En 2016, un individu non identifié s’est attaqué à une femme âgée de 69 ans qui marchait dans moins d’un mètre cinquante d’eau sur la plage très fréquentée de Poé en Nouvelle-Calédonie. L’individu a sectionné les avant-bras de sa proie, qui a rapidement succombé à ses blessures (Le Point, 2016).

Depuis 2020, des individus violents, agissant en groupe, ont attaqué les bateaux croisant au large des côtes ibériques de l’Atlantique. Ils ciblent généralement les safrans des navires et provoquent parfois des dommages suffisamment importants pour trouer la coque. Les raisons de ces attaques répétées restent pour l’heure inexpliquées mais elles sont l’œuvre d’un groupe d’individus bien identifié (France24, 2023).

En juin 2023, l’agence brésilienne de protection de l’environnement a confisqué 28,7 tonnes d’ailerons de requins, correspondant à 10 000 individus, à deux compagnies nationales qui tentaient de les exporter vers l’Asie. Il s’agit de la plus grosse prise de ce type jamais réalisée (BBC, 2023), dans un contexte où pourtant 71 % de l’ensemble des requins et raies ont été décimés depuis 1970 (Pacoureau et al., 2021).

Introduction

1Les prédateurs occupent une place particulière dans l’histoire humaine. Tout à la fois concurrents spatiaux et trophiques, coreligionnaires mythiques et praxéologiques, parfois associés et commensaux mais aussi, bien sûr, potentielles proies les uns aux autres, ils occupent nos vies et nous occupons la leur dans une dimension fondamentalement écologique, c’est-à-dire dans la manière d’habiter une maison commune. Cette coexistence a été marquée historiquement par un fort recul des prédateurs non humains, en particulier depuis l’avènement de l’Anthropocène. Mais récemment ces relations semblent amorcer un basculement en faveur d’un retour des prédateurs. La question à laquelle s’attèle cet article est de savoir si cette amorce va avoir des conséquences majeures d’un point de vue historique ou si au contraire elle n’est qu’un épiphénomène dissimulant une continuité et un renforcement de la marginalisation des prédateurs non humains dans l’écoumène qu’est désormais la Terre.

2Les prédateurs marins portent dans ce questionnement une charge heuristique évidente en ce qu’ils sont à la fois à la marge de cet écoumène et à la marge d’un des principaux moteurs du moment animal que nous traversons actuellement (Emel et al., 2002). Ce dernier se caractérise notamment par un engagement nouveau entre humains et non humains, dépassant les cadres utilitaristes — alimentaires ou cynégétiques en particulier — qui ont marqué la période moderne et l’expansion du capitalisme, pour s’ouvrir sur l’excitation ontologique que procure la « rencontre transpécifique ».

4Par ailleurs, la menace que constitue le prédateur se retrouve également dans le monde océanique où elle est constitutive de la maritimisation des sociétés contemporaines. Hélène Artaud, dans son ouvrage Immersion, montre que le rapport occidental à l’océan, qu’elle nomme « monde atlantique », a été historiquement conflictuel, mais que la rencontre avec une autre histoire, celle du « monde pacifique », pourrait venir transformer cette conception menaçante de nos rapports à l’océan (Artaud, 2023). Artaud, néanmoins, referme cette perspective sitôt qu’elle l’a ouverte, en montrant, sur la base d’une série d’exemples du nouvel intérêt de nos sociétés pour la mer, que la « pacification » n'a pas eu lieu. Cet article cherche à poursuivre ces questionnements d’une manière sensiblement différente, en se centrant non pas sur une vision globale du rapport à la mer mais plus spécifiquement sur des pratiques individuelles de rapprochement entre humains et prédateurs marins. Si la dangerosité de l’océan est liée à la plus ou moins forte distance que les humains entretiennent avec la mer, il semble impératif d’aller chercher la preuve dans les pratiques qui, elles-mêmes, transgressent ces distances. À ce titre, l’article s’intéresse à un objet particulier : l’engagement humain et animal dans un espace de coprésence momentané et les incidences politiques que cette connexion peut avoir. Cette rencontre ne véhicule-t-elle pas une volonté de confrontation distinguant autant l’humain qui la provoque des autres humains qu’elle le rapproche du prédateur non humain ? En d’autres termes, la rencontre, acte par essence individuel, porte-t-elle une dimension politique ; et celle-ci peut-elle être traduite socialement au sein des communautés humaines et diplomatiquement par-delà les barrières spécifiques ?

5L’article propose dans ce cadre une lecture particulière de la rencontre : quand l’anthropologie déploie un récit de la rencontre à partir d’une altérité radicale, il s’agit ici de montrer que le monde actuel est d’ores et déjà un monde connecté dans lequel nous ne nous rapprochons pas de l’autre, mais nous négocions les distances sur la base d’une vie commune. Sociétés exotiques et nature sauvage n’existent plus ; elles sont remplacées par une « indigénité globale » reliant les humains entre eux ainsi que les humains aux non humains, dans laquelle la capacité de mise à distance est l’enjeu du siècle (Rodary, 2019).

6Dans ce contexte, la rencontre entre un humain et un prédateur marin, parce qu’elle transgresse des distances entre espèces, porte potentiellement en elle une dimension politique, sans qu’on puisse considérer a priori qu’elle résolve les conflits générés par la modernité et l’ontologie naturaliste. C’est au contraire un appareillage entièrement nouveau de compréhension de la dimension politique de la négociation des distances qui est nécessaire pour comprendre le monde actuel. À ce titre, les rapports des humains aux prédateurs marins, dans leurs engagements comme dans leurs distanciations, sont révélateurs des nouvelles distinctions et des inégalités socioécologiques que dessinent les dynamiques contemporaines de maritimisation des sociétés.

La défaite des prédateurs non humains

8Sans pouvoir ni vouloir faire ici un résumé des relations historiques entre humains et prédateurs non humains, il est néanmoins utile de rappeler que les éléments archéologiques montrent que l’expansion des humains a eu un impact important sur les milieux et notamment sur la vague d’extinction des grands mammifères à la fin du quaternaire (Sandom et al., 2014), considéré par certains comme la cause d’un des premiers signes géologiques de l’entrée dans l’Anthropocène (Lewis et Maslin, 2015). Le Néolithique, avec la diffusion de l’agriculture et de l’élevage, a exacerbé la compétition spatiale entre les humains et les animaux terrestres. Et plus récemment, la période moderne s’est distinguée, on le sait, par la recrudescence de la pression anthropique sur les vertébrés en général et sur les plus grands d’entre eux en particulier. Les évaluations les plus prudentes estiment que durant les deux derniers siècles le taux d’extinction d’espèces a été cent fois supérieur aux niveaux antérieurs de disparition d’espèces (Ceballos et al., 2015). Mais c’est surtout la quantité de ces animaux qui a été radicalement transformée par l’histoire humaine. On considère que la biomasse totale des mammifères sauvages, terrestres et marins, a été réduite de 80 % entre la fin du quaternaire et aujourd’hui (Bar-On et al., 2018).

9Dans cette tendance à long terme, les animaux les plus grands et, parmi ceux-ci, les carnivores ont été les plus touchés. Ceci s’explique en large partie par la forte demande énergétique liée à leur taille et aux besoins en proies et en espace que cela impose (Ripple et al., 2014). En milieu marin, les processus ont été relativement similaires, avec néanmoins des décalages dans le temps : le recul des animaux océaniques ayant véritablement débuté il y a à peine plus d’un siècle (McCauley et al., 2015). Ces dynamiques récentes ont donc eu un effet moins prononcé que sur terre en termes de disparation d’espèces ou de réduction de leur biomasse (Bar-On et al., 2018), même si les principaux prédateurs marins ont eux aussi connu de fortes réductions de leurs aires de répartition (Worm et Tittensor, 2011).

10La coexistence interspécifique a donc été marquée par un recul des grands prédateurs au profit des humains, dans une dynamique spatiale caractérisée à deux niveaux : d’une part, un recul massif des animaux à l’échelle globale, aussi bien en termes de masse que de nombre d’espèces et, d’autre part, à l’échelle plus locale, des stratégies animales d’évitement des humains, qui peuvent prendre la forme d’une réduction des mouvements (Tucker et al., 2018) ou d’un renforcement des activités nocturnes (Gaynor et al., 2018).

Le retour des prédateurs

11Mais celles et ceux qui ont vu les films Les dents de la mer (1975) ou Predator (1987) le savent bien : les prédateurs sont de retour et la question de la survie de l’humain n’est plus une figure purement rhétorique. Elle oblige au contraire à accorder une large place aux modalités — plus ou moins technologiques et plus ou moins relationnelles — de gestion du conflit que le prédateur, par sa présence comme par son intention, oblige l’humain à intégrer. On notera, d’ailleurs, que cette intentionnalité reste obscure pour les humains qui la subissent, qu’elle vienne de la mer ou de l’espace. Dans les deux cas, la réponse donnée à voir dans ces films est alors principalement belliqueuse. Mais à la même époque d’autres productions, notamment australiennes, développent des réflexions plus complexes, certes encore viriles dans Crocodile Dundee (1986), mais aussi existentielles et humoristiques (« La vie sexuelle des crocodiles », nouvelle de Kenneth Cook [2009]) ou explicitement philosophiques (Plumwood, 2021).

12Depuis lors, la question du retour des prédateurs semble s’être diffusée à l’échelle du globe. Elle a connu une mise en pratique involontaire lors de la pandémie de Covid-19, où les confinements humains ont provoqué des reconfigurations territoriales et temporelles chez de nombreux animaux (Tucker et al., 2023 ; Burton et al., 2024).

13La question de savoir dans quelle mesure ces transformations favorisées par la pandémie sont amenées à avoir des incidences au-delà de la durée de la crise elle-même reste néanmoins posée. Elle l’est d’un point de vue pratique dans la perspective d’une réimplantation de prédateurs dans des espaces plus ou moins anthropisés qu’ils avaient auparavant désertés, à l’image des grandes métropoles investies par des espèces à l’écologie assez large comme les léopards en Inde (Landy et al., 2018). Elle l’est aussi d’un point de vue plus conceptuel quant à la place que les humains accordent maintenant à ces partenaires en concurrence.

14Même en France, où la politique de l’animal a été traditionnellement ramenée à des objectifs économiques et d’aménagement du territoire et où la relation à l’animal est subordonnée par la question sociale, le moment animal a bien eu lieu à la fin des années 2010 : « Cela fait peu de temps, finalement, que l’animal est appréhendé comme un sujet. Mais à partir de ce moment, les choses sont allées très vite » écrit Sergio Dalla Bernardina en 2020 (Bernardina, 2020). Ce tournant est illustré notamment par l’explosion éditoriale que ce segment, autrefois très marginal, a connue ces dernières années. Si des observateurs comme l’économiste Frédéric Lordon déplorent que l’on « pleurniche le vivant » en se détournant des vrais enjeux du siècle — entendre une question politique ramenée à la lutte contre le capitalisme (Lordon, 2021) —, ils semblent s’adresser davantage aux excès éditoriaux provoqués par l’engouement pour les ouvrages transpécistes qu’à la réalité d’une pensée critique de la relation aux animaux pour laquelle la charge politique est explicite. C’est que cette relation est à la fois vectrice et symptôme d’un changement de perspective, dont les incidences sont bien plus larges que ce qu’une lecture réduite à un naturalisme apolitique pourrait laisser suggérer.

15La relation aux animaux est en effet une des conséquences d’un décentrement progressif du regard moderne, porté sur la division entre « nature » et « culture », au profit d’un intérêt pour ce qui fait connexion. Cette analyse a déjà été théorisée par de nombreux penseurs, parmi lesquels les critiques de la condition moderne (Latour, 1994) ou de l’ontologie naturaliste (Descola, 2005). Mais ces théories s’inscrivent également dans un mouvement de plus long terme dont on peut notamment percevoir les prémisses avec le tournant cybernétique de la fin des années 1940 qui pointait la centralité du processus d’échange communicationnel et donc l’importance de la relation par rapport à la substance. La cybernétique a connu depuis une certaine désaffection en tant que concept, mais elle a joui d’une descendance foisonnante, qui s’est éloignée de l’analyse des substances au profit des connexions. Une perspective connective serait donc en train de se déployer sur les ruines d’une vision moderne délaissée, dans laquelle l’attention aux connexions ferait perdre au sujet humain sa singularité. Cette perte s’opère au profit d’autres formes d’entités relationnelles, non seulement vivantes mais aussi les non vivants que sont les machines. Le mouvement de connexion ne concerne donc pas uniquement les animaux, mais aussi directement la technostructure et la dynamique capitaliste qui continuent de se déployer (Rodary, 2019).

Politiser la rencontre transpécifique

16Resituer la rencontre animale dans le contexte connectif lui confère une dimension politique. Mais la difficulté est que cette contextualisation de mise en pratique du moment animal n’aide pas à faire ce travail de repolitisation. Déjà, parce que l’histoire de la protection de la nature a été construite sur des arguments présentés par ses promoteurs comme strictement écologiques et économiques, mais qui ont eu des conséquences violentes sur les populations humaines les plus défavorisées. Il n’aide pas, non plus, parce que cette histoire a permis et favorisé des pratiques personnelles de rencontre avec l’animal dont le caractère politique a justement été dissimulé par la dimension individualiste de cette relation.

17La rencontre transpécifique est petite-fille de la chasse et fille de la conservation. L’histoire des pratiques cynégétiques est bien sûr une histoire de rencontres. Mais celles-ci s’étaient trouvées, sur les derniers siècles, significativement déséquilibrées avec la diffusion des armes à feu, qui introduisaient une médiation technologique et une distanciation plus forte entre le chasseur et sa proie. Parallèlement, la chasse s’est largement découplée d’objectifs alimentaires avec le développement de la « chasse de loisir » qui s’est diffusée dans la construction des empires coloniaux, en particulier britannique (MacKenzie, 1988). Ce sont ces pratiques qui progressivement se sont transformées en politiques de conservation. La chasse ne disparait pas mais elle est accaparée par une élite. Les politiques conservationnistes se voient de la sorte soit articulées à une activité cynégétique, soit contingentées par un cadre institutionnel de protection des animaux, formalisé par des parcs ou des réserves consacrés au tourisme « de nature », au sein desquels les animaux comme les humains sont contrôlés par une administration d’État ou privée (Brockington et al., 2008).

18C’est sur certains de ces espaces que la rencontre entre l’humain et l’animal a été en partie (re)fondée. La rencontre transpécifique s’est développée dans les zones de wilderness, pensées et construites aux États-Unis ; des espaces dont l’extériorité à l’écoumène a été autant le fait d’un choix politique qu’un héritage écologique. La zone sauvage qu’est la wilderness est un espace hors de la société parce qu’un appareillage étatique en a exclu ou décimé les populations humaines avant de protéger les populations animales. Ce faisant, elle est devenue un lieu non pas interdit aux humains mais réservée à certains individus, notablement des hommes blancs, pour qui cette entrée dans un monde sauvage se voyait consacré par la rencontre avec un animal.

19L’expérience individuelle de l’entrée dans un monde sauvage était bien sûr déjà présente au xix^e siècle chez David Thoreau, et elle l’est encore au milieu du siècle suivant chez Aldo Leopold qui formalise la notion de wilderness. Elle l’est encore dans les travaux déjà cités de Val Plumwood et, plus récemment, dans Les diplomates de Baptiste Morizot (2016) ou Croire aux fauves de Nastassja Martin (2019) qui ont contribué à populariser les sciences sociales de l’animal en France, au moment où se diffusait l’idée de wilderness en sol français (Maris, 2018).

20Il y a donc des rencontres qui ne sont pas basées sur l’objectif de mise à mort et qui sont davantage qu’une observation médiatisée par une administration, c’est-à-dire des rencontres qui sont un véritable engagement. En ce sens, ce qui peut « être appelé l’excitation ontologique de l’animal ; c’est-à-dire le sens d’une soudaine intensification – accélération ou épaississement – d’Être » (Smith, 2004, p. 5) produit par la rencontre avec un animal peut-elle avoir une signification au-delà de sa réalisation ? L’infrapolitique transpécifique mise en place dans ces situations a-t-elle une traduction politique ? Quelle est l’action collective susceptible d’émerger de ces engagements individuels au-delà de l’anecdotique, du pittoresque ou de l’exotique ? Plus fondamentalement, la dimension conflictuelle des interactions entre humains et prédateurs non humains, constitutive de l’expansion capitaliste, peut-elle être subvertie par d’autres formes d’intérêts de socialisation transpécifique ? Autrement dit, les rencontres transpécifiques sans mise à mort peuvent-elle jeter les bases d’une modalité de vivre ensemble transpécifique à des échelles supérieures à l’individu ?

21Une première réponse, que pourrait laisser entendre l’analyse d’un monde connectif proposé plus haut, serait que la dimension politique de la rencontre transpécifique a nécessairement une charge éthique positive de transgression par rapport aux frontières érigées par la modernité. Les explorateurs des rapprochements entre espèces seraient donc l’avant-garde d’une critique du capitalisme.

22Une autre lecture, peut-être plus pertinente, tend à replacer la rencontre dans un ensemble plus large en y intégrant ceux qui n’en font pas. Une des caractéristiques majeures du monde connectif déjà évoqué est l’importance de la distance. L’incommensurabilité des êtres et l’altérité fondatrice qui définissaient la période moderne sont remplacées par un monde commun dans lequel la question politique centrale est la remise à distance. Dans ce monde, l’enjeu n’est pas d’être connecté, mais d’avoir les moyens de la déconnexion/connexion. Le contrôle de la distance est un instrument central de ces politiques. Dans ce cadre, la rencontre animale doit se comprendre dans un ensemble de non-connexions à l’animal, de même que dans un monde de coprésence à la machine et des connexions/déconnexions qu’elle opère. Ceci complexifie largement le moment animal et plus largement le nouveau rapport au vivant, en ce qu’ils définissent de nouvelles distances avec des effets politiques tout à fait directs. C’est parce que la rencontre est un acte basé sur l’affirmation d’une continuité là où la modernité voyait des divisions (des discontinuités dirait Descola) qu’elle porte en elle un engagement politique la dépassant.

Caractériser l’engagement transpécifique

23Le lien entre l’engagement de la rencontre et l’acte politique de négociation des distances peut, en milieux terrestres, être expliqué à trois niveaux. Le premier consacre l’importance du regard dans la rencontre entre humain et animal (Woodward, 2008). Noté par Jacques Derrida dans son essai « L’animal que donc je suis » (2006), repris notamment par Donna Haraway (2008), l’échange de regard est ce qui, au-delà de la coprésence momentanée, permet d’entrapercevoir ces mondes différents qu’identifiait l’éthologue Jacob Von Uexküll (2010) et donc de reconnaître la continuité par-delà la distinction spécifique.

Limites océanes

26La maritimisation opère à la fois en continuité et en distinction de ces cheminements terrestres. Les océans ont toujours suscité une appréciation ambivalente quant à leur spécificité par rapport aux espaces terrestres. La question des prédations marines croisées entre humains et non humains est néanmoins un champ plus restreint mais aussi d’actualisation de ces questionnements.

27Les prédations obligent en particulier à réévaluer les caractéristiques océanes à l’aune de modes d’utilisation anthropiques. D’un point de vue physique, la mer limite fortement la capacité des humains à entrer dans les profondeurs et celle de vivre dans les océans. Cette remarque n’est pas réductible à un déterminant strict de la condition maritime, mais elle impose de réfléchir en termes de limites d’habitabilité ­— ce qui correspond précisément aux préoccupations sur les trajectoires socioécologiques actuelles et les limites planétaires (Rockström et al., 2023). Les limites posées aux humains dans leurs utilisations de la mer sont donc moins une contrainte matérielle qu’une ouverture sur les conditions de l’engagement, à la fois personnel et global (Steinberg et Peters, 2015).

28Dans cette perspective, l’océan est lui aussi touché par ce monde connectif qui cherche à reconnecter ce qui semblait disjoint et à réhabiliter ces continuités que la modernité avait arrachées. Sur mer comme sur terre, l’entreprise s’organise selon deux directions généralement entremêlées. D’un côté, des tentatives d’extirpation d’héritages historiques ou culturels, au premier rang desquels figurent actuellement les savoirs et pratiques du Pacifique (Artaud, 2023 ; Hau‘ofa, 1998). De l’autre, une réhabilitation des pratiques personnelles d’engagement dans le monde marin. Mais ici, alors que l’incursion dans une zone « sauvage » terrestre peut être facilement dépouillée de tout appareillage d’extension des capacités humaines, la mer contraint, en dehors des zones littorales, les possibilités d’immersion.

Le front de l’engagement

29L’utilisation d’artefacts comme médiateurs de l’humain et de l’environnement marin a été une constante historique, notamment le bateau pour traverser de longues distances et l’usage des lignes, filets et hameçons pour pêcher — ceux-ci étant probablement parmi les plus vieux outils encore en usage aujourd’hui (Fagan, 2017). Le travail des pêcheurs est une mise en relation par des lignes, au sens où l’entend Tim Ingold (Ingold, 2007 ; 2015). Mais la relation est ambivalente à deux titres. Elle définit, d’une part, une interaction qui reste à distance, la ligne physique servant de palliatif à l’invisibilité réciproque entre pêcheur et poisson. Elle a, par ailleurs, une fonction de médiation ayant pour objectif la capture et la mise à mort. La ligne des pêcheurs ne remplit donc pas de manière satisfaisante les deux attendus de la rencontre transpécifique, en ce qu’elle ne permet pas une relation apaisée et qu’elle reste un artefact qui éloigne l’excitation ontologique de la coprésence.

30Une approche plus sensible et existentielle est néanmoins possible, et pas simplement à partir de perspectives prémodernes ou exotiques. Un exemple frappant est le récit de la rencontre entre Anita Conti et des requins pèlerins sur les côtes bretonnes à la fin des années 1950 ; chapitre saisissant où la vue de l’animal amène l’auteure à engager un récit de huit pages à la première personne du requin :

M’identifiais-je à cette souplesse formidable ? Sentais-je couler sur ma peau la mer lumineuse ? Je frissonnais jusqu’aux cheveux. Oui, je la sentais vivre, cette bête, et si j’étais entrée dans cette peau-là, il me semble bien que je serais idiote de la même manière, de cette manière libre, splendide, dédaigneuse des attaques.

Moi ? Squale de dix mètres ? Qui donc, dans la mer, viendrait se frotter à mon cuir ?

De plus mordants que mon espèce pourraient y songer, c’est évident. Des orques, par exemple. Ces mammifères sont intelligents autant que voraces. Ils sont bien armés ; leurs dents m’arracheraient facilement des lambeaux de chair ; ils sont forts, rapides, ils vivent en hardes de plusieurs têtes. Toutes ces têtes qui sont des gueules carnassières me dépèceraient comme un lapin. Mais moi, je me secouerais de rire. Toutes ces gueules sont obligées de remonter en surface, au-dessus de la surface ; leurs narines doivent alimenter des poumons. Des poumons quand on vit dans la mer ? Quelle dérision !

Je suis un squale, moi, un poisson, une force marine complète. Je n’aurais qu’à plonger, accélérer, ils en crèveraient de me poursuivre ! Rien que de penser à leur odeur de chiens de chasse, mon nez frissonne. Moi, poisson, j’irais craindre ces familles d’essoufflés à sang chaud ? Enfantillage.

Idée d’homme, peut-être ? Pauvres hommes ! Cette espèce-là a peur de tout. Il est vrai qu’elle n’est pas armée. Ni cuir, ni fourrure, ni crocs, ni muscles. J’en ai vu couler quelques fois sous mes yeux... Quelle fragilité sous cette peau vulnérable ! (Conti, 2019, p. 151-152)

32Mais cette métrique d’une coprésence audiovisuelle fait perdre la dimension existentielle de l’engagement transpécifique. Elle dote le corps humain de substituts dont on voit bien la capacité à produire une charge émotive forte sans toutefois reproduire la dimension multisensorielle du contact. La liaison de la prédation se fait alors en différé, par délégation de moyens, que ceux-ci soient matériels ou de bravoure. Exemple archétypal, le documentaire et l’ouvrage 700 requins dans la nuit du plongeur Laurent Ballesta sont présentés ainsi :

Ils sont 700 disent les scientifiques… mais pour Laurent Ballesta ils sont partout. Les requins bouchent l’horizon étroit du faisceau de ses lampes, butent contre ses appareils photo, se frayent en force un passage entre ses palmes. Dans cette horde où chacun s’acharne à survivre règne l’énergie des affamés. Lorsqu’une proie est débusquée une meute se forme et le chaos prend sens. De folles chorégraphies s’organisent et finissent en pluie d’écailles. Dire qu’ils sont impitoyables ferait sourire. Ils sont les prédateurs du fond des âges.

[...] Un ouvrage sur le long terme pour que Laurent Ballesta apprivoise sa propre peur, se fasse accepter peut-être, et accède enfin au cœur de cette meute cachée à Fakarava, un atoll préservé de Polynésie française. Les images qu’il en rapporte sont stupéfiantes de vie, de mort, d’innocence et de violence. Qu’un tel morceau de nature sauvage puisse encore exister nous rassure, nous effraie et nous éblouit (Ballesta, 2018).

33La vidéo s’inscrit dans un cadre plus large de déploiement d’outillages de connaissance et de gestion des mers et est, à ce titre, un des artefacts qui accompagne ce que l’on a désormais coutume d’appeler l’expansion du front maritime. Celle-ci définit un ensemble protéiforme d’investissements technologiques, économiques, scientifiques et d’engagements personnels dans les espaces océaniques, où des usages traditionnels (pêcheries, marines marchandes et militaires) se renforcent et sont complétées par de nouveaux modes d’utilisation des mers. Pour le sujet qui nous occupe, ce front maritime est déjà une avancée de plus dans les logiques d’expansion qui définissent les principaux modes de fonctionnement du capitalisme. Mais de manière plus originale, la logique de front s’articule aussi, à l’échelle globale, à des préoccupations environnementales (Fache et al., 2021). L’explosion des très grandes aires marines protégées depuis le début des années 2010 (Gruby et al., 2021), l’émergence récente de la question des pollutions plastiques (Monsaingeon, 2016) où les négociations sur les Areas Beyond National Jurisdiction (ABNJ) dans les instances de l’ONU concourent à cette articulation entre entreprises d’exploitation et de protection. La concordance avait pu être observée historiquement, mais l’époque actuelle a ceci de particulier que les deux semblent avancer de front : d’un point de vue normatif l’environnement accompagne les discours utilitaristes centrés sur la mise en valeur des ressources marines, et au niveau matériel les dispositifs de conservation s’étendent plus vite que se développent les projets industriels.

34Il en ressort une spécificité pour l’engagement transpécifique marin. Alors que sur terre la démarche pouvait conserver une image critique des conditions d’exploitation des milieux naturels, en mer l’engagement s’inscrit étroitement dans la dynamique de front. Et dans ce cadre, l’artefact technoscientifique est une courroie de transmission directe entre la démarche individuelle et le système dans et par laquelle elle se déploie.

36Mais la pression sur les animaux marins ne se réduit pas aux prélèvements de la pêche. Elle est également corrélée à une présence humaine de plus en plus forte sur les espaces de contact, notamment avec le développement des activités de loisir (Chapman et McPhee, 2016). Il a par exemple été démontré qu’en Nouvelle-Calédonie la distance aux principales zones d’habitations humaines avait un impact plus direct sur le nombre et la diversité des requins que la présence d’une aire marine protégée (Juhel et al., 2018).

37En retour, les prédations animales sur les humains augmentent également, par des attaques effectuées soit directement sur les humains, soit sur les ressources halieutiques que ceux-ci visent (Chapman et McPhee, 2016). De même, l’augmentation des déprédations de mammifères marins ou de requins sur les pêcheries pélagiques s’explique en partie par l’extension spatiale de cette activité (Amelot et al., 2022 ; Tixier et al., 2019).

38Il y a donc une évolution des relations entre humains et prédateurs marins qui, dans le même mouvement, les rapproche et les conflictualise. Est-ce à dire que la réduction des distances entre ces espèces est structurellement menaçante et que les objectifs de cohabitation voire de coexistence sont intrinsèquement inatteignables ?

Transhumanisme offshore

39Le terme offshore est un anglicisme n’ayant pas de traduction française directe, définissant à la fois la mer, le large, un espace hors des frontières ou extraterritorial. En bref, la distance intrinsèque que représente la mer pour les humains est constitutive du concept d’offshore (Legroux, 2024). La distance offshore peut constituer une stratégie d’éloignement destinée à pérenniser des pratiques socialement inacceptables si elles étaient effectuées au cœur même des sociétés, à l’image de la localisation de sociétés offshore ou des pratiques d’implantation dans les espaces marins (installation en mer des équipes employées par des compagnies pétrolières, installation de riches libéro-libertaires sur des îles artificielles extraterritoriales (Mawyer, 2021). Dans ce dernier sens, l’offshoring est une tentative de déconnexion de pratiques économiques du cadre social dans lequel elles se déploient.

40À l’inverse, la distance offshore peut être apprivoisée par des pratiques de proximité, comme le montre l’histoire des sociétés du Pacifique. Elle peut être mobilisée comme force politique, à l’instar des expériences de sociétés pirates de l’âge moderne (Rediker, 2017). Elle peut, enfin, être le constat partagé par des humains du caractère dangereux de l’espace hauturier, non pas uniquement en tant qu’environnement inhabitable, mais également comme espace extraterritorial de construction de l’apatride (Arendt, 1979). Revenant sur les règles de sauvetage en mer et sur les événements récents de naufrages de bateaux et de décès de migrants en Méditerranée, Paul Gilroy identifie une conscience politique maritime, où la dangerosité de la mer, construction sociale et écologique, peut générer une forme particulière d’entraide, basée sur le sauvetage de son prochain, un « humanisme offshore » (Gilroy, 2018).

41Il est possible, sur cette base, de prolonger la réflexion et d’inclure dans cet humanisme la part non humaine de l’océan, un transhumanisme offshore que les nouvelles pratiques de rencontre maritimes pourraient laisser déceler. Dans cette perspective, Juliette Kon Kam King et Léa Riera rendent compte de la mise en place de politiques des relations entre humains et requins en Nouvelle-Calédonie et à Fidji. Dans le premier cas, les autorités, à la suite de plusieurs attaques de requins, ont décidé de ne pas favoriser la cohabitation et de repousser les requins hors des littoraux, pour en faire des espaces exclusivement humains. Dans le cas de Fidji, des activités de nourrissage de requins à des fins touristiques offrent une expérience de coprésence momentanée à des plongeurs fortunés. Donner à ces requins et aux humains qui veulent les observer la « juste place » est une politique de mise à distance (Kon Kam King et Riera, 2022).

Conclusion : les distanciations de l’engagement

44L’engagement humain dans les relations avec les prédateurs marins, dépassant les objectifs de mise à mort qui caractérisaient la pêche, semble ainsi pouvoir déboucher sur un transhumanisme offshore associant souci de conservation des espèces et plaisir, voire excitation, d’une rencontre d’un humain avec des individus d’espèces différentes.

46Mais la rencontre, acte intentionnel de coprésence, est également un mouvement de distanciation vis-à-vis des autres humains. La volonté de faire communauté transpécifique s’accompagne d’une distinction sociale. Sa portée politique est à ce titre structurellement élitiste. Elle l’a été en milieu terrestre et ses premières manifestations dans les zones de wilderness. Elle l’est encore aujourd’hui dans un environnement marin qui limite matériellement les conditions de rencontre et impose des excroissances technologiques. Elle l’est enfin quand la rencontre se fait avec des prédateurs dont la menace, réelle ou supposée, impose des compétences ou capacités particulières. Dans ces contextes, les capacités différenciées d’accès et d’usage au monde aquatique et à ses habitants introduisent de nouveaux facteurs — où l’« environnement » est bien une affaire sociale dans toute sa complexité intersectorielle — dans la production d’inégalités et les sentiments d’injustices qu’elles génèrent (Thiann-Bo Morel, 2019). La rencontre humanimale se fait donc dans la mesure des moyens matériels dont disposent les individus, permettant de s’immerger au-delà de la zone de surface, d’accéder à des espaces offshores ou de voyager jusque des contrées suffisamment éloignées des zones d’habitation humaines.

47Il a été montré que l’histoire de la conservation de la nature est indissociable d’une violence faite aux humains. La rencontre humanimale est issue de cette trajectoire conflictuelle mais elle la transgresse en même temps, en offrant une expérience de communauté transpécifique momentanée durant laquelle l‘intérêt mutuel n’est écologiquement et économiquement pas utilitaire. Cet acte de connexion rend compte d’une transformation des configurations politiques transhumanistes dont nous peinons encore à caractériser la portée, d’autant plus quand la connexion se fait par-delà le cadre d’habitabilité (respirabilité) et de sécurité (intégration dans la chaîne trophique). Mais si la rencontre se fait humaniste dans la coexistence transpécifique qu’elle provoque, elle demeure inégalitaire dans la portée qu’elle peut avoir sur les sociétés et les écosystèmes. Ainsi, au-delà de l’exemplification, de l’exotisme et de l’héroïsme, la rencontre doit être pensée comme une action directe qui devrait pouvoir être démocratisée. Comme la mobilisation sociale qui, depuis Marx et Engels jusqu’aux forums sociaux mondiaux, a toujours buté sur la globalisation de ses actions, l’action directe humanimale devra se diffuser sans perdre sa force critique face aux cadres capitalistes qui la contraignent à la marginalité. Preuve en est, encore une fois, que les frontières spécifiques ne sont plus valides et que ce que les bêtes font, les humains peuvent aussi tenter de le faire.