Introduction : une apparition charismatique obligeant une ambivalence des réactions

1En 2021, l'apparition du poulpe sur les côtes bretonnes a suscité de nombreuses réactions et réaménagements des activités de pêche locales. Le poulpe se nourrit de coquilles Saint-Jacques, de homard, d’ormeaux ou encore de coquillages comme les vernis... des proies « nobles » qui représentent un poids économique important, de manière saisonnière, pour les Bretons. Mais l’impact sur les pêcheries de la prolifération de cet animal a priori concurrent doit être modéré par l’impact économique de sa capture sur la filière locale. De même, il est démontré qu’une description du poulpe comme espèce invasive ne correspond pas à l’histoire longue des écosystèmes côtiers bretons, fréquentés en fait par l’animal jusqu’aux années 1960. Nous analysons ici quelques solutions mises en place, mais surtout les réactions, tout autant angoissées que fascinées, des pêcheurs locaux face à ce phénomène de prolifération soudaine. L’enjeu du texte est de prendre ce moment de prolifération bretonne pour interroger la mémoire environnementale du territoire côtier, en particulier de la filière pêche – c’est-à-dire la manière qu’a une population de professionnels et de gens de mer de réinvestir un rapport au passé, de réagir en s’adaptant aux surprises du présent, et de projeter un futur structuré de pêcherie à partir d’une apparition faunique qui déborde le scénario prévu de gestion environnementale.

2La réapparition du poulpe a en effet suscité un grand nombre de réactions, dépassant largement le secteur de la pêche finistérienne. Ce retour a été perçu et traité de manière inégale. La presse spécialisée et locale s’est beaucoup attardée sur l’aspect anormal de cette présence, qualifiant le phénomène d’« invasion » à de multiples reprises. Cette réaction doit être replacée dans une tradition de représentation de l’animal, en montrant toutefois que ces conceptions tendent à évoluer, notamment à une échelle socioculturelle plus globale, avec un charisme du poulpe qui repose aujourd’hui davantage sur une représentation de son intelligence plus que de son caractère monstrueux. Notre article cherchera à déconstruire la dichotomie entre espèce invasive et espèce locale. Nous comparerons les récits anciens aux matériaux de terrain actuels, pour mesurer les mutations dans le rapport au céphalopode, au contact des pêcheurs qui l’ont trouvé en nombre dans leurs filets, casiers, puis pots depuis 2021, ainsi qu’auprès des mareyeurs, personnels de criée, et professionnels de la gastronomie halieutique. Nous reviendrons en deux temps sur cet épisode, d’abord en interrogeant cette invasion au regard de la mémoire environnementale des milieux locaux.

3En plus de considérer historiquement cette relation entre humains et poulpes sur le littoral breton, il s’agira de dresser l’anthropologie d’un rapport aux espèces endémiques, traditionnelles, voire identitaires, parmi les professionnels de notre terrain. L’expérience bretonne du retour du poulpe est un exemple d’amnésie environnementale reposant sur des structures mémorielles systémiques : le développement conjoint d’armements de pêche particuliers faisant « modèles » et de programmes de recherches en biologie marine, contemporains de ces développements industriels. En cela, notre propos rejoint l’idée du Shifting Baseline Syndrome (SBS) théorisée par Daniel Pauly au milieu des années 1990 (Pauly, 1995). Elle se joint également à de multiples essais de théorisation, notamment en psychologie sociale, démontrant que chaque génération considère l’état normal des environnements à partir d’un point de référence mouvant, car correspondant à l’état de ces dits environnements au début de la vie (Kahn, 2002) ou de l’activité professionnelle (Pauly, 1995) des humains concernés.

4Dans un second temps, nous analyserons les réactions au phénomène au prisme de la notion d’opportunisme. Ce terme, généralement employé pour désigner des espèces animales, peut être utilisé ponctuellement par des pêcheurs pour décrire leur propre activité, notamment quand elle s’adapte à la saisonnalité par la polyactivité. L’opportunisme prend ici tout son sens, comme concept anthropologique, pour penser les manières de composer avec une autre espèce prédatrice, concurrente donc, qui devient proie à la faveur des marchés.

L’invasion animale : un problème de mémoire environnementale

Histoire récente d’une relation ancienne

6Ce moment ethnographique de prolifération des poulpes et de sa capture par les pêcheurs bretons permet de définir les contours d’une mémoire environnementale des littoraux bretons, c’est-à-dire d’analyser les recoupements entre savoirs informels, développement de la connaissance éthologique, développement de l'industrie halieutique, disparition d'espèces, réapparitions, oublis, et cetera. L’enjeu premier est de faire la socio-histoire du rapport aux environnements marins à partir de cet exemple précis, daté et incarné par une espèce. On retrouve dans le phénomène d’apparition du poulpe sur les côtes bretonnes certaines pratiques ou réponses de pêcheurs aux apparitions d’espèces invasives (Faget, 2023 ; Vermeren 2022), mais l’animal, dans le contexte breton, ne peut être considéré comme invasif à proprement parler. L’apparition du poulpe en 2021 est en fait une réapparition. Présent sur les côtes bretonnes en grande quantité par le passé, l’animal disparaît brutalement lors d’un hiver glacial au début des années 1960. On trouve même dans les archives des épisodes de forte prolifération sur les littoraux bretons, suscitant des réactions d’effroi chez les pêcheurs qui en font le récit.

7Lors de l’hiver 1962/1963, la mer gèle sur les côtes bretonnes. Dans les mémoires collectives, cet épisode est connu sous le nom de « banquise ». Le poulpe, qui ne supporte pas les eaux froides, disparaît des littoraux. Or c’est précisément à cette période que s’est figée une relation aux environnements, constituée autour des espèces ciblées et débarquées par les navires – notamment chalutiers hauturiers - flambants neufs des armements bretons. Anne-Caroline Prévot souligne l’importance des récits dans le maintien de la mémoire environnementale (2017). Le manque de récits de pêcheurs bretons et d’archives de ventes informelles antérieures aux années 1960 empêche l’influence des émotions du passé sur les émotions du présent. Les poulpes n’étaient pas consommés localement, et n’étaient pas exploités commercialement, faute de marchés. Ils apparaissent néanmoins au milieu de la faune bretonne traditionnelle dans les contes et fables bretonnes du littoral, à l’instar des contes des landes et des grèves récoltées par Paul Sébillot à la fin du 19^e siècle. Dans Le brigot et les grapillons (Sébillot, 1900), un bigorneau constate par exemple sa bonne fortune d’être minuscule, après avoir été témoin de la prédation d’un poulpe sur deux crabes, puis d’un congre, assisté par un homard, sur ledit poulpe. Sébillot récence également des dictons, lesquels attestent de la présence récurrente du céphalopode « mangeur de moules », « diable des mers » sur les côtes bretonnes, et laissent même peu de doute sur la longue histoire de concurrence existant entre pêcheurs et poulpes. Ainsi : « Un minard de tué, un Louis d’or de gagné » (Sébillot, 1885, p. 487). Le folkloriste retient également que le poulpe est classé au rang de « poisson maudit », mais que dans certains cas, emporté à bord, « il fait prendre du poisson » : Sébillot raconte que les pêcheurs de Haute-Bretagne, par superstition, laissent pourrir un poulpe sur le pont, puis le cuisent, le découpent et le répandent ensuite à bord afin d’attirer leurs proies. Les poissons n’approcheraient pas les bateaux « trop propres » et l’odeur du « minard » en décomposition aurait pour effet incontestable d’attirer les poissons ciblés.

8Ces traces folkloriques affirment une relation de rejet historiquement ancrée, mais montrent surtout que le poulpe était déjà bien présent sur le littoral à la fin du 19^e siècle. Elles montrent aussi l’intensité de cette relation de rejet fasciné. Certains récits naturalistes du début du 20^e siècle évoquent des épisodes « d’invasions » qui résonnent avec ce que les Bretons ont vécu en 2021. Le zoologue britannique Walter Garstang, enquêteur spécialiste des pêcheries au sein de la Marine Biological Association, rapporte, en 1900, le désarroi des marins-pêcheurs bretons, normands et britanniques face à l’invasion d’Octopus vulgaris. Ce dernier ravage alors gisements de coquillages et crustacés. Les casiers sont remplis de poulpes, installés au milieu de carapaces de tourteaux et de homards, victimes de leur appétit insatiable. Janvier 1899 marque le début du phénomène sur les côtes britanniques, mais Garstang remarque que les îles anglo-normandes subissent en fait le phénomène depuis 1893, une année au printemps remarquablement chaud. Il émet alors l’hypothèse que les poulpes auraient traversé la Manche et que « des hordes de céphalopodes » (p. 264) continueraient de se déplacer le long de la bande côtière, « infestant les côtes » et faisant remonter des tourteaux de grande taille jusqu’à la zone intertidale de la baie de Plymouth.

9De l’autre côté de la Manche, la presse de l'époque décrit un Finistère dévasté et des pêcheurs ruinés par l'invasion. À l’île de Batz, en 1899, un épisode d’échouage massif de poulpes attire l’attention des journalistes et des scientifiques. La Revue Maritime, publiée par le ministère de la Marine, revient sur l’épisode, expliquant que « certains observateurs ont prétendu que cet animal s’était mis tout d’un coup à pulluler. C’est une erreur. […] il s’est effectué avec assez de lenteur » (1906, p. 188). Le texte décrit alors, du nord vers le sud de la Manche, une dynamique de peuplement de l’animal observé « en nombre plus considérable que d’ordinaire » (1906, p. 188) sur les côtes anglaises, puis progressivement entre le Mont-Saint-Michel et la pointe Saint-Matthieu, et enfin dans la baie de Douarnenez, puis à Audierne, où des présences en nombre sont constatées en 1900. À Douarnenez, le correspondant de la Revue Maritime évoque les présences de pieuvres et les fluctuations de leur démographie estivales et hivernales. Les animaux « dont l’action est si funeste à l’industrie de la pêche » (1906, p. 660) semblent un peu moins présents dans les eaux bretonnes en avril 1906, même s’ils « n’ont pas complètement évacué la baie » (1906, p. 660), puis sont en « recrudescence » (1909, p. 459) en janvier 1909.

10Dans le même temps, la société zoologique de France consacre aussi une partie de son bulletin de 1900 à l’animal et ses fluctuations démographiques. Dans un paragraphe intitulé Les méfaits du poulpe en Bretagne, Jules Guiart note :

« Depuis un nombre respectable d'années le poulpe semblait avoir abandonné les côtes de Bretagne. Il était devenu rare et c'est à peine si chaque année on pouvait s'en procurer quelques-uns. Ce qu'il y a de certain c'est que la plupart des travailleurs qui sont venus au laboratoire de Roscoff depuis une quinzaine d'années ont pu retourner à la grève des milliers de pierres sans rencontrer le moindre poulpe. Or il n'en est plus de même aujourd'hui. Le poulpe pullule actuellement sur la côte septentrionale du Finistère et sa présence est une véritable calamité publique. » (Guiart, 1900, p. 118)

11Selon les sources du début du siècle, c’est la succession d’hivers doux et d’été chauds qui permet cette prolifération, et le froid qui entraîne sa disparition. En avril 1899, une tempête de noroît précipite à la côte une quantité telle de poulpes que les charrettes se succèdent par centaines pour libérer le littoral des cadavres, qu’on tente ensuite de transformer en engrais ou qu’on doit enterrer par peur des maladies liées à la putréfaction des chairs.

12Autour de l’échouage de 1899 à l’île de Batz raconté dans La Revue Maritime, les pêcheurs locaux constatent qu’il est impossible de lutter contre le « fléau » « vorace » (1900, pp. 188-189) et opportuniste qui dévore la boëtte sur les hameçons, et les proies dans les filets ou dans les casiers. Les salaires des marins sont considérablement réduits. Les pouvoirs publics décident de subventions pour les aider à pêcher plus au large, avec du matériel renouvelé. Des mesures qui sonnent étonnamment familières aujourd'hui. Le maire de l’île est longuement cité dans le texte de la Revue Maritime (1900, p. 189). Il décrit alors une scène de pêche digne des Travailleurs de la mer de Victor Hugo (1866). Un patron charge son canot pieuvre après pieuvre jusqu’à sentir les tentacules « enlacer ses jambes et celles de son mousse ». Les deux hommes paniquent et rejettent filet et pieuvres à la mer, se débarrassant avec leur couteau de celles qui étaient collées à leurs jambes. Le poulpe est décrit comme un monstre marin qui s’attaque à tout. Toujours dans le même texte, seul le marsouin est présenté comme « friand » de ses chairs, mais là encore, une anecdote effroyable explique aux lecteurs que les cétacés qui mangent des poulpes doivent être précis dans leurs attaques, au risque de se faire « étouffer », « aveugler », et même « dévorer » par ces animaux s’ils ne les tuent pas sur le coup (1900, p. 189).

13Le texte finit sur le constat inquiet des pontes des animaux qui se sont échoués : « Les grèves de la Manche vont donc être infestées de nouveau, cette année, par des quantités innombrables de pieuvres, qui vont contribuer d’une façon désastreuse à la destruction du poisson et constituer une gêne redoutable pour l’industrie de nos pêcheurs. Il serait grandement à désirer que l’on trouvât un remède efficace contre cette invasion néfaste, qui est pour nos pêcheurs de la côte un véritable Fléau » (1900, p. 189). Si les zoologues et spécialistes du début du siècle notent les conséquences sociales, notamment les transferts d’effectifs professionnels de pêcheurs bretons « ruinés » vers la marine marchande faute de crustacés à pêcher, il est intéressant de noter qu’ils remarquent, et déplorent, le bon goût de cet animal qui « fait concurrence à nos fins gourmets » (Société zoologique de France, 1900, p. 119) en s’attaquant aux homards et langoustes.

15À Roscoff, en 1922, un autre épisode de prolifération est relaté dans les journaux. On considère un temps la solution de la dynamite. Puis en 1950, les pêcheurs de coquilles Saint-Jacques se retrouvent ruinés à cause d’une nouvelle « invasion». Sur les côtes britanniques, notamment à Brighton, des épisodes de « fléau » (plague) ont lieu après la description de 1900 par Garstang, à peu près en même temps qu’en Bretagne – 1911, 1922 et au début des années 1950, à partir de 1948 (Rees, 1950).

16C’est seulement après l’hiver particulièrement froid de 1962/1963 que les poulpes disparaissent des côtes bretonnes atlantiques et de la Manche, et donc des sources. L’image qu’ils laissent dans les imaginaires halieutiques bretons est donc particulièrement négative. Cependant, cet imaginaire a dernièrement été remodelé au fil d’objets culturels, avec un poulpe non plus monstrueux, mais inspirant, voire sympathique.

Du monstrueux au charismatique

17Depuis quelques années, nous sommes amenés à évoquer le poulpe en entretien avec les jeunes pêcheurs, car les tentacules de l’animal sont de plus en plus au cœur des tatouages qui racontent la relation des marins à leur environnement professionnel : « Tous mes tatouages sont en lien avec mon métier. Moi je veux raconter mon histoire en tatouages. Là, j’ai découvert le poulpe, alors je vais me faire un gros poulpe sur le côté-là. […] j’aimerais bien qu’il fasse plein de boucles, avec ses tentacules. Et dans chaque boucle, je vais mettre mon anniversaire, si j’ai des enfants plus tard… plein de petits trucs reliés entre eux par les tentacules » (Matelot, Fouesnant, 2021) explique un jeune matelot fasciné par les caisses qu’il remplit de poulpes depuis quelques mois, sur un bateau à la base armé aux coquillages et aux oursins. Mais le poulpe n’est pas uniquement apparu sur la peau des marins-pêcheurs. Sur mon terrain postdoctoral mené auprès du Réseau national échouages (RNE), j’ai rencontré plusieurs correspondants, dont un agent de l’Office français de la biodiversité et une ostéologue de muséum qui s’étaient récemment tatoué l’animal charismatique sur les avant-bras.

18Le poulpe attire de plus en plus la sympathie du grand public. En témoigne également la production d’objets culturels à son sujet depuis une petite décennie : ouvrages, films et autres produits culturels destinés à des publics variés. Le poulpe y est un personnage doté d’une intelligence qui rivaliserait avec celle de l’humain, voire qui l’élèverait ou la troublerait comme nulle autre interaction animale. L’accent, dans ces récits émergeant au milieu des années 2010, est mis sur l’esprit du céphalopode, sur son aspect « intelligent », voire sur sa sensibilité. En témoigne La Sagesse de la pieuvre (My Octopus teacher, 2020), film à succès qui relate, sur fond de développement personnel, une relation entre un réalisateur et une poulpe dans une forêt de kelp d’Afrique du Sud. On peut également citer plusieurs ouvrages de vulgarisation scientifique comme Le Prince des profondeurs (Other minds, 2016 et 2018 pour la version française), du philosophe plongeur Peter Godfrey-Smith, L’âme d’une pieuvre (The Soul of an Octopus, 2015, et 2018 pour la version française) de la naturaliste Sy Montgomery, La vie privée du poulpe (2022), du biologiste Ludovic Dickel, ou encore Autobiographie d’un poulpe (2021) de la philosophe Vinciane Despret. L’animal est également de plus en plus présent au rayon jouets, peluches et livres pour enfants.

19Cette dimension fait écho à ce que Jamie Lorimer a pu décrire comme relevant du « charisme animal », au contact des naturalistes de ses terrains. Le « charisme animal » naît de situations d’interactions au cours desquelles les humains trouvent chez l’animal identifié une forme d’utilité symbolique, et éprouvent une satisfaction intellectuelle et esthétique à leur contact. L’interaction « épiphanique » (Lorimer, 2007) observable autour de ces animaux « porte-drapeaux » (Caro, 2010) vient nourrir un engagement en faveur de leur conservation. Le concept est repris en France par Isabelle Mauz lorsqu’elle étudie l’émotion suscitée par les rencontres avec le bouquetin, espèce « remarquable » et « patrimonialisée » des Alpes (Mauz, 2012). La chercheuse ajoute aux critères de « charisme » la représentation de l’autochtonie de l’animal. L’analyse de la prolifération récente du poulpe en Bretagne permet de questionner cette notion d’autochtonie animale et, au contraire, d’espèce invasive dans la mémoire environnementale du territoire (Rémy et al., 2008).

21Après une première impression d’invasion d’« alien » (Subramanian, 2001) - la référence extra-terrestre étant régulièrement convoquée au sujet des poulpes -, il y aurait désormais dans le récit de la filière pêche locale un poulpe « breton ». Les sources historiques, elles, avaient plutôt tendance à marquer l’étrangeté de l’animal par rapport au milieu côtier de l’Atlantique et de la Manche. Ainsi, dans plusieurs articles publiés au début des années 1950 dans la Marine Biological Association, William James Rees (1950, 1954) s’applique même à démontrer que les apparitions du poulpe par épisode de « fléau » en font un animal « immigrant », loin donc d’une quelconque autochtonie. La dynamique de recherche en zoologie marine qui accompagne ces épisodes marquants délimite néanmoins une aire de répartition de l’animal comprenant la Manche, comme le montrent les cartes publiées en parallèle par le naturaliste (figure 3).

Quelle amnésie environnementale sur le littoral breton ?

22En Bretagne, les environnements marins ont subi tout au long du 20^e siècle des bouleversements professionnels qui se sont accélérés à partir des années 1960. La pêche s’est mécanisée et les flottilles de canots ont disparu au profit de navires moins nombreux, plus efficaces, et pêchant aussi plus au large. Le chalut s’est imposé comme modèle « chouchou » (Delbos, 2006) d’une pêche institutionnalisée, patrimonialisée même, et devenue l’étalon normatif de l’industrie locale. Les espèces ciblées, et les espèces rencontrées, elles aussi, sont devenues les normes d’un paysage marin professionnel. Des territoires se sont spécialisés – la sardine de Douarnenez, la langoustine du Guilvinec, le bar du raz de Sein, et cetera - au point de participer à la constitution identitaire des ports bretons.

23Or l’instauration d’un patrimoine sous-entend une relation constituée autour de stratégies de conservation, et non de composition avec des mutations, et encore moins de développement de stratégies de transitions pour pallier les crises. Lorsqu’il s’agit d’une nature patrimonialisée, mais exploitée, les variations troublent le rapport que les sociétés littorales entretiennent aux territoires qu’elles habitent. Et c’est d’ailleurs là un des éléments intéressants de l’épisode de prolifération de poulpes de 2021 : les pêcheurs, qui vivent les mutations des paysages d’année en année et qui doivent composer avec des variations fortes des environnements qu’ils travaillent et habitent n’ont pas nécessairement repris les termes marquants que l’on retrouvait dans les titres de journaux. Si les professionnels sont en quête de sens et d’explications au sujet des phénomènes qui les affectent, « invasion » n’était pas un terme utilisé sur le pont des navires, alors qu’il l’était dans la presse et dans les couloirs d’institutions. L’apparition de l’animal était un élément de plus dans le paysage aléatoire que les marins fréquentent quotidiennement. L’environnement mémoriel qui entoure la réapparition du poulpe en Bretagne est également chargé de doutes. La prolifération des poulpes se fait en parallèle de plusieurs phénomènes difficiles à interpréter pour les professionnels, qui alimentent une eschatologie halieutique bretonne. La faune et ses mutations sont très présentes dans les échanges et entretiens réalisés, et entrent en résonance avec les menaces économiques ou politiques qui affectent les marins : fermetures spatio-temporelles de pêcheries, interdictions d’engins, ou instauration de normes et de régulations des activités en mer.

24Ainsi, les marins font, dans les discussions privées de groupes professionnels sur les réseaux sociaux, notamment au moment des mobilisations de février 2023, des liens entre augmentations des interactions avec des cétacés, prolifération du ver anisakis, effondrement des prises de tourteaux et d’étrilles, chute des stocks de lieus jaunes, et cetera, et prolifération du poulpe. Autant de phénomènes que les scientifiques, de leur côté, considèrent comme tout à fait décorrélés. La prolifération du poulpe s’intègre chez les professionnels à un paysage d’inquiétude, marqué par la crainte de voir son activité s’arrêter. Le contexte politique à l’origine des mobilisations est lui aussi multifactoriel : mises en place d’interdictions spatio-temporelles de la pêche pour mettre fin aux captures accidentelles de dauphins, plan de casse post-Brexit, fin des aides gazole, et cetera. Les interprétations et les liens qui sont faits entre évènements politiques, économiques et écologiques nourrissent parfois des prises de position complotistes, et marquent un imaginaire anxieux. Sur les quais, dans les chats de réseau social des groupes de marins, comme dans les bureaux du port, les travailleurs du secteur halieutique évoquent régulièrement l’éruption du volcan Cumbre Vieja sur l’île de La Palma aux Canaries, entre septembre et Noël, et concomitante du pic de la pêcherie en Bretagne. Les eaux réchauffées par la lave en fusion auraient pu repousser les poulpes vers le nord. On évoque aussi la disparition, en 2020, des poulpes de Galice – 500 tonnes pêchées lors de l’été 2016, à peine 40 en 2020.

25De l’autre côté du golfe de Gascogne, sur les côtes françaises, la variation d’abondance aurait, selon certains, commencé au sud pour migrer vers le nord-ouest, avant d’être remarqué et documenté à partir des Sables-d’Olonne jusqu’en mer d’Iroise. Les pêcheurs bretons stupéfaits et inquiets évoquent surpêche, contrebande et aléas climatiques. Leurs vulnérabilités locales ne pourraient s’expliquer qu’au regard des mutations et catastrophes globales. Autre hypothèse avancée dans les discussions : une branche chaude du Gulf Stream aurait permis aux céphalopodes de quitter les côtes marocaines pour remonter vers le littoral atlantique français.

26Des savoirs informels aux savoirs scientifiques, certains regards convergent, notamment dans l’appréhension des échelles à considérer. L’hypothèse la plus couramment acceptée en écologie et en biologie est celle d’une prolifération mondiale des céphalopodes (Doubleday et al., 2016). Avec les algues et les méduses, ces prédateurs plastiques sont avantagés par l’anthropisation des océans, c'est-à-dire par les phénomènes de réchauffement, d’acidification, d’eutrophisation et de diminution globale du volume de poissons. L’espèce possède une phase larvaire longue dans les eaux les plus froides de son aire de répartition, et produit plusieurs centaines de milliers d’œufs rassemblés en grappes. C’est ce qui fait dire à un certain nombre d’acteurs scientifiques que le poulpe est une espèce « opportuniste », « bonne candidate pour s’adapter au changement global en cours », précise une note de l’Observatoire breton des changements de l’Estran (OBCE) de 2021 (Hilly, 2021, p. 2). L’analyse de l’OBCE accuse la surpêche d’avoir induit « l’effondrement de l’abondance des individus de grande taille des espèces prédatrices, qui seules pouvaient limiter l’abondance des pieuvres ayant atteint la maturité sexuelle » (Hilly, 2021, p. 2).

27« C’est parti pour rester » commente un matelot d’un fileyeur reconverti au « casier à poulpe ». En écho au « fléau » annoncé par la Revue Maritime du début du siècle citée plus haut, le jeune professionnel évoque en entretien les grappes d’œufs qu’il a repérées sur la filière de casier, ainsi que les individus juvéniles « qui tenaient dans la main », croisés durant l’hiver, et qui remettraient en question l’idée d’une période de reproduction à proprement parler. Mais les convictions, à bord comme sur les quais, restent fragiles : « Après, comme on n’a pas l’explication de comment ils sont arrivés, ils peuvent peut-être partir du jour au lendemain aussi ! » (Patron-pêcheur, Loctudy, 2022). Finalement, c’est le rapport à l’aléatoire, caractéristique du métier de pêcheur, qui s’exprime pleinement dans cet épisode, et avec lui la faculté d’adaptation, « l’opportunisme » qui définit le pêcheur, particulièrement à la petite pêche et polyactif, dans les discours réflexifs des professionnels. Avec un grand sourire, un ligneur finistérien commente ainsi le slogan de la filière « Marin-pêcheur : espèce en voie de disparition » : « Je sais pas si le marin-pêcheur est une espèce en voie de disparition ou en danger, mais le petit pêcheur est clairement une espèce opportuniste. Ben oui, bien obligé de s’adapter tout le temps et de s’engouffrer dans les niches ! » (Patron-pêcheur, Concarneau, 2019).

28Cette notion d’opportunisme trouve par ailleurs écho dans l’analyse historique de la pluriactivité des sociétés littorales que fournit François Ploux : « Pourquoi d’ailleurs, ne pas parler, plutôt que de contraintes, d’opportunités offertes (par exemple l’essor de la pêche sardinière sur le littoral breton), qui peuvent être - ou non - saisies par les agents sociaux » (Geistdoerfer et al., 2004, p. 34). Elle trouve aussi écho dans les travaux sur l’industrie de l’historien David Landes (1987), qui montre l'instauration d'une discipline du travail orientée vers la productivité et la performance, laquelle désengage l'humain des relations au rythme circadien. Au moyen d’outils de gestion du temps (horloge, tambour, et cetera), l’industrie mobilise les populations rurales au travail, « eux-mêmes irréguliers », et qui « se conformaient non pas à un horaire mais à l’opportunité et aux circonstances » (Landes, 1987).

Une catastrophe ou une aubaine ? L’opportunisme en partage

Concentration des efforts devant l’arrivée d’un nouveau prédateur dans la zone

30Cependant, lors de l’épisode récent de prolifération, les pêcheries moins productives de l’année ont été laissées de côté au profit d’une concentration de l’effort sur le poulpe. Contrairement à 1900, le paysage professionnel breton de 2021 s’est rapidement reconfiguré, galvanisé par l’apparition de l’animal dans tous les engins de pêche, même les moins adaptés, la drague donc, mais aussi dans les filets ou même en dizaines de kilos au milieu de la seine des bolincheurs. Sans comparaison, c’est dans les casiers que le poulpe semble pulluler. Au plus fort de l’épisode de prolifération, on rencontre alors autour des Glénan des bateaux aux immatriculations exotiques, de la baie de Douarnenez, d’Audierne, ou même de La Turballe. Des Lorientais ont également investi la zone, ciblant le poulpe toute l’année, même en hiver. Certains navires de Lorient sont presque devenus des « locaux » aux yeux des institutions, criées et comités notamment. En écho au contexte général d’anxiété environnementale et de crainte vis-à-vis de l’avenir de la pêche bretonne, des tentatives de transformations de navires du large, affectés par la crise, ont été mises en place.

31C’est le cas par exemple d’expérimentations de transfert d’activités des caseyeurs hauturiers vers le métier du poulpe. Ces bateaux, massivement concernés par le plan de casse de 2023, ciblaient le tourteau, pêcherie a priori décimée par un parasite. Il existe un historique parasitaire entrainant des destructions de populations de tourteaux ou d’étrilles en Atlantique et Manche (Latrouite et al., 1988 ; Stentiford, 2008 ; Davis et al., 2019). « On a testé, sauf que c’est des caseyeurs qui ont des habitudes au large, et donc ils l’ont testé plutôt au large et ils étaient pas rentables. Et quand les caseyeurs de vingt mètres rentrent dans la zone des 3 milles, on a 25 bateaux qui nous appellent en disant « oh c’est pas normal, y a un gros bateau qui est là ! » Ben il a le droit… » explique une chargée de mission du comité départemental (Comité des pêches, 2023).

32Le caractère côtier du phénomène de prolifération a ravivé des tensions entre petits et gros bateaux et les petits pêcheurs locaux aussi s’adaptent, comme Martin, installé en pays bigouden depuis huit ans sur un fileyeur de six mètres. Après une saison 2021 marquée par la présence de poulpes dans ses filières de casiers et dans ses filets, Martin avait investi dans 40 casiers à l'anglaise. Dans ses cinq filets à soles, qui selon le pêcheur « ont toujours bien péché du poulpe » sans toutefois atteindre les niveaux de capture de 2021, il a pu relever parfois jusqu’à 80 kilos de poulpes par jour. Les filets sortaient de ses coins habituels tels des « guirlandes de poulpes ». Nul doute pour lui que « ça a sauvé la saison » (Pays Bigouden, 2023). La flottille de petits caseyeurs s’est également retrouvée face à une mutation singulière. Patrick est marin dans le nord du Finistère, sur un petit caseyeur qui cible depuis deux décennies le homard. La pêcherie « enchaînait les belles années ». Juste avant le confinement, il transmet son navire à son fils. « Puis les poulpes sont arrivés […]. Les homards ont disparu, et les araignées pullulent », explique-t-il (Saint-Malo, 2023).

33En pays bigouden, sur la côte sud du même département, c’est un autre constat que fait Yann à bord de son petit caseyeur, qui ciblait, lui, l’araignée depuis une petite dizaine d’années : « Plus d’araignées, car le poulpe les mange toutes. Avec la disparition du tourteau, si je ne transfère pas mon activité sur le poulpe, je crève » (Pays bigouden, 2023). Au comité, cette idée de cycles perturbés, peut-être par la présence du poulpe, est corroborée : « Dans le nord ils marchent sur les araignées, ils ne savent pas quoi en faire, ça bouffe toutes les moules de bouchots, c’est la folie […] et là c’est très dur d’en trouver dans le sud […]. Les araignées, elles ont vraiment disparu en 2021, je pense qu’elles ont eu peur du poulpe, y a vraiment eu des échouages d’araignées sur les plages, donc y a un truc qui va pas, elles fuient un prédateur au point d’aller se mettre au sec. Y a eu une année sans araignée, et là ils en revoient. Donc soit elles s’habituent, soit y a un peu moins de poulpes et une possibilité de cohabitation. Mais je suis pas sûr que ce soit le poulpe le seul responsable, il les a pas tous mangés, y a vraiment eu une migration de la bestiole » (Chargé de mission, Comité départemental, 2023). La prolifération de poulpes semble sur toutes les lèvres, expliquant des fluctuations de la ressource, même divergentes.

34Camille, un matelot de navire ciblant d’habitude les coquillages des Glénan résume : « Ça fait plus d’heureux que d’malheureux. Même les chalutiers réussissent à en pêcher. On a essayé la planche à poulpes aux Glénan […] on s’est retrouvé dans un rayon de moins d’un mille avec une soixantaine, soixante-dix bateaux. Tu pouvais limite pas les compter tellement y en avait. Y en avait certains qui étaient même à couple, j’ai jamais vu ça » (Matelot, Le Guilvinec, 2022).

36Des ligneurs ont « abandonné la ligne », et des flottilles semblent s’être totalement spécialisées. « C’était impressionnant. J’avais jamais vu autant. Tu vois à la bolinche, des fois on s’trouve un peu ramassés les uns sur les autres, mais là c’était impressionnant. T’avais de gros bateaux, comme des tous petits canots » résume un matelot embarqué au « casier à poulpes » lors de la saison automnale 2021 (Matelot, Pays bigouden, 2023).

37C’est la question économique qui se trouve au cœur des problématiques entourant cette « invasion ». L’apparition a priori catastrophique pour certains pêcheurs s’est en réalité révélée un eldorado inespéré pour presque l’ensemble de la filière. Le court article de Daniel Pauly sur le SBS (Shifting baseline syndrome) (1995) développe déjà l’idée selon laquelle c’est le marché qui oriente la perception et l’attention portée à certaines espèces présentes au fil du temps dans les zones exploitées par les pêcheurs. L’océanographe cite une anecdote : sans marché pour le vendre, un pêcheur des années 1920 de Kattegat se trouvait bien embêté par l’emmêlement d’un thon rouge dans son filet à maquereaux.

38Pour le poulpe, la dynamique est comparable. Sans marché, sa capture, et encore plus sa prolifération, ne pouvait être vue que comme une dynamique nuisible, une espèce « emmerdante » (Micoud, 2010, p. 103), à l’instar d’espèces involontairement capturées alors qu’elles sont sans prix (roussettes, sarzotins, et cetera) ou sans possibilité de débarque, car au-delà du quota (certains poissons bleus). C’est la réaction économique à cette apparition, de par l’internationalisation de la filière, qui a engagé une tout autre relation à l’animal, devenue une aubaine pour les pêcheurs bretons grâce à l’ouverture de marchés espagnols et italiens. Des biologistes de la station marine de Concarneau ont ainsi rapidement lancé un projet de recherche visant à comprendre les mécanismes de reproduction du poulpe, dans la perspective d’une gestion durable de la pêcherie, en collaboration avec le Comité des pêches. Ces chercheurs notent de manière intéressante que les étoiles de mer, qui prolifèrent depuis plusieurs années dans les eaux bretonnes, ne jouissent pas de la même transformation de regard sur leur caractère invasif, dans la mesure où il n’existe pas encore de marché pour les étoiles.

39Le regard positif porté sur une espèce invasive dépend régulièrement de la mise en place de marchés pour accompagner ces transformations environnementales. On peut comparer ces situations du poulpe ou de l’étoile de mer à la sidération des gens de mer bretons devant la prolifération croissante de crépidules au 20^e siècle. Cet autre mollusque est apparu en plusieurs étapes en Bretagne. D’abord transportée de manière accidentelle au 19^e siècle dans les ballasts de navires de commerce transtalantiques, puis proliférant dans les années 1930 suite au commerce international d’adultes et naissains d’huitres plates, la crépidule s’installe à Brest depuis les coques des liberty-ships, et sur l’ensemble des côtes avec l’introduction de l’huitre japonaise. Ce gastéropode marin, considéré comme la « peste de l’huitre » en Angleterre, fait l’objet de tentatives d’exploitation industrielle sous le nom de « berlingot de mer » à partir du milieu des années 1990 (Blanchard et Hamon, 2006).

40Mais sans marché, ces tentatives font faillite. En parallèle, l’important rôle du mollusque pour la biodiversité a incité les biologistes à relativiser le caractère néfaste de « l’invasion ». Cette recherche de marché et de transformation des perceptions est intéressante à noter, d’autant qu’elle s’exprime de manière cosmopolite. Joseph Mitchell documente le même questionnement vis-à-vis de la crépidule dans l’esprit de pêcheurs et poissonniers du Fulton Fish Market de New York au début du 20^e siècle (1948). On pense également aux difficultés des pêcheurs méditerranéens dépourvus de marché ou de circuit de distribution face aux apparitions de crabes bleus. Hugo Vermeren montre notamment le changement de regard sur l’animal envahisseur une fois la filière organisée aux Kerkennah malgré la prolétarisation des gens de mer induite par cette structuration (Vermeren, 2022). Daniel Faget montre quand à lui la frustration des pêcheurs français dépourvus de marché devant le phénomène de prolifération (Faget, 2023).

41Le poulpe breton, pour sa part, est acheté en grande quantité puis exporté vers des industriels qui le surgèlent et le transforment pour ensuite de nouveau le vendre à des conserveries qui l’incorporent finalement à des préparations sous la forme de pâte de poisson (soupe, salade et autres).

42Il convient de s’intéresser alors aux chiffres de débarque autour de l’archipel des Glénan, épicentre du phénomène de prolifération. À Concarneau, port le plus proche, on a débarqué quinze fois plus de poulpes en 2021 que dans les années précédentes : le poulpe a représenté un chiffre d’affaires de 3,2 millions d’euros, assurant à la criée une progression globale de 15,5 %. Même en hiver, le prix se maintient très haut, comme le relate Maxence, matelot de navires armé au coquillage, début 2022 : « J’ai commencé au poulpe en novembre, quand ça a explosé. […] C’est ça qu’on s’explique pas, plus t’avances dans le temps, plus le prix est ouf. Il était encore à 11 euros le kilo avant-hier. Quand j’ai commencé en novembre, il était à un peu moins de huit euros » (Matelot, Le Guilvinec, 2022).

44L’année suivante est encore plus marquante pour la criée de Concarneau, qui se spécialise dans le poulpe (voir tableau 1). Le poids économique de ce moment de prolifération, à partir de 2021, est donc non négligeable, et le contexte de pêche qui l’a entouré est unique. Les pêcheurs, tous métiers confondus, ont adapté ou inventé des outils de fortune pour capturer l’animal, devenu synonyme de réussite financière rapide.

Tableau 1. Progression des débarques de poulpe à la criée de Concarneau entre 2020 et 2022

	2020			2021			2022 - Poulpe			2022 - Poulpe épatté
	Tonnage	Valeur	Nb de bateaux	Tonnage	Valeur	Nb de bateaux	Tonnage	Valeur	Nb de bateaux	Tonnage	Valeur
JANVIER	189	1 770	23	94	742	23	40 168,78	348 817	71
FÉVRIER	120	1 300	19	61	505	19	34 257,88	329 802	42
MARS	126	848	24	618	4 950	25	37 178,64	347 466	56
AVRIL	780	4 166	29	986	7 975	23	50 398,46	459 962	65
MAI	720	2 772	27	724	6 727	15	69 281,65	556 844	62
JUIN	573	3 143	29	1 474	10 630	34	66 453,09	463 215	63
JUILLET	213	2 042	35	2 382	12 363	52	51 742,08	314 437	70
AOÛT	155	1 947	33	4 662	22 612	57	94 581,46	641 302	73
SEPTEMBRE	216	2 494	26	12 961	79 943	58	183 511,98	1 259 191	67	2 001,25	4 950
OCTOBRE	211	1 821	28	80 087	583 273	70	253 907,12	1 715 665	76	4 666,80	7 999
NOVEMBRE	325	2 333	33	231 106	1 697 522	81	170 584,97	1 191 849	66	4 690,90	6 457
DÉCEMBRE	255	1 882	29	87 085	719 826	65	114697,52	953 534	72	5403,68	6 431
TOTAL	3 883	26 519		422 241	3 147 066		1 166 764	8 582 083	144	16 762,63	25 837

À noter l'apparition de la catégorie des « poulpes épatés » courant 2022.

Chiffres de la criée de Concarneau, 2022. Merci à la direction de la criée pour leur participation à l'étude.

Bricolages innovants

45Un matelot bigouden, dont le bateau débarquait entre une et deux tonnes de poulpes par jour à l’automne 2021, rend compte de la dynamique des pêcheries à cette période :

« J’étais au casier. Mais à la base le bateau, c’est un fileyeur, filets à merlus. Le patron a senti le truc arriver. Il a acheté des casiers à langoustines. Et fin novembre début décembre il voulait racheter des casiers à langoustines, mais dans toute la France y en avait plus. Il achetait même des casiers à crevettes qu’il aménageait, qu’on a réaménagés en casiers à homard. Il y en avait un peu dedans, mais c’était la galère de reboëter ça. […] Les petits bateaux, ils sont tous armés au poulpe. Parce que le casier, t’es limité pour les crustacés, mais là les casiers, pour le poulpe, t’as le droit d’en foutre 200 par personne embarquée. Tu peux mettre un casier à homard, un conquetois, tu peux le mettre à pêcher le poulpe. Après, moi je les trouve moins performants. La goulotte est trop grosse. Donc ils peuvent sortir trop facilement. Le mieux, là c’est ce qu’on avait sur les (noms de bateaux) c’était les casiers à langoustines. C’est des conquetois, mais avec une porte qui s’ouvre. T’as deux entrées, et au lieu que ce soit des goulottes plastique, c’est des goulottes ramendées avec juste un tube en plastique beaucoup plus petit. » (Matelot, Le Guilvinec, 2022)

46Les fileyeurs s’estiment rapidement affectés par la présence du poulpe, qui ferait fuir le poisson, ou qui se servirait en poissons sur les filets directement, à l’instar du congre. Après une mauvaise saison aux merlus, et après avoir remarqué que les filets attrapaient des poulpes, le patron du fileyeur dont le matelot est cité ci-dessus s’est décidé à changer de techniques pour cibler directement l’animal, à la fois concurrent et aubaine commerciale. Il faut alors expérimenter à bord, car il n’existe pas de tradition de pêcherie du poulpe en Bretagne, et donc d’outils dédiés. L’extrait suivant montre à quel point l’opportunisme a conduit à innover, bricoler, pour être le plus efficace dans la traque du poulpe :

« Le patron a trouvé l’opportunité d’acheter des casiers […]. Au début on avait des, comment ça s’appelle, deux bouts qui étaient à la verticale au milieu du casier, et après on avait fait deux tours morts et une demi-clé pour venir serrer comme un élastique la boëtte. Et on a remarqué que le poulpe, il arrivait dans le casier, et il arrivait à te choper ça et après il se barrait et on retrouvait les casiers vides. Et après du coup, on allait prendre de la toile à la coop’ et on a ramendé des poches, que tu fermais, tu faisais un ergo un peu comme ça. (Geste de la main) et que tu souquais à fond et comme il pouvait pas choper à l’intérieur de la poche, il restait comme ça. Et dans certains casiers, on avait des casiers qui faisaient plus de vingt kilos, voire même trente kilos, plein de poulpes. T’en sortais parfois sept ou huit d’un même casier. Alors que les casiers à langoustines, ils sont grands comme ça (geste avec les bras pour signifier la petite taille des casiers). Et c’était pas des petits en plus, c’était des quatre-cinq kilos. Il était noir le casier, y avait plus d’espace dedans et tu voyais les tentacules qui sortaient des mailles du casier c’était… tu faisais le jackpot ! Le calcul, sur le casier, t’avais déjà 200 balles à la vente, quoi. […] On mettait un élastique qui ressemblait un peu à une chambre à air, qu’on tendait à bloc. Des fois, qu’on faisait même une clé dedans quand on voyait qu’c’était pas assez tendu. Et ça arrive à ouvrir les portes, ça une force incroyable. Du coup on était obligé de mettre des colsons pour bloquer les portes des casiers. On bouffait pas loin de 400-500 colsons journée. » (Matelot, Le Guilvinec, 2022)

47L’expérimentation se fait aussi sur les rythmes de pêche, et sur les zones. Le navire cité lors de l’extrait précédent a trouvé des poulpes sur des zones très proches des côtes, économisant du temps de route et permettant même à l’équipage de rentrer faire une pause à terre sur l’heure de midi entre les levées de filières. L’impression de profiter de bonnes conditions de travail avec des midis au restaurant renforce l’aspect extraordinaire du moment, corroboré par de nombreux témoignages. Deux cadres du comité décrivent l’ambiance qui précédait la régulation de la pêcherie, au plus fort du pic de 2021 :

« Soixante bateaux, dont des chalutiers de quinze mètres, au milieu des dizaines de zodiacs, t’avais 150 bateaux sur un linéaire d’un demi-mille. Ils étaient tous à touche-touche, moteur éteint, musique à bord, torse poils, et à la planche « allez, allez, allez », ambiance géniale. [...] C’était une belle période pour les chalutiers aussi, qui comme les bolincheurs ont des moments de saison assez délicats, et qui se sont éclatés pendant un mois à faire de la planche, qui ont découvert autre chose, qu’on pouvait rentrer pas fatigué le soir. » (Comité des pêches, Ergué-Gabéric, 2023)

« Et nous on faisait la nuit, en partant tôt le matin, et on a remarqué qu’ils étaient moins actifs la nuit, contrairement à ce qu’on peut dire. Il fallait qu’il fasse jour. La première levée, on mettait plus de boëttes à la dernière levée de la veille. Les poches étaient plus garnies, mais quand on arrivait le matin pour les prendre, y avait moins de poulpes dans les casiers qu’avaient fait la nuit que ceux qu’on allait lever le soir. On faisait une levée de 7h30/8h, à midi, on rentrait au Guil’, on allait prendre le casse-croute. Et on allait reboëtter la première levée et la deuxième levée était généralement plus pêchante que la première alors que les poulpes avaient même pas trois-quatre heures pour rentrer dans le casier. Ça marchait mieux. » (Matelot, Le Guilvinec, 2022)

49Si c’est le casier qui s’impose à bord de la flottille éclectique de navires improvisant un armement au poulpe, certains outils dédiés, rudimentaires, mais plus traditionnels sur d’autres littoraux, sont aussi recherchés par les marins bretons. Ces derniers cherchent en effet à s’équiper en pots et en planches à poulpes. Les pots notamment sont rapidement jugés très efficaces, comme l’explique un marin de quartier du Guilvinec : « 150 pots à l’eau, 120 kilos. Ça reste valable. Tout seul à bord. C’est pas long à virer, à dégager le poulpe. […] Tout le monde s’est équipé en pots à poulpes. Il y a un bateau qui en a commandé 1500 ! […] 1500 pots, c’est pas réglo. J’ai entendu via mon patron qu’il y en avait un qui avait 15 000 pots… Qu’est-ce que tu vas aller faire avec ça ? » (Matelot, Le Guilvinec, 2022).

50Les pots utilisés en Bretagne ne sont pas les pierres percées ou les céramiques d’inspiration méditerranéenne (Monot, 2011), japonaise ou tunisienne, mais ils n’appartiennent pas non plus à une tradition locale. Ce sont des outils dédiés qu’il faut apprendre à utiliser, notamment lorsqu’il s’agit de récupérer la proie piégée dans l’étroit engin :

« Je sais pas si tu vois à quoi ça ressemble, mais ils foutent un coup de javel dedans et ça sort tout de suite. J’trouve ça dommage d’aller foutre un coup d’javel sur l’poisson… L’entonnoir est tellement petit, j’sais même pas si tu réussis à mettre ta main dedans. Ça ressemble presque à une bouteille, avec une p’tite goulotte sur le côté. Mais même là au casier, parfois, c’est un peu la merde pour aller les prendre et ils sont bien accrochés et ils ont un pulvérisateur à javel, pschitt pschitt et tous les poulpes sortent. » (Matelot, Pays bigouden, 2023)

51Le pot n’est pas appâté, contrairement au casier, et il nécessite donc plus de temps de pause, ainsi qu’une réflexion différente sur la zone de pose. Les pêcheurs de l’archipel laissent ainsi leurs filières six jours sur le fond, afin de laisser au poulpe le temps de s’habituer aux engins, et de décider d’en faire son abri. Si l’archipel des Glénan convient à la pêche au pot, les eaux de la baie d’Audierne s’avèrent trop courantueuses pour rendre l’outil efficace et rentable. Les filières bougent trop sur le fond et les poulpes ne s’y installent pas. Ces outils, pots et matériel à hameçon, sont plus valorisés par des marins, comme s’ils permettaient un pistage plus sensible de ces nouvelles proies à apprivoiser, comme la planche :

« J’ai réussi à en faire pas mal. […] Le patron, il était avec un vire-lignes éléctrique, il faisait le cador avec sa grosse machine. Je lui disais « mais mets le doigt dessus, sens un peu, essaye de ressentir un peu ton fil. Il a fait que dalle, un gros zéro pointé. Moi j’étais avec une planche dans chaque main, ligne à main. J’ai fait une vingtaine de poulpes en trois quarts d’heure. Huit de décrochés, mais une vingtaine de poulpes. Ceux que j’attrapais c’était du 4-5 voire 8 kilos pour les plus gros. J’ai fait presque la centaine de kilos en ¾ d’heure. Donc t’imagines sur une journée de pêche. […] J’sais qu’à la ligne, y avait des petits ligneurs à la canne qui faisaient 700-800 kilos, à la turlutte, pour ceux qui avaient pas réussi à acheter de planches à poulpes. Il y a eu une razzia sur la planche à poulpes, mais nous on les avait fait « maison ». Tu vois les bidons de javel ? On lui a découpé comme une maison, on va dire, et on avait pris des boulons et des gros hameçons grappins et on avait fait des trous dedans. » (Matelot, Pays bigouden, 2023)

52Une fois remonté à bord, l’enjeu est d’éviter que l’animal ne s’enfuie du bac de tri. Là aussi, il faut imaginer des solutions et improviser des systèmes ou des techniques. Sur certains bateaux, les poulpes sont stockés dans un grand bac de débarque de sardines, percé pour que le mucus présent sur la peau des animaux s’évacue. Les marins portent également un coup de couteau derrière la tête du poulpe pour éviter les évasions, et le stockent dans des casiers à crevettes posés debout comme des cylindres. Les coups de couteau ne tuent pas l’animal, et n’empêchent pas totalement ses déplacements sur le pont, ce qui renforce le malaise du marin devant cet animal étrange, car difficile à mettre à mort. La technique du retournement, pratiquée par certains marins de pêcheries étrangères, n’est pas privilégiée, car elle défigure trop l’animal « un beau poisson est un poisson bien vendu, et là tu vois un poulpe avec la vieille tête retournée… » explique un marin (Patron-pêcheur, Pays Bigouden, 2023). Cependant, la technique des coups de couteau est elle aussi considérée comme problématique, dans la mesure où certains animaux entaillés, cramponnés aux bacs, perdent leur tête lorsque les marins tirent dessus pour les décrocher. Ces derniers sont donc encore en pleine recherche technique.

« Le poulpe a rebattu plein de cartes » : vers une structuration de l’exploitation

53En criée aussi, il a fallu s’adapter, voire structurer une filière selon un chargé de mission du comité départemental des pêches (2023). La criée de Concarneau notamment a relevé le défi de cette apparition de produits de la mer, massive et complexe à gérer. Il a fallu dédier une partie de l’espace à l’animal, frigos et ligne à part des poissons, car le poulpe peut tacher les autres produits, et sécuriser cet espace pour éviter de retrouver des évadés de coffres accrochés à des poteaux. De même, tout un travail d’harmonisation et de normalisation des débarques a été effectué, au sujet des côtes ou des codes pour les animaux épatés par exemple. Une normalisation du phénomène anormal, et donc une structuration s’est petit à petit imposée.

54Le comité des pêches entre en jeu au début de l’arrivée des poulpes sur la zone, par une demande des pêcheurs de coquilles, qui veulent augmenter le seuil de capture accidentelle, fixé à 5% de prises accessoires. Le comité intervient pour obtenir une dérogation administrative et une souplesse de la régulation permettant de débarquer les poulpes ainsi pêchés, un message reçu par les pêcheurs, selon ses cadres, comme un blanc-seing : « on a entendu des choses comme : « il faut dézinguer les poulpes, c’est le comité qui a dit ». Tout comme on a entendu à la VHF : « c’est bon, le chalut est autorisé dans les 3 milles pour le poulpe, le comité a dit qu’il fallait les dézinguer » (Patron-pêcheur, Pays bigouden, 2023). Mais les problématiques que doit gérer le comité à la suite de cette concentration de flottille concernent moins la ressource que la cohabitation : « plus moyen de mettre un filet à l’eau parce que plus de place, plus moyen de draguer les coquillages parce que plus de place », résume un petit pêcheur du pays bigouden, « c’est le Far West ».

55Un autre petit pêcheur en polyactivité, qui pêche à la drague une partie de l’année, explique la complexité de la situation de cohabitation entre navires et d’exploitation de différentes pêcheries :

« Un ou deux bateaux face à 20 bateaux qui veulent mettre des casiers… là, les zones sont en train d’être libérées, on peut presque pêcher partout, mais bon j’ai quelques inquiétudes. Mais d’un autre côté, putain il faut les supprimer. Parce que si ils sont en train de bouffer tous les coquillages, la priorité c’est de dégager les poulpes. Même d’un point de vue business, j’aurais tort d’en vouloir au mec qui me fait chier pour draguer parce que je devrais les aider à pêcher le poulpe pour préserver les gisements de coquillages. Alors c’est un choix… c’est vraiment pas une approche écosystémique, tu supprimes, tu éradiques le truc quoi. Mais la nature, ça marche pas comme ça. » (Comité des pêches, Ergué-Gabéric, 2023)

56Le comité a été vivement critiqué par une partie des pêcheurs dès le début de l’épisode, notamment par des petits pêcheurs qui voyaient d’un mauvais œil des navires de plus grosse taille se rapprocher des côtes et concurrencer potentiellement leurs zones. Pour les pêcheurs, le comité était témoin plus qu’acteur dans ces bouleversements de pêcheries locales. L’institution a réagi aux demandes de régulation en plusieurs temps, mis devant « une demande forte des marins qui sont inféodés à la zone, que ce soit réglementé » (comité des pêches, 2023). Mi 2022, la première mesure prise est l’adaptation de la licence crustacé à la licence poulpe : « Tout le monde pouvait venir pêcher du poulpe avec un nombre de casiers infini parce que les règles casiers, elles étaient définies pour le crustacé, pas pour le poulpe […] il fallait créer une nouvelle réglementation sans que ça percute toutes celles qui étaient déjà en place » (Chargé de mission, Comité départemental, 2023).

57Puis, comme les pêcheurs de la zone Glénan demandent une réglementation plus restrictive, le nombre de casiers a été restreint à 300 casiers maximum par navire, et 200 pour les marins seuls à bord. Le nombre de pots a été limité à 300 par bateau dans la zone des Glénan et 400 en dehors, sur une longueur de filière de maximum 500 mètres. « Là, pour être objective, je dirais qu’on a des bateaux qui tournent autour de 1000 pots » confesse une cadre du comité des pêches (2023). Une zone de priorité a aussi été réservée aux dragueurs, qui étaient empêchés par la prolifération de nouvelles filières de casiers sur les fonds sableux où ils avaient l’habitude de cibler les coquillages. Enfin, à la fin de l’été 2022, une zone exclusive, du côté de Penfret, l’une des principales îles de l’archipel des Glénan, a également été réservée aux ligneurs, dans cette même dynamique de gestion de la cohabitation entre différents métiers.

60Un cadre halieute du comité explique : « dans la population des pêcheurs de poulpe récemment arrivés, on a plusieurs sensibilités : le mec qui va être très sensible de continuer à gérer les crustacés parce que c’est peut-être l’avenir, c’est les crustacés, et le mec qui se dit « putain y a du poulpe faut aller sur le poulpe maintenant et peu importe les dommages collatéraux. Donc nous on est aussi obligés de faire la synthèse de ça et on est aussi obligés de considérer qu’il y a un travail de dizaines d’années de gestion de crustacés » (Ergué-Gabéric, 2023).

61Pour les pêcheurs, ces questions de gestion sont difficiles à appréhender, car elles mettent également en lumière la complexité du comité, regroupant des halieutes, du personnel administratif et des élus professionnels. Le comité est censé être à la fois un organe de représentation des intérêts d’une filière trop diverse pour être représentée dans son ensemble, et une institution de gestion des pêcheries, c’est-à-dire d’encadrement des pratiques et de protection des ressources exploitées pour qu’elles soient durables économiquement. Après avoir suivi un élan d’exploitation totale de la ressource, les instances ont pris des décisions qui, aux yeux des pêcheurs, paraissent orientées vers une conservation de l’espèce, privilégiant un maintien dans la durée de l’opportunité financière qu’elle représente pour la filière, alors que ce n’est pas l’objectif du comité. « On est passés de « faut tous les exterminer » à « la pêche est fermée », c’est radical… », ironise par exemple un petit fileyeur qui travaille dans le sud du Finistère (Patron-pêcheur, Le Guilvinec, 2023).

62L’interdiction de certains casiers lors de l’instauration d’une réglementation et de la licence poulpe a poussé certains petits pêcheurs à adapter le matériel pour qu’il rentre dans la norme fixée par le comité. Dès juillet 2022, ce dernier cherche à clarifier les règles d’utilisation des casiers à parloirs, engins faisant l’objet d’une interdiction spatio-temporelle à partir du 17 avril 2023. Un pêcheur à la petite pêche donne son impression : « Mais ça a fait pas mal de jaloux, de voir que la petite pêche gagnait mieux que la côtière au chalut ou la grosse pêche. Ça a dérangé pas mal. Ils ont un peu lâché les chiens à un moment, ils ont dit « ben tout le monde peut aller dessus. Les chalutiers arrivaient à en pêcher. C’était pas dégueulasse pour eux non plus. Normalement, selon la législation, ils sont censés désarmer leur bateau pour y aller. Mais bon, ils avaient tous leurs chaluts enroulés derrière. Y en a même qui se sont fait attraper à chaluter dans les Glénan » (Patron-pêcheur, Pays bigouden, 2022).

63En réalité, l’objectif du comité est que la pêcherie soit simplement « mieux organisée » (Chargé de mission, Comité départemental, 2023), c’est-à-dire que les problèmes de cohabitation entre professionnels soient réduits par la réglementation. La fermeture annuelle des casiers à poulpes est particulièrement critiquée par certains professionnels. Certains pêcheurs des petits métiers notamment considèrent qu’ils pâtissent de cette mesure. Selon eux, en juillet, le poulpe migre « dans le creux », là où seuls les gros bateaux peuvent se rendre. Les plus petits, qui le pêchaient à la côtière au printemps, n’ont pas la puissance motrice pour se risquer à le cibler si loin des côtes. Au comité, on explique :

« Au printemps, ils colonisent plus facilement les zones rocheuses à trouver de l’abri naturel, dans des trous, et puis plus tu vas avancer dans la saison, plus le poulpe va migrer. Donc les gars disent qu’ils descendent sur les profondeurs, c’est parce que nous, sur la zone Glénan, les roches, c’est plus haut et plus tu descends plus t’es dans le sable et la vase. Et arrivé à l’automne, tous les mètres ou tous les mètres cinquante, t’as un trou avec un poulpe dedans qu’il a creusé. […] Une migration de substrat. Donc quand ils vont dans la roche, ben ils tombent aussi sur du homard. Plus tu multiplies le nombre de casiers sur la roche, plus tu multiplies le nombre de homards à rentrer plus tu multiplies la déprédation et plus t’affaiblis ta population » (Comité départemental, Ergué-Gabéric, 2023)

64L’idée d’une période de reproduction printanière et d’une seule ponte par animal est aussi remise en question par les observations informelles des pêcheurs, qui voient des larves dans leurs pots toute l’année et des petits poulpes dans les casiers en hiver. Les premiers résultats des scientifiques de la station marine de Concarneau indiquent une reproduction toute l’année. Reste qu’un pic de reproduction semble malgré tout advenir au printemps.

65Pour les pêcheurs qui ne se retrouvent pas dans la nouvelle réglementation, le comité profiterait également de l’aubaine représentée par la présence des poulpes. La licence poulpe attribuée à un couple armateur-navire est payante, comme toutes les licences. Si les bruits de quai évoquaient un prélèvement entre 2 et 3 % du chiffre d’affaires, le comité a finalement décidé d’un pourcentage fixe à 0,75, qu’il s’agisse des licences accessoires ou ciblées, en plus d’un prix fixe de frais de gestion administrative de 100 euros.

66Ces contributions financières permettent en grande partie l’embauche d’un garde-juré dédié presque exclusivement à la pêcherie du poulpe. Le garde-juré est assermenté par l’État, en mesure de verbaliser des pêcheurs, mais il est payé par le comité et donc par les pêcheurs. Le comité embauche déjà un garde en charge du contrôle de la pêcherie de langoustes, avec qui le nouveau garde-juré travaillera, à quai ou en mer, sur un navire affrété par le comité, ou bien sur les embarcations des affaires maritimes ou du parc Marin.

67Finalement, aux craintes devant l’apparition d’un concurrent en 2021, s’est substitué l’espoir d’un retour, en 2022, de la « saison du poulpe ». Cette dynamique est alimentée par le partage de chiffres entre pêcheurs, des chiffres d’affaires qui ancrent l’eldorado dans un imaginaire chiffré et marqué par la surenchère. Rapidement lors des entretiens, ces montants sont évoqués : « Sur son année, il a fait 1,2 million de chiffre d’affaires sur un petit fileyeur de 11 ou 12 mètres. […] ça fait rêver » (patron-pêcheur, Pays bigouden, 2023) ou encore : « Il a ciblé le poulpe sur un mois et demi et il a gagné 200 000 euros. En un mois et demi ! » (Patron-pêcheur, Pays bigouden, 2023). Au ponton d’un port bigouden, un pêcheur qui range ses casiers à crabes me lance : « 200 000 c’est les petits, ça. Les « petits gros », on va dire, ils ont fait des mois à 450 000 euros » (Patron-pêcheur, Pays bigouden, 2023).

« Le poulpe on le gère pas, on gère les pêcheurs. Le poulpe on ne peut pas le gérer, parce qu’on ne sait pas le gérer. On est incapables de dire combien de milliers de tonnes de poulpes il y a dans l’eau. Y a pas d’évaluations. Et mettre en place une évaluation sur des bases scientifiques comme on le fait sur la coquille Saint-Jacques, tu fais quelques traits, tu regardes ce qu’il y a et t’extrapoles, c’est beaucoup plus compliqué que ça parce que t’as un aspect comportemental sur le poulpe que t’as du mal à mesurer. Par contre tu peux le faire sur un aspect historique. Tu suis tes débarquements pendant vingt ou vingt-cinq ans et là en fonction de ton effort de pêche, t’as des indications de comment se porte la population et tu peux dire, estimer ce qu’il y a dans l’eau. Nous on est incapables de le dire, la pêcherie elle a un an et demi. » (Chargé de mission, Comité départemental, 2023)

69Cette considération, presque formalisée comme une conclusion, sur la difficulté à structurer une pêcherie nouvelle, montre à quel point le poulpe breton projette les professionnels et acteurs de la pêche dans une réflexion sur le temps long des relations aux environnements. Structurations et bricolages marquent la fabrication à tâtons d’une relation, le passage du stade de la rencontre à celui de la cohabitation, c’est-à-dire celui d’un équilibre entre préservation et exploitation.

Conclusion

70Entre son apparition proliférante durant l’été 2021 et la structuration d’une pêcherie dédiée au printemps 2023, le poulpe s’est imposé comme une proie incontournable des pêcheurs bretons. D’espèce d’abord jugée invasive, l’animal est devenu une ressource précieuse, préservée. Le poulpe a forcé l’ensemble de la filière à s’organiser, à expérimenter des techniques de pêche, de traitement de l’animal, de montage international de circuits de vente, pour petit à petit se structurer autour de régulations et de licences, des outils orientant les pêcheurs vers de nouvelles habitudes normées.

71L’angoisse de départ devant l’apparition d’un nouveau prédateur s’est rapidement transformée en espoir de l’installation du phénomène. Les professionnels exposés à la prolifération partagent toujours d’autres craintes, contradictoires parfois : celle de voir la filière devenir mono-espèce, ou bien celle de voir disparaître aussi rapidement qu’il est apparu le poulpe, ainsi que l’aubaine économique qu’il représente. En cela, ces projections s’intègrent à un rapport plus global, éco-anxieux, vis-à-vis du caractère aléatoire de l’activité.

72Si ce rapport est au fondement même de l’activité du pêcheur, lequel s’adapte en permanence à l’écologie mouvante qu’est le milieu marin, le phénomène de prolifération du poulpe, dans sa complexité, révèle avec force que les marins abordent leur milieu écologique et professionnel comme un panorama de menaces ou d’opportunités – « en mer, t’utilises ou tu subis » me disait un marin du port de Loctudy au début de mon terrain de thèse en 2014. En l’occurrence, l’épisode a contredit une tendance singulière du développement capitaliste halieutique : des entreprises individuelles de petite pêche ont fait fortune, tandis que les plus gros bateaux, les chalutiers et les entreprises les plus industrielles, qui concentrent les capitaux au détriment des flottilles de canots depuis plusieurs décennies n’ont pas autant réussi à en tirer profit. Ce phénomène de prolifération a montré que l’adaptation, donc, et la capacité à ajuster ses techniques, ses outils, son périmètre d’activité, peuvent encore être payants pour des professionnels de petite pêche, plus habitués ces dernières années à se résigner devant les contraintes politiques et économiques. Comme l’ont montré plusieurs études, les jeux institutionnels et politiques ne sont pas toujours adaptés au terrain et activités des « petits métiers », contribuant à la marginalisation de professionnels pourtant importants sur le plan numérique et identitaire dans les flottilles de différents pays européens (Reyes, 2017).

73Le poulpe force les pêcheurs à « bricoler » - avec ici le « bricolage » entendu comme la structuration (d’une filière) suivant un évènement (de prolifération), si l’on reprend la logique d’adaptation du « bricoleur » de Lévi-Strauss (1962, p. 33). Le « bricoleur » s’applique en effet à faire « des structures au moyen d'événements », contrairement à l’ingénieur qui fait « des événements (changer le monde) au moyen de structures ». L’appréhension des pêcheurs est ainsi à mettre en regard d’un plaisir de la bricole, du temps passé à expérimenter des techniques et à explorer un territoire pour le connaître intimement, des éléments au cœur des représentations du métier et des aspirations des jeunes pêcheurs en école et en début de carrière. Car malgré les tonnages importants débarqués, participer à la capture du poulpe en 2021-2022, en tant que matelot ou comme patron de petite pêche, a affirmé que le métier de la pêche pouvait encore n’avoir rien de commun avec le travail à l’usine. Alors que la jeune génération de pêcheurs bretons s’oppose à l’ouvriérisation, caractérisant le modèle hauturier qui accueille bien souvent les débuts de carrière, le poulpe a remis le pistage au cœur de l’activité. La prolifération a permis un temps d’expérimentation située.