1Les activités de pêche sont enchâssées dans un système social écologique (social ecological system - SES). Le SES comprend l’ensemble des interactions entre un écosystème, des ressources et leurs relations avec le milieu naturel, et une société, composée de règles et de normes qui encadrent les pratiques humaines (Ommer et al., 2011 ; Berkes et al., 2002 ; Berkes et Folke, 1998). Au sein du SES, l’écosystème fournit à la société des services dits écosystémiques (services de support, de régulation, culturels, et d’approvisionnement) qui favorisent le développement économique et social et le bien-être des communautés côtières (Ommer et al., 2011 ; Westley et al., 2002). Le cadre de ce développement est marqué, depuis les années 80, par une dégradation sans précédent des ressources halieutiques à l’échelle mondiale, conséquence majeure de la surpêche (Revéret et Weber, 1997). Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les stocks de poisson surexploités dans le monde sont en constante augmentation depuis 1974, et atteignent 34,7 % en 2017 (FAO, 2020). Pauly (2008) considère que la FAO sous-évalue cette proportion et estime à plus de 70 % les stocks mondiaux de poisson concernés par la surpêche en 2005 (contre 25 % selon la FAO à la même date).
2La dégradation des ressources halieutiques est également une conséquence du changement climatique, qui favorise l’émergence d’espèces envahissantes, et affecte le recrutement, la phénologie et la distribution spatiale des espèces marines, ainsi que leur métabolisme et l’équilibre des réseaux trophiques (Bourduas Crouhen et al., 2017). En plus des modifications écologiques, le secteur des pêches est déterminé par de nouveaux cadres qui influencent les pratiques et les stratégies de gestion traditionnelles (par exemple, gestion rationnelle ou rendement maximum), de nouvelles notions sont mises à contribution telles que les notions de gestion intégrée, de résilience, d’adaptation, de responsabilité, de précaution, et d’approche écosystémique. Ces notions, inexistantes ou marginales dans la gestion des pêcheries avant les années 90, ont été traduites à une échelle globale par la FAO (FAO, 2003 ; FAO, 1996 ; FAO, 1995), et introduites par les États membres dans leurs outils de gestion (MPO, 2006 ; MPO, 1998).
3Le cas du sébaste (Sebastes spp.), présent dans les eaux profondes de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent (EGSL) est un exemple concret d’un SES dynamique, en constante modification. Depuis les années 50, le sébaste fut exploité jusqu’à un moratoire en 1995, conséquence d’un ensemble de facteurs entraînant l’épuisement de la ressource en Atlantique nord-ouest (surévaluation de la biomasse et du recrutement, manque de connaissances sur l’impact des changements écologiques et technologiques, ou encore sous-évaluation des impacts de la pêche sur le stock) (CCRH, 1997 ; CCRH, 2011). La fermeture de cette pêcherie, qui fait suite à l’adoption d’un moratoire sur la pêche à la morue en 1992, a entraîné des conséquences désastreuses sur le développement économique et social des communautés côtières des provinces maritimes (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île-du-Prince-Édouard, et Terre-Neuve-et-Labrador) et du Québec. Ces modifications du SES de la pêche ont affecté l’ensemble des acteurs de la filière, et en premier lieu les pêcheurs, mareyeurs et transformateurs (CCRH, 1997). Étonnamment, les années 2011, 2012 et 2013 ont été marquées par un recrutement exceptionnel et massif de sébastes, associé à un réchauffement des eaux de l’EGSL (MPO, 2018a). En 2019, d’après les relevés estivaux du ministère Pêches et Océans Canada (MPO), la biomasse de sébaste était estimée à 4,3 millions de tonnes, soit l’espèce démersale la plus abondante dans l’EGSL (MPO, 2020).
4La reconstitution du stock laisse entrevoir la levée du moratoire dans les prochaines années, et la réouverture de la pêche commerciale au sébaste. Cette potentielle réouverture représente une opportunité d’étudier la pêche à partir d’une perspective sociale, traditionnellement confondue avec une approche économique (Salmi, 2012). Elle constitue également une opportunité pour les acteurs du SES d’adapter leurs pratiques et modes de gestion, pour répondre aux multiples défis qui gravitent autour de la pêche au sébaste au Québec : développement des communautés côtières, adaptation aux changements environnementaux, surexploitation des ressources, et cetera. Ce contexte social, renforcé par l’ampleur et la particularité des changements connus par cette pêcherie, justifie la pertinence d’étudier le SES de la pêche au sébaste au Québec comme un objet conceptuel distinct d’autres SES avec lequel il interagit. Ce SES interagit en permanence avec les SES d’échelles spatiales (SES de la pêche au Québec, dans le golfe du Saint-Laurent, au Canada, et cetera) ou sectorielles (SES de la pêche aux poissons de fond, de la pêche commerciale, de l’utilisation des ressources naturelles, et cetera) multiples (Perry et Ommer, 2003). Dans le contexte d’une réouverture imminente de la pêche au sébaste dans l’EGSL, les acteurs aux échelles fédérales et provinciales doivent réfléchir à de nouvelles pratiques, afin de répondre adéquatement aux transformations du SES, et ne pas aboutir une nouvelle fois à un effondrement de la pêcherie. Les différentes pratiques appliquées ou imaginées pour répondre aux changements sociaux et écologiques sont déterminées par des représentations sociales (RS) que les acteurs de la pêche font intervenir (Félonneau et Lecigne, 2007 ; Flament, 2001 ; Autes, 1986). Ces représentations sous-tendent un cadre social, historique et culturel au sein duquel les interactions propres au SES prennent place. Notre recherche vise à étudier les pratiques mises en œuvre pour répondre aux changements sociaux et écologiques, et qui intègrent des RS des acteurs de la pêche au sébaste au Québec (gestionnaires, scientifiques, pêcheurs et transformateurs).
5Quelles pratiques les acteurs de la pêche au sébaste au Québec mettent-ils en œuvre pour répondre aux changements sociaux et écologiques ? Quelles représentations sociales viennent encadrer ces pratiques ? Quelles sont les dynamiques du SES de la pêche au sébaste face aux changements ? Observe-t-on des logiques d’adaptation ou de transformation au sein du SES ? Si oui, lesquels ? Pour répondre à ces questions, nous présentons, dans un premier temps, le cadre contextuel de notre recherche, centré sur le cas du SES de la pêche au sébaste au Québec. Ensuite, nous précisons l’approche conceptuelle utilisée, basée sur l’étude des représentations sociales comme filtre intermédiaire entre les pratiques de mises en œuvre et le comportement du SES face aux changements. Enfin, nous présentons le matériel et la méthode d’analyse thématique appliqués, ainsi que les résultats issus de l’interprétation des pratiques. Les RS mises en lumière nous permettent de discuter du cadre paradigmatique qui encadre les dynamiques du SES de la pêche au sébaste face aux changements. Notre étude vise à appuyer les acteurs de la pêche sur leurs modes de réponse face aux changements et à venir éclairer les politiques publiques de gestion des ressources halieutiques au Canada sur des aspects habituellement laissés de côté.
- 1 Deux espèces de sébaste sont présentes dans le golfe : le sébaste atlantique (Sebastes mentella) et (...)
6La pêche au sébaste dans l’EGSL fait face à d’importants changements depuis le moratoire en 1995 (le matériel supplémentaire 1 répertorie les différents changements connus). L’EGSL, compris comme la dimension écosystémique du SES, connait une explosion de la biomasse de sébaste1, associée à un réchauffement progressif des eaux profondes (>200m) depuis 2009 (Galbraith et al., 2020 ; MPO, 2020). Ce réchauffement affecte d’autres espèces présentes dans le golfe, telles que la crevette nordique (Pandalus borealis) dont la biomasse est en constante diminution depuis le début des années 2010 (Bourdages et al., 2020). Le sous-système écologique est uniquement appréhendé au travers d’une valeur instrumentale, fruit d’un cadre éthique anthropocentré. Cette approche s’inscrit dans la continuité de la pensée moderne qui conçoit un rapport dichotomique entre l’humain sujet, et la nature objet (Descola, 2005). La pêche au sébaste uniquement appréhendée sous son aspect écologique, sans lien avec ses composantes sociales, offre une vision incomplète du SES. La dimension sociale rassemble en premier lieu gestionnaires, scientifiques, pêcheurs et transformateurs autour d’un sentiment d’appartenance et d’une culture maritime. Le sous-système social se traduit notamment par l’élaboration et la mise en œuvre de règles de gestion qui encadrent les activités de capture et de transformation, institutionnalisées à l’échelle nationale par le MPO (Ostrom, 2010).
- 2 L’unité 1 est composée des divisions 4RST, 4Vn et 3Pn de l’Organisation des pêches de l’Atlantique (...)
7Le golfe du Saint-Laurent est délimité par le MPO à travers une unité de gestion de la pêche au sébaste (unité 1)2, qui comprend l’EGSL, du détroit de Cabot au détroit de Belle-Isle (Figure 1). L’unité 1 est bordée par les provinces du Québec, du Nouveau-Brunswick, de l’Île-du-Prince-Édouard, de la Nouvelle-Écosse, et de Terre-Neuve-et-Labrador. Depuis le début des années 80, il revient au gouvernement fédéral, par l’intermédiaire du MPO, d’assurer l’exploration, l’exploitation et la conservation des ressources halieutiques (détermination des quotas, répartition des droits d’accès, gestion de l’espace maritime par exemple). Le gouvernement provincial du Québec est quant à lui cantonné à l’encadrement de la transformation des produits issus de la pêche (attribution des permis de transformation, suivi de la qualité par exemple) (Rioux et al., 2010).
Figure 1. Carte administrative de la région Gaspésie et Îles-de-la-Madeleine et l’unité de gestion 1 du MPO
Les principaux ports québécois affichés correspondent aux 5 ports ayant les plus fortes valeurs de débarquement en 2015 dans les régions du Bas-Saint-Laurent, de la Côte-Nord, de la Gaspésie, et des Îles de la Madeleine (MPO 2018b).
8Le SES de la pêche au sébaste au Québec connait plusieurs particularités qui justifient de concentrer notre étude sur son territoire, où en moyenne 33 % des captures dans l’EGSL sont débarquées avant le moratoire (Daneau, 1991). Sur ce territoire, l’histoire de la pêche est émaillée de plusieurs conflits entre les politiques fédérales et provinciales, concernant l’accès aux navires hauturiers dans les eaux du golfe en 1979, la délivrance des permis de pêche en 1982, ou encore sur le devenir de la fédération des Pêcheurs-unis du Québec au début des années 80 (Daneau, 1991). Ces particularités font du Québec un territoire de pêche marqué par une culture et une identité particulières, facilitant la délimitation du SES au sein de l’espace maritime laurentien, parcouru par des provinces et communautés multiples. Au Québec, deux régions aux dynamiques distinctes sont impliquées historiquement dans la pêche au sébaste : les Îles de la Madeleine (ÎdlM), sous allocations aux entreprises, et la Gaspésie, sous permis individuels compétitifs. Ces deux zones concentraient l’ensemble des débarquements de sébaste du Québec avant le moratoire (jusqu’à 90 % des débarquements pour les ÎdlM). En 2015, elles comprennent les cinq ports de pêche qui génèrent les plus fortes valeurs économiques au débarquement dans la province : Grande-Rivière, Rivière-au-Renard et Ste-Thérèse-de-Gaspé en Gaspésie, Cap-aux-Meules et Grande-Entrée aux ÎdlM (MPO, 2018b).
- 3 Lorsque la pêche commerciale est fermée, une pêche indicatrice permet aux pêcheurs de continuer à r (...)
9L’exploitation du sébaste dans l’EGSL est référencée depuis les années 50 et a atteint un maximum de 136 000 tonnes débarquées dans l’unité 1 en 1973. À partir de 1977, des Taux admissibles de capture (TAC) ont été établis et répartis entre des allocations aux entreprises, possédant des navires hauturiers, et des quotas individuels, destinés aux pêcheurs propriétaires de navires semi-hauturiers (Parsons, 1995). Entre 1985 et 1994, 80 % du TAC de l’unité 1 étaient débarqués par des navires hauturiers sous allocations aux entreprises (Brassard et al., 2017). La présence de navires hauturiers, combinée à une modernisation de la flotte québécoise induite par un développement technique (radars, sondeurs hydroacoustiques, stabilisateurs antiroulis), a augmenté considérablement l’effort de pêche, contribuant à l’épuisement des stocks de sébaste, et plus largement des poissons de fond dans l’EGSL (CCRH, 1997). À la suite de la mise en place du moratoire sur la pêche au sébaste en 1995, une pêche indicatrice de 2000 tonnes par an (3950 tonnes depuis 2019) fut établie, dont 33 % des contingents étaient alloués au Québec (MAPAQ, 2018)3. Les principes de gestion rationnelle des pêches, autrefois centrés sur la notion de rendement maximum soutenu, intègrent, depuis le moratoire, des approches écosystémiques et de précaution (MPO, 2006 ; FAO, 2003), aboutissant à des mesures de protection environnementale. Ces approches soutiennent notamment la mise en place de mesure de conservation, telle que la fermeture de zone de pêche aux engins mobiles (chalut semi-pélagique et de fond), traditionnellement utilisés dans la pêche au sébaste (MPO, 2020 ; Brassard et al., 2017).
10Le secteur de la transformation des produits marins a lui aussi connu des changements avec la fermeture des usines de transformation de sébaste aux ÎdlM. Le sébaste était historiquement un poisson à faible valeur. En 1989, il représente, au Québec, 19,6 % des débarquements pour 4 % de la valeur produite (Daneau, 1991). Il est généralement transformé en filets, en blocs surgelés et en farine, puis exporté vers les États-Unis. Ce marché historique est aujourd’hui saturé par la présence du tilapia et du pangasius. En outre, depuis le déploiement des pêches aux crustacés dans les années 90 (crevette, homard et crabe en premier lieu), le secteur de la transformation a connu une augmentation constante de la valeur des produits débarqués (Hardy et al., 2008). Ces changements imposent aux transformateurs de manipuler et de transformer le sébaste différemment, afin de l’orienter vers de nouveaux marchés. La filière des pêches doit considérer de nouveaux principes de durabilité introduits par l’intermédiaire des certifications écoresponsables (Brêthes, 2016), ainsi qu’une volonté d’autonomie alimentaire au Québec insufflée par la pandémie de la COVID-19 (Bourgault-Faucher, 2021). Enfin, les communautés côtières de la Gaspésie et des ÎdlM se distinguent aujourd’hui par leur dévitalisation (population vieillissante, chômage élevé, revenus faibles), encore marquées par leur éloignement aux centres urbains (Montréal et Québec) qui concentrent les prises de décisions, les emplois et les services (Hardy et al., 2008). Le secteur de la transformation fait ainsi face à une main-d’œuvre vieillissante et rencontre des difficultés à embaucher (CSMOPM, 2018).
11Dans une perspective de réouverture de la pêche au sébaste au Québec, les enjeux entourant les changements sociaux et écologiques sont incontournables et constituent un ensemble de défis que les acteurs doivent considérer dans leurs pratiques. Pour bien comprendre la pertinence de notre approche, nous retenons la notion établie par Jodelet et Moscovici (1990) et mentionnée par Boutanquoi (2014, p. 13) qui définit les pratiques comme « des systèmes d’actions socialement structurés et institués en relation avec des rôles ». Selon Boutanquoi (2014), ces pratiques, lorsqu’elles sont réalisées dans un cadre professionnel, sont justifiées par des savoir-faire, des connaissances techniques et scientifiques. Elles sont ainsi déterminées par un ensemble de RS qui oriente les comportements et les décisions des acteurs (Amalric, 2019 ; Moscovici, 2001). Une RS est « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 2003 : p. 53). Les RS d’un objet, tout comme les connaissances et les lois, se construisent en fonction des expériences propres à un groupe d’acteurs, à ses croyances et ses connaissances partagées, ainsi que sur la base d’un ensemble d’interactions entre les membres du groupe, en vue de donner un sens commun à l’objet en question, comme des cadres légaux et des plans d’action (De Vreese et al., 2019 ; Moscardo, 2011 ; Buijs et al., 2008). Abric (2005) précise l’organisation et la structure des représentations sociales, selon la théorie du noyau central et des périphéries. Le noyau central se compose d’éléments idéologiques, stables et partagés par les membres du groupe en fonction d’un ensemble de normes et de valeurs fondamentales. Les éléments périphériques de la représentation dépendent davantage de facteurs individuels et contextuels.
12Dans le cas d’une RS, les éléments périphériques intègrent les éléments de changements dans l’environnement du groupe d’acteurs, elle devient le moteur de la transformation de la RS d’un objet, en opposition à la stabilité du noyau central. La transformation d’une représentation subit une phase d’objectivation (ou rationalisation) du phénomène nouveau, puis d’ancrage (ou justification) au sein des conduites sociales (Amalric, 2019 ; Kuhn, 1983). À travers ce processus d’objectivation et d’ancrage, les RS sont fondamentalement dynamiques, intègrent les changements dans l’environnement du groupe et déterminent des pratiques propres à une identité collective (Félonneau et Lecigne, 2007). Les pratiques sociales se retrouvent à l’interface entre des circonstances environnementales et des RS changeantes (Flament, 2001). Autes (1985) établit d’ailleurs qu’une approche systémique des relations entre les RS et les pratiques intervient là où les deux composantes s’influencent réciproquement. Ainsi, les RS orientent l’action et sont opérationnalisées à travers les pratiques d’un groupe d’individus.
13La reproduction et la transformation des RS peuvent se comprendre tout comme Kuhn (1983) définit les dynamiques de la science normale et des paradigmes qui la composent. La reproduction des paradigmes de la science normale est appuyée par les facteurs externes de la production scientifique. Elle est favorisée par la concentration d’un nombre suffisant de scientifiques autour d’un modèle explicatif, par la reconnaissance du modèle de pensée au sein d’une institution et par sa formalisation (enseignement dans les collèges et les universités). Cette institutionnalisation du savoir se traduit par exemple par la création de groupes de travail et d’organisation rassemblant des spécialistes sur le sujet, de journaux spécialisés, ou de fonds de recherche alloués suivant le paradigme dominant. La transformation d’un paradigme fait généralement suite à une situation de crise, soit un contexte où un paradigme en particulier est confronté à l’accumulation de problèmes ou d’anomalies auxquels il ne peut pas répondre (révolution scientifique ou paradigmatique). L’analogie entre les paradigmes de la science normale d’après Kuhn et les représentations sociales est fondée sur la perspective commune de construction et d’organisation d’une réalité objective. Le SES, paradigme issu de la science normale, présente une conception des rapports entre la société et l’environnement. Cette conception est également construite sur la base de RS du sous-système écologique par le sous-système social comme un objet uniquement pourvu d’une valeur instrumentale, généralement défini comme un ensemble de processus biophysiques.
14L’étude des pratiques et l’analyse des RS associées nous donnent l’opportunité de comprendre les paradigmes qui encadrent les interactions entre les acteurs et leur environnement au sein d’un SES (Moser, 2009 ; Félonneau, 2003). Dans un contexte de changements dans l’environnement social et écologique du groupe d’acteurs, les éléments périphériques puis le noyau central s’en trouvent transformés dans le sens où le cadre à l’action que les RS imposent laisse entrevoir des visions divergentes. Ainsi, l’étude des pratiques nous renseigne également sur la manière dont les acteurs intègrent de nouvelles informations associées aux changements du SES, et sur leur manière d’y répondre. Les RS se distinguent d’autres approches en sciences sociales par leur capacité à mettre en lumière les rapports des acteurs à leur environnement, à être dynamique face aux changements dans le SES, et à atteindre un niveau d’analyse idéologique. Elles permettent d’accéder à un niveau de réflexion paradigmatique recherché dans le cadre de cette étude, et d’aller au-delà d’une approche incrémentale sur les outils et techniques d’adaptation dans la pêche. Les RS peuvent également favoriser un changement de paradigme dans la pêche au sébaste au Québec, signalant les conceptions ancrées qui limitent les réponses aux changements, et ciblant les représentations émergentes qui offrent des perspectives d’adaptation intéressantes.
- 4 L’emploi du masculin pour les catégories de pêcheurs et de transformateurs est justifié par le fait (...)
15Des entrevues semi-dirigées ont été effectuées auprès des acteurs du SES de la pêche au sébaste au Québec. Ces acteurs se distinguent par leur proactivité sur les questions associées à la réouverture de cette pêcherie : participation à des projets de développement de la pêche au sébaste (projet d’amélioration de la sélectivité des chaluts par exemple), à des événements d’informations et de concertation sur le sébaste (réunion d’évaluation des stocks), ainsi qu’avec la méthode d’échantillonnage dite de boule de neige (Handcock et Gile, 2011). Au total, nous avons rencontré 34 acteurs, dont 20 en Gaspésie, 9 aux ÎdlM, et 5 travaillant à l’échelle du territoire du Québec (Tableau 1), réparti en trois catégories de profession : pêcheurs, transformateurs et gestionnaires4. Les 14 pêcheurs rencontrés pratiquent la pêche à la crevette et aux poissons de fond, dont un à la retraite. Tous sont concernés par la réouverture de la pêche au sébaste du fait de leur statut de représentant dans les associations de pêcheurs, ou bien à travers leur participation aux pêches indicatrices ou scientifiques. Les 11 transformateurs enquêtés sont majoritairement des directeurs d’usines montrant leur intérêt dans la transformation de sébaste. Nous recensons également le porte-parole d’une association d’industriels de la pêche qui agit à l’échelle du Québec. Enfin, les ministères fédéraux et provinciaux chargés de la pêche, leurs antennes régionales en Gaspésie et aux ÎdlM, ainsi que des comités de mobilisation et de concertation des acteurs de la pêche, constituent les 9 gestionnaires rencontrés dans le cadre de notre étude.
Tableau 1. Nombre d’acteurs rencontrés dans le cadre d’entrevues semi-dirigées, catégorisés selon leur profession et leur localisation.
Acteurs
|
Gaspésie
|
ÎdlM
|
Québec
|
TOTAL
|
Pêcheurs
|
11
|
3
|
0
|
14
|
Transformateurs
|
8
|
2
|
1
|
11
|
Gestionnaires
|
1
|
4
|
4
|
9
|
TOTAL
|
20
|
9
|
5
|
34
|
- 5 La collecte de données a été approuvée par le comité éthique de la recherche de l’Université du Qué (...)
16Les 34 acteurs ont été rencontrés au cours de trois séries d’entretiens (en mars 2018 auprès de 8 acteurs ; de novembre 2018 à février 2019 auprès de 12 acteurs ; et en février 2020 auprès de 14 acteurs)5. Les guides d’entretien utilisés (matériel supplémentaire 2) ont été structurés en trois thèmes : (1) les caractéristiques du SES de la pêche au sébaste au Québec (enjeux et opportunités associés au retour du sébaste dans l’EGSL), (2) les différents changements et défis du secteur des pêches, et (3) les responsabilités des différents acteurs du secteur. Les entretiens, d’une durée moyenne d’une heure, ont été effectués sur le lieu de travail ou au domicile des participants. Ils sont menés en français, enregistrés puis retranscrits manuellement en verbatims pour pouvoir être traités et analysés. Nous avons utilisé le logiciel N’Vivo (Version 12), spécialisé dans l’analyse du discours, pour trier et comparer une très grande quantité de données textuelles, et ainsi faciliter la compréhension des entrevues (Miles et al., 2014).
17Une analyse thématique de contenu a été appliquée aux retranscriptions, consistant à découper les propos des acteurs en unités de sens, à attribuer un thème aux éléments du discours, puis à les regrouper par analogie pour former une classification, aussi appelée grille thématique (Bardin, 2013). L’application d’une analyse thématique dans l’étude des RS apparait judicieuse. Par exemple, Paré (2017) utilise une analyse thématique sur des discours médiatiques afin d’étudier les représentations sociales de la forêt québécoise. Amalric (2019) identifie les pratiques des usagers d’une zone humide pour étudier les représentations sociales qui définissent les rapports à la nature.
18La méthode d’analyse thématique de contenu, inspiré des travaux de Castleberry et Nolen (2018), se décompose en trois étapes (codage, catégorisation, interprétation). Elle vise à recenser les pratiques des acteurs face aux différents changements au sein du SES de la pêche au sébaste au Québec. La phase de codage (1) permet de repérer les propos des acteurs en lien avec les objectifs de l’étude, afin d’établir un cadre de lecture identique pour toutes les entrevues (Austin et Sutton, 2014). Nous avons ainsi recensé les différentes pratiques que les acteurs abordent pour répondre aux changements sociaux et écologiques dans la pêche au sébaste. Avec la phase de catégorisation (2), nous avons sélectionné et assemblé les pratiques au sein des thèmes et sous-thèmes qu’elles abordent, pour constituer une grille thématique (Castleberry et Nolen, 2018 ; Braun et Clarke, 2006). La phase d’interprétation (3) consistait à analyser le contenu de la grille thématique selon le nombre et les caractéristiques des acteurs qui les mentionnent, et à comprendre les représentations sociales des acteurs vis-à-vis du SES de la pêche au sébaste au Québec. Chaque étape a été soumise à un processus de validation interjuge, constitué des membres du comité de suivi du projet de recherche spécialisés dans l’étude des problématiques de pêcherie, des représentations sociales, et de l’analyse de données qualitatives.
19Nos résultats s’appuient sur une approche mixte, combinant des analyses de données textuelles qualitatives (composition de la grille thématique, caractéristiques des acteurs répondants et verbatims), et quantitatives (nombre d’acteurs répondant). Le traitement des entretiens semi-directifs a permis de faire ressortir 84 pratiques pour répondre aux changements sociaux et écologiques de la pêche au sébaste dans l’EGSL.
Figure 2. Nombre de répondants mentionnant les pratiques de réponse aux changements sociaux écologiques dans la pêche au sébaste au Québec
- 6 L’ensemble des pratiques et le nombre de répondants sont détaillés dans la base de donnée publiée [ (...)
Les pratiques sont réparties en thèmes (colonne de gauche) et dimensions (Connaissances, Gestion, Gouvernance, Pêche, Transformation et Marché), tirées de l’analyse thématique de contenu réalisée à l’aide du logiciel NVivo sur 34 entrevues auprès des acteurs du SES de la pêche au sébaste au Québec. La figure représente 43 des 84 pratiques mentionnées6.
- 7 Le nombre de répondants par profession et localisation, pour chacune des 84 pratiques recensées, es (...)
20Ces pratiques sont réparties en 21 thèmes puis 6 dimensions : Connaissances, Gestion, Gouvernance, Pêche, Transformation, et Marché. La Figure 2 présente cette grille hiérarchique tirée de l’analyse thématique, ainsi que le nombre d’acteurs ayant mentionné chaque pratique. Par exemple, en réponse aux changements, nous pouvons voir que 30 acteurs sur les 34 rencontrés mentionnent la pratique nécessitant de faire des choix de répartition, issus du thème sur l’accès à la ressource (dimension Gestion)7.
Tableau 2. Nombre de répondants qui attribuent la réalisation des pratiques qui composent chaque thème à un groupe d’acteurs
Dimensions
|
Thèmes
|
A
|
B
|
C
|
D
|
E
|
F
|
G
|
Connaissances
|
Production
|
1
|
0
|
3
|
0
|
0
|
4
|
0
|
Types de savoirs
|
9
|
0
|
1
|
0
|
0
|
23
|
1
|
Diffusion
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
15
|
0
|
Gestion
|
Environnement
|
1
|
0
|
12
|
2
|
4
|
0
|
0
|
Règles de capture
|
0
|
0
|
19
|
0
|
0
|
1
|
1
|
Permis
|
3
|
0
|
10
|
0
|
0
|
0
|
0
|
Accès à la ressource
|
5
|
0
|
30
|
1
|
0
|
0
|
6
|
Durabilité
|
14
|
4
|
16
|
0
|
0
|
5
|
1
|
Développement
|
12
|
0
|
22
|
0
|
0
|
0
|
18
|
Gouvernance
|
Coordination
|
14
|
2
|
17
|
3
|
0
|
2
|
11
|
Défense d'intérêts
|
16
|
0
|
11
|
3
|
0
|
0
|
7
|
Collaboration
|
10
|
0
|
6
|
0
|
0
|
9
|
7
|
Pêche
|
Navires
|
1
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
3
|
Activités de pêche
|
18
|
0
|
0
|
0
|
0
|
1
|
3
|
Captures
|
27
|
1
|
8
|
9
|
0
|
3
|
4
|
Transformation
|
Main-d’œuvre
|
2
|
0
|
2
|
1
|
0
|
0
|
8
|
Approvisionnement
|
3
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
11
|
Produits
|
9
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Infrastructures
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Marché
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Mise en marché
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3
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Labélisation
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7
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Ces résultats sont tirés de l’analyse thématique de contenu effectuée sur des entrevues réalisées auprès de 34 acteurs du SES de la pêche au sébaste au Québec, à l’aide du logiciel NVivo. Les catégories d’acteurs sont les suivantes :
A = Acteurs de la capture (Pêcheurs, Premières Nations)
B = Acteurs du marché (Labels, Distributeurs, Consommateurs)
C = Décisionnaires (MPO, MAPAQ, Municipalités)
D = Groupes de développement (Comité québécois sur le sébaste, Comité sectoriel de la main-d’œuvre, MERINOV)
E = Groupes environnementaux (Associations de protections environnementales, Comités ZIP, COSEPAC)
F = Scientifiques (Institut Maurice Lamontagne, Universitaires)
G = Transformateurs (Madelipêche, Autres usines de transformation)
- 8 Les attributions par pratiques pour chacun des groupes d’acteurs cités sont présentées dans les bas (...)
21L’analyse thématique des discours a permis d’identifier à qui les acteurs rencontrés attribuent la responsabilité de mettre en place chaque pratique. Le Tableau 3 présente l’attribution des différents thèmes aux différents groupes d’acteurs qui composent le secteur des pêches. Les acteurs cités dans le cadre des entrevues ont été répartis en sept catégories : (A) les acteurs de la pêche sont constitués des pêcheurs et Premières Nations autochtones ; (B) les acteurs du marché rassemblent les organismes qui attribuent les écocertifications, les réseaux de distribution et les consommateurs ; (C) les décisionnaires sont composés du MPO, du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries, et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ), et des municipalités côtières ; (D) le comité québécois sur le sébaste, le comité sectoriel de la main-d’œuvre, et le centre de recherche industriel Merinov font partie des groupes de développement ; (E) les groupes environnementaux rassemblent les associations de protections environnementales, les comités ZIP, et le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC) ; (F) les scientifiques sont composés des membres de l’Institut Maurice Lamontagne, ainsi que d’universitaires ; (G) enfin les transformateurs rassemblent les usines de transformation actuelles et historiques. Par exemple, 19 acteurs rencontrés attribuent la réalisation des pratiques sur la définition des règles de capture aux décisionnaires (MPO, MAPAQ, et les municipalités)8.
22À partir des pratiques issues de l’analyse thématique, mentionnées par un nombre différent d’acteurs rencontrés, selon leurs professions et leurs localisations, ainsi que de l’attribution des rôles des acteurs dans la réalisation des pratiques, il est possible de comprendre quelles sont les RS qui composent le SES de la pêche au sébaste au Québec. L’analyse des pratiques montre l’importance donnée quant à la répartition de l’accès aux ressources halieutiques par l’ensemble des acteurs de la pêche au sébaste interrogés. Nous pouvons noter que les pratiques consistant à faire des choix de répartition des permis de pêche et à déterminer les TAC ont été mentionnées par un grand nombre de répondants (Figure 2), quelles que soient leurs professions et leurs localisations. Les choix de répartition des droits d’accès aux ressources semblent être un élément central des représentations que les acteurs se font de la pêche au sébaste, et font partie du mandat du MPO (acteur décisionnaire). Cet acteur majeur de la gestion des pêches a également la responsabilité de consulter les différentes parties prenantes du secteur, afin de connaitre les enjeux auxquels elles sont confrontées. Cette situation est visible à travers l’importance des jeux d’influences et des défenses d’intérêts dans les pratiques associées à la gouvernance (Figure 2). Il est question de la défense des accès à la ressource entre les provinces, principalement mentionnée par les gestionnaires, et au sein des groupes d’acteurs québécois, principalement mentionnée par les pêcheurs.
« Maintenant la pêche, c’est d’essayer de se battre, c’est pas une option de défendre nos points pour essayer de garder le petit peu de quota qu’on a. C’est même pas de conserver, c’est d’essayer de pas s’en faire enlever. Il faut se battre. Il faut aller dans les réunions tout ça. », (Pêcheur, Îles-de-la-Madeleine, mars 2018)
23Les pratiques de défense d’intérêts et de lobbying prennent tout leur sens lorsque l’on constate que des approches différentes dans les choix de répartition sont envisagées en fonction de la localisation des différents acteurs9. Aux ÎdlM, les pêcheurs, transformateurs et gestionnaires mettent davantage en avant l’intérêt de privilégier les droits d’accès historiques de la pêche au sébaste. Ces droits de pêche historiques apparaissent comme des acquis incontestables dans les choix de répartition. Cela permet aux acteurs madelinots de se concentrer plus particulièrement sur des pratiques qui définissent les règles de capture, telles que la levée du moratoire, le rétablissement d’une pêche commerciale, la détermination des volumes capturables, ou la redéfinition de la taille minimale de capture. À l’inverse, les acteurs gaspésiens rencontrés semblent davantage concernés par un enjeu d’approvisionnement et souhaitent privilégier les pêcheurs à la crevette dans les choix de répartition des droits d’accès associés à la pêche au sébaste. En Gaspésie, les acteurs conçoivent ainsi la réouverture de la pêche au sébaste comme une manière d’assurer leurs activités et leurs revenus dans un contexte de déclin du stock de crevettes.
« C’est clair qu’au niveau régional, ça pourrait avoir des impacts majeurs. On a de l’intérêt en Gaspésie pour développer cette pêcherie, et pour pouvoir s’accaparer un certain volume. Les parts historiques sont principalement aux Îles-de-la-Madeleine, et les Îles-de-la-Madeleine ont les mêmes prétentions que les autres régions, dans le développement d’une nouvelle pêcherie. Qu’est-ce que ça va amener en termes d’impact social quand on va arriver au partage de cette ressource, entre les différentes régions ? Il pourrait y avoir des impacts majeurs au niveau du développement. », (Gestionnaire, Gaspésie, février 2020)
- 10 L’affaire Marshall de 1996 à 1999 fut notamment une étape historique concernant la reconnaissance d (...)
- 11 Pour plus de détails, voire la base de données publiée [en ligne] URL : https://www.researchgate.ne (...)
- 12 Il nous parait important de préciser que, parmi les 34 acteurs rencontrés, un seul est issu d’une c (...)
24Bien que la question de répartition de l’accès à la ressource par l’octroi des permis de pêche soit centrale à l’heure actuelle, les intérêts multiples et parfois divergents entre acteurs traditionnels et émergents complexifient la gestion des pêches. Les pratiques de gestion et de gouvernance autour de la répartition des droits d’accès aux ressources constituent un enjeu de justice sociale et environnementale, conditionnant le développement des communautés côtières. De ces choix de répartition découlent des perspectives de développement économique et social différentes d’une région à l’autre, en fonction des territoires qui bénéficieront des retombées de la pêche. L’enjeu de justice sociale et environnementale est d’autant plus présent qu’un processus de réconciliation et de reconnaissance des droits autochtones est engagé depuis les années 9010 (Gough, 2008). Les acteurs agissant à l’échelle du Québec mettent d’ailleurs l’emphase sur l’incontournable attribution de quotas de pêche au sébaste aux Premières Nations11. Nous pouvons ainsi traduire deux formes de justice sociale et environnementale dans le cas de la réouverture de la pêche au sébaste. La première distributive à destination des pêcheurs allochtones suit une logique de partage proportionnel des ressources. La seconde restaurative à destination des pêcheurs autochtones vise à réparer un dommage ou une injustice passée12.
25Plus en aval de la filière, le développement d’un marché pour assurer la vente des produits issus de la pêche au sébaste apparait de manière centrale dans les pratiques associées à la dimension de marché et mentionnées en réponse aux changements sociaux et écologiques (Figure 2). Dans le contexte actuel influencé par la concurrence des autres espèces de poissons blancs sur les marchés nord-américains et l’augmentation de la valeur des produits débarqués au Québec, les acteurs cherchent à intégrer des méthodes de conservation et de transformation différentes de celles qui étaient en place avant le moratoire. Pour assurer la rentabilité de leurs opérations de pêche, les acteurs doivent également trouver de nouveaux débouchés. Cela se traduit dans les pratiques associées à la pêche et à la transformation, par la volonté, principalement des transformateurs, de débarquer un poisson de qualité, d’ajouter de la valeur aux produits, et de reconstruire des marchés.
« Dans le sébaste entier, c’est plus le marché asiatique. Par contre, il est trop petit encore pour aller sur le marché entier. Il y a l’autre marché qui est le filet, qui est plus le marché américain. Puis ce marché, avec les quantités qu’on parle, si tout le monde s’en va sur ce marché, les prix vont planter. », (Transformateur, Gaspésie, février 2020)
- 13 En septembre 2020, le gouvernement québécois publie sa Stratégie nationale d’achat d’aliments québé (...)
26Parmi les différents débouchés possibles, la conservation du sébaste entier et la vente sur les marchés asiatiques semblent être des voies privilégiées. Dans nos entrevues, réalisées entre novembre 2018 et février 2020, la construction d’un marché local et la promotion de la consommation de sébaste au Québec arrivent au second plan (Figure 2). Ces pratiques associées à la mise en marché sont majoritairement citées par des gestionnaires. En effet, en réaction à la pandémie du COVID-19 qui a débuté en mars 2020, le gouvernement du Québec a intégré des principes d’autonomie alimentaire dans ses politiques publiques13. Nous pouvons supposer que le développement d’un marché local, élément périphérique lors de nos entrevues, pourrait prendre aujourd’hui une place plus importante dans le SES de la pêche au sébaste au Québec.
27Nos résultats mettent en lumière la prédominance des acteurs de l’industrie (pêcheurs et transformateurs) dans les pratiques de collaboration associées à la dimension de gouvernance (Figure 2). Les interactions entre scientifiques et gestionnaires sont très peu mentionnées, tout comme les interactions entre gestionnaires. Nous remarquons aussi l’importance des investissements financiers en soutien aux industriels pour favoriser le développement du secteur des pêches. Un programme de subventions (le Fonds des pêches du Québec) est d’ailleurs le fruit d’une collaboration entre le gouvernement fédéral et provincial.
« Je pense que notre responsabilité, c’est vraiment une responsabilité de développement économique, donc une responsabilité économique d’appui au secteur. Je pense que c’est là-dessus qu’est notre premier fardeau. », (Gestionnaire, Gaspésie, février 2020)
28Alors que la répartition de l’accès aux ressources constitue un enjeu important de développement des communautés, les résultats obtenus montrent une absence des acteurs territoriaux, tels que les municipalités, les MRC, et les organismes régionaux, dans le partage des responsabilités associées au développement de la pêche (Tableau 214). Par exemple, les pratiques associées à l’attractivité et la formation de la main-d’œuvre sont attribuées aux acteurs de la transformation, alors qu’elles pourraient impliquer des acteurs du territoire dans le cadre d’une politique publique intégrée de développement territorial.
29L’absence de pratiques visant à l’intégration de la pêche au sébaste dans une politique plus globale de gestion intégrée des zones côtières, considérant un développement territorial et social autour des activités halieutiques, révèle une représentation sectorielle de la pêche (Figure 2). La sectorialité au sein même de la filière est également visible avec la distinction entre les processus de justice distributive et restaurative, produisant des modes de gestion et des mécanismes de prises de décision différents. La répartition des responsabilités entre acteurs s’inscrit dans la continuité d’une représentation de la pêche en silo (Tableau 2). Par exemple, les pratiques de gestion visant à la durabilité des ressources sont majoritairement attribuées aux pêcheurs et aux décisionnaires, mettant de côté le rôle des transformateurs, des groupes environnementaux et de développement. Les questions liées à la santé des écosystèmes opposent ainsi les acteurs en mer (pêcheurs, scientifiques, gestionnaires), en interaction directe avec le milieu naturel, à ceux sur terre (transformateurs, groupes d’étude).
30Nos résultats laissent entendre, de la part des acteurs de la pêche au sébaste, des considérations environnementales centrées sur les ressources halieutiques de l’EGSL. Des mesures de gestion environnementale visant les ressources menacées ou en voies de disparition, dans l’espoir que leurs stocks se reconstituent, sont mises en place, telles que la limitation des prises accessoires (Figure 2). Les considérations environnementales centrées sur l’écosystème de l’EGSL, à travers l’élaboration d’approche écosystémique et de précaution, apparaissent au second plan dans les pratiques mentionnées. L’absence notable de pratiques sur la réduction des émissions de GES des navires ou la limitation du rejet en mer des prises accidentelles et des polluants témoigne d’une faible considération des acteurs rencontrés envers des enjeux environnementaux globaux.
« Peut-être éventuellement, si on réduit les émissions de gaz à effet de serre, en réduisant, en modifiant les types de moteurs. Pour le moment, on le voit pas, c’est plutôt la sélectivité, l’impact sur les fonds. », (Gestionnaire, Gaspésie, février 2020)
31Le développement industriel et technologique apparait comme un élément fondamental pour répondre aux changements sociaux et écologiques en cours dans la pêche au sébaste au Québec. Les pratiques d’innovation sont exclusivement centrées sur le développement technique de modes de réponse aux changements sociaux et écologiques. Par exemple, l’amélioration des engins de pêche (dimension Pêche), le développement d’infrastructure et la mécanisation des lignes de production (dimension Transformation) sont fortement cités par les acteurs rencontrés (Figure 2). À l’inverse, des pratiques d’innovation sociale, telles que le développement de modes de gestion participatifs, d’équité intergénérationnelle, la capacité d’autodétermination des acteurs, ou encore le développement d’un sentiment d’appartenance à la communauté, apparaissent peu, voire pas du tout, dans nos entrevues.
32Les pratiques visant à la modification des régimes de pêche, au transfert et à la diversification des permis (dimension Gestion), à l’amélioration des flottes (dimension Pêche), et à la transformation des poissons en mer (dimension Transformation), sont très peu mentionnées par les acteurs rencontrés (Figure 2). La remise en question du processus de répartition des permis de pêche, le partage des responsabilités concernant la gestion des pêches, ou bien le changement de rapport au milieu naturel pour répondre aux enjeux environnementaux, qui traduisent eux aussi des modifications fondamentales des systèmes de pêche, n’apparaissent pas parmi les pratiques citées. À l’inverse, les pratiques les plus mentionnées sont incrémentales, elles ne portent pas atteinte aux dynamiques fondamentales du SES de la pêche au sébaste : la modification de la taille minimale de capture et l’établissement de zonages de protection (dimension Gestion), l’amélioration des engins de pêche et la limitation des prises accessoires (dimension Pêche), ou la valorisation des produits (dimension Transformation). Le caractère incrémental des pratiques les plus mentionnées pour répondre aux changements peut être la conséquence d’une représentation cyclique, et donc réversible, que les acteurs rencontrés se font des changements au sein de l’écosystème.
« On sait qu’on a des plateaux dans nos eaux et que le système évolue. Mais ce qu’on ne comprend pas, c’est la rapidité de ce cycle-là. Ce qu’on voit, c’est que tu as eu un cycle qui a démarré des années 90 jusque dans les années 2010 – 2020. On a eu un cycle de 25 ans ce qui est quand même bien. Mais là, à cette heure, ce qu’on voit, c’est que la croissance du homard, le sébaste qui explose, la crevette qui diminue, ou est-ce que ce système va se stabiliser ? Puis combien de temps ça va durer ce nouveau plateau, parce qu’en théorie, on devrait avoir un nouveau plateau. », (Gestionnaire, Îles-de-la-Madeleine, février 2020)
33Parmi les différents types de savoirs que sollicitent les acteurs (dimension Connaissances), ceux-ci concernent exclusivement des connaissances scientifiques sur l’état des stocks et de l’écosystème en lien avec le sébaste (Figure 2). La considération environnementale, centrée sur les ressources halieutiques valorisables dans un secteur géographique restreint (zone de pêche), apparait également dans les pratiques au sujet des connaissances. La production de connaissances scientifiques issues des sciences sociales, telle que l’étude de l’adaptation des acteurs, ne semble pas constituer un enjeu fondamental dans un contexte de changements pour les acteurs de la pêche au sébaste au Québec. Les connaissances produites sur l’écologie sont fondamentales, à l’inverse des savoirs locaux et traditionnels, notamment des pêcheurs, qui ne sont qu’accessoires.
Figure 3. Représentations sociales de la pêche, par les acteurs du SES de la pêche au sébaste au Québec
Les représentations sociales sont déterminées à partir d’une analyse thématique de contenu réalisée sur 34 entrevues auprès des acteurs du SES de la pêche au sébaste au Québec. Les flèches vertes affichent les complémentarités entre les représentations sociales et les flèches rouges les oppositions. Chaque représentation est détaillée selon les catégories d’acteur qui la développe, le territoire auquel elle s’applique et leurs caractéristiques centrales (en noir) ou périphériques (en gris), suivant la théorie du noyau central. Lorsqu’un groupe d’acteurs n’est pas identifié, la représentation est dite « non attribuée ».
34La Figure 3 fait la synthèse des représentations sociales de la pêche au sébaste qui émergent des pratiques mentionnées par les acteurs rencontrés. Ces RS s’inscrivent dans un cadre fourni par le SES, composé d’un sous-système social et d’un sous-système écologique. Les interactions entre les deux composantes sont déterminées par les RS des acteurs de la pêche au sébaste au Québec. La Figure 3 met également en lumière plusieurs oppositions entre des représentations centrales et des éléments périphériques émergents, selon la théorie du noyau central (Abric, 2005). La RS des captures obligatoirement destinées à l’exportation, ancrée chez les transformateurs, vient en contradiction avec une représentation émergente de la pêche visant à participer à l’autonomie alimentaire au Québec. À l’inverse, d’autres RS sont complémentaires, c'est-à-dire qu’elles se légitimisent les unes envers les autres. Par exemple, la nécessité de développer des savoirs scientifiques sur l’écosystème rend légitime la nécessité du développement technologique des pêches. La compréhension des dynamiques entre les représentations centrales et périphériques permet d’identifier des conceptions ancrées de la pêche qui limitent la transformation des RS. La vision sectorielle de la pêche entre en contradiction avec une approche prônant l’intersectorialité, ainsi qu’avec une représentation des pêches en appui au développement social des communautés et au besoin d’établir des savoirs sociologiques sur la filière.
35Dans quels modèles de pensée s’insèrent les RS de la pêche au sébaste ? De quelle manière ces représentations influencent les dynamiques du SES face aux changements ? L’objectif de cette discussion est de comprendre le cadre idéologique (ou paradigmatique) dans lequel les RS les plus fondamentales prennent place, soit le système de normes et de valeurs qui déterminent les représentations des acteurs. L’identification des ensembles idéologiques encadrant les éléments du noyau central des représentations de la pêche au sébaste nous permet de comprendre les dynamiques du SES face aux changements sociaux écologiques.
36Nous pouvons constater que le SES de la pêche au sébaste suit une logique de transformation limitée et d’exportation des ressources halieutiques, propre à un modèle extractiviste. L’approche extractiviste (ou staples) a notamment été théorisée par Innis (1930), constatant l’appartenance historique du Canada à un modèle d’exportation de ses ressources naturelles. Avant le moratoire en 1995, la gestion des pêches au Canada, ainsi que de nombreuses autres ressources naturelles canadiennes (bois, minerais, et cetera), suivait cette logique extractiviste. La conservation de ce mode d’exploitation traduit une situation de staples trap, où les investissements, les marchés et les acteurs sont trop bien implantés pour qu’un autre mode de gestion des ressources puisse être envisagé, et ce malgré une dégradation importante des ressources halieutiques (Marchak, 2014).
37L’approche extractiviste place les communautés côtières dans une situation de vulnérabilité face aux marchés internationaux, ces dernières n’ayant pas la capacité d’influencer significativement les rapports entre l’offre et la demande ou d’assurer une stabilité du prix des produits. En étudiant les facteurs d’évolution des prix du crabe des neiges, des chercheurs de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) ont démontré la dépendance des pêches québécoises aux marchés internationaux (Bourgault-Faucher et L’Italien, 2022). Bien que la volonté de favoriser le développement des communautés apparaisse dans les entrevues, les pratiques mentionnées par les acteurs prennent difficilement la forme d’actions concrètes territorialisées dans le discours des décisionnaires. Le Fonds des pêches du Québec, mentionné précédemment, illustre ce constat puisqu’aucun des résultats attendus du programme ne vise au développement des territoires. La pêche au sébaste n’apparait donc pas comme un facteur de développement des communautés côtières et des territoires, mais comme un outil d’enrichissement d’un secteur déjà implanté.
- 15 Loi sur les océans (L.C. 1996, ch. 31, arts 29-32).
38Notre étude met également en lumière une représentation sectorielle des pêches, centrées autour d’acteurs déjà en place éloignés du développement local des communautés côtières. Ce constat converge avec les travaux de Rioux et al. (2010) sur la gouvernance de la filière halieutique en Gaspésie et aux ÎdlM : « Les autorités publiques locales (municipalités, MRC, CRÉ) ont des mandats et responsabilités à l’égard du développement du territoire, mais peu d’influence sur l’accès à la ressource halieutique, son utilisation et sa destination » (p. 54). Cette forte sectorialité est également visible entre les acteurs impliqués dans la gestion des pêches. Alors que deux échelles institutionnelles (gouvernement fédéral et provincial) sont impliquées dans les activités de gestion et de régulation de la filière, chaque gouvernement semble développer son propre réseau de concertation, sans qu’un espace de discussion commun soit prévu (Rioux et al., 2010). L’intersectorialité est pourtant une notion présente dans les politiques de gestion des pêches et des océans. La loi sur les océans offre un cadre législatif visant à développer une stratégie nationale de gestion intégrée des océans15. Le Fonds de recherche du Québec (FRQ) met en avant la recherche intersectorielle, pour sa capacité à dépasser le cloisonnement disciplinaire et l’intégration des sciences dans la société québécoise. Dans leurs pratiques face aux changements et leurs représentations de la pêche, les acteurs du milieu des pêches semblent peu proactifs dans la concrétisation de ce nouveau paradigme. Ce constat relève d’une forte institutionnalisation des rôles des acteurs dans les pêcheries.
39À l’heure de la réouverture de la pêche au sébaste, la logique extractiviste semble s’être ancrée et se reproduit dans les pratiques et les représentations que les acteurs du SES ont construites au sujet de la pêche. Après trois décennies de moratoire, les acteurs rencontrés ne profitent pas de l’opportunité offerte par le retour du sébaste pour adapter leur mode de gestion et d’utilisation des ressources aux enjeux environnementaux et sociaux actuels, alors qu’une sortie du modèle extractiviste pourrait avoir lieu. Cette transition permettrait d’amoindrir la dépendance des communautés aux marchés internationaux, d’explorer des modèles d’exploitation davantage orientés vers l’intersectorialité et le développement des territoires, de favoriser la reconnaissance des marchés locaux, et de renforcer la résilience des régions périphériques aux perturbations (Howlett et Brownsey, 2007 ; Wellstead, 2007 ; Hutton, 1994).
40D’après nos résultats, les innovations techniques sont représentées par les acteurs comme des solutions majeures pour répondre aux défis environnementaux. Le développement technique s’inscrit dans la continuité de la modernisation des pêches entreprise depuis les années 50 et l’apparition des premiers bateaux-usines dans l’EGSL (CCRH, 1997). L’augmentation de l’effort de pêche, engendré par une forte mécanisation, peut produire une pression trop forte sur les écosystèmes. Par exemple, dans un contexte marqué par le retour du sébaste dans le golfe du Saint-Laurent, un projet d’innovation technique soutenu par le centre de recherche industrielle Merinov a pris forme, en partenariat avec le MPO, le MAPAQ et l’industrie des pêches. Ce projet vise notamment à améliorer la sélectivité des chaluts afin de diminuer les prises accessoires (sébastes juvéniles et autres poissons de fond)16.
41Les acteurs du SES de la pêche au sébaste au Québec cherchent ainsi à atténuer la pression induite par la mécanisation des pêches par l’intermédiaire d’innovation technique. La recherche d’une solution technique à des problèmes engendrés par le développement technique lui-même démontre une forme de techno-solutionnisme (ou technological-fix) (Jenkins, 2022). Le paradigme de la technique suit la logique de la science normale, imposant de faire reposer les éléments de changements sur la technologie. Bien que ce développement soit nécessaire pour réduire l’impact environnemental de la pêche, l’impératif d’innovation technique semble se faire au détriment d’autres solutions fondées sur l’innovation sociale (Campbell et Cornwell, 2008).
- 17 Action 20 du Plan d’action ministériel 2018-2025 pour l’industrie des pêches et de l’aquaculture co (...)
42Nos résultats mettent effectivement en lumière la considération marginale attribuée à l’innovation sociale dans l’appui au développement au sein du SES de la pêche au sébaste au Québec. Nous entendons par innovation sociale l’ensemble des « nouvelles pratiques, procédures, règles, approches ou institutions introduites en vue d’améliorer les performances économiques et sociales, de résoudre un problème important pour les acteurs sociaux » (Harrisson et Vézina, 2006, p. 130). Dans le cadre du retour du sébaste dans le golfe du Saint-Laurent, les travaux du comité québécois de concertation sur les pêches, visant à défendre les parts historiques du Québec dans la pêche au sébaste, s’intègrent dans un processus d’innovation sociale17. Cependant, ces actions de gouvernance, censées favoriser ce type d’innovation, restent cantonnées à la consultation et la défense d’intérêts. Le système paternaliste déterminé par le gouvernement fédéral, induisant un cloisonnement des responsabilités et la considération d’un nombre restreint d’acteurs, est en place depuis les années 70 et traduit ainsi un ancrage des dynamiques du SES (Le Floc’h et Wilson, 2019 ; Ostrom, 2010). L’intégration d’acteurs du territoire impliquerait par exemple un changement de paradigme vis-à-vis des modes de gouvernance et de consultation en place actuellement, et la sortie d’une représentation sectorielle de la pêche. Une nouvelle approche sociale intégrative pourrait également fournir un cadre à l’utilisation des innovations techniques. L’absence d’innovation sociale centrée sur la considération d’une équité intergénérationnelle et de la relève (Alberio, 2020), est également un frein aux questionnements des représentations ancrées, limitant plus largement la capacité du SES à répondre aux changements.
43L’écosystème, représenté comme cyclique par les pêcheurs et gestionnaires en premier lieu, tend vers une perception réversible des changements et perturbations. Cette représentation du fonctionnement de l’écosystème découle d’une conception naturaliste, soit une objectivation de la nature, comprise sur la base de savoirs indiscutables, déterminant de l’action publique (Rodriguez et al., 2018). Le caractère réversible des changements écosystémiques amène les acteurs à ancrer leurs pratiques et à supporter quelque temps les perturbations que cela génère sur le SES. Tel que précisé par Abric (2008) :
« L’hypothèse est que la réversibilité perçue ralentira le processus de transformation de la représentation sociale, et notamment interdira tout changement au niveau du noyau central ; tout se passe comme si les sujets pensaient qu’en changeant le noyau central, ils allaient dépenser une grande quantité d’énergie cognitive (ce qui est vrai), mais savaient que dans quelque temps, ils devraient à nouveau dépenser une même énergie pour revenir au point de départ ; du point de vue de l’économie cognitive, il est alors avantageux de supporter pendant quelque temps les éventuels inconvénients dus aux circonstances. », (p. 53)
44Des approches centrées sur la durabilité des écosystèmes apparaissent dans nos travaux, alors que ces notions étaient encore marginales dans les années 90. Les pratiques de durabilité permettent de définir une vision à moyen et long terme de la pêche au sébaste. Pour autant, elles restent centrées sur la quantité et la qualité des ressources exploitables dans un écosystème délimité par les zones de pêche. Les considérations écosystémiques, déterminées par des RS ancrées et les pratiques des acteurs, cherchent à faire converger, d’un côté l’intérêt de conserver la biodiversité et les dynamiques au sein des écosystèmes, de l’autre la nécessité de rendre accessible les bénéfices économiques et sociaux qu’ils procurent (FAO, 2003). Pour autant, cette approche écosystémique, telle qu’elle est définie, institutionnalisée, représentée et appliquée par les acteurs de la pêche au sébaste, considère les écosystèmes uniquement selon une valeur utilitaire pour les sociétés humaines. De ce fait, elle s’inscrit dans un cadre éthique anthropocentré, alors qu’elle pourrait s’intégrer dans un cadre attribuant une valeur intrinsèque aux ensembles naturels (biocentrisme ou écocentrisme).
45L’écosystème est ainsi instrumentalisé, objectivé et compris à travers un ensemble de connaissances physiques et biologiques, révélateur d’une approche naturaliste et de la représentation dichotomique que la société moderne entretient avec la nature (Descola, 2005). La capacité du système à intégrer l’incertitude (scientifique, politique, sociétale, et cetera), à développer un ensemble de connaissances écologiques locales et traditionnelles, et à considérer une approche sensible (ou intersubjective) de l’environnement, s’en trouve limitée. Les nouvelles approches écosystémiques et de durabilité démontrent une adaptation du SES aux changements : elles induisent de nouvelles pratiques, mais elles restent dans un modèle de pensée naturaliste. En ce sens, elles ne portent pas atteinte aux normes et dynamiques fondamentales du système.
46En fonction du comportement des acteurs qui le composent, un SES peut être résistant, adaptatif, ou transformatif, traduisant la résilience du système aux perturbations (Matyas et Pelling, 2014 ; Folke et al., 2010 ; Walker et al., 2004). La résistance (ou persistance) d’un système est comprise comme la mise en place d’un mode de réponse aux changements qui ne remet pas en cause les normes et valeurs du système, aboutissant à des modifications superficielles et un apprentissage limité (Herrfahrdt-Pähle et Pahl-Wostl, 2012). Un processus adaptatif, quant à lui, se définit par un ensemble d’actions incrémentales sur les composantes du SES visant à absorber les perturbations induites par des changements, sans en modifier les structures fondamentales (Barnes et al., 2020). L’adaptation se distingue d’une approche transformative, cette dernière modifie les dynamiques fondamentales du système, en vue d’en créer un nouveau. Selon les théories de la transformation, la création d’un nouveau SES prend forme lorsque l’ancien système ne peut pas répondre aux nouvelles conditions environnementales, politiques, sociales ou économiques, affectant le bien-être fondamental des communautés (O’Brien, 2011 ; Walker et al., 2004). Dans ce contexte, les représentations sociales centrales, et les pratiques associées, peuvent nous offrir une indication sur le comportement des acteurs face aux changements dans le SES de la pêche au sébaste au Québec.
47La dégradation généralisée des écosystèmes, la nécessité de redéfinir l’utilisation des ressources naturelles, la vulnérabilité du bien-être des communautés côtières aux incertitudes, ainsi que le délaissement du développement des territoires par les politiques de pêche sont des perturbations suffisamment importantes pour justifier la mise en place d’une approche transformative du SES de la pêche au sébaste au Québec. Ces perturbations peuvent constituer ce que Bruno Latour (1991) appelle des hybrides, soit des éléments de notre société qui dépassent les limites du rapport dichotomique humain-nature. Ces hybrides remettent en question le fondement de la société moderne, basée sur une distinction sujet-objet. Cependant, à la lecture des pratiques et des RS les plus fondamentales, nous pouvons considérer que les acteurs suivent un ensemble de cadres idéologiques qui limitent la capacité du SES à répondre aux changements. Ancrés dans des paradigmes centrés sur une objectivation de la nature, un anthropocentrisme faible, un techno-solutionnisme, et une approche extractiviste, les acteurs du système ne sont pas en mesure de concevoir d’autres modèles de pensée qui contribueraient à la transformation du SES. Ces paradigmes naturaliste, extractiviste, technique et anthropocentré sont essentialistes, considérés comme suffisamment efficaces pour résoudre les problèmes rencontrés. Toutefois, ils occultent l’ensemble des autres possibilités qui permettraient de répondre aux perturbations contemporaines, notamment la reconnaissance d’un savoir écologique, l’attribution d’une valeur intrinsèque aux écosystèmes, ou encore la mise en place d’outils d’innovation sociale et d’une approche intersectorielle.
48Malgré les dynamiques de résistance et d’adaptation du SES de la pêche au sébaste au Québec, révélées par notre étude, nos résultats affichent quelques pistes qui pourraient favoriser une transformation du système face aux perturbations. La crise sanitaire liée à la pandémie du COVID-19 a notamment renforcé la reconnaissance des produits locaux dans la politique alimentaire du Québec. Plusieurs projets profitent de ce contexte pour dénoncer l’extractivisme et la déconnexion de la filière halieutique au territoire. Le projet Manger notre Saint-Laurent vise également à reconnecter les communautés québécoises avec le Saint-Laurent, en mettant en lumière les ressources comestibles du fleuve. Enfin, la reconnaissance récente d’un mode de gestion fondé sur une justice restaurative démontre que des alternatives vers une gestion intégrée des ressources sont possibles. Ces éléments viennent ainsi nuancer les paradigmes en place. Ils élargissent le champ des possibilités pour répondre aux changements et ouvrent des portes vers une transformation du SES de la pêche au sébaste au Québec.
49Notre étude vise à comprendre les mécanismes de réponse aux changements sociaux et écologiques mis en œuvre par les acteurs de la pêche au sébaste au Québec. Pour cela, nous avons effectué des entrevues semi-dirigées auprès de 34 acteurs (pêcheurs, transformateurs, gestionnaires) impliqués dans le processus de réouverture de la pêche au sébaste au Québec. L’analyse du contenu des entrevues a permis de faire ressortir 84 pratiques mises en œuvre par les acteurs. Certaines de ces pratiques sont mentionnées par un grand nombre d’acteurs, d’autres davantage mentionnées par des catégories d’acteurs en particulier (profession ou localisation).
50À travers cette étude, nous mettons en lumière les représentations sociales que les répondants ont de la pêche. Nous retrouvons dans le noyau central des représentations sur la répartition des droits d’accès aux ressources, comme enjeu de justice sociale et d’équité environnementale, l’importance du développement sectoriel au détriment d’un développement territorial et social intégré, et une politique environnementale centrée sur les ressources utiles de l’EGLS. Ces représentations suivent un ancrage des paradigmes extractiviste, naturaliste, et technologique, contenu dans un cadre éthique anthropocentré, qui limitent la capacité des acteurs à concevoir de nouveaux modes de réponses face aux perturbations. Le SES de la pêche au sébaste au Québec suit également un processus d’adaptation du SES induit par de nouvelles approches écosystémiques et de durabilité. Cependant, ces approches n’impliquent pas de transformations fondamentales des dynamiques du système, telles que la modification du régime de pêche, l’innovation sociale, une approche écocentrée, ou encore une interprétation sensible de la nature. Les changements dans le SES de la pêche au sébaste induisent une modification des pratiques des acteurs, mais renforcent la reproduction des RS fondamentales et l’institutionnalisation des paradigmes déjà en place.
51Notre étude démontre un ancrage des paradigmes d’exploitation des ressources halieutiques, malgré l’émergence de nouvelles représentations. Avant d’influencer les paradigmes ancrés, les nouvelles RS connaissent des phases d’objectivation et d’ancrage (Pianelli et al., 2010), (comparables au processus de construction de la science normale que nous faisons intervenir dans notre cadre conceptuel). L’émergence de RS, de leur adoption par les acteurs à leur institutionnalisation et leur opérationnalisation, s’inscrivent ainsi dans des échelles de temps différentes des paradigmes.
52Dans ce contexte, notre étude discute de plusieurs freins que la gestion des pêches au Québec, et plus largement au Canada, doit relever pour répondre pleinement aux changements sociaux et écologiques dans la réouverture de la pêche au sébaste. La transformation fondamentale du système des pêches passe par une sortie du modèle extractiviste et la mise en place de politiques publiques tournées vers le développement des territoires et le bien-être des communautés côtières québécoises. Pour cela, les acteurs du SES doivent développer une véritable politique d’innovation et de mobilisation sociale dans le secteur des pêches. Notre étude met également en avant l’impératif de dépasser la vision naturaliste et sectorielle de la pêche et la valeur utilitaire attribuée aux ressources, afin de reconnecter la pêche au système alimentaire durable du Québec. La pêche ne doit pas simplement être comprise comme une activité définie par des modèles écologiques et économiques, mais bien comme un système fondamentalement social, intégré dans le développement des communautés, et dont les dynamiques sont déterminées par un ensemble de représentations et d’idéologies.
Cette étude n’aurait pas pu être réalisée sans la participation des différents acteurs de la pêche au sébaste au Québec que nous avons rencontré. Nous les remercions chaleureusement pour le temps et l’attention qu’ils nous ont accordée dans le cadre des entrevues semi-dirigées. Nous remercions également Jean-Ronald Joseph et Esteban Figueroa pour leur aide à la passation des entretiens. Nous tenons à remercier le regroupement Ressources Aquatiques Québec et le ministère Pêches et Océans Canada pour la prise en charge des frais associés à l’étude. Enfin, nous remercions l’ensemble des relecteurs et relectrices pour leurs commentaires bonifiant le contenu de l’étude.