est le ministère de l’Écologie. L’établissement est majoritairement financé par l’affectation de la taxe sur l’immatriculation des bateaux5. En novembre 2021, 191 agents travaillaient pour le Conservatoire du littoral, répartis entre les services centraux de Rochefort et Paris (60) et dans les « délégations de rivages » (131). Sept antennes régionales ou interrégionales continentales, une antenne corse, une antenne ultra-marine et une antenne dédiée aux grands lacs continentaux « intérieurs » sont appelées « délégations de rivages »6. Les agents ont des formations variées (géographie, écologie, agronomie, droit, ingénierie des eaux et forêts et ingénierie territoriale au sens large) et la plupart ont des expériences dans des institutions œuvrant dans le domaine des politiques de la nature et de l’aménagement (services déconcentrés de l’État, communautés de communes, régions, parcs naturels régionaux, départements7).

20Les agents du Conservatoire du littoral « visent » des zones pour des raisons principalement paysagères et naturalistes. Ils cherchent à acquérir des sites emblématiques ainsi que des milieux littoraux où les espèces habitantes et traversantes sont considérées comme remarquables et/ou fragiles : forêts, zones humides, dunes, landes ou pelouses littorales.

21Selon les décisions des conseils municipaux, les agents du Conservatoire peuvent acheter des parcelles par préemption et/ou à l’amiable. Dans une zone de préemption, quand un bien est mis en vente, le Conservatoire devient le seul acquéreur possible s’il active son droit. Mais la majorité des transactions se négocient à l’amiable, selon des barèmes correspondant au type de sol (terre agricole, terrain de loisir, forêt, dune, lande, zone humide) qui sont négociés avec des agents de la Direction de l’immobilier de l’État. Ces barèmes servent de base pour des négociations entre propriétaires privés, agents régionaux et nationaux du Conservatoire. L’expropriation est également un outil disponible pour l’établissement. 4% des terrains du Conservatoire ont été acquis par la voie de l’expropriation selon Aurélie Joveniaux (2017, p. 95, citée par Gaisnon, 2020, p. 58).

22Une fois les terrains achetés, la « mission de propriétaire » du Conservatoire commence, c’est-à-dire l’organisation de la gestion des sites. Les choix de gestion sont négociés avec des acteurs publics locaux (communes, communautés de communes, départements, syndicats mixtes qui les regroupent), associatifs et privés (associations locales, conservatoires d’espaces naturels, associations de chasse et agriculteurs). Cette délégation de gestion est encadrée par des documents contractuels : des « plans de gestion » (souvent) et des « conventions » (toujours sauf parfois les quelques années qui suivent l’acquisition) qui organisent les usages des sites. La diplomatie, avec et entre ces différents acteurs, et au cours de la rédaction de ces documents qui cristallisent des choix, forme ainsi une part importante du travail des agents du Conservatoire, pour faire choisir les zones et parcelles où l’acquisition est permise et pour décider de la gestion future.

23L’état des lieux des surfaces acquises, les milieux qu’elles forment et les enjeux politiques et économiques locaux guident les négociations et les arrangements autour des choix de gestion patrimoniale. Le ou les objectifs retenus dépendent des situations :

  • objectif paysager : négocier le recul d’un stationnement par rapport au rivage avec un gestionnaire et les usagers des parcelles alentour ; contractualiser avec un agriculteur pour qu’il fauche une parcelle afin de limiter un embroussaillement ou la pousse d’arbres qui pourraient bloquer une ligne de vue sur le rivage dans le futur,

    • 8 Par exemple, retirer une parcelle de forêt de la gestion forestière commerciale et ne pas la gérer (...)

    objectif naturaliste : reconstituer des continuités écologiques comme des haies ; reculer la date de fauche d’une prairie ; expérimenter la « libre-évolution »8 pour la gestion d’une zone boisée ou humide, ou d’une parcelle agricole dont aucun candidat à la gestion ne remplirait les critères décidés par le Conservatoire et son gestionnaire ; fermer des sentiers pour protéger des zones de nidification d’oiseaux ou la pousse des graines en dormance,

  • objectif stratégique du point de vue de la géopolitique locale : consentir au maintien d’une activité agricole en place, même si son opportunité écologique est discutée, le temps de la transmission de l’exploitation et de la renégociation de la convention de gestion avec l’agriculteur repreneur.

Négocier la gestion des parcelles agricoles

  • 9 Conservatoire du littoral, 2016, Document préparatoire à l’Atelier du Conservatoire sur le foncier (...)

24Les terres agricoles représentent 16% du total des surfaces acquises par le Conservatoire en 20169. Au cours du temps et selon les façons de compter, entre 70% et 90% des surfaces agricoles du Conservatoire sont recensées comme des surfaces en herbe (Landré, 2020, p. 123).

25Dans les cas habituels, le Conservatoire du littoral démarche un propriétaire privé pour acheter une parcelle que ce dernier louait ou prêtait à un agriculteur. Si ce propriétaire accepte de vendre au Conservatoire du littoral, et à la fin du bail agricole en cours (à échéance ou résilié d’un commun accord), l’agriculteur déjà en place reste s’il le souhaite, mais doit signer une « convention d’occupation temporaire à usage agricole » (COTUA) tripartite entre le Conservatoire, la structure gestionnaire du site et lui-même. Sont inclus en annexes de ces conventions : un cahier des charges, des cartes et parfois des photos d’état des lieux de la parcelle. Ces contrats organisent le paiement d’un loyer appelé « redevance » et définissent des conditions d’exploitation : certaines techniques agricoles sont obligatoires et d’autres interdites. Plus les contrats de mise à disposition sont courts et/ou plus les exigences écologiques sont fortes, plus les redevances sont faibles. Dans le cas des prairies, le nombre de bêtes (pâturage) ou le nombre et les dates de fauches sont encadrés pour accommoder la production agricole à la protection d’habitats et favoriser la présence de certaines espèces végétales et animales. Souvent, l’utilisation d’intrants de synthèse et l’irrigation sont limitées ou interdites par ces conventions. Les conditions de ces conventions sont encadrées par des documents nationaux types régulièrement révisés et amendés et leurs variations locales sont discutées à la fois entre agents régionaux du Conservatoire, agriculteurs et agents des structures gestionnaires, mais aussi entre agents régionaux et agents nationaux du Conservatoire du littoral.

  • 10 Projet de convention agricole, 5 juillet 2002, document interne.
  • 11 Projet de convention agricole, 5 juillet 2002, document interne.
  • 12 Projet de convention agricole, 5 juillet 2002, document interne.

26Le groupe « Charrue » pour « Collectif harmonieux agricole rural rustique utile en environnement » est un groupe de réflexion interne au Conservatoire sur les sujets agricoles. Ce groupe sert à faire circuler et à discuter les façons de faire et les choix agricoles entre les agents des différentes délégations et les agents des services centraux. Il rassemble quelques agents du Conservatoire qui travaillent au niveau national et un agent référent par délégation de rivage. D’autres agents des délégations, des agents de structures gestionnaires (le Conservatoire d’espaces naturels Nouvelle-Aquitaine par exemple) et de structures partenaires (la Fédération nationale d’agriculture biologique par exemple) sont invités selon les thèmes des séances. Un projet de conventions agricoles de 2002 qui circulait par correspondance dans le groupe « Charrue » donne des exemples de conditions d’exploitation en vigueur à l’époque sur les prairies10. Les prairies doivent être encloses, le sol ne doit pas être travaillé ou ressemé, les bêtes doivent en être retirées en cas de fortes pluies, les éventuels travaux doivent être faits en dehors de la période de reproduction des oiseaux, les arbres morts doivent être conservés comme habitats et ressources pour les insectes et autres décomposeurs et les haies doivent « conserver une masse suffisante »11. Les serres, le stockage de matériel et le dépôt de détritus sont interdits. Les critères paysagers et naturalistes sont mêlés, même si un passage très détaillé nous montre l’importance particulière de la dimension paysagère : « les abreuvoirs pour les animaux seront des bacs destinés à cet effet, à l’exclusion de tout autre système (baignoire, frigidaire, carcasse de voiture…) et devront être disposés sur le site de manière à respecter la qualité paysagère des lieux »12.

27Lorsqu’une parcelle n’est pas ou plus exploitée et que le Conservatoire souhaite lui donner un usage agricole, alors l’établissement, en collaboration avec d’autres acteurs du monde agricole (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER), chambres d’agriculture) et des collectivités territoriales, publient un « avis de vacance ». Le futur locataire est alors choisi par une commission où un agent du Conservatoire est le décisionnaire en dernière instance. La durée des conventions est variable et dépend du type d’usage (1 à 9 ans pour les prairies et les cultures annuelles, 25 ans pour les parcelles plantées en vignes et arbres). Les redevances versées par l’agriculteur à la structure gestionnaire (ou au Conservatoire dans les cas où il n’y a pas de structure gestionnaire du site) ne dépassent pas les indices officiels des fermages, la décote dépendant ensuite du degré d’exigence des pratiques : la location d’une parcelle en prairie permanente ou en agriculture biologique coûte moins cher qu’une parcelle où l’usage de certains intrants synthétiques est autorisé.

28L’examen de la gestion des parcelles agricoles est parfois reporté de quelques années après achat quand les parcelles sont très peu nombreuses et peu connectées dans la zone. Cela est aussi dû à un manque de moyens humains dédiés à la gestion, à mesure que les surfaces à gérer augmentent avec les acquisitions ; et sachant que les conventions agricoles sont une petite part de l’emploi du temps des « chargés de mission gestion patrimoniale » du Conservatoire, qui représentent 61 personnes (sur les 191 agents) qui, pour certaines, ont aussi des missions d’ordre foncier ou d’encadrement. D’autre part, l’acquisition de surfaces, agricoles ou non, pour mettre des parcelles définitivement hors-jeu de l’urbanisation et de l’aménagement d’infrastructures, est une des missions constitutives du Conservatoire du littoral. C’est-à-dire qu’une opportunité d’achat peut engendrer un délai dans la mise en gestion : qui dit mise en gestion, dit négociations préalables entre le Conservatoire du littoral et les autres acteurs investis dans les décisions sur le futur des parcelles en jeu, dont l’agriculteur concerné. Ces négociations sont guidées, du côté du Conservatoire-propriétaire, par des impératifs de gestion que l’on peut distinguer comme paysagers d’un côté et naturalistes d’un autre.

La constitution des cadrages des interventions agricoles du Conservatoire du littoral

29Dans cette partie, nous allons nous pencher sur les deux cadrages principaux qui guident les actions agricoles du Conservatoire et se cristallisent dans des écrits intermédiaires et de référence qui servent de base au travail des agents qui sont en contact direct avec les agriculteurs. Si le cadrage naturaliste s’est stabilisé après le cadrage paysager, il ne l’a pas supplanté pour autant. Le phasage temporel présenté n’est pas à envisager strictement. L’agriculture sur les sites du Conservatoire du littoral peut répondre à des objectifs qui ne s’excluent pas les uns des autres, mais sont combinés ou arbitrés selon les situations.

L’inscription discrète de l’agriculture dans le cadrage paysager de l’action du Conservatoire du littoral (1975 – début des années 1980)

30En 1975, le Conservatoire du littoral est créé pour constituer une institution-contrepoids capable d’interférer dans la dynamique d’urbanisation des rivages. Créé par peur d’une « saturation » des environnements côtiers sous l’effet de leurs aménagements (Bécot et Parrinello, 2020, p. 66) et après la remise de deux rapports (Piquard, 1972 ; Raymond 1973, cités par Kalaroa, 2010b), le Conservatoire du littoral incarne une nouvelle politique d’aménagement et de fréquentation des rivages français. L’objectif principal de la création du Conservatoire est de conserver l’état et l’attrait visuels du littoral en limitant au maximum l’urbanisation et en l’empêchant grâce à ses acquisitions.

  • 13 Pour plus d’informations, voir par exemple la « généalogie » du Conservatoire du littoral disponibl (...)

31C’est le ministère de l’Aménagement qui est choisi comme tutelle et ce sont des professionnels de l’aménagement qui vont incarner le Conservatoire du littoral à ses débuts (Bécot et Parrinello, 2020, p. 72-75)13. Les agents du Conservatoire sont les relais du cadrage très paysager des missions de l’établissement dans les choix de terrains à acquérir. Les « délégués de rivages » (responsables des antennes régionales) motivent leurs volontés d’acquérir des parcelles sur tel ou tel site en présentant les photographies des paysages et édifices qui s’y trouvent à leur conseil d’administration (composé de représentants ministériels, d’élus locaux, de quelques élus nationaux et représentants associatifs). « Le regard est donc l’organe politique qui emporte la décision » (Kalaora, 2010a, p. 54). Un ancien agent du Conservatoire, alors chargé de l’animation scientifique puis membre du conseil scientifique de l’établissement, décrit ces moments de présentation des sites au CA par les délégués de rivages : « […] souvent des photos (silence) des tableaux ! Et évidemment les représentants des différents ministères étaient animés par ce même souci. Évidemment c’est plus agréable quand on leur parle de la beauté des paysages que quand on leur fait un topo sur les écotones, les biotopes, et cetera » (entretien du 18 juin 2020).

  • 14 Groupe Charrue, 2007, Les orientations du Conservatoire en matière de gestion agricole, document in (...)

32Les agents du Conservatoire du littoral ont acheté des terres agricoles dès la création de l’établissement, mais les choix de gestion de ces parcelles n’étaient pas spécifiquement et préalablement définis. Après l’acquisition de sites pour leur valeur paysagère qu’il s’agissait de conserver, restaurer, et au sujet desquels la fréquentation était une question prioritaire, la question de l’agriculture qui pouvait marginalement y prendre place était « subie plutôt que désirée » (Kalaora, 2010a, p. 93). Un passage de compte-rendu du conseil d’administration du 30 mars 1977 indique ainsi que « la loi de juillet 1975 donnait au Conservatoire la possibilité de revendre les parcelles agricoles qu’il ne souhaiterait pas conserver. Si cette revente n’est pas possible lorsque les parcelles sont trop intégrées à l’ensemble du domaine, ou lorsqu’elles font partie de son attrait paysager, le Conservatoire pourra en confier l’exploitation, par bail, à des agriculteurs ». Cet extrait pose l’alternative de l’époque : se séparer des terres agricoles éparses qui ont été achetées, ou faire perdurer l’usage agricole, quand celui-ci s’intègre dans le paysage. Cette interprétation est confirmée par un document du groupe « Charrue » de 2007 : « À la création du Conservatoire, les espaces agricoles n’étaient pas considérés comme faisant véritablement partie du champ de sa mission. Le maintien d’un usage agricole sur des parcelles acquises a même d’abord été considéré comme une solution transitoire, dans l’attente par exemple de la revente »14. En 2011, Jade Isidore, chargée de mission scientifique du Conservatoire, explique ainsi qu’avant de devenir des « auxiliaires de gestion appréciés », les usages agricoles ont « d’abord [été] considérés comme une solution d’attente, avant un ‘’retour au naturel’’ » (Isidore, 2011, p. 29). Cela confirme donc la quasi-absence de l’agriculture dans la façon dont les activités du Conservatoire étaient pensées à ses débuts, tout en en disant très peu sur les principes des usages agricoles sur les terrains du Conservatoire à l’époque. Les parcelles agricoles n’avaient que peu de place dans les partages de la nature opérés par le Conservatoire du littoral à ses débuts, ou alors cette place s’est peu perpétuée dans les traces que ces années ont laissées dans les documents rencontrés au cours de l’enquête.

33Les parcelles agricoles sont donc rentrées de façon discrète dans les propriétés de l’établissement, à une période où l’objectif principal était d’acheter beaucoup pour ralentir la construction avant même de définir une vision claire de gestion. L’objectif est alors de conserver des paysages non construits, et si l’agriculture peut s’intégrer dans ce cadrage paysager, elle n’est que peu considérée en tant que telle. Comment le Conservatoire du littoral a-t-il opéré le passage d’une situation où il achetait des terres agricoles sans doctrine de gestion spécifique à la formalisation de premiers principes de gestion agricole ?

La stabilisation du cadrage naturaliste dans « l’autonarration » des missions du Conservatoire du littoral (années 1980 et années 1990)

34Un cadrage naturaliste guide les activités du Conservatoire du littoral. Discret au départ, il gagne en importance et s’entremêle au cadrage paysager dès la création du Conservatoire, de façon croissante à partir des années 1980, mais surtout dans les années 1990, et jusqu’à aujourd’hui. Cela a des implications pour les activités agricoles présentes sur le « domaine » de l’établissement : elles émergent puis se stabilisent comme des moyens de gestion acceptables, dans certaines situations et selon certaines conditions, des parcelles du Conservatoire.

35Les travaux d’Isabelle Arpin/Mauz et de Céline Granjou sur la gestion des espaces naturels des Alpes françaises dans les années 2000 soutiennent la thèse de l’émergence d’un « impératif scientifique » basé sur les connaissances naturalistes. La formule est dérivée de celle « d’impératif délibératif » (Blondiaux et Sintomer, 2002) qui aurait guidé la constitution de certaines politiques publiques à la même période (Granjou, 2013 ; Granjou et Mauz, 2007). La notion d’« impératif scientifique » décrit la charge de la preuve naturaliste et écologique qui pèse sur les structures gestionnaires dans leurs efforts de conviction au cours du déploiement de politiques de gestion des espaces naturels, et ce même si l’expertise naturaliste est mise en balance avec d’autres types de savoirs et de raisonnements. Expertise au sens où l’a définie Philippe Roqueplo : « […] l’expression d’une connaissance formulée en réponse à la demande de ceux qui ont une décision à prendre et en sachant que cette réponse est destinée à être intégrée au processus de décision » (Roqueplo, 1997, pp. 14-15). Ce mouvement d’étayement des choix de gestion par des connaissances naturalistes est identifié dans d’autres situations, par exemple pour délimiter les Espaces naturels sensibles (ENS) des départements des Pays de la Loire, où on observe une « montée en puissance des critères écologiques » repérable par exemple dans la superposition entre les périmètres des sites ENS et les dispositifs d’inventaires ZNIEFF (Zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique) (Barthon et al., 2013). Ce mouvement de justification externe et d’autojustification des façons de gérer les parcelles acquises se retrouve dans la façon dont le Conservatoire du littoral déploie sa gestion.

36Renaud Bécot et Giacomo Parrinello commentent les traces d’une discussion autour des critères de gestion des terrains du Conservatoire, lors d’un colloque qui se tient à Rochefort en 1977 et qui semble précurseur du souci d’auto-évaluation écologique de l’action de l’établissement qu’on observe ensuite dans les années 1980 et surtout 1990. Un des critères d’action choisi en 1977 « implique d’évaluer la ‘’qualité écologique’’ du milieu » et d’identifier les « ‘’potentialités naturelles du milieu’’ » (Bécot et Parrinello, 2020, p. 79). « L’organisation concrète de l’évaluation reste pourtant en suspens, dans l’attente du recrutement d’un agent disposant d’une formation en écologie » (Bécot et Parrinello, 2020, p. 79). On voit ici une forme d’impératif scientifique théorique qui ne se traduit pas en actes. Ou plutôt, la volonté d’aligner les pratiques déployées au Conservatoire sur les missions de « respect des sites naturels et de l’équilibre écologique » énoncés dans la loi du 10 juillet 1975 qui crée le Conservatoire du littoral15. Ce genre de situations de mise en discussion des critères qui guident l’action du Conservatoire s’est présenté de nouveau. Un ancien agent du Conservatoire, responsable notamment du conseil scientifique, rapporte que François Letourneux, directeur du Conservatoire à partir du 1er juillet 1992, avait dès son arrivée commandé une étude sur les critères d’achat des parcelles. L’étude a conclu que « les critères d’achat ne correspondaient pas à des critères naturalistes ou proprement dits environnementaux […] » : « il fallait à tout prix acheter et protéger contre l’urbanisation » (entretien du 18 juin 2020). L’étude aurait fait émerger que les deux critères principaux étaient le frein à l’urbanisation et « la beauté du paysage ». Les critères paysagers restent donc prépondérants en parallèle de la prise d’importance des critères naturalistes/écologiques.

37En 1982, le ministère de l’Environnement obtient la tutelle principale du Conservatoire du littoral. « Le registre de la protection de l’environnement devient une justification croissante de son action [l’action du Conservatoire du littoral] et s’impose depuis comme le socle de l’autonarration légitimant l’institution » (Bécot et Parrinello, 2020, p. 81). Les éléments précédents sur l’évaluation de l’action du Conservatoire au regard de critères écologiques montrent deux mouvements : un mouvement de prise d’importance de l’expertise (les connaissances produites pour guider l’action) et un mouvement de prise d’importance de la dimension écologique/naturaliste de l’action du Conservatoire du littoral.

38Le cadrage naturaliste s’ajoute donc au cadrage paysager. Le rapport de Jean Cuisenier sur le littoral comme patrimoine culturel remis à l’établissement en 1984, Les rivages, la mer et l’art, justifie selon Bernard Kalaora « l’identité même de l’établissement à savoir un lieu de conservation des chefs-d’œuvre de la nature » en listant différents types de milieux naturels en tant que patrimoines (« ‘’dunes, marais, landes, roches, îlots, havres, baies, embouchures’’ ») (Kalaora, 2010a, p. 53). Cette alliance entre patrimoine culturel et naturel dans les aires protégées françaises implique la fixation et la transmission de caractéristiques singulières des lieux (Blanc, 2010 ; Lefeuvre, 1990), par exemple les inventaires des espèces qui les habitent et les traversent (Guimont et Petitimbert, 2017), typiques de la dimension « taxonomique » de la gestion des espaces naturels (Rodriguez et al., 2018). Sur le cas du Conservatoire du littoral à cette époque, « la description naturaliste est convoquée en guise d’inventaire des espèces faunistiques et floristiques les plus remarquables, la connaissance étant dans ce cas instrumentalisée au service de l’esthétisation de la nature et du paysage littoral » (Kalaora, 2010a, p. 40).

  • 16 Le conseil scientifique de 1986 était également composé de 5 fonctionnaires et ingénieurs et 1 jour (...)

39La prise d’importance des connaissances naturalistes au Conservatoire du littoral passe aussi par la création d’un conseil scientifique en 1984-1985, qui est au départ majoritairement composé de chercheurs en sciences de la nature : à cette époque, 6 sur 9 chercheurs (Landré, 2020, p. 27)16. Les membres des conseils scientifiques d’espaces naturels ont la fonction « en partie antagoniste », de collaborer avec des professionnels de la gestion de la nature, tout en produisant des expertises et avis « indépendants » (Ronsin, 2018, p. 32). Parallèlement au conseil scientifique, l’établissement crée en 1993 les « Ateliers du Conservatoire du littoral », qui mêlent rencontres scientifiques et réflexions sur la gestion (Chenat et al., 2004). Chaque Atelier est précédé d’une étude, réalisée en interne ou commandée. L’Atelier de 1993 sur l’agriculture, sur lequel nous reviendrons, « a confirmé la compatibilité et l’intérêt de maintenir de l’activité agricole sur les sites du Conservatoire, ce qui n’était pas évident du tout » (entretien du 17 juin 2020 avec un des premiers agents du Conservatoire du littoral encore en poste). Cet Atelier est l’aboutissement ponctuel des premières discussions autour des principes de gestion agricole et de l’émergence de la préférence pour la prairie parmi les possibilités de gestion via des usages agricoles.

Faire avec l’agriculture du point de vue des missions du Conservatoire du littoral (années 1980 et 1990)

40Puisque les terres agricoles achetées dans les années 1970 et 1980 ont été conservées au sein du domaine du Conservatoire, l’établissement doit faire avec et trouver des façons de les gérer. Comme les connaissances naturalistes prennent de l’importance dans « l’autonarration » (Bécot et Parrinello, 2020, p.81) qui façonne l’image de l’établissement, à la fois entre ses agents et vis-à-vis de l’extérieur, certains usages agricoles vont alors apparaître comme des opportunités et le Conservatoire du littoral va pouvoir faire avec l’agriculture.

  • 17 Conseil scientifique du Conservatoire du littoral, 1986, Compte-rendu du conseil scientifique du 22 (...)

41Un compte-rendu de conseil scientifique de 1986 rapporte des réflexions sur l’agriculture comme moyen de gestion : elle serait une « opportunité » que l’établissement peut « saisir »17. La trace la plus significative des réflexions internes sur la délégation d’une partie de la gestion patrimoniale à des activités agricoles à cette époque est un Atelier organisé en 1993 et intitulé Agriculture et littoral, quels exploitants pour la nature ? Le titre pose la question de la compatibilité entre différents types d’activités agricoles et la gestion de la nature littorale. Parmi les participants, on trouve des agents de structures gestionnaires, des ingénieurs du génie rural, des fonctionnaires des ministères de l’Agriculture, de l’Aménagement et de l’Écologie, des représentants d’organisations agricoles, des chercheurs spécialisés sur les sujets agricoles et écologiques, des représentants de structures similaires au Conservatoire en Angleterre et aux Pays-Bas, un agriculteur-locataire de Camargue. Dans le compte-rendu de l’Atelier, c’est le pâturage extensif sur prairies permanentes qui est identifié comme le plus compatible avec les impératifs paysagers et naturalistes du Conservatoire du littoral. Certaines formes d’élevage extensif sont considérées comme des outils de gestion possibles dans les espaces naturels, notamment car elles maintiennent certains milieux « ouverts » (Granjou, 2011 ; Léger et al., 2002). Ces techniques seraient adaptées pour fournir des habitats à des espèces de plantes, d’insectes et d’oiseaux considérés comme patrimoniaux ou remarquables. Cela opère au passage une liaison des objectifs naturalistes et paysagers autour de la prairie comme outil de gestion.

42Cette préférence pour l’élevage extensif parmi les différentes possibilités agricoles n’est pas une exception au Conservatoire du littoral ni dans le contexte des espaces protégés alpins (Granjou, 2013 ; Granjou et Mauz, 2012 ; Granjou, 2011). Les pratiques de fauche tardive et de pâturage extensif permettent le maintien de « l’ouverture » de certains milieux. Ce maintien de l’ouverture est assuré par l’activité d’animaux, machines et humains qui exportent et piétinent une partie des végétaux. Cela ralentit la « succession écologique » qui, en Europe de l’Ouest, aboutit souvent à des boisements plusieurs années après l’arrêt des activités agricoles. La « fermeture des milieux », formule qui circule dans les documents relatifs à la gestion de la nature par l’agriculture, désigne ce développement de végétaux de plus en plus ligneux. Une publication du ministère de l’Environnement, des Réserves naturelles de France et de l’Atelier technique des espaces naturels (ATEN) de 1995 dédiée à la gestion par le pâturage désigne la fermeture comme « une dynamique de la végétation issue de la déprise agricole et jugée néfaste » car moins diverse en espèces (Lecomte et al., 1995, p. 1). Ce cahier technique est porté par et publié pour des gestionnaires de réserves naturelles et espaces assimilés. Il présente l’assise et les principes de la doctrine de gestion de la nature par l’élevage extensif : une doctrine que le Conservatoire du littoral, comme d’autres structures responsables d’espaces naturels, s’est appropriée. Bien sûr, ni les auteurs du document, qui présentent 19 cas de gestion de réserves par l’élevage, ni les agents du Conservatoire du littoral dans les autres documents rencontrés au cours de l’enquête, ne prétendent détenir de solutions univoques et uniformément applicables pour gérer des milieux et paysages à l’aide de l’élevage. Mais il est nécessaire à ce stade de se pencher davantage sur les éléments qui constituent le soubassement général de ces propositions de gestion de la nature par l’élevage.

43Ainsi, l’appui principal de ces démarches est la « prairie permanente » (on rencontre aussi l’expression « prairie naturelle » dans des documents et lors d’entretiens) en tant qu’habitat à préserver à l’aide de l’élevage. Les écologues Thierry Lecomte et Christine Le Neveu, auteurs principaux du cahier technique, sont des défenseurs de « l’herbivore comme composante naturelle et de droit d’une grande part de nos milieux naturels terrestres » (Lecomte et al., 1995, p. 3) et comme « outil de gestion » (Lecomte et al., 1995, p. 48). Ils ont notamment participé à la promotion des bovins « highland cattle » comme auxiliaires de gestion (Eychenne et al., 2020). Le cahier technique présente le pâturage à la fois comme un moyen de contrecarrer la modification du cortège d’espèces en expression une fois le processus d’embroussaillement entamé, et comme une sorte de garantie pour s’approcher d’écosystèmes qui ressemblent à ceux qui existaient avant la domestication massive des milieux et des espèces par les humains. Cet entretien par les herbivores favoriserait l’expression d’espèces emblématiques de plantes, notamment à fleurs (Léger et al., 2002, p. 385 ; Lecomte et al., 1995, p. 11). En effet, dans ce cahier technique, la végétation spontanée des parcelles embroussaillées et la végétation « naturelle » des espaces traversés et habités par les grands herbivores sont opposées (Lecomte et al., 1995, p. 13). Pour les cas où ce n’est pas le pâturage qui est déployé, ce sont les techniques de fauche qui sont préconisées dans les espaces naturels, notamment la fauche en été et pas au printemps pour laisser le temps à certaines espèces de s’exprimer et d’habiter (Humbert et al., 2012), en procédant du centre des parcelles vers les périphéries pour laisser une chance aux insectes et animaux de s’échapper lors du passage des machines (Hubert et Viaux, 2004, p. 68).

44Pour les gestionnaires d’espaces naturels, l’expression « prairie permanente » désigne des prairies non labourées et non fertilisées depuis plusieurs années, et qui accueillent de ce fait une biodiversité végétale non agricole (au sens de non-semée et donc spontanée) qu’ils considèrent comme remarquable. La catégorie est basée sur une contradiction, puisqu’on pourrait penser que l’idée de permanence/naturalité renvoie à une non-intervention des humains, machines et animaux domestiques, alors que leurs activités sont nécessaires au maintien de paysages ouverts. On en revient au paradoxe précédemment présenté à partir du cahier de l’ATEN de 1995, où la végétation d’une parcelle agricole abandonnée qui s’embroussaille est étiquetée de « spontanée », tandis que la végétation d’une prairie entretenue par des animaux domestiques pour tenter de contrôler/bloquer la succession écologique à un certain stade est étiquetée de « naturelle ». Une des façons de se débrouiller avec cette contradiction revient à qualifier ces milieux, dédiés à la fois à la sauvegarde et à l’expression d’espèces végétales ciblées et à l’alimentation animale, « d’écosystèmes semi-naturels » (Mauchamp et al., 2012, p. 12-13), ce que font également nombre de personnes rencontrées au cours de l’enquête. La question du nombre d’années sans travail du sol ni semis et de l’utilisation ou non d’autres intrants nécessaires pour considérer une prairie comme « permanente » fait débat. Par exemple, pour la Commission européenne, la limite entre prairie temporaire et prairie permanente se situe à 5 ans. Le Larousse agricole la situe à 10 ans. Leslie Mauchamp et ses co-auteurs considèrent donc que « la réponse dépend des conditions environnementales dans lesquelles se trouve la prairie considérée » (Mauchamp et al., 2012, p. 13).

45Dans l’ensemble, la fauche tardive et le pâturage extensif ont tendance à favoriser la diversité des plantes et des insectes qui s’installent dans les parcelles en herbe, mais les préconisations peuvent différer selon les espèces cibles (Gaujour et al., 2012 ; Humbert et al., 2012). Il n’y a pas alors de meilleure réponse en soi, mais des réponses adaptées selon les objectifs de gestion.

46Au moment de l’Atelier de 1993, 286 contractants en activité agricole participent à la gestion de 6654 hectares, soient 17% des surfaces dont le Conservatoire est propriétaire. 71% de ces surfaces agricoles sont comptabilisées en prairies à l’époque (Conservatoire du littoral, 1993). Le compte-rendu de l’Atelier, qui reprend l’étude préparatoire réalisée par Isabelle Salvi et Bernard Kalaora, aborde aussi les autres usages agricoles qui prennent place sur les terrains du Conservatoire. Par exemple, le maraîchage en Bretagne et la culture de la vigne dans le Midi sont considérés comme compatibles avec les missions du Conservatoire, malgré leur intérêt écologique moindre que les prairies (Figure 2). La viticulture est alors jugée comme une activité imparfaite d’un point de vue de l’habitat qu’elle constitue, mais son importance paysagère, culturelle et économique au niveau local est estimée trop forte pour envisager de la chasser des terrains du Conservatoire. Dans le cas du maraîchage dans le nord du Finistère, ici encore les techniques agronomiques utilisées sont présentées comme difficilement compatibles avec les missions naturalistes de l’établissement, mais ce sont des arguments paysagers, économiques et culturels qui viennent justifier le maintien. On décèle une forme de cadrage « économique local » qui affleure en creux des cadrages paysager et naturaliste.

Figure 2. Présentation de 2 situations typiques de gestion agricole de parcelles du Conservatoire du littoral hors-prairie

Figure 2. Présentation de 2 situations typiques de gestion agricole de parcelles du Conservatoire du littoral hors-prairie

Étude préparatoire d’Isabelle Salvi et Bernard Kalaora pour « l’Atelier du Conservatoire » de 1993 Agriculture et littoral, quels exploitants pour la nature ?, dans Conservatoire du littoral, Les Annales 93, Paris, 171 p.

47Par ailleurs, les conventions agricoles signées entre l’agriculteur-locataire, la structure gestionnaire et le Conservatoire rapportent des loyers (redevances) aux structures gestionnaires. Comme l’explique un agent de la délégation Normandie, « en Normandie, il y a plus de 50% du patrimoine du Conservatoire où il y a une activité agricole. Si l’activité agricole ne devient plus rentable et qu’il n’y a plus d’acteurs agricoles sur les terrains, on a fait calculer aux gestionnaires combien ça leur coûterait : ils multiplient les coûts de gestion par 3 ou 4 » (entretien du 17 juin 2020). Certes la structure gestionnaire ne toucherait plus la redevance agricole ; mais, surtout, elle devrait faire réaliser l’entretien des milieux par des salariés en régie ou par une structure prestataire qui mènerait un troupeau ou broierait la végétation des parcelles. Ce type de gestion est déployé sur un certain nombre de terrains du Conservatoire. Il implique des coûts importants pour les gestionnaires, et on ne se trouve plus dans le cas d’un usage/gestion agricole par un exploitant agricole (extérieur à la structure gestionnaire, devant donc louer la parcelle). Pour les parcelles en pâturage (mais moins pour celles en cultures annuelles et pérennes), un autre enjeu économique local est souvent le maintien de l’élevage sur des parcelles ou dans des zones entières où la relative pauvreté des sols (sols dits oligotrophes) rend difficile toute autre destination que le pâturage et/ou la fauche ou l’embroussaillement.

  • 18 Projet de convention agricole, 5 juillet 2002, document interne.

48Le cadrage des activités agricoles qui se déroulent sur les terrains du Conservatoire du littoral décline différentes pertinences de l’agriculture (naturaliste, paysagère, économique, culturelle, locale). Le cadrage naturaliste semble toutefois l’emporter sur les autres, en tout cas en ce qui concernerait le choix de gestion à déployer sur une parcelle agricole propriété du Conservatoire idéal-typique (donc fictive, mais inspirée de régularités factuelles), c’est-à-dire la prairie « permanente », ou à rendre permanente. Le mémo sur les projets de conventions agricoles de 2002, déjà cité pour ses préconisations paysagères très précises18 est également très détaillé du point de vue naturaliste. Outre la conservation des arbres morts pour les insectes et la mention de la « masse » des haies nécessaires au nichage des oiseaux déjà mentionnés, le document précise que le Conservatoire ou la structure gestionnaire se réserve le droit d’installer des « exclos » pour exclure du pâturage l’habitat d’une espèce considérée comme patrimoniale. La construction de compromis entre cadrage paysager et cadrage naturaliste dans les années 1990 s’illustre par plusieurs exemples : les herbicides pouvaient être autorisés si l’objectif était le contrôle des rumex et fougères (pour des objectifs à la fois paysagers et de maîtrise des espèces qui composent les prairies) ; les serres étaient interdites, mais les tunnels de maraîchage en plastique pouvaient être autorisés, seulement si la parcelle était conduite en agriculture biologique. Désormais, les tunnels de maraîchage sont interdits sur toutes les parcelles du Conservatoire.

49Dans les années 1990, les réflexions internes confirment donc le statut de l’agriculture comme moyen de gestion existant et disponible pour les parcelles que le Conservatoire détient, avec une préférence pour la prairie (pâturage extensif et fauche tardive). L’élevage extensif est un moyen d’opérer certaines des formes de partages de la nature que le Conservatoire du littoral recherche. Ce cadrage émerge d’un point de vue naturaliste, même si d’autres formes d’agricultures sont utilisées pour des raisons paysagères, ou pour répondre à d’autres enjeux locaux. Depuis les années 2000, la réflexion interne sur l’agriculture au Conservatoire du littoral se diversifie, sans pour autant bouleverser la cohabitation des différents cadrages de la mise en gestion agricole.

Faire évoluer les principes d’action agricole ? (Années 2000 et 2010)

50L’enquête a permis de tracer plusieurs travaux sur l’agriculture que le Conservatoire du littoral a commandés et mis en discussion interne. Ceux-ci suggèrent que les années 2000 constituent un moment où les agents du Conservatoire du littoral ne regardent plus l’agriculture uniquement à l’aide de cadrages teintés des missions de préservation des paysages et des milieux naturels, mais tentent d’élargir la base de réflexion. Les questionnements liés à la pérennité d’activités agricoles d’un point de vue local, déjà présents dans les années 1990, prennent de l’importance.

L’élargissement des réflexions sur l’agriculture au Conservatoire du littoral dans les années 2000 : un cadrage économique local ?

  • 19 Les prénoms ont été modifiés.

51La composition du conseil scientifique des années 1980 était très orientée par les sciences de la nature. C’est toujours le cas dans les années 2000 mais on observe des évolutions. En 2004, deux membres sont chercheurs en géographie (télédétection et géomorphologie), quatre en biologie et océanographie, un en sciences de gestion (compétent également en écologie), un en sociologie, un en philosophie et un en agroécologie (Landré, 2020, p. 54). Ce dernier chercheur, Éric19, initie un mouvement interdisciplinaire de production de connaissances sur l’agriculture littorale, en intégrant davantage certaines sciences sociales dans les réflexions produites pour le Conservatoire du littoral. Éric estime que sa propre arrivée et l’impulsion de production de connaissances sur l’agriculture au Conservatoire à cette époque relèvent d’une forme de nécessité pour l’établissement : « le Conservatoire sortait du temps d’acquisitions d’espaces purement naturels pour se lancer vraiment sérieusement dans l’acquisition d’espaces qu’on va qualifier de ‘’semi-naturels’’, mais souvent des espaces purement agricoles. Se posait la question de l’usage de ces espaces par l’agriculture avec un modèle qui était celui de la prairie et de l’élevage extensif » (entretien du 28 mai 2020). En effet, le pâturage et la fauche sont particulièrement adaptés aux sols relativement pauvres et en déprise agricole que le Conservatoire pouvait facilement racheter. L’enjeu à l’époque est donc de déplacer le cadrage naturaliste des activités agricoles, ou de suivre des pistes pour la constitution de cadrages supplémentaires, orientés vers la gestion d’espaces agricoles exploités plus intensément que des parcelles toujours en herbe.

52Trois documents internes de 2005, en majeure partie rédigés par Éric, témoignent de ces questionnements en cours de déploiement à l’époque : Agriculture littorale et action du Conservatoire : Quand les objectifs de l’un font les moyens de l’autre… Analyse des exemples développés en Morbihan ; Mise en place d’un programme de travail pour favoriser une capitalisation interne au Conservatoire du littoral sur l’évolution de sa doctrine en matière d’agriculture ; Le Conservatoire du littoral et l’agriculture : nouvelles convergences d’intérêt ? Propositions pour une réflexion du conseil scientifique sur les relations Conservatoire-agriculture. On remarque dans le deuxième titre que l’objectif est de piloter « l’évolution d’une doctrine » de gestion. Un programme de stages est proposé, pour renseigner l’hétérogénéité des situations agricoles présentes et possibles sur les sites du Conservatoire. Le troisième document évoque des questionnements sur les avantages que les agriculteurs peuvent trouver à coopérer avec « l’intérêt naturaliste » du Conservatoire, ainsi que l’importance d’explorer les possibles intérêts financiers (aides agro-environnementales), commerciaux (protection de la nature comme argument de vente), techniques (accès à des ressources comme des clôtures auprès des structures gestionnaires) et sociaux (contribution à la protection de la nature comme ressource de capital symbolique de l’agriculteur).

  • 20 Conseil scientifique du Conservatoire du littoral, 2005, note interne au Conseil scientifique du Co (...)

53À partir de 2005, un programme de stages, dont des traces ont été retrouvées au niveau national, en délégation Normandie et en délégation Bretagne, est lancé. Les missions et leur restitution permettent d’enrichir les cadrages naturaliste et paysager de nouveaux enjeux. Le document de 2005, qui propose le programme de stages, prévoit d’élargir les réflexions aux « évolutions récentes et prévisibles des espaces littoraux », aux transformations de « l’occupation de l’espace » et aux « effets de ces évolutions sur la place et les fonctions reconnues de l’activité agricole »20. Cela suggère qu’un des objectifs était de questionner le statut du Conservatoire en tant qu’acteur agricole « de fait » dans les territoires où il intervient et d’élargir la réflexion sur l’agriculture au-delà d’un cadrage où l’agriculture est considérée uniquement dans ses dimensions naturaliste et paysagère. La production scientifique de ces stages conserve une dimension naturaliste, mais s’étend aux sciences sociales.

  • 21 Stage de fin d’études d’agronomie à l’école de Montpellier, 2006. Le document n’a pas été retrouvé (...)
  • 22 Le document n’a pas été retrouvé mais exploré au travers de notes et d’un entretien avec un des enc (...)

54Par exemple, un stage a été orienté sur la question classique de la gestion des parcelles agricoles du Conservatoire : le rapport propose de nouveaux cahiers des charges agricoles à la délégation Normandie et un renforcement du suivi scientifique des parcelles via la phytosociologie (Peltier, 2007). Ce travail-ci reste donc très centré sur les prairies, mais propose de renforcer le suivi de ces espaces. La préférence pour la prairie reste guidée par un impératif scientifique qui se renforce. Un nouvel enjeu est celui de l’identification des produits de ces activités agricoles. Un stage, orienté vers l’identification de possibilités de valorisation des produits, a servi au Conservatoire à mieux connaître les agriculteurs locataires, par un « recensement national des productions des sites du Conservatoire du littoral »21. Le stage de Marilyne Bonsirven en 2006 (Bonsirven, 2006)22 a mis en parallèle la question agricole avec d’autres dynamiques économiques dans le Morbihan. Éric a expliqué en entretien que ce stage a contribué à lui faire réaliser à quel point l’agriculture littorale pouvait être contrainte par la périurbanisation (consommation d’espace, conflits de voisinage au sujet de la présence sonore et olfactive de l’agriculture). Deux ans plus tard, un stage sur l’île d’Oléron conclut également à la proximité entre agriculture littorale et agriculture périurbaine (Sanson, 2008).

55Dès lors, dans un contexte de régression de l’agriculture littorale vis-à-vis de l’urbanisation (Lefebvre et Triquenaux, 2004), la défense des terres agricoles face à l’urbanisation et la défense de l’élevage de plein air sont des points d’entente possibles entre certains agriculteurs et les agents du Conservatoire du littoral. C’est une des conclusions majeures de cet effort de production de connaissances pour l’action autour des stages qui suivent 2005. En parallèle et pour conclure ce programme de stages, un « Atelier du Conservatoire » sur l’agriculture est organisé en mai 2008. L’événement a rassemblé des agents du Conservatoire, des agents de structures gestionnaires, des représentants d’organisations agricoles (chambres d’agriculture, Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA)), des agriculteurs-locataires, des chercheurs, Baptiste Sanson (chercheur stagiaire travaillant sur l’agriculture de l’île d’Oléron), un ostréiculteur et un administrateur de « Terre de liens »23. Le compte-rendu de l’Atelier Le littoral a besoin d’agriculture(s) : comment innover pour des exploitations viables et valorisant l’environnement ?24 rappelle les constats de menaces liées à la périurbanisation qui pèsent sur l’agriculture littorale. L’enjeu principal évoqué pour le maintien de l’agriculture littorale est la pérennité de l’accès au foncier.

56L’angle de vue sur les problèmes qui est majoritairement présenté lors de l’Atelier de 2008 est l’alliance possible entre le Conservatoire, les agriculteurs et les gestionnaires locaux face à l’urbanisation diffuse. Il est beaucoup question des mécanismes juridiques de protection des terres et bâtiments agricoles existants et de la pérennité des exploitations au niveau local, au-delà de l’action du Conservatoire. La difficulté de conciliation entre activité agricole, soumise à des contraintes économiques, et protection des milieux n’est pas éludée. La question de la « viabilité » évoquée dans le titre se réfère notamment à la question de la survie des exploitations d’élevage de plein air, particulièrement adaptées au cadrage habituel des activités agricoles sur les terrains du Conservatoire. Cette question se trouve dans les documents internes dès les années 1990, circule dans les espaces de débat spécialisés sur les prairies en agriculture (Hubert et Viaux, 2004) et est toujours un enjeu aujourd’hui (Baron et al., 2021).

57Par ailleurs, des voies de conciliation entre les missions du Conservatoire et d’autres activités économiques para-agricoles sont évoquées, comme l’accueil touristique et la vente directe. L’angle de vue sur les problèmes et les réponses à leur donner s’orientent donc vers une coopération possible, là où le Conservatoire loue des surfaces et parfois des bâtiments, pour soutenir des formes d’agriculture qui lui conviennent : les plus extensives et les plus intégrées dans des filières économiques locales et des projets locaux. Une sorte de cadrage « économique local », où l’enjeu de pérennité des exploitations littorales semble réémerger, après la tolérance pour la viticulture et le maraîchage dans les années 1990.

Quel cadrage des principes d’action agricole du Conservatoire du littoral aujourd’hui ?

58Le compte-rendu de l’Atelier de 2008 et les stages qui l’ont précédé et accompagné légitiment le maintien de certaines formes d’agriculture comme un objectif possible pour le Conservatoire du littoral, au regard de ses missions de promotion de certaines formes d’aménagement des territoires et de protection des milieux.

  • 25 Groupe Charrue, 2007, Les orientations du Conservatoire en matière de gestion agricole, document in (...)

59Toutefois, après avoir pris connaissance de la teneur de l’Atelier de 2008, des travaux connexes et de ce que certains organisateurs et participants de l’époque en disent, il reste délicat de caractériser l’attitude du Conservatoire vis-à-vis des formes d’agriculture qui n’incluent pas les prairies. À l’époque comme aujourd’hui, ces questions sont en cours d’exploration. Les documents produits à la fin des années 2000 ne prennent pas vraiment position. Ils renvoient à une « recherche [d’objectifs] à chaque fois ‘’pragmatique et expérimentale’’ du meilleur compromis entre les intérêts en présence »25. Cela renvoie à la forte importance de la négociation et de la diplomatie locale dans le travail des agents du Conservatoire du littoral.

  • 26 Délégué de rivages Bretagne, Activités agricoles sur les terrains du Conservatoire en Bretagne, 19 (...)
  • 27 Délégué de rivages Bretagne-adjoint, Notes manuscrites de préparation de la rencontre des gardes et (...)

60Une courte note interne du délégué de rivages bretons datée de fin 2007 explicite les principes régionaux de gestion agricole du Conservatoire assez simplement : l’objectif est soit de maintenir les prairies permanentes, soit de tenter d’aller dans cette direction quand d’autres usages sont présents sur les parcelles26. Ce document a fait référence pour le personnel de la délégation Bretagne jusqu’au milieu des années 2010 (période à partir de laquelle la délégation Bretagne a accéléré son appropriation d’autres formes d’agricultures à la faveur de ses interventions dans les « baies prioritaires » théâtres de marées vertes récurrentes, dont certaines sont bordées de paysages de grandes cultures et de maraîchage). En 2008, Fañch, le délégué de rivages Bretagne adjoint écrit, pour préparer son intervention à la rencontre régionale des gardes et agents du littoral, que le Conservatoire : « n’a pas d’objectif agricole. Il peut cependant autoriser l’activité agricole si et seulement si elle est compatible avec les objectifs de gestion de l’établissement et des particularités du site »27. Selon Fañch, l’action agricole, qui constitue pourtant, de fait, une part de la gestion patrimoniale des parcelles du Conservatoire, est soumise à des impératifs de gestion qui la supplantent. La formule qui dit que le Conservatoire du littoral n’a pas d’objectifs agricoles exprime bien que les sujets agricoles sont en principe soumis aux impératifs paysagers et naturalistes du Conservatoire. L’agriculture sur les terrains du Conservatoire doit s’intégrer dans le cadrage paysager et naturaliste de son action, même si le Conservatoire porte une attention croissante aux situations économiques des exploitations, notamment d’élevage extensif. On voit que les questionnements et réflexions des années 2000 se chevauchent avec des principes d’action déjà constitués au cours des années 1990.

  • 28 Conservatoire du littoral, 2012, Les principes d’action en matière agricole sur les sites du Conser (...)

61Un document validé par le CA du Conservatoire le 1er mars 2012 opère une synthèse de cette période de réflexions sur l’agriculture28. La note de « principes » rappelle que la présence d’activités agricoles sur les terrains du Conservatoire peut répondre à des logiques naturalistes ou de soutien à des activités menacées, mais qui sont typiques pour les paysages. Il est aussi question de l’usage agricole des parcelles comme moyen économe d’entretenir des sites littoraux dans la perspective du retour de la mer dans des zones asséchées par les humains dans le passé. L’agriculture reste avant tout un moyen pour le Conservatoire du littoral d’atteindre ses objectifs de gestion des milieux et des paysages. Le document consiste surtout en des recommandations techniques de gestion des prairies.

  • 29 Conservatoire du littoral, 2012, Les principes d’action en matière agricole sur les sites du Conser (...)

62Le terme « grandes cultures » n’est présent qu’une fois dans la note, pour indiquer qu’elles sont tolérées à certains endroits et pas à d’autres. La justification principale en est que le Conservatoire du littoral développe une « vision à long terme », donc proche de l’attitude d’attente avant un « retour au naturel » identifiée précédemment pour l’ensemble des terres agricoles du Conservatoire (et pas seulement les grandes cultures). C’est-à-dire que l’attente d’une cessation d’activité agricole peut permettre au Conservatoire soit de faire évoluer l’activité agricole sur la parcelle, soit d’y installer un autre mode de gestion. La présence des activités de grandes cultures sur le « domaine » de l’établissement (non négligeables dans le Pas-de-Calais par exemple) est donc peu mise en avant. Cela semble traduire un inconfort à intégrer leur présence dans « l’autonarration » du Conservatoire du littoral autrement que comme une situation temporaire avant une évolution vers d’autres usages, agricoles ou non. Le document introduit une nuance en précisant que, selon les situations locales, différentes formes d’expertises peuvent motiver différents usages agricoles et que les agents de l’établissement et des structures gestionnaires doivent décider au cas par cas : « s'il est possible de justifier l'intérêt patrimonial d'une espèce favorisée par une pratique agricole donnée, il n'existe pas de méthode absolue permettant de comparer les intérêts liés, d'une part, à la biodiversité (au sein même de laquelle plusieurs compartiments peuvent être considérés et induire des points de vue différents) et d'autre part, au paysage ou à d'autres dimensions culturelles ou historiques »29. Le document de doctrine nationale prend finalement acte de la difficulté à dégager des principes nationaux pour s’en remettre à des arbitrages en situation.

63Depuis 2015, le Conservatoire du littoral est impliqué dans les Plans de lutte contre la prolifération des algues vertes (PLAV) en Bretagne. Cette implication lui permet d’intervenir dans des secteurs qui n’avaient pas été ciblés comme prioritaires, et d’obtenir des moyens pour le faire (3 postes sur les 16 que compte la délégation Bretagne). Même si la plupart des parcelles visées et achetées sont classées N (naturelles) et pas A (agricoles) dans les documents d’urbanisme, ces zones sont des paysages très cultivés (relativement aux autres zones d’intervention du Conservatoire dans la région). Intervenir sur autant de parcelles aussi cultivées ne permet pas au Conservatoire du littoral d’exiger une conversion systématique en prairie, contrairement à ce que recommandait la note régionale de 2007. Les agents bretons du Conservatoire tentent donc de trouver des compromis acceptables selon les principes d’action du Conservatoire et pour les agriculteurs présents sur les lieux. Cela inclut la protection et la reconstitution de continuités écologiques (bandes enherbées, haies, talus, fossés) et des réflexions sur les assolements et les pratiques, en tentant de les écologiser au cours des contrats. Les partages de la nature négociés autour des baies à marées vertes ménagent la poursuite des systèmes d’exploitation en place, en tentant de trouver des voies acceptables pour les écologiser au fil des années. Le rapport d’un stage d’écologie de 2019 financé par le Conservatoire du littoral recommande l’augmentation de l’hétérogénéité des milieux, et donc des types de cultures, tout en maintenant les zones de forêts, fourrés et prairies déjà présentes (Paillat, 2019). Plus que l’approfondissement du cadrage « économique local » qui semblait émerger dans les années 2000, c’est un remodelage des cadrages paysager et naturaliste que les agents bretons doivent opérer, en travaillant sur les continuités écologiques et les assolements des parcelles, dont beaucoup restent insérées dans des rotations annuelles.

64Le Conservatoire du littoral intègre déjà des savoirs sur les mosaïques de milieux dans les prairies dans sa note de principes d’action agricole de 2012, en recommandant de diversifier les dates de fauche pour diversifier les espèces présentes, comme on peut le lire dans la littérature spécialisée (Humbert et al., 2012). Mais par ailleurs, les mosaïques de milieux autour des prairies tendent à augmenter le nombre d’espèces qui pourront s’exprimer dans les prairies elles-mêmes (Gaujour et al., 2012). Christophe, un agent de la délégation Bretagne, expliquait par exemple au sujet des interventions dans les baies algues vertes que la présence (non exclusive) de cultures annuelles peut être intéressante car elle permet notamment à des oiseaux migrateurs de s’alimenter (entretien du 6 octobre 2021). Les écologues semblent s’entendre pour dire que l’hétérogénéité des milieux et des formes de gestion crée davantage de lisières et donc des micro-habitats supplémentaires pour que davantage d’espèces s’expriment. Le relais de ces principes auprès des agents du Conservatoire du littoral et des structures gestionnaires, qui doivent les traduire dans des documents qui encadrent l’utilisation agricole des parcelles de l’établissement, nécessite l’acquisition de compétences sur ces nouveaux milieux et demande du temps d’évolution et d’évaluation. Les réflexions actuelles sur les accommodements entre les principes d’action agricole habituels du Conservatoire et les activités déjà en place sur les parcelles que l’établissement achète semblent donc mener à une reformulation des cadrages naturaliste et paysager plus qu’à la constitution d’un cadrage supplémentaire. Du fait de l’intégration croissante de parcelles en cultures annuelles, de nouveaux types de partages de la nature s’opèrent sur les sites du Conservatoire, mais pour servir les mêmes objectifs paysagers et naturalistes qu’auparavant.

Conclusion

65L’agriculture est une activité en décroissance sur les côtes françaises et le Conservatoire du littoral tente de favoriser le maintien et le développement de certaines formes d’agriculture, celles qu’il juge compatibles avec ses missions. L’agriculture d’un point de vue général peut se marier avec la mission paysagère du Conservatoire du littoral : éviter la construction, sauvegarder des vues sur la mer et peupler les paysages d’activités pérennes et pas uniquement liées au tourisme estival. Du point de vue des missions écologiques du Conservatoire du littoral, c’est le pâturage extensif et la fauche tardive qui sont favorisés. Parmi les différentes possibilités agricoles, les agents du Conservatoire du littoral ont une préférence pour la prairie comme usage du sol dans les partages de la nature qu’ils négocient. La prairie est donc le cœur de la doctrine agricole du Conservatoire du littoral selon les cadrages paysager et naturaliste qui guident son action.

66Depuis les années 2000, on observe une dynamique d’élargissement du type de connaissances produites sur l’agriculture. L’agriculture n’est plus seulement considérée comme un moyen de gestion possible des milieux naturels, mais de plus en plus en tant qu’activité insérée dans les autres dynamiques économiques et locales. Une sorte de cadrage « économique local » affleure, mais reste assujetti aux cadrages paysager et naturaliste, qui sont les principales modalités à l’aide desquelles les agents du Conservatoire voient les problèmes et y apportent des réponses.

67Les pratiques des éleveurs extensifs d’herbivores sont réaffirmées comme les plus adaptées à ce que le Conservatoire et les structures gestionnaires recherchent. Mais la perte d’attractivité de ce métier et l’élargissement des acquisitions du Conservatoire vers d’autres types de parcelles agricoles (cultures annuelles) demandent une diversification des principes d’action agricole. La piste des mosaïques de milieux à l’échelle du paysage est à même d’intégrer des parcelles de cultures dans la gestion des sites, même si la question des rotations de cultures acceptables n’est pas réglée d’un point de vue national et ne peut probablement pas l’être tant les situations locales peuvent être différentes. L’intégration de nouveaux types d’espaces agricoles (hors prairies) implique un élargissement de la formation et des expériences professionnelles des agents du Conservatoire. C’est d’autant plus vrai du fait de l’émergence d’enjeux liés aux changements climatiques qui ont des influences sur les possibilités agricoles et mettent les agents du Conservatoire face à des questions épineuses comme l’autorisation de formes minimales d’irrigation ou l’arrêt de la viticulture dans certaines zones. « Dans certains cas, on doit donc accepter l'idée qu'il faudra parfois "rendre à la nature" certains espaces aujourd'hui agricoles, en pilotant leur engagement dans une perspective d'abandon répondant aux ambitions d'adaptation des écosystèmes et des paysages littoraux au changement climatique à venir » (Baron et al., 2021, p. 60). C’est une des conclusions de la section agricole de cette note du conseil scientifique du Conservatoire du littoral, déjà commentée en introduction.

68L’exigence d’élargissement des références techniques des agents du Conservatoire vient aussi de sphères non agricoles comme les débats internes actuels autour de la gestion par « libre-évolution » (Léger et al., 2021). Ces réflexions sur la libre-évolution, si elles aboutissent, combinées à l’acquisition déjà envisagée de davantage de parcelles agricoles en rotations annuelles (plus intensives que des prairies), étirent de plusieurs bords les différents types de nature que le Conservatoire du littoral achète et dont il pilotera la gestion dans le futur.

Cet article est majoritairement basé sur un travail de recherche qui date de 2020 et qui a donné lieu à l’écriture d’un mémoire de Master 2 de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), dirigé par Élise Demeulenaere (socio-anthropologie, CNRS, CAK) et Alix Levain (socio-anthropologie, CNRS, AMURE), et dont l’enquête a été financée par une aide au terrain de l’EHESS. Il bénéficie également d’un contrat de thèse cofinancé par l’Association nationale recherche-technologie (ANRT) et par le Conservatoire du littoral dans le cadre d’un dispositif « Convention industrielle de formation par la recherche » (CIFRE), démarré le 1er octobre 2021. Je remercie Alix Levain, Céline Granjou, Samuel Fély, Amelia Veitch, Naïla Bedrani, Renaud Bécot, Anne-Gaëlle Beurier, Lorena Cisneros Armas, Matiline Paulet, Charlène Bouvier, Erwan Glemarec, Clément Gros ainsi que les deux personnes qui m’ont relu anonymement pour leurs commentaires et suggestions sur des versions passées de cet article.

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Notes

1 De son nom complet « Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres » (CELRL). L’article mentionne soit le nom le plus utilisé dans les documents les plus récents lus pendant l’enquête (« le Conservatoire du littoral ») soit le nom que les agents de l’établissement et leurs partenaires utilisent dans les interactions quotidiennes (« le Conservatoire »).

2 Voir par exemple l’organigramme du Conservatoire du littoral [en ligne], URL : https://www.conservatoire-du-littoral.fr/include/viewFile.php?idtf=14191&path=b2%2F14191_166_2022-0408_Organigramme.pdf

3 Pour la composition détaillée du conseil d’administration de l’établissement, un document est téléchargeable [en ligne], URL : https://www.conservatoire-du-littoral.fr/57-gouvernance-de-l-etablissement.htm

4 Référence qui recense également une partie des travaux de sciences sociales sur le Conservatoire du littoral.

5 Pour plus d’informations, voir le site du Secrétariat d'État chargé de la Mer [en ligne], URL : https://www.mer.gouv.fr/la-taxe-annuelle-sur-les-engins-maritimes-usage-personnel

6 Pour plus d’informations, des cartographies sont disponibles ici [en ligne], URL : https://www.conservatoire-du-littoral.fr/58-les-delegations-de-rivages.htm

7 Les services espaces naturels sensibles (ENS) des départements ont des possibilités d’action similaires au Conservatoire du littoral pour acquérir des parcelles et gérer leur aménagement paysager et écologique. Dans les zones littorales où les deux institutions sont présentes, elles se répartissent les secteurs d’intervention.

8 Par exemple, retirer une parcelle de forêt de la gestion forestière commerciale et ne pas la gérer par d’autres moyens ; laisser une parcelle anciennement agricole s’embroussailler ; ne pas réparer une brèche dans une digue qui protégeait un polder pour créer une reconnexion terre-mer à des endroits où la mer avait l’habitude de rentrer dans le passé.

9 Conservatoire du littoral, 2016, Document préparatoire à l’Atelier du Conservatoire sur le foncier de septembre 2016 à Dunkerque, document interne.

10 Projet de convention agricole, 5 juillet 2002, document interne.

11 Projet de convention agricole, 5 juillet 2002, document interne.

12 Projet de convention agricole, 5 juillet 2002, document interne.

13 Pour plus d’informations, voir par exemple la « généalogie » du Conservatoire du littoral disponible sur son site [en ligne], URL : :

http://www.conservatoire-du-littoral.fr/include/viewFile.php?idtf=4174&path=81%2F4174_673_Genealogie-du-Conservatoire-du-littoral.pdf.

14 Groupe Charrue, 2007, Les orientations du Conservatoire en matière de gestion agricole, document interne.

15 Pour plus d’informations, voir le site de Légifrance [en ligne], URL : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGIARTI000006847381/1975-07-11/#LEGIARTI000006847381

16 Le conseil scientifique de 1986 était également composé de 5 fonctionnaires et ingénieurs et 1 journaliste.

17 Conseil scientifique du Conservatoire du littoral, 1986, Compte-rendu du conseil scientifique du 22 septembre 1986, document interne.

18 Projet de convention agricole, 5 juillet 2002, document interne.

19 Les prénoms ont été modifiés.

20 Conseil scientifique du Conservatoire du littoral, 2005, note interne au Conseil scientifique du Conservatoire du littoral : Mise en place d’un programme de travail pour favoriser une capitalisation interne au Conservatoire du Littoral sur l’évolution de sa doctrine en matière d’agriculture, document interne.

21 Stage de fin d’études d’agronomie à l’école de Montpellier, 2006. Le document n’a pas été retrouvé mais l’enquête a exploré des correspondances au sujet du suivi du stage et des discussions ont été tenues avec l’auteure du document qui travaille désormais au Conservatoire du littoral.

22 Le document n’a pas été retrouvé mais exploré au travers de notes et d’un entretien avec un des encadrants.

23 Coalition d’associations locales, d’une société foncière et d’une fondation, liées aux mouvements paysans et des agricultures biologique et biodynamique, qui reçoivent dons et legs et mettent des terres et des bâtiments agricoles à disposition de porteurs de projets pour des installations agricoles.

24 Les actes de l’Atelier sont disponibles ici, [en ligne] URL : https://www.conservatoire-du-littoral.fr/include/viewFile.php?idtf=188&path=fb%2F188_032_Actes-Atelier-Cdl_Agriculture-littorale_21-22-mai-08_Pennedepie.pdf

25 Groupe Charrue, 2007, Les orientations du Conservatoire en matière de gestion agricole, document interne.

26 Délégué de rivages Bretagne, Activités agricoles sur les terrains du Conservatoire en Bretagne, 19 novembre 2007, document interne.

27 Délégué de rivages Bretagne-adjoint, Notes manuscrites de préparation de la rencontre des gardes et agents du littoral, 2008, document interne.

28 Conservatoire du littoral, 2012, Les principes d’action en matière agricole sur les sites du Conservatoire du littoral, document interne.

29 Conservatoire du littoral, 2012, Les principes d’action en matière agricole sur les sites du Conservatoire du littoral, document interne.

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Table des illustrations

Titre Figure 2. Présentation de 2 situations typiques de gestion agricole de parcelles du Conservatoire du littoral hors-prairie
Crédits Étude préparatoire d’Isabelle Salvi et Bernard Kalaora pour « l’Atelier du Conservatoire » de 1993 Agriculture et littoral, quels exploitants pour la nature ?, dans Conservatoire du littoral, Les Annales 93, Paris, 171 p.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/40210/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 215k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Alban Landré, « Les cadrages de l’agriculture au Conservatoire du littoral »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 23 numéro 1 | Avril 2023, mis en ligne le 05 avril 2023, consulté le 24 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/40210 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.40210

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Auteur

Alban Landré

Doctorant en sociologie en thèse CIFRE (Conservatoire du littoral), Université Grenoble-Alpes, laboratoire LESSEM (Laboratoire EcoSystèmes et Sociétés En Montagne), UR 1464, Grenoble, Inrae), Laboratoire AMURE (Aménagement des usages, des ressources et des espaces littoraux et marins, UMR 6308, Brest, CNRS), Institut universitaire européen de la mer, Plouzané, France, adresse courriel : alban.landre@gmail.com

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