1« C’est quand on revient aux (infra) structures que l’on atteint les limites du virtuel » (Lopez et Diguet, 2023, p. 23)
2Ce livre, coécrit par Fanny Lopez, Historienne de l’architecture et Cécile Diguet, urbaniste, s’appuie sur plus d’une centaine d’enquêtes de terrain auprès des « acteurs des compagnies électriques et des services urbains » (Lopez et Diguet, 2023, p. 13) en lien avec l’économie numérique. Définis comme « nœuds du réseau […] bâtiments d’hébergement et de connexion des données » (Lopez et Diguet, 2023, p. 14), les centres de données permettent une matérialisation de l’économie numérique, dont la virtualité reste encore souvent mise en avant. Ces enquêtes furent menées dans plusieurs pays : France, États-Unis, mais aussi Irlande, Suède, Pays-Bas et Espagne. Le livre valorise aussi la participation à des travaux d’expertise dans la région française Île-de-France autour des défis que pose la fourniture d’énergie électrique à ce secteur de l’économie, dont la consommation ne cesse d’augmenter (Diguet et al., 2019).
3Les racines du livre annoncent un paradoxe qui n’est pas nouveau (Pétiniaud et Salamatian, 2020), mais que ses auteurs actualisent et éclairent. Si « la fascination qui a accompagné cette urbanité numérique et son économie est […] restée oublieuse de sa matérialité » (Lopez et Diguet, 2023, p. 11), « rien n’est plus consommateur d’espace et d’énergie que les infrastructures numériques » (Lopez et Diguet, 2023, p. 12). Exposer ce « refoulé spatial » justifie la question : « pourquoi si peu d’architecture » pour les centres de données (Lopez et Diguet, 2023, p. 15) ? Répondre à cette question pousse à exposer les enjeux économiques, écologiques et géopolitiques qui sont associés au tournant numérique, et les risques associés.
4Revenons vers le paradoxe de base : « Alors que la dimension architecturale reste faible, l’impact territorial et énergétique du phénomène » [le centre de données] « ne cesse de s’amplifier » (Lopez et Diguet, 2023, p. 32). On peut illustrer ce paradoxe en l’abordant à plusieurs échelles d’analyse. Mais, quelle que soit l’échelle, l’ambiguïté reste de règle : elle réduit considérablement la lisibilité spatiale des activités liées à l’économie numérique.
5Localement, le livre illustre le caractère multiforme des centres de données. Le type dominant semble être celui qui fut décrit par Moriset (2003) : une boîte très peu ouverte sur l’extérieur, comme avec le centre de données de Coresite à Santa Clara (Lopez et Diguet, 2023, p. 47). Mais on peut tout aussi bien trouver un contre-exemple avec l’Amsterdam data tower de la société Digital realty, 11 étages et 72 mètres (Lopez et Diguet, 2023, p. 44). Plus inattendu est le bâtiment qui héberge la société Telehouse, sis au boulevard Voltaire à Paris. « Point névralgique de l’internet français, il constitue un noyau central pour 80% du trafic internet direct en France » (Lopez et Diguet, 2023, p. 42). Il s’agit pourtant d’un bâtiment que les auteures rattachent au Paris haussmannien, dont la façade a été conservée. Un point commun apparait à cette échelle d’analyse : la discrétion, notamment par l’absence de publicité, et la volonté de maintenir l’observateur à distance. « Il est difficile d’identifier » [les centres de données] en se promenant » (Lopez et Diguet, 2023, p. 46). « Une architecture standard et sans logo anonymise les entreprises, minimisant ainsi la perception de la présence spatiale et économique dominante du secteur » (Lopez et Diguet, 2023, p. 46)
6À l’échelle des aires métropolitaines, les centres de données renforcent les centres des affaires historiques, tout en occupant des sites qui, au contraire, semblent les remettre en cause. La tour Intergate Manhattan héberge la société Sabey et ses centres de données, avec 32 étages et 160 mètres. Mais les centres de données affectionnent aussi la proximité des aéroports. C’est le cas autour de l'aéroport Schiphol à Amsterdam (Lopez et Diguet, 2023, p. 53), ou encore plus avec l’aéroport Foster Dulles, à Washington. Les auteures estiment que l’on trouve à Ashburn, qui jouxte l’aéroport, la plus grande concentration mondiale de centres de données. Ils renforcent ainsi la structure polycentrique de l’aire métropolitaine : Ashburn se trouve à « 48 kilomètres au NW de la capitale fédérale » (Lopez et Diguet, 2023, p. 68), représentée officiellement par le District de Columbia.
7À l’échelle mondiale, nous retrouvons le même paradoxe apparent. D’un côté, « les réseaux internet et les flux d’informations suivent les hiérarchies urbaines, et favorisent les nœuds métropolitains » (Lopez et Diguet, 2023, p. 36). Mais, de l’autre, cette tendance à la concentration n’empêche aucunement l’existence de centres de données majeurs, qui se situent à l’écart des aires métropolitaines. C’est à Pinevillle, « petite ville tranquille de 1000 habitants au cœur de l’high desert de l’Oregon » (Lopez et Diguet, 2023, p. 58), que se trouvent deux centres de données, l’un lié à Apple et l’autre à Facebook/Meta. Cette localisation suscite la remarque suivante : « personne n’aurait imaginé que la puissance électrique de la ville aurait passé en 10 ans de 10 à 500MW » (Lopez et Diguet, 2023, p. 60). Même si l’évolution des aires métropolitaines aux États-Unis reste à la dilatation, la distance annoncée entre le centre historique de Portland et Pineville est de 240 kilomètres avec un temps de parcours de 3 heures en voiture.
8Cette ubiquité multi échelle, entre visibilité et discrétion, concentration et dispersion, questionne ce qu’est internet comme son évolution. Internet est nécessairement d’un système, correspondant à « la définition la plus courante : un système est un ensemble d’éléments en interaction » (De Rosnay, 1975, p. 92). Un système est dénué d’un centre unique, et hostile à la concentration, par la pluralité des centres qu’il suppose. Les auteures le mentionnent : « aucun réseau n’est officiellement au cœur d’internet » (Lopez et Diguet, 2023, p. 24) ; « Les centres de données sont l’infrastructure centrale du système technique numérique, ce sont les nœuds du réseau » (Lopez et Diguet, 2023, p. 14). Mais les auteures signalent à de nombreuses reprises la tendance d’internet à se concentrer sur quelques villes mondiales, une cinquantaine : « il y a une dynamique majeure de la concentration et d’agglomération centripète de la donnée qui laisse perplexe » (Lopez et Diguet, 2023, p. 67).
9Comment expliquer les différentes facettes de ces multiples paradoxes, qui se recoupent, comme la tendance mondiale observée ? Pourquoi le retour de la géographie face à la domination de l’économie numérique par la cybernétique ? Cette dernière promeut encore aujourd’hui la gestion des risques urbains par une approche technicienne, celle des villes intelligentes (Lopez et Diguet, 2023, p. 21).
10Les géographes ont déjà identifié les différents facteurs qui guident les localisations des centres des données, comme, en partie, leurs formes. On les retrouve dans le livre, qui mentionne, notamment à propos de la Suède, les services écosystémiques, comme le « climat froid qui signifie une moindre consommation d’électricité pour le refroidissement », mais aussi « la disponibilité foncière, le prix attractif de l’électricité combiné à de faibles taxes, et une quantité importante d’électricité provenant de sources d’énergie renouvelables ou décarbonées » (Lopez et Diguet, 2023, p. 65). Les liens privilégiés entre les aires métropolitaines et les centres de données ont été constatés depuis longtemps. Ils s’expliquent par la demande urbaine, l’existence de centres de recherche et de formation, mais aussi par l’existence de nombreuses infrastructures antérieurement présentes. Au premier chef, les réseaux d’approvisionnement électriques de capacité et de fiabilité suffisante pour soutenir le fonctionnement des métropoles. Mais également les ports et les aéroports, nœuds préexistants de télécommunications et de réseaux câblés. Pensons à l’exemple du Holland Tunnel à New-York (Lopez et Diguet, 2023, p. 38).
11Au-delà de cette multiplicité de facteurs interprétatifs, que l’on retrouve dans la bibliographie, les auteures font ressortir deux éléments majeurs. Le premier : « assurer la continuité électrique est la première des obligations d’un centre de données, c’est sur ce point que repose sa valeur » (Lopez et Diguet, 2023, p. 76) appelle le second : « Comme nous l’a rappelé un ancien de Goldman Sachs passé chez Digital Realty : « le centre de données, c’est avant tout un produit immobilier de très haute rentabilité financière ». La rentabilité du flux est basée sur la sécurité des installations et la bonne connexion aux réseaux électriques et de fibre » (Lopez et Diguet, 2023, p.27). Ces éléments supposent la relativisation, si ce n’est l’invisibilisation, de plusieurs types de risques par rapport aux impératifs de fonctionnement et donc de rentabilité. « L’utopie cybernétique », qui facilite l’invisibilisation des conflits entre types de risques, en les gérant techniquement, trouve aujourd’hui ses limites. En effet, les risques se multiplient, principalement autour de la question liée à l’énergie électrique. C’est aussi la multiplication des centres de données qui finit par révéler leur présence.
12L’existence des risques liés aux centres de données a été identifiée, notamment par Moriset (2003), par exemple en lien avec le stockage de fioul, pour alimenter les générateurs en cas de coupure d’alimentation électrique sur le réseau général. Les auteures pointent d’autres risques, très variés, comme ceux liés aux attentats terroristes, ou d’un déficit d’urbanité qui en est en partie le corolaire, les centres de données étant parfois nommés forteresses de l’information numérique. La contribution des centres de données à la formation des îlots de chaleur urbains est également évoquée. Mais les risques les plus importants, pour les deux auteures, sont liés à la consommation d’énergie électrique. Dès l’introduction, le bilan est clairement posé : « En Île-de-France, on compte 165 centres de données pour 110 sites et une consommation électrique qui dépasse 1 GW, soit la production électrique […] des deux réacteurs de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine » (Lopez et Diguet, 2023, p. 11). Or, des évaluations citées par les auteures mentionnent que le secteur numérique aurait pu consommer 7% de l’électricité mondiale en 2017, avec une progression qui pourrait le faire passer à 25% de la consommation électrique mondiale en 2025 (Lopez et Diguet, 2023, pp. 74-75). Cette tendance de fond multiplie les conflits entre les usages métropolitains, autour de la consommation d’électricité. Elle pousse à révéler la présence de ces centres de consommation majeurs que sont les centres de données. Ils deviennent alors non seulement facteurs de risques pour eux-mêmes, mais aussi pour l’évolution des peuplements humains, principalement métropolitains, qu’ils pourraient remettre en cause.
13Ces évaluations sont partiellement confirmées par les enquêtes de terrain, spécialement à Amsterdam et à Stockholm, où des solutions sont recherchées pour rendre l’économie numérique plus compatible avec les autres besoins énergétiques métropolitains. Les auteures insistent toutefois sur les difficultés à trouver des solutions de conciliation, même là où la récupération de la chaleur permettrait de participer au chauffage des serres, ou au chauffage urbain. Si des exemples sont cités, « de nombreuses études réalisées n’ont pas eu de suite » (Lopez et Diguet, 2023, p. 85). L’explication principale est liée à la nécessité de ne pas remettre en cause le fonctionnement du centre de données, c’est-à-dire, sa rentabilité.
14Le livre mentionne aussi la volonté des acteurs du numérique de trouver des solutions permettant de réduire la dépendance des centres de données par rapport aux réseaux principaux de fourniture d’électricité. Par exemple, avec la ferme solaire d’Apple à Pineville (Lopez et Diguet, 2023, p. 60). Ces exemples, qui passent par l’énergie renouvelable (hydroélectricité, parcs d’éoliennes, parcs solaires), visent toutefois plus à sécuriser le fonctionnement des centres de données qu’à limiter leur consommation croissante en énergie.
15Par conséquent, l’apparition progressive et relativement lente, compte tenu des enjeux économiques et écologiques, des risques associés à l’économie numérique révèle le caractère asymétrique des rapports de pouvoir. Les deux auteures les illustrent à de nombreuses reprises, ce qui les amène au bilan : « aucune réglementation nationale ne vient aujourd’hui statuer sur la puissance capitalistique des majors du numérique. Au contraire, la réglementation actuelle leur permet même de déployer leurs centres de données sur n’importe quel foncier disponible à la vente » (Lopez et Diguet, 2023, p. 16). Le bilan mériterait toutefois d’être nuancé, les auteures livrant des contre-exemples en Suède et aux Pays-Bas. Il s’agit surtout de pointer la faiblesse des régulations par les politiques publiques. À l’échelle internationale, les auteures mentionnent ponctuellement la question qui est celle des « États en quête d’indépendance » […] « La Chine et la Russie ayant créé des internets nationaux et fermés dans cette optique » (Lopez et Diguet, 2023, p. 104). La question concerne directement l’Union européenne : « un cloud français ou européen serait-il vraiment en capacité de se développer en face des poids lourds états-uniens ? Les États disposent-ils de moyens de contrôle adéquats pour assurer la confiance en ce nouveau label » ? (Lopez et Diguet, 2023, p. 105).
16On voit donc combien le retour de la géographie, en lien avec la révélation de la place croissante qu’occupent les centres de données dans les peuplements humains, surtout métropolitains, pose des questions liées aux rapports de force politique. Les enjeux économiques et écologiques sont devenus tels, à toutes les échelles, que l’invisibilité de l’économie numérique n’est plus guère tenable. Le livre suggère fortement, in fine, la remise en cause des principes du néo-libéralisme sur lequel s’est appuyée cette invisibilisation de l’économie numérique. On appréciera la remarque : « la ville numérique contient en partie le problème qu’elle prétend résoudre » (Lopez et Diguet, 2023, p. 12). La dernière partie du livre est consacrée à des exemples défendant cette possibilité « d’autogestion de de souveraineté technologique » [par] « les infrastructures numériques décentralisées » (Lopez et Diguet, 2023, p. 111). Elles semblent confirmer la capacité d’internet à pouvoir rester un système, en contrant, même partiellement, la tendance observée à l’hyperconcentration. Des exemples pris dans la région espagnole de la Catalogne, mais aussi aux États-Unis, confirment l’existence de cette évolution, même si elles sont « loin de constituer un contre-pouvoir à l’échelle des big Tech » (Lopez et Diguet, 2023, p. 111).