1Au début des années 2010, les moules (Mytilus sp.) cultivées par des mytiliculteurs québécois dans différents points des régions maritimes de l’Est-du-Québec sont soumises à des vagues de prédation inédites. Plusieurs espèces d’oiseaux migrateurs, les canards de mer, s’attaquent aux filières de culture disposées en mer. Stationnant sur l’eau à proximité des parcs à moules, ils plongent et vont se nourrir en prélevant directement les mollusques sur les cordages de fixation. À quelques dizaines d’individus et en quelques heures, ils peuvent ingurgiter plusieurs kilos et réduire à néant une production, l’équivalent de plusieurs années de travail. Pour un mariculteur québécois interrogé, « l'arrivée des canards a été tout simplement la goutte qui a fait déborder le vase » (Mytiliculteur, Îles-de-la-Madeleine, le 09/02/2022). Cela suscite l’intérêt de la presse provinciale qui décrit en 2011 « un canard dévastateur pour les cultures de moules »1 tandis que les mariculteurs sont présentés comme « assaillis par des pilleurs »2. Dix ans plus tard, la crise semble s’être installée et « la culture des moules (demeure) à l’épreuve des prédateurs »3.
- 4 La mytiliculture représente alors l’essentiel de la production maricole québécoise.
2Cet article est né de l’étonnement suscité par l‘évocation récurrente de la « crise des canards » dans la bouche de différents acteurs lors d’une enquête portant initialement sur les politiques de développement de l’aquaculture marine ou mariculture, au Canada et au Québec. Le phénomène est présenté comme une cause évidente du déclin de la mytiliculture4 au tournant de 2010, alors même que nous pressentions d’autres causes telles que l’effritement du soutien public ou l’incapacité pour le tissu industriel à résoudre des problèmes d’ordre technique et économique. Comment se fait-il que malgré une mise en avant constante, la crise des canards n’ait pas entrainé une inflexion plus profonde du modèle de développement économique de la mytiliculture québécoise ? Quel rôle joue ce problème dans la trajectoire de la mariculture québécoise ? Nous nous appuyons sur une analyse des problèmes publics pour proposer une réponse prêtant attention à la construction du problème de la prédation, ses protagonistes et sa formulation, ainsi que son emboitement dans le contexte d’une industrie en développement. La survenue répétée de ces épisodes de prédation encourage la formation d’un ensemble d’acteurs qui tente de la comprendre et d’y remédier. Cela s’apparente à la construction d’un problème social ou problème public, c’est-à-dire à « la transformation d’un fait social quelconque en enjeu de débat public et/ou d’intervention étatique » (Neveu, 1999, p. 1). La littérature a montré que ce processus implique la structuration d’une communauté autour du problème, reposant sur un travail de formulation et la recherche de solutions, mais aussi la désignation de coupables (Gusfield, 1981).
- 5 Ces auteurs parlent également de confinement pour désigner une prise en charge du problème dans des (...)
3Le problème étudié présente la configuration particulière d’un problème technique qui tient à deux critères (Henry et al., 2015 ; Henry, 2012). Il est pris en charge par une poignée d’acteurs experts, des scientifiques et des mariculteurs et il est formulé dans le langage spécifique des sciences ornithologique et maricole5. Nous avançons que ce caractère technique participe de la préservation d’un statuquo autour du modèle de développement économique de la mytiliculture québécoise qui, pour présenter d’importantes limites au début des années 2010, n’est jamais vraiment attaqué. Nous avançons que la formulation et le traitement du problème de prédation sous un angle technique tendent à lui ôter tout pouvoir de transformation, autrement dit à le dépolitiser. Selon Cécile Robert la dépolitisation constitue une « occultation des alternatives, et/ou la négation du caractère différencié, et, le cas échéant, contradictoire, des intérêts et valeurs en jeu » (Robert, 2021, p. 20).
4La démonstration s’organise en trois temps. Elle s’appuie en premier lieu sur une revue de littérature autour de la construction sociale et politique des problèmes de prédation avec une attention particulière portée aux activités productives en mer et à terre. En second lieu, l’étude du cas de la prédation des canards de mer sur les mytilicultures au Québec documente la trajectoire du problème public sur une période de 15 ans (2008-2023) à partir d’entretiens semi-directifs avec les acteurs du secteur (producteurs, scientifiques, fonctionnaires) et d’une étude documentaire des travaux scientifiques menés sur ce sujet (rapports ministériels, articles scientifiques). L’analyse en tant que problème public révèle l’intégration complexe de la prédation des canards dans une chaine de causalité plus vaste autour du déclin de la mytiliculture, ce qui invite à élargir le regard au hors-champ de la situation de prédation. La discussion met en perspective le cas étudié avec d’autres contextes aquacoles et souligne l’apport général de notre étude de cas à la littérature sur les problèmes publics. La catégorie du problème technique est discutée sous l’angle de son potentiel de transformation des structures politiques et économiques.
5Cette revue de littérature revient dans un premier temps sur la prédation envisagée comme problème public. La vision naturaliste du phénomène est déconstruite au profit de sa dimension sociale. Le propos porte moins sur les relations inter-espèces (abordées par l’anthropologie) ou les relations de travail humain/non-humain que sur les alliances et la mobilisation d’acteurs, la recherche de solutions (techniques, sociales, et cetera) autour des phénomènes de prédation. Dans un second temps, nous interrogeons plus spécifiquement les processus de mise en cause et d’imputation de responsabilité à la nature dans le cadre d’activités de production soumises à la prédation.
6La prédation est généralement entendue par l’écologie comme une relation trophique proie-prédateur tandis que la déprédation se rapporte davantage aux dégâts commis sur des artefacts de l’activité humaine par des prédateurs (qualifiés de ravageurs). Les phénomènes de prédation sont généralement décrits selon un système : proie-prédateur-action humaine. L’humain est généralement placé au sommet de la chaine trophique et bien plus souvent sommé de gérer, anticiper, prévenir des relations de prédation entre d’autres espèces que de s’en prémunir lui-même.
7Un premier élément mis en avant par la littérature tient à la valeur relative des différentes espèces en présence. Toutes les situations de prédation ne se valent pas puisque plusieurs paramètres varient dans une société ou à une époque donnée, tels que le statut relatif des humains et non humains en présence, la valeur des activités humaines menacées de déprédation, la valeur des productions ou des espèces prédatrices et prédatées. En ce sens l’anthropologie et la sociologie rurale ont pointé la variété des statuts accolés aux espèces animales. Isabelle Mauz développe les statuts d’espèces symboliques, remarquables ou patrimoniales pouvant servir d’étendards pour des territoires protégés (Mauz, 2012). Ces statuts jouent un rôle majeur dans le débat autour du maintien ou de la réintroduction de grands prédateurs. Ceux-ci sont mis en regard de la valeur attribuée aux élevages qui sont constitués d’une autre catégorie que sont les animaux de rente (Michalon, 2013). À côté de la valeur proprement marchande des proies, c’est également la reconnaissance de l’activité productive qui est en jeu : c’est-à-dire la valeur sociale et culturelle, voire patrimoniale de l’élevage (Ouédraogo, 2003). L’importance d’une activité pour un territoire semble devoir jouer dans les moyens que les autorités mettront en œuvre pour la protéger.
8Le statut des espèces fait l’objet d’une plasticité scientifique y compris au plan écologique. En témoignent les études de cas portant sur le phénomène de prédation exercé par des espèces invasives. Le statut de ces dernières fait l’objet d’une élaboration conjointe et parfois contradictoire entre profanes, gestionnaires et scientifiques (Doré, 2010). Au sein même de la communauté scientifique « la définition de ce qu’est une espèce invasive n’est pas stabilisée (même si) la provenance et l’impact sont deux critères essentiels » (Menozzi, 2010, p. 4). Ces critères ne sont pas immuables et s’atténuent généralement au gré de l’implantation durable de l’envahisseur. La valeur relative des espèces ou des activités humaines en jeu est au cœur des questionnements sur les méthodes de luttes proportionnées et légitimes à employer (Mougenot et Roussel, 2005).
9Le statut des espèces s’inscrit comme un paramètre au cœur de configurations où s’affrontent intérêts économiques, territoriaux, environnementaux. La valeur d’un préjudice économique, l’importance stratégique d’une activité pour un pays ou un territoire sont souvent mises en balance avec des enjeux de protection de l’environnement. Prenons l’exemple de la prédation du phoque gris sur les stocks de morue que les scientifiques et pêcheurs canadiens cherchent à reconstituer. Cela donne lieu à des campagnes contre ce prédateur naturel qui, du fait de sa surpopulation, est accusé d’empêcher le rétablissement des populations de morue (Ronsin et Sanguinet, 2022). Cette chasse de régulation qui alimente aussi une économie locale est source de tensions avec des logiques de protection des mammifères marins. Pourtant l’économie et la conservation ne sont pas toujours antithétiques. Parfois, elles se renforcent mutuellement lorsque des modèles économiques alternatifs à l’exploitation des ressources naturelles sont proposés. La patrimonialisation d’une espèce peut supporter le renouveau économique d’un territoire à l’instar du passage de la chasse à la baleine au tourisme baleinier (Saisho et Sandron, 2017). Dans un autre registre, des mesures économiques peuvent servir d’incitatif pour faire évoluer des techniques d’exploitation nuisibles à des espèces patrimoniales. À l’instar de la baleine noire, une espèce protégée, dont les individus sont pris dans les filets de pêcheurs canadiens. Les menaces de sanctions commerciales américaines expliquent l’effort canadien important de recherche de solutions technologiques.
10Ces différents éléments montrent l’utilité de penser la prédation à partir d’une lunette constructiviste en se détachant d’une vision naturalisée du phénomène. Ce prisme d’analyse permet d’éviter une vision univoque quant au traitement des phénomènes de prédation par les politiques publiques et les acteurs sociaux. Il n’existe pas de principe d’équivalence ou de hiérarchie immuable dans le statut social des espèces. En regard de notre question de recherche initiale, ces éléments interrogent la relation entre les canards de mer et les moules : comment est-elle qualifiée ou dénoncée ? Quelle est la valeur relative des activités maricoles, dont nous avons mentionné la difficulté au début des années 2010, face à des espèces aviaires protégées ?
11La recherche de cause (ou étiologie) et l’imputation de responsabilité forment l’une des phases dans la constitution d’un problème public ou social. Ce processus passe par la production de récits causaux qui contribuent à imputer la responsabilité d’un problème à certains acteurs (Stone, 1989). La construction d’un récit causal mêle des considérations sur la production des savoirs et participe de la confrontation entre différents régimes de savoirs : relevant du domaine scientifique, populaire, administratif, et cetera. Selon Deborah Stone, les acteurs « composent des récits qui décrivent les préjudices et difficultés, les attribuent à l’action d’autres individus ou organisations, et ainsi (dans le cas des problèmes publics) clament le droit d’invoquer la puissance publique pour faire cesser le préjudice » (Stone, 1989, p. 282, nous traduisons). Les histoires causales sont des « combats autour des possibilités de contrôle et d’assignement de responsabilité » (Stone, 1989, p. 283, nous traduisons).
- 6 Pour plus d’informations, voir l’article du Devoir (21 juillet 2023), « La présence de requins blan (...)
12Les problèmes touchant à l’environnement ou mettant en jeu des relations entre humains et non-humains présentent certaines caractéristiques. La littérature sur cette catégorie de problèmes souligne le poids de l’incertitude, le manque ou l’inexistence de savoirs sur les milieux et les espèces, ainsi que la complexité de chaines de causalité étendues entre humains et non humains. Gaelle Ronsin et Florian Sanguinet montrent à propos de l’effondrement des stocks de morue au Canada comment, suite à l’effritement du consensus initial bâti autour de la science halieutique gouvernementale, succède une phase d‘incertitude liée à la reconstruction des chaines de causalité (Ronsin et Sanguinet, 2022). Ce processus s’inscrit dans une perspective dynamique puisque l’apparition de nouveaux protagonistes, en l’occurrence des requins, est mobilisée comme preuve pour soutenir le récit causal accusant le phoque de déprédation sur les stocks de poisson6.
13À un niveau plus général, la conscience d’une cause anthropique mise en lumière dans l’abondante littérature mobilisant la notion d’anthropocène (Kelly, 2019 ; Dryzek et Pickering, 2018) participe d’un changement de paradigme pour admettre les impacts de l’humain et ses activités sur le reste de l’environnement. Alors que les connaissances et normes écologiques ont infusé dans la société, il devient plus difficile de nier les impacts anthropiques. À l’ère de l’anthropocène, des événements ordinairement pensés comme extérieurs à l’action humaine, à l’instar des événements climatiques, peuvent de moins en moins être classés comme accidentels, c’est-à-dire involontaires et inattendus. Ces évolutions tendent de plus en plus à invalider la typologie des schémas causaux proposée par Deborah Stone (1989) et à brouiller la ligne de partage qu’elle dessine entre action (délibérée ou involontaire) et conséquences (attendues, inattendues). Les problèmes de prédation font rarement l’économie d’une mise en critique de la cause anthropique en particulier lorsqu’elles résultent d’équilibres biologiques bousculés (invasion, réintroduction et acclimations de nouvelles espèces).
14L’imputation de responsabilité peut donner lieu à des stratégies d’évitement du blâme, ou blame avoidance, expression visant à qualifier une stratégie par laquelle un acteur cherche à éviter la critique pour ne pas assumer le coût d’une action donnée (Weaver, 1986). Le blâme prend différentes formes. Peter Rudiak-Gould montre notamment que l’imputation de responsabilité pour le changement climatique peut faire l’objet de blâme à géométrie variable en fonction des situations d’élocution, ce qui implique un nombre plus ou moins grand et une désignation plus ou moins précise de coupables (Rudiak-Gould, 2015). Les pouvoirs publics ne sont pas exempts de ces stratégies d’évitement du blâme. Même lorsqu’un problème est publiquement reconnu, à l’image de la prédation du frelon asiatique sur l’abeille européenne, insecte érigé en symbole de la préservation de la biodiversité (Aureille, 2014), les moyens de lutte déployés n’engagent qu’une action publique diffuse quant au contrôle d’un phénomène pourtant largement médiatisé. L’évitement de cette responsabilité par les acteurs politico-administratifs de l’État français passe par un renvoi de la responsabilité et des coûts associés à l’éradication aux collectivités locales ou aux particuliers. Les services de l’État se désengagent opérationnellement au profit de prestataires privés. Plusieurs travaux en science politique ont précocement montré que l’évitement du blâme pouvait s’avérer dispensable dans certains cas présentant une invisibilisation des problèmes. Alors même que les conséquences d’un phénomène sont manifestes, la structure de pouvoir est parfois telle qu’elle étouffe dans l’œuf la formulation d’un problème (Crenson, 1972). Ces quelques considérations montrent l’intérêt de s’interroger sur les structures de pouvoir et l’inégale distribution de la capacité à dire un problème et à agir pour le résoudre, ou à délibérément ne rien dire et ne rien faire (Bachrach et Barratz, 1962).
15L’étiologie constitue l’envers de la construction des problèmes publics et sociaux. Cette approche invite à comprendre les logiques d’imputabilité causale à l’œuvre dans une situation donnée, pour chercher les traces de causalités alternatives potentiellement dissimulées. Dans le cas des mytilicultures québécoises, on peut se demander comment les phénomènes de (dé)prédation sont construits comme responsable du déclin. Est-ce que des causes autres qu’écologiques sont à l’œuvre ? Des causalités alternatives, à l’instar d’une politique ou d’une stratégie économique mal calibrée, sont-elles éludées par des acteurs ? Qui pourrait s’employer à ne pas voir certaines causes dans une perspective d’évitement du blâme et comment ?
16Pour répondre à ces questions, nous avons enquêté de 2020 à 2023 pour produire une étude de cas du problème de prédation des canards de mer sur la mytiliculture québécoise. Le matériau est composé d’entretiens semi-directifs (N=27) et d’une étude documentaire (documents de politiques publiques) ainsi que d’éléments collectés dans le cadre de sessions d’archives. La méthode déployée comporte une dimension inductive importante qui se reflète dans l’enquête. Celle-ci s’est déroulée en deux temps.
- 7 Le pronom par défaut de cet article sera masculin du fait du faible nombre d’enquêtées de genre fém (...)
- 8 Dans les citations d’entretien il est fait mention du lieu d’ancrage de l’enquêté et non du lieu de (...)
17Une campagne initiale d’entretiens semi-directifs (N=23) a d’abord porté sur les logiques présidant au gouvernement et au développement de la mariculture québécoise. L’étude documentaire a permis de retracer les réseaux d’acteurs engagés dans le développement des activités émergentes et ceux occupant des positions de pouvoir, mais surtout de documenter, chiffres à l’appui, les dispositifs et actions menées. L’échantillon interrogé dans le cadre d’entretiens semi-directifs comprend différentes catégories d’acteurs : producteurs maricoles en mytiliculture, élus, fonctionnaires et scientifiques (voir tableau 1). Les acteurs et actrices7ont été identifiés grâce aux traces laissées dans les archives et dans les documents de politiques publiques, puis par voie d’interconnaissance. Ils et elles ont été contactés et les entretiens ont eu lieu en visioconférence ou en présentiel8. L’échantillon a été construit jusqu’à atteindre une « saturation » des données sur le cas (Small, 2009, p.25). La grille d’entretien interrogeait les acteurs sur les relations entretenues avec les différentes composantes de l’industrie, leur propre travail quant au développement de la filière et leur vision du modèle de développement adéquat pour l’industrie maricole québécoise. C’est au cours de cette première campagne que la « crise des canards » a été spontanément évoquée surtout par les producteurs et les soutiens institutionnels de la filière comme élément central pour expliquer la situation actuelle de la culture des moules au Québec.
- 9 Pour plus d’informations sur cet outil d’analyse qualitative et quantitative de données qualitative (...)
18Ces premières observations ont servi de base pour lancer des entretiens semi-directifs complémentaires orientés sur la question de la prédation des canards de mer sur les moules cultivées, notamment en direction de scientifiques spécialisés sur cette question ou ayant travaillé sur ce dossier entre 2010 et 2022 (N=4). La grille d’entretien invitait les enquêtés à s’exprimer successivement sur leur perception de l’émergence du phénomène et le cadrage de la question, la construction d’un collectif de recherche sur ce dossier, et la nature de leur travail de recherche sur ce sujet au plan pratique (recherche de solutions techniques, et cetera) et théorique (cadrage disciplinaire). Les entretiens enregistrés ont été retranscrits manuellement, puis codés afin de permettre une analyse thématique sur le logiciel MAXQDA9. Une analyse non exhaustive de documents de politiques publiques et d’articles scientifiques (analyse du contenu et des réseaux de cosignature de publications spécialisées) a été effectuée pour saisir les contours de la communauté autour du problème de prédation.
Tableau 1. Liste des entretiens semi-directifs réalisés dans le cadre de l’enquête
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Statut et fonction professionnelle des enquêtés au moment de l’entretien
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Nombre d’entretiens (N=)
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Phase 1
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Acteurs régionaux (Chambre régional d’élus, MRC)
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2
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Anciens députés provinciaux
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3
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Élus municipaux
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1
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Organisme provincial de recherche industrielle
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2
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Fonctionnaires provinciaux (MAPAQ)
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6
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Gestionnaire fédéral (MPO pour la région du Québec)
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3
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Chercheur fédéral (Institut Maurice Lamontagne, MPO)
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2
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Producteurs
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3
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Responsable d’un organisme de de soutien à la profession maricole
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1
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Total phase 1
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23
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Phase 2
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Chercheur universitaire (UQAR-ISMER) spécialisé en mariculture
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1
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Chercheur indépendant (consultant) spécialisé en mariculture
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2
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Chercheure universitaire spécialisée en ornithologie marine
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1
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Total phase 2
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4
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- 10 Notamment la macreuse à front blanc, l’eider à duvet et l’harelde kakawi.
19Dans les récits livrés par la plupart des acteurs interrogés et notamment les mariculteurs et acteurs du développement économique l’une des causes où l’élément déclencheur du déclin de la mytiliculture québécoise réside dans des épisodes de prédation répétés sur les filières de culture de moules par les canards de mer à partir de 2010. La « crise des canards » désigne donc un phénomène de déprédation sur les stocks de moules cultivés par les canards, dont les mollusques sont l’une des principales sources d’alimentation. La catégorie de canards de mer est d’ailleurs constituée de plusieurs espèces10. Pour aborder ce cas d’étude, il importe dans un premier temps de donner quelques éléments d’histoire relativement à la mariculture québécoise. Dans un second temps, la dynamique de (dé)construction d’une communauté autour d’un problème de déprédation est analysée. Enfin, le processus d’imputation de responsabilité est interrogé.
20La mariculture, c’est-à-dire la culture d’organismes aquatiques en milieu marin, connait de premiers développements sur les côtes québécoises dès la fin des années 1970. Quelques pionniers se lancent alors dans la culture de moules de manière relativement discrète. Un mouvement similaire voit le jour partout au Canada : à la même époque se développent les premières exploitations salmonicoles dans les provinces de l’Atlantique et sur la côte ouest, mais également des filières centrées sur les mollusques (huitres, myes, moules) notamment à l’Île-du-Prince-Édouard et au Nouveau-Brunswick.
- 11 Selon les chiffres de la SODIM, la production maricole passe de 76 tonnes en 1996 à 641 tonnes en 2 (...)
21C’est véritablement au milieu des années 1990 que la mariculture est envisagée comme une opportunité de diversification économique pour les régions de l’Est-du-Québec alors que sévit la crise économique suite au moratoire sur les pêches au poisson de fond (1992) et que plusieurs industries sont mal en point. La culture des moules et plus particulièrement de la moule bleue, ou moule commune (Mytilus edulis), est alors envisagée par une poignée de professionnels et d’acteurs politico-administratifs régionaux et ministériels comme le fer de lance de cette nouvelle industrie (SODIM, 2005). Entre 1997 et le début des années 2000, l’industrie connait une expansion soutenue. Une architecture organisationnelle complète voit le jour. Elle est composée d’un regroupement professionnel, le Regroupement des mariculteurs du Québec (RMQ), d’une société de développement dédiée, la Société de développement de l’industrie maricole (SODIM) et d’une Table maricole pour assurer la concertation entre profession et administration. La jeune industrie est reconnue comme faisant partie de la nouvelle spécialisation maritime que veulent se donner les pouvoirs régionaux et le gouvernement québécois (Créneau d’excellence Ressources, sciences et technologies marines). Le tissu entrepreneurial connait une certaine expansion : une vingtaine d’entreprises voient le jour dont au moins deux prennent rapidement une ampleur conséquente sur les côtes gaspésiennes. Enfin, la production connait une croissance certes en deçà des prévisions, mais néanmoins rapide11.
- 12 Selon les chiffres du ministère de l’agriculture, des pêches et de l’aquaculture du Québec, la part (...)
22Malgré une première décennie intense, certaines difficultés demeurent latentes et irrésolues : les techniques de production sont encore balbutiantes, les marchés de débouché incertains, les entreprises financièrement fragiles. C’est dans ce contexte que la question des canards de mer, apparue à partir de 2010, s’ajoute aux difficultés financières et économiques rencontrées par la mariculture. Quelques années plus tard, les coupures du gouvernement libéral Couillard (2014-2018) provoqueront une fermeture de la « parenthèse régionale » c’est-à-dire l’abolition des chambres régionales d’élus (Chiasson et al., 2014). Or ces instances régionales étaient de vigoureux soutien des initiatives en faveur de la diversification économique des régions périphériques. Les structures de l’industrie maricole sont profondément réformées (réorganisation de la SODIM) sur fond de net ralentissement du soutien financier (fin des fonds fédéraux et provinciaux alloués) et politique (fin du financement au regroupement professionnel et à la table de concertation). Après ces années marquées par les tensions et les faillites, l’industrie maricole semble se recomposer aujourd’hui, plus loin du soutien gouvernemental, et dans d’autres directions marchandes (marchés locaux) et productives (nouvelles filières et espèces comme les huitres, les myes, les oursins ou encore les algues)12.
23Pour analyser la construction d’un problème social, Joseph Gusfield rappelle que trois questions élémentaires doivent être posées simultanément (Gusfield, 1981). Qui porte ce problème ? Comment est-il formulé et quelles sont les solutions mises en avant ? La section suivante suit donc une perspective chronologique qui permet de montrer les recompositions successives de la communauté, du problème et des solutions entre 2010 et aujourd’hui. Elle fait ressortir l’importance cruciale des logiques propres au milieu scientifique, notamment les partitions disciplinaires ou le poids des nécessités matérielles, pour expliquer la structure du problème de la déprédation par les canards de mer au Québec. L’analyse permet de distinguer trois périodes.
- 13 Pour plus d’informations, voir l’article de Jean-François Giroux « L’eider à duvet, un canard de me (...)
24 La question de la prédation des canards de mer sur les moules est d’abord constituée comme un problème d’ornithologues. Au Québec, les canards de mer sont bien des oiseaux connus, exploités et protégés. Ils présentent d’ailleurs certaines caractéristiques de l’animal patrimonial, surtout en lien avec des cultures autochtones (l’eider à duvet est exploité pour son duvet dans le Saint Laurent) et des initiatives de conservation13. Les canards sont aussi des espèces migratrices qui à ce titre tombent sous le coup des actes de protection de la faune migratrice.
25Une communauté scientifique internationale existe d’ailleurs autour de ces différentes espèces de canards de mer rassemblée lors d’un congrès triannuel la Sea Duck International Conference. Cet événement réunit depuis 2002 les spécialistes de différentes disciplines concernant la biologie, les comportements, l’écologie de ces espèces. Dans notre cas, les acteurs concernés sont principalement réunis au sein du département de biologie de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) qui abrite depuis le début des années 2000 un laboratoire d’ornithologie spécialisé sur les oiseaux côtiers : le Laboratoire d’ornithologie marine de Rimouski (LOMR). Les travaux y portent sur le suivi des communautés aviaires ou encore l’étude des voies de migration. Les chercheurs y adoptent plus généralement une approche disciplinaire de biologie comportementale, interrogeant les comportements des oiseaux (alimentaires, reproducteurs, migratoires, et cetera), mais aussi les interactions écologiques ou les impacts d’activités humaines sur les colonies (l’implantation de parcs éoliens). Les recherches sur l’alimentation se déroulent autour des bancs de moules sauvages, car la moule est naturellement une proie des canards de mer.
26Dès le début des années 2010, le questionnement scientifique des ornithologues rimouskois porte sur les comportements alimentaires des canards et est précocement posé en termes de prédation sur les activités maricoles. Pourtant, avant les années 2010, le problème ne concerne pas encore le Québec, ou très peu. Cette précocité s’explique par le jeu des collaborations internationales avec des partenaires scientifiques implantés dans des zones affectées de longue date. La prédation des canards plongeurs sur les moules et d’autres espèces aquacoles est un problème bien connu, récurrent depuis les origines de l’aquaculture (Dunthorn, 1971) et renforcé par son industrialisation notamment en Europe du Nord. C’est également une problématique rencontrée par les aquaculteurs des provinces canadiennes des Maritimes (notamment à l’Île-du-Prince-Édouard) ou sur la côte est des États-Unis (Maryland, New York) (Richman, 2013).
27Le laboratoire de l’UQAR est partenaire de ces acteurs dans le cadre de projets internationaux, ce qui explique la présence à Rimouski avant 2010 d’une petite équipe de trois personnes spécialisées sur ces questions (un professeur, une post-doctorante, une doctorante). Les travaux menés dans ce cadre portent principalement sur la réalisation d’expérimentations en bassins contrôlés visant à étudier le comportement de plongée des animaux et à mesurer l’efficacité des dispositifs de protection des moules (Varennes, 2016 ; Varennes et al., 2013). On peut d’ailleurs aisément retracer les ramifications de ce réseau international par le biais de quelques acteurs multi-positionnés en Norvège (Norwegian Institute for Nature Research) et aux États-Unis (University of Rhodes Island). Une doctorante de l’époque explique :
« donc c'est un projet qui est parti de là, il y a eu du financement grâce à ça parce que c'était un projet relativement international. [..] Puis c'est au courant de mon doctorat (2010-2015) que c'est devenu une grande problématique au Québec aussi, mais l'aquaculture au Québec était tellement récente que ça ne justifiait pas le projet que j'ai fait, mais les autres pays justifiaient ça. » (Chercheure en ornithologie, Rimouski, le 21/11/2023)
28Cette origine exogène du problème explique aussi certains paramètres des expérimentations comme le choix des espèces étudiées dans le cadre des travaux de recherche menés. À l’image de l’eider à duvet qui se révèlera ne pas être le principal prédateur des moules québécoises (plutôt la macreuse à front blanc), mais un prédateur important en Europe du Nord : « Donc c'est pour ça qu'on a ciblé l'eider dans le fond parce que je pense que c'était une espèce qui posait plus de problèmes en Norvège, c'est une espèce qui posait de problèmes aux États-Unis aussi » (Chercheure en ornithologie, Rimouski, le 21/11/2023).
- 14 Les plus actifs sur ce dossier étant certains mariculteurs ayant une formation de biologiste et trè (...)
29Dans une seconde phase, un rapprochement s’opère entre deux groupes d’acteurs : d’un côté les ornithologues et de l’autre les spécialistes en sciences maricoles associés à des producteurs qui s’engagent dans une difficile recherche de solutions techniques. Au plan scientifique, il s’agit d’abord d’une jonction entre des communautés disciplinaires distinctes : l’ornithologie dont nous avons parlé plus haut qui constitue une branche universitaire, tandis que le deuxième sous-ensemble maricole est plus hétéroclite. Il rassemble des scientifiques issus des disciplines de la biologie des mollusques et du domaine appliqué des sciences aquacoles. Ces sciences aquacoles sont présentes au sein des structures de recherche académiques, industrielles et gouvernementales, provinciales et fédérales. Au Québec, ces organisations sont principalement localisées à Rimouski, qui est l’un des principaux pôles des sciences marines au Canada, mais aussi en Gaspésie. Parmi ces organisations, on peut citer le ministère fédéral des Pêches et Océans (MPO) via l’Institut Maurice Lamontagne installé à Mont-Joli et qui assure jusqu’en 2013 des suivis de production maricole avant de s’orienter davantage sur les interactions entre espèce de culture et milieu dans une perspective environnementale. Des chercheurs de l’UQAR et de l’ISMER (Institut des sciences de la mer) sont depuis les débuts de la mariculture engagés dans des travaux de recherche et développement réalisés conjointement avec la profession et le ministère de l’Agriculture, des Pêches et de l’Aquaculture du Québec (MAPAQ). Ce dernier est présent d’abord par le biais de sa division recherche et technologie, puis après 2010 par l’intermédiaire de l’organisation Merinov. Enfin, la profession maricole et ses mariculteurs les plus impliqués14 jouent également un rôle clé : les sites en mer sont des espaces d’expérimentation et d’observation pour les scientifiques. Des réseaux comme Ressources aquatiques Québec (RAQ) permettent de faire le lien entre chercheurs de tous bords, milieux économiques et institutionnels.
30Après 2010, la formulation du problème prend un tour économique très concret pour les professionnels du Québec. Les enquêtés soulignent d’ailleurs le décalage temporel entre les premières occurrences du phénomène de prédation et sa construction comme un véritable problème public notamment par les acteurs économiques. Ce décalage s’explique par le calibrage des observations scientifiques effectuées avant 2010 par les chercheurs en sciences maricoles (sur les stocks de moules à maturité), couplé au cycle de production des moules (un cycle de trois ans et plus), ainsi que les comportements alimentaires des prédateurs (plutôt attirés par les proies de petite taille et non matures pour la vente). Comme l’explique un chercheur gouvernemental à propos d’observations menées en 2007 :
« On a des données qui nous servent de témoins dans nos travaux qui correspondent à une récolte qui a été faite en 2007, puis à ce moment-là il n'y avait pas de problème de canards qui nous étaient signalés. Mais il faut dire aussi que les canards étaient peut-être déjà actifs sur les jeunes moules, les cordes récentes, parce que les moules sont plus petites, elles sont moins résistantes, elles sont moins bien attachées, alors qu'en 2007 nous on ciblait des filières qui étaient rendues à la récolte. Ça correspond à des moules beaucoup plus grosses qui sont attachées beaucoup plus solidement. » (Chercheur consultant, Mont-Joli, le 21/11/2023)
31C’est donc logiquement autour de 2010 que les premiers effets notables de la prédation sur les stocks à maturité sont ressentis par la communauté maricole et par la suite désignés comme un problème grave :
« En 2010, les canards sont arrivés. Ils étaient peut-être déjà là avant, mais ce n'était pas jugé comme étant un problème important. Mais en 2010, ça fait ça. Tu vois la catastrophe des canards. En tout cas, c'est là qu'ils sont devenus catastrophiques je dirais. » (Chercheur consultant, Mont-Joli, le 12/10/2022)
32Cette formulation d’un véritable problème maricole au Québec, puis la jonction organisationnelle qui s’opère ensuite vont contribuer à engager la communauté ornithologique vers une valorisation plus directe de ces travaux auprès de la communauté maricole et des acteurs économiques. Cela passe notamment par des publications d’articles portant sur des solutions opérationnelles et concrètes pour appuyer l’effort de lutte des professionnels contre la prédation (Varennes, 2013) en plus des données plus classiques sur le comportement alimentaire. Il faut souligner que deux directions sont adoptées quant à la recherche de solutions techniques au problème : les solutions actives et les solutions passives. Les premières sont explorées par Merinov et la profession (Merinov, 2012 ; Moisan et Cauvier, 2010) et s’inspirent de méthodes employées ailleurs au Canada, dans les Maritimes ; elles présentent un succès très limité. Ces méthodes consistent à effaroucher les canards de mer par des dispositifs visuels et sonores, des campagnes régulières d’effarouchement actif (par des poursuites en bateaux, des tirs, l’abattage d’individus à titre expérimental). Ces méthodes sont rapidement abandonnées en Gaspésie du fait de la faible densité du tissu maricole québécois en regard de celui des maritimes où l’implantation de l’industrie est plus dense ce qui favorise les solidarités entre producteurs. Un mytiliculteur québécois témoigne « Tu peux te battre pendant un certain nombre d'heures, mais à un moment donné, tu vas t'épuiser. Je te garantis que tu vas être épuisé plus vite que les canards » (Mytiliculteur, Îles-de-la-Madeleine, le 09/02/2022). Tandis que les acteurs québécois des sciences maricoles et ornithologiques s’orientent quant à eux plutôt vers le développement de nouveaux équipements destinés à protéger les concessions, les méthodes passives, destinés à protéger les concessions, ce qui engage des savoirs pratiques et théoriques quant au comportement des prédateurs, des proies, mais aussi des pratiques d’élevage.
33La recherche de solutions passives à la déprédation sur les stocks constitue un processus en plusieurs étapes qui contribue à redéfinir les relations au sein du triptyque proie-prédateur-humain (chercheur ou cultivateur). Ces solutions consistent essentiellement en la mise en place de filets, ou autres dispositifs (protections en plastique), constituant des barrières physiques pour empêcher l’accès des prédateurs aux moules. La notion d’apprentissage par les oiseaux prédateurs est mobilisée par les enquêtés : les espèces de canards seraient particulièrement douées pour apprendre et modifier leur comportement. Un chercheur témoigne « Je ne sais pas si ça a de l'imagination, mais ça, ils sont capables de résoudre des problèmes. […] C'est assez répandu dans le règne animal et chez les oiseaux en général, ils sont forts à solutionner les problèmes » (Chercheur consultant, Mont-Joli, le 21/11/2023). Au niveau collectif, les canards de mer seraient capables de modifier d’une année à l’autre leur trajectoire de migration pour faire escale sur les sites de production. Au niveau individuel, ils adapteraient leur comportement de plongée en fonction des stratégies de luttes déployées. Ils seraient également aptes à distinguer moules d’élevage et moules sauvages (Varennes et al., 2015a, 2015 b). L’enjeu est alors double pour les chercheurs en ornithologie, en sciences maricoles et les professionnels : d’une part il faut concevoir et adapter les technologies pour éviter les prises accidentelles sur des espèces aviaires protégées (par emmêlement des canards dans les filets de protection). D’autre part il faut élaborer des techniques efficaces qui permettent de protéger au mieux les cultures tout en minimisant les pertes potentielles et les temps de manipulation et d’installation des dispositifs sur les concessions. L’élaboration de solutions passives est donc à la croisée entre mobilisation de connaissances du cycle de vie des moules, des méthodes optimales de leur production, compréhension des comportements du prédateur et prise en compte des nécessités productives des mariculteurs.
34La communauté formée autour du problème se révèle être éphémère. Après 2015, plusieurs éléments poussent à la dislocation. Parmi ceux-ci, les contingences matérielles du milieu scientifique occupent une place importante (notamment la limite temporelle des projets de recherche et le choix de sujets finançables). Les principaux chercheurs et organisations actives réorientent leur travail sur de nouveaux objets scientifiques. Les travaux entamés en ornithologie s’achèvent et le laboratoire d’ornithologie de l’UQAR s’oriente vers d’autres espèces d’oiseaux. Il va dorénavant axer ses efforts sur le fou de Bassan au Québec, une espèce emblématique accusée d’exercer une forte prédation sur des stocks halieutiques valorisés par l’industrie de la pêche. Parallèlement, les sciences maricoles s’affaiblissent considérablement dans la province (les fonds publics s’amenuisent et les chercheurs travaillent davantage sur d’autres territoires comme les Maritimes). Au sein d’organismes comme le MPO, la prise en charge de la relation proie-prédateur se fait moins centrale avec l’affaiblissement de la division de recherche intéressée aux dynamiques de production en aquaculture au sein de l’Institut Maurice-Lamontagne (IML) en 2013. Si quelques acteurs demeurent actifs dans le domaine de la recherche de solutions passives, il n’est pas anodin qu’ils le fassent sur un mode individuel : plutôt hors des grandes organisations et par le biais d’auto-entreprises et de prestations en consultance. Ces recherches reposent alors sur des collaborations étroites entre certains mariculteurs et chercheurs consultants indépendants.
35À côté de ces dynamiques propres au champ scientifique, on assiste à une forme d’acclimatation sociale et économique de la prédation. La qualification des prédations comme événements ponctuels et sporadiques constituait un enjeu important pour les mariculteurs au début des années 2010 afin de pouvoir prétendre à des aides au titre de catastrophe naturelle. Un ancien mytiliculteur évoque la situation de l’époque :
« On voulait vraiment être des agriculteurs parce qu'on voulait avoir la protection des assurances récolte. On a été là-dedans les dernières années, même après j'ai fait un petit mandat pour essayer. On a quasiment eu ça. Les canards, ça aurait pu être un système qui nous aurait aidés avec une espèce de système d'assurance récolte. Mais on a eu beaucoup de difficultés à rentrer là-dedans. […] Mais c'est sûr que c'est ce genre d'assurance, si tu as des problèmes année après année, ça marche plus. » (Ancien producteur mytilicole, Gaspé, le 04/02/2022)
- 15 Plusieurs paramètres seraient à prendre en compte : l’évolution des populations naturelles de moule (...)
36Or, le renouvellement annuel des épisodes de prédation entraine une requalification du phénomène. Après plusieurs années consécutives, force est de constater que la crise se pérennise. La prédation est naturalisée et fait partie de l’environnement normal de l’exploitation maricole. Les travaux réalisés ne permettent d’ailleurs pas d’établir la prédictibilité du phénomène15. Selon un chercheur « on pourrait certainement dire que c'est devenu endémique » (Chercheur consultant, Mont-Joli, le 21/11/2023), une autre abonde dans le même sens :
« Je me rappelle à l'époque que pour les aider il aurait fallu dire que c'était un événement sporadique, mais je pouvais pas dire ça, ils sont là cette année, ils vont être là l'année prochaine, peut-être il y en aura moins pour certaines raisons, mais c'est un problème qui va rester là, maintenant que ça a été découvert là. » (Chercheure en ornithologie, Rimouski, le 21/11/2023)
37Au plan des solutions, les principaux leviers financiers sont perdus. La requalification d’un phénomène biologique devenu endémique fait passer le problème hors de l’agenda des instances gouvernementales et les mariculteurs doivent apprendre à vivre avec. La recherche des solutions techniques, sans être abandonnée, prend acte de ses limites. Au niveau des entreprises l’enjeu est désormais moins de trouver la parade définitive qu’un moyen de conserver un seuil de rentabilité : « ils sont aquaculteurs, ils sont prêts à endurer à peu près n'importe quoi, pour autant que leur entreprise soit rentable » (Chercheur consultant, Mont-Joli, le 21/11/2023), une autre atteste de cette résignation : « je pense qu'ils (les mariculteurs) comprenaient l'aspect que, il y a la nature, puis ça prend beaucoup d'énergie pour lutter contre la nature » (Chercheure en ornithologie, Rimouski, le 21/11/2023). Cela favorise à la marge certaines postures ou discours rappelant le « don méritoire » de l’éleveur au prédateur : l’éleveur accepte la perte d’une partie de la production, s’y résigne, voire même la légitime comme un don de nourriture assumé au prédateur (Charlier, 2018, p.150). Sans doute est-il plus prudent dans notre cas d’y voir une reconstruction a posteriori d’une nécessité faite vertu. On ne peut pas dire que la relation inter-espèce humain-canards se mue en symbiose ou en une cohabitation pacifique entre communautés aviaires et mariculteurs.
38Au total, après plus de dix ans, les paramètres de la situation de prédation initiale demeurent relativement stables : l’espèce de rente n’a pas été patrimonialisée et sa valeur marchande n’a pas augmenté ce qui aurait pu justifier des efforts accrus pour protéger cette filière. Les prédateurs n’ont quant à eux pas connu une expansion anormale. Hormis quelques moments ponctuels de médiatisation, le problème reste confiné à des cercles sectoriels des pêches et de l’aquaculture ayant une faible audience et à des localités restreintes dans une région périphérique (les Côtes Gaspésiennes et les Îles-de-la-Madeleine). Cela tranche avec les épisodes médiatiques des premières années.
39Compte tenu des éléments exposés jusqu’ici, la trajectoire du problème de la prédation apparait surprenante. En effet, nous avons vu que dès 2010, une communauté scientifique est très vite constituée et en mesure de produire des données (biologie, comportement animal). Elle bénéficie à cet égard d’une fenêtre d’opportunité, voire même d’un coup d’avance, puisque des projets internationaux sont déjà engagés et susceptibles de faire bénéficier le Québec d’effets d’apprentissage vis-à-vis d’autres territoires. La communauté formée autour du problème a également à sa disposition des savoirs et compétences diversifiés tant en laboratoire que sur le terrain dans deux domaines clés : l’ornithologie et la mariculture. Comment expliquer que cette configuration a priori favorable n’ait pas entrainé un sursaut d’investissements pour tenter de résoudre le problème de prédation et de relancer la mytiliculture ?
40L’étude du problème de prédation laisse en fait tout un hors-champ à l’analyse qu’il s’agit ici de réintégrer. L’enjeu n’est plus tant d’expliquer le problème de la prédation en soi, mais plutôt de comprendre son enchâssement dans un contexte plus large et son arrimage à d’autres problèmes que sont l’orientation de la politique de soutien à la mariculture ainsi que le choix stratégique du modèle productif pour l’industrie. Lors d’un entretien réalisé en 2022, un mariculteur avoue a posteriori garder « un gout amer, parce nous autres, quand c'est arrivé les canards, il y avait une volonté quelque part de fermer quelques entreprises. Il y avait une volonté de plus appuyer, c'était comme clair » (Ancien mariculteur, Gaspé, le 04/02/2022). Derrière la prédation, ce témoignage laisse deviner d’autres causes aux difficultés de la petite industrie que l’enquête initiale sur les politiques de soutien à la mariculture permet de discerner. Les épisodes de prédation agissent en fait comme révélateurs de la fragilité d’un système comme cela a pu être montré dans certains cas d’imputation de responsabilité causale à des prédateurs accusés de menacer des filières entières alors même que celles-ci ont d’autres facteurs de fragilités d’ordre économique (Berthier, 2018, pp. 54-55).
41Rappelons d’abord que la mytiliculture québécoise a été érigée dès le milieu des années 1990 comme le fer de lance de l’industrie maricole naissante. Ce mouvement s’opère en réaction à la crise du poisson de fond, qui a donné lieu à la mise en place de quotas et à un moratoire sur la pêche à la morue en 1992-1993. La moule est alors envisagée comme une production attractive dont la culture apparait maitrisable dans un court laps de temps. Cette dynamique est vivement soutenue par les pouvoirs publics (provinciaux, fédéraux et régionaux) à travers des politiques de soutien sectorielles et régionales. Celles-ci participent d’une uniformisation du modèle économique de filière, mais dotent aussi la jeune industrie de tout un ensemble d’outils financés sur fonds publics (fonds de recherche et développement, fonds d’investissement dans les entreprises, et cetera).
42Durant toute la période 1995-2010, un certain consensus parcourt l’industrie quant à la stratégie déployée : il faut augmenter les productions pour conquérir des parts de marché provincial en compétition avec les producteurs des Maritimes. Le modèle n’est pas remis en cause dans les instances gouvernementales et industrielles, même si des biais importants semblent pourtant identifiés par les scientifiques et certains mariculteurs eux-mêmes. Pour le dire rapidement, ces éléments suggèrent une certaine dépendance au sentier assez caractéristique des secteurs de ressources naturelles (pêche, foresterie, mines, et cetera) présents dans les régions canadiennes (Fournis et al., 2018). Ces modèles économiques de type fish and ship (pêcher ou produire et expédier une ressource à faible valeur ajoutée) dépendent fortement de l’État. L’orientation par ces politiques publiques du modèle productif, ou plutôt leur incapacité à le réorienter, peut apparaitre comme une cause dissimulée du déclin de la mytiliculture québécoise.
- 16 Certaines propriétés du problème de prédation, telles que son inégale répartition géographique le t (...)
43C’est dans ce contexte que la perte de confiance ministérielle envers la mariculture consécutive aux promesses déçues de retombées économiques rapides va bousculer le consensus établi. Tel un jeu de domino, toutes les pièces qui soutiennent l’industrie s’effondrent. La tension sur les subsides publics provoquée par l’arrêt du financement gouvernemental fracture le collectif professionnel16. Une profonde remise en cause du modèle de production dominant s’en suit sur fond de concurrences interpersonnelles entre producteurs pour les ressources. Cette dispute autour du modèle se cristallise jusqu’à l’intérieur de la profession maricole. On assiste en fait à une double remise en cause : à la fois de la formulation du problème principal - quel modèle pour l’industrie maricole québécoise ? Une mytiliculture massive doit-elle en être le fer de lance ? - et du problème secondaire de la prédation. Certains professionnels vont même jusqu’à proposer des chaines de causalité alternatives minimisant l’impact et la portée réelle des prédations par les canards en 2010 pour expliquer l’échec mytilicole. Ce phénomène aurait dissimulé d’inévitables faillites à venir (Mariculteur, Baie-de-Gaspé, le 05/03/2022). Vue sous cet angle, la dislocation de la communauté du problème de prédation est aussi à certains égards l’échec d’une mise en problème alternative qui aurait pu fédérer et relancer le soutien public à l’industrie.
- 17 Les échecs rentrent dans cette catégorie de l’indicible, car génèrent un coût politique important p (...)
- 18 Pour plus d’informations, voir le rapport préliminaire intitulé Comportement des orignaux par rappo (...)
44Un autre versant du hors-champ réside dans l’évitement du blâme par les pouvoirs publics. L’indicibilité de l’échec en fait par essence un élément difficile à observer dans une enquête en sciences sociales17. On peut néanmoins repérer certains procédés discursifs d’imputation de responsabilité causale au non-humain (ici le canard). Le caractère endémique des canards et de la prédation, scientifiquement avéré, sert alors d’argument pour naturaliser un échec économique et déresponsabiliser les principaux promoteurs du développement maricole desquels les pouvoirs publics font partie. Ces procédés ne sont pas nouveaux et sans doute plus communs qu’on ne pourrait le penser à première vue. Un processus similaire est à l’œuvre dans des domaines très différents comme le traitement public réservé aux accidents routiers impliquant des animaux (notamment des orignaux sur les routes du Québec). L’accidentologie routière est un domaine particulièrement propice à l’étude des processus d’imputation causale, il n’est d’ailleurs pas anodin que les travaux fondateurs de Joseph Gusfield portent sur ce type d’objet. Son principal ouvrage The culture of public problems (1981 [2009]) porte sur l’alcool au volant (drinking-driving). Au Québec, alors que ue les pouvoirs publics ont la responsabilité de la sécurité et des infrastructures routières, le discours de l’accidentologie routière officielle insiste sur le comportement de l’animal comme cause : si l’animal est attiré par les routes, il est naturel que nous ayons des accidents18. Une formulation alternative pourrait à l’inverse consister à dire que si les routes attirent l’animal, il est nécessaire d’adapter l’infrastructure pour empêcher les rencontres. Or cette deuxième formulation met l’accent sur l’insuffisance des dispositifs de passages fauniques et impute la responsabilité des manquements dans l’infrastructure routière publique aux pouvoirs publics.
45À travers une étude de cas, nous avons pu retracer la genèse et la dislocation d’un problème public particulier. Cependant, il s’est avéré que la portée réelle de celui-ci ne pouvait être saisie qu’en le resituant dans le contexte bien particulier du développement d’une jeune industrie. L’analyse nous place à l’intersection de deux communautés de problème : le développement de l’industrie maricole québécoise qui constituait l’objet de notre enquête initiale et un problème secondaire de la prédation par les canards sur les moules de culture. La structure de ces deux problèmes relève d’une logique à tiroir. Le problème de prédation est secondaire, chronologiquement et hiérarchiquement : il découle du problème général du développement industriel. Au Québec, la trajectoire d’un échec économique relatif bénéficie en définitive aux canards contre lesquels on ne voit pas se déployer une campagne de lutte soutenue publiquement.
46Cette discussion soulève deux points. D’abord, elle interroge la spécificité du cas québécois au regard d’autres configurations aquacoles sous l’angle des modes de relations inter-espèces auxquelles donne lieu l’activité productive. Ensuite, dans une perspective plus générale, elle tire les leçons de notre étude de cas quant aux propriétés transformatrices des problèmes techniques autour des enjeux associant économie et écologie.
47La trajectoire du problème de la déprédation n’est pas propre au Québec, on la retrouve similaire dans d’autres territoires aquacoles marqués par l’industrialisation de l’activité. Dans les provinces maritimes du Canada, leaders de la production mytilicole canadienne, la prédation apparait comme un problème technique et économique également récurent, mais relativement maitrisé et dont la gestion demeure économiquement soutenable. En Norvège, où la pisciculture est un des piliers de l’économie nationale, l’accent est fortement mis sur l’innovation technologique avec le déploiement de dispositifs de pointe de lutte passive. La communauté scientifique est particulièrement active sur ces questions et propose des stratégies d’adaptation dans la gestion des élevages grâce notamment à l’amélioration des connaissances sur les comportements alimentaires des prédateurs (Säterberg et al., 2023). Dans ces deux cas, la configuration des alliances et la formulation du problème sont assez similaires au cas québécois. L’originalité québécoise réside davantage dans la perte d’audience du problème. Dès lors que le développement industriel disparait de l’agenda public, rapidement le problème technique porté par les scientifiques s’éteint. Il perd son statut de problème public et se trouve relégué au rang de marronnier journalistique et de contrainte structurelle pour les producteurs. Le statuquo inter-espèces qui en résulte joue en faveur des canards de mer.
- 19 Les communautés aviaires italiennes se sont adaptées aux parcs de maricultures exploités traditionn (...)
- 20 C’est le cas du grand cormoran, oiseau endémique d’Europe de l’Ouest protégé depuis les années 1970 (...)
- 21 Plusieurs épidémies de grippe aviaire ont fait la une de l’actualité en France comme au Québec depu (...)
48Ailleurs, où l’aquaculture conserve un caractère artisanal, la relation inter-espèces est singulièrement différente. L’oiseau s’accoutumerait aux installations maricoles au point d’en faire un milieu de vie comme cela a été décrit en Italie (Scridel et al., 2020)19. Par ricochet, cela renforce l’intégration locale de la mariculture sous l’angle paysager et environnemental plutôt que selon des critères de rentabilité. Ailleurs en Europe de l’Ouest, la prédation aviaire sur les piscicultures d’eau douce donne lieu à des configurations différentes et des alliances originales entre naturalistes, organisations rurales (chasseurs) et producteurs aquacoles20. La prédation est alors posée comme un obstacle à la reconstitution de stocks d’espèces piscicoles elles-mêmes menacées. Deux problèmes de conservation se confrontent ce qui débouche sur la contestation des mesures de protection des oiseaux et la redéfinition des compromis inter-espèces. Plus généralement on peut se demander si les récentes menaces d’ordre sanitaire pesant sur les communautés aviaires, notamment en milieu marin21, ne seront pas globalement favorables à une redéfinition des compromis inter-espèces en faveur des oiseaux. La menace sur la biodiversité viendrait alors s’imposer comme une contrainte forte pour les différentes communautés de problème évoquées jusqu’ici.
- 22 Selon le modèle caractéristique des vocational universities ancrées dans leur tissu régional est tr (...)
49Un deuxième angle de discussion porte sur le potentiel transformateur des problèmes techniques, c’est à dire sur les conditions pour que de tels problèmes entrainent un changement politique ou économique plus large, comme la réorientation du modèle productif d’une filière. Rappelons que le caractère technique d’un problème repose sur des éléments relatifs à sa formulation qui s’appuie sur un langage spécialisé, souvent réservé à quelques experts, et à son mode de traitement dans des espaces sociaux confinés. Le problème de la prédation mytilicole entre bien dans cette catégorie et à ce titre on peut le rapprocher d’autres problèmes techniques comme les problèmes climatiques, hautement technicisés et historiquement confinés dans les sphères d’experts internationaux (De Pryck, 2022). À l’instar des politiques climatiques territoriales étudiées par Alice Mazeaud, le problème de prédation présente pour les scientifiques une « tension entre la capacité à se saisir d’un enjeu (ici technique) et la capacité à le traiter politiquement, c’est-à-dire à mettre en débat la distribution de l’ordre qui le sous-tend » (Mazeaud, 2022, p. 35). En matière de prédation, les scientifiques jouent un rôle de premier plan pour formuler les problèmes et mettre en lumière des causes. Ils présentent cependant une faible capacité à en venir à bout, ce qui se traduirait potentiellement par une remise en cause des paramètres de la production économique. Notre cas présente pourtant une configuration scientifique propice dans laquelle les chercheurs sont fortement connectés avec les acteurs productifs et intégrés au milieu régional22. Malgré cette proximité, les chercheurs québécois n’ont pas de pouvoir décisif quant à la réorientation du modèle productif de la filière.
50Dans ces configurations technicisées, il apparait généralement difficile de déstabiliser ou de contrebalancer le poids des forces économiques. En matière de changement climatique ou d’effondrement de la biodiversité des espèces, les décisions publiques sonnent rarement comme une remise en cause radicale des modèles économiques dominants. Pourtant, la dimension technique de certains problèmes et des solutions proposées peut favoriser leur intégration au modèle dominant. Le secteur agricole fournit un bon exemple de solutions techniques venant amender le modèle dominant en y apportant des changements incrémentaux qui peuvent aboutir à la stabilisation de véritables pratiques agricoles alternatives. Ève Fouilleux et Frédéric Goulet (2012) parlent à ce propos d’une logique d’intégration de la critique qui permet au modèle dominant d’évoluer sans remettre fondamentalement en cause l’ordre économique qui le sous-tend. Ainsi il n’est pas exclu que des relations proies-prédateurs perçues négativement puissent faire l’objet d’une requalification en termes de complémentarités écologiques susceptibles d’être à leur tour valorisées et exploitées à des fins commerciales. Les variantes autour de l’aquaculture restaurative offrent un excellent exemple de ce phénomène par lequel des paramètres techniques relatifs à l’écologie marine sont valorisés économiquement (Mizuta et al., 2022). Le cas de la prédation des moules par les canards au Québec est encore loin d’un tel processus de requalification, en partie car la mariculture demeure un poids plume pour l’économie des communautés côtières québécoises et qu’elle peine encore parfois à démontrer sa rentabilité.
51La « crise des canards » constitue un événement marquant pour la mariculture québécoise. Elle signe l’échec d’un certain modèle de développement de la mytiliculture tel qu’il a prévalu dans les années 2000 jusqu’au début des années 2010. L’analyse de la construction sociale du problème de prédation donne à voir l’intense mobilisation d’une communauté économique et scientifique pour tenter de régler ce problème. Pourtant au lieu de servir de tremplin à une relance du projet mytilicole, le problème de prédation contribue plutôt à dépolitiser un échec économique. Il ne conduit pas à une remise en cause de l’ordre social et économique établi. Cette dépolitisation s’explique par la logique d’évitement du blâme suivi par les acteurs gouvernementaux ce qui leur permet de ne pas engager leur responsabilité dans les choix opérés quant au modèle économique pour la production mytilicole. Il semble que ce soit moins le canard qui ait coulé la filière des moules au Québec que l’ancrage pesant d’un certain modèle politique et économique de développement des secteurs productifs.
Je remercie Nathalie Lewis et Gaëlle Ronsin ainsi que les relecteurs anonymes de la revue pour leurs critiques constructives qui ont grandement permis d’améliorer ce texte.
