Introduction

1La faune sauvage étant une grande source d’apport en protéines pour les pays africains (Van Vliet et al., 2012 ; Ajayi, 1997), parvenir à la gérer de manière durable revient à relever un bon nombre de défis tant sur le plan social que règlementaire. Depuis quelques décennies, la question de la sécurité alimentaire est de plus en plus un sujet d'intérêt mondial (Roure et al., 2008). Parler d’une gestion durable de la faune sauvage, c’est considérer les éléments mettant en péril sa survie (Fortier et Alphandery, 2012) tel que le braconnage qui continue de croitre (Ajayi, 1997). Ainsi, la chasse est l'un des principaux facteurs de perte de la biodiversité (Benítez-López et al., 2017). Cependant, l’activité de chasse ne peut être complètement arrêtée du fait que la consommation de la viande de brousse est une partie intégrante du mode alimentaire des communautés locales africaines (Cornelis et al., 2017).

2Au Gabon, la viande de brousse est prisée pour des raisons telles que le goût, les habitudes alimentaires et l’attachement culturel (Abernethy et Ndong Obiang, 2010 ; Okouyi Okouyi, 2006). Elle est consommée lors des cérémonies de fête, pour des envies personnelles et ses dérivés sont utilisés comme des remèdes traditionnels (Chabi-Boni et al., 2019 ; Mbeng Ndemezogo, 2011 ; Okouyi Okouyi, 2006). Mais certaines viandes de brousse sont interdites à la consommation du fait que ce sont des espèces intégralement protégées ou des totems (Lepiller et al., 2022). Cependant, bien qu’elle soit prisée par beaucoup de citadins, la viande de brousse est davantage consommée dans les zones rurales qu’en zones urbaines (Lepiller et al., 2022). En effet, pour des raisons sanitaires, les jeunes citadins rejettent la viande de brousse tandis que les personnes plus âgées la préfèrent aux viandes domestiques car elle est vitaminée et elles se méfient des viandes industrielles (Abernethy et Ndong Obiang, 2010 ; Starkey, 2004). Ainsi, à Libreville, 64% de la population apprécient la viande de brousse (Lepiller et al., 2022 ; Binot et Cornelis, 2004). Et sa consommation moyenne s’élève à 3g/jour en 2003 et varie de 20 à 120 g/jour en 2005 à Libreville (en considérant la population librevilloise à 362 386 en 1993 selon Thibault et Blaney) ; en 2003, elle est de 8g/jour à Port-Gentil (pour 80 041 habitants), 24g/jour à Oyem (pour 22 669 habitants), 39g/jour à Makokou (pour 9 667 habitants) et 94g/jour à Gamba (pour 7 226 habitants) (Thibault et Blaney, 2003 ; Van Vliet et al., 2012). La viande de brousse, du fait des échanges commerciaux, est plus onéreuse en ville que dans les villages mais concurrence les prix du poisson et des autres viandes telles que le bœuf qui restent plus accessibles (Lepiller et al., 2022).

3Diverses études témoignent de l’intensité de l’activité de chasse sur la faune sauvage au Gabon. Ainsi, Starkey (2004) a montré que, sur les cinq marchés présents à Libreville, 161 tonnes de viande étaient commercialisées annuellement. Selon Abernethy et Ndong Obiang (2010), plus de 11 500 tonnes de viande de brousse par an étaient disponibles sur les marchés du Gabon. Une population urbaine en croissance, créant ainsi une forte demande en consommation de la viande de brousse, la pauvreté des populations locales (Chabi-Boni et al., 2019) et la recherche des trophées, sont des facteurs de pression sur la faune sauvage. Cette pression sur les animaux constitue un énorme risque écologique. La mauvaise gouvernance et le non-respect des droits publics sont des facteurs déterminants par rapport à l’enjeu de pérennisation de ces activités (Van Vliet et al., 2012). Les chasseurs braconnent pour subvenir à leurs besoins et il est nécessaire d’établir des lois efficientes prenant en compte les raisons du braconnage (Ajayi, 1997). Nous mobiliserons ici l’approche socio-écologique. Cette dernière met en interaction la gouvernance, donc la législation en vigueur, et les acteurs afin de parvenir à une meilleure gestion de la faune sauvage prélevée (Antona et Bousquet, 2017 ; Delclaux, 2021). En effet, selon ces auteurs, un bien commun se doit d’être bien géré de façon à éviter une surexploitation par un individu, empêchant ainsi les autres d’en user. Ainsi, l’approche socio-écologique met en relation le système social, représenté par le système de gouvernance et les acteurs, ainsi que le système écologique, donc le système de ressources et ses unités (McGinnis et Ostrom, 2014 ; Ostrom, 2007). Dans notre contexte, cela se rapporte à analyser les relations qui s’opèrent entre les acteurs (système social) et la faune sauvage / viande de brousse (unité de ressource du système de ressources qu’est la forêt et qui appartient au système écologique) à travers la règlementation en vigueur (système social) (Delclaux, 2021).

4Notre étude a pour objectifs de connaitre les interactions entre les différents acteurs de la filière de commercialisation de la viande de brousse et d’analyser l’impact des règles de gestion existantes sur l’activité menée par chacun de ses acteurs dans ce domaine. Pour cela, nous nous sommes intéressés aux gestionnaires de la faune au sein du ministère des Eaux, des Forêts, de la Mer, de l’Environnement, chargé du Plan Climat et du Plan d’Affectation des Terres (MEFMEPCPAT) au Gabon, ainsi que dans les services provinciaux de ce même ministère. Nous avons également travaillé avec les acteurs de la filière de commercialisation de la viande de brousse dans trois marchés de Libreville et à l’intérieur du pays dont le marché de la ville d’Oyem et le marché de Port-Gentil. L’étude des interactions ici revient à mettre en relation les acteurs et la gouvernance à travers la règlementation en vigueur (Lagadeuc et Chenorkian, 2009) tout en exploitant les données recueillies lors de notre enquête qualitative. Définir ces liens nous permettra de déterminer les impacts écologiques et ceux sur les activités menées par les acteurs de cette filière qui en découlent.

Mise en contexte

5Le Gabon et la République Démocratique du Congo font partie des pays de l’Afrique subsaharienne les plus riches en biodiversité (Tsinda et al., 2018). D’un côté, les acteurs tels que les chasseurs, les femmes commerçantes, les restaurateurs et les consommateurs exploitent la faune sauvage (Oyanedel et al., 2021 ; Petitot, 2014 ; Fargeot, 2004). D’un autre côté, le MEFMEPCPAT focalise ses actions sur la conservation de la biodiversité et la gestion durable de l’environnement (Thibault et Blaney, 2001). Ainsi donc, les chasseurs, les femmes commerçantes, les restaurateurs et les consommateurs utilisent la viande de brousse, formant ainsi les acteurs de cette filière. Ce qui donne lieu à des interactions entre chacun des acteurs et avec la faune sauvage qui, lorsque chassée, prend la dénomination de viande de brousse.

6L’étude des interactions entre les différents acteurs intervenant sur la faune sauvage permet de connaître les impacts des règles de gestion établies sur cette faune et sur ces acteurs. Pour mettre en exergue cette analyse systémique des interactions, nous nous appuyons sur l’approche socio-écologique. Elle se compose de deux systèmes : le système social et le système écologique (Maldague, 2017 ; McGinnis et Ostrom, 2014). La forêt constituant la ressource du système écologique, la faune sauvage en est une unité de ressources. Concernant le système social, les variables sont les acteurs concernés ainsi que leurs expériences passées, la gouvernance qui comprend les organisations gouvernementales (en l’occurrence le MEFMEPCPAT) et les règles de contrôle et de sanctions qui représentent la règlementation en vigueur en matière de gestion durable de la faune sauvage (McGinnis et Ostrom, 2014). Pour la gestion de la faune, le MEFMEPCPAT est représenté par la direction générale de la faune et des aires protégées. Celle-ci se compose de plusieurs organes : la direction de la gestion de la faune et de la chasse, la direction de l’aménagement et des aires protégées, la direction de la lutte contre le braconnage et de la direction du commerce des produits cynégétiques qui est divisée en trois services. Les trois premières directions possèdent leurs propres textes d’application afin d’exercer tandis que la dernière n’a que le texte sur l’agrément commercial, le décret n°677/PR/MEFE du 28 juillet 1994 relatif à l’agrément spécial de commerce des produits de la chasse, qui n’est pas appliqué. Par conséquent, cette dernière direction n’effectue pas de travail de terrain car elle ne possède pas de texte d’application.

7Étant donné que nous nous intéressons à la gestion durable de la faune sauvage en République gabonaise, nous nous appuierons sur les textes règlementant la chasse au Gabon tels qu’énoncés par Avomo Ondeno (2017) et le rapport du ministère des eaux et forêts (2011) :

• le décret n°0164/PR/MEF du 19 janvier 2011 réglementant le classement et les latitudes d’abattage des espèces animales,

• le décret n°679/PR/MEFE du 28 juillet 1994 fixant la période d’ouverture et de fermeture de chasse, appuyé par l’arrêté n°041/MEFMEPCPAT fixant les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse et la liste des espèces pouvant être chassées en période de fermeture de la chasse,

• le décret n°692/PR/MEFEPEPN du 24 août 2004 fixant les conditions d’exercice des droits d’usage coutumiers en matière de forêt, de faune, de chasse et de pêche.

8Hormis le décret sur les périodes de chasse qui s’appuie sur la loi forestière de 1982, les autres textes ont pour base la loi 16/01 du 31 décembre 2001 portant sur le code forestier en République gabonaise. Ce code voit le jour après que le Gabon a adopté l’Agenda 21 sur la gestion durable des ressources au sommet de Rio en 1992 et repose sur la gestion durable des ressources forestières (Avomo Ondeno, 2017).

Méthodologie

Présentation des sites d’étude

9Géographiquement, le Gabon est un pays proche de l'Équateur avec un climat chaud et humide.

10En considérant l’échantillonnage non probabiliste intentionnel (Beaud, 2009 ; Fortin et Gagnon, 2016 ; Savoie-zajc, 2006), nous avons travaillé dans cinq provinces parmi les neuf que compte le Gabon. Ce choix tient compte de la moyenne du nombre de provinces et du fait que ce sont des régions où la question de la viande de brousse est récurrente.

11À Libreville, capitale de la province de l’Estuaire située au nord-est du pays, nous avons eu comme répondants, des agents travaillant à la direction générale de la faune et des aires protégées au sein du MEFMEPCPAT ; des consommateurs tout-venant ainsi que des femmes commerçantes dans trois des cinq marchés de la ville, que sont Montbouet, Nzeng-Ayong et Oloumi. Pour les deux autres points de marché, Awoungou et Akébé, les femmes commerçantes n’ont pas souhaité participer à l’étude. Dans cette même province, nous avons aussi interviewé quelques chasseurs dans la zone de la Remboué. La province de l’Estuaire est dotée des parcs nationaux d’Akanda, de Pongara et des Monts de Cristal. Ce dernier se trouve à cheval entre la province de l’estuaire et celle du Woleu-Ntem (Engo Mekemeza, 2014).

12Au nord du pays se trouve la province du Woleu-Ntem qui non seulement partage le parc national des Monts de Cristal avec la province de l’Estuaire, mais possède également le parc national de Minkébé. Dans cette province qui abrite la ville d’Oyem comme chef-lieu, le projet a bénéficié de la participation des agents de la direction provinciale du MEFMEPCPAT, de commerçants de viande de brousse et de restauratrices dans le marché de Ngouéma.

13Dans l’Ogooué-Ivindo, au nord-est du pays, où se trouvent les parcs nationaux de la Lopé et de Mwagna (Ndong Ndong, 2021) nous avons travaillé avec la direction provinciale du MEFMEPCPAT dans la ville de Makokou. Mais la majorité des participants étaient de la ville d’Ovan et du regroupement de villages Ebyeng-Edzuameniène avec les agents du MEFMEPCPAT, quelques chasseurs et une restauratrice. Ces agents du ministère, comme les autres agents d’autres sites, nous ont apporté des réponses quant à l’application de la règlementation sur le terrain et au type de viande de brousse identifié lors de leurs missions de contrôle.

14Les participants de la province de l’Ogooué-Maritime, située à l’ouest du pays, avec son chef-lieu Port-Gentil, étaient des agents rencontrés à la direction provinciale du MEFMEPCPAT ainsi que les femmes commerçantes du marché de Bornave. Dans cette partie du territoire, se situe le parc national de Loango (Larson et Zimkus, 2018).

15Enfin au sud-est du pays, dans la province du Haut-Ogooué, le village Ondili ainsi que le chef-lieu Okondja ont été nos terrains d’enquête du fait que dans les villages, la faune y est fortement chassée et dans la ville, nous avons pu discuter avec les agents du MEFMEPCPAT sur place et quelques restauratrices. Dans cette province se trouve le parc national des plateaux Batéké qui abrite une très forte biodiversité (Roger et al., 2006).

Méthodes de collecte des données et choix des participants

16Le questionnaire, l’analyse documentaire et l’observation sont les stratégies de recherche qualitative (Royer, 2007 ; Wolcott, 2001) qui nous ont guidées au cours de cette recherche. L’analyse documentaire nous a servi à cerner la problématique de notre étude, chercher l’écologie de certaines espèces animales et cela tout au long de cette étude. Le questionnaire permet de recueillir des informations pour expliquer un phénomène (Fortin et Gagnon, 2016). Notre questionnaire a été conçu pour collecter les données relatives à l’application des textes juridiques sur le terrain, aux périodes et aux conditions de vente ainsi qu’aux relations entretenues entre les acteurs à savoir, connaître le type d’agents qui les contrôlait, les conséquences encourues en cas de possession d’espèces intégralement protégées et de dépassement de quotas des autres espèces, les espèces usuelles. Ce questionnaire avait pour objectif de décrire les relations entre les acteurs et la faune sauvage ou viande de brousse à travers l’application de la règlementation en vigueur. Afin de respecter les questions d’éthique, nous avons gardé l’anonymat de nos répondants.

17Nous avons obtenu la majorité de nos participants sur la base de leur disponibilité et de manière volontaire. Nous avons mené les entretiens individuels en langue locale pour certains et en français pour d’autres. Nous étions munis d’un questionnaire semi-directif et d’un enregistreur vocal. Nous avons débuté la conception de notre questionnaire en été 2020 et son administration s’est faite de septembre 2020 à janvier 2021. De ce fait, nous avons obtenu un total de 73 personnes interrogées, soit 58,9% d’exploitants de la faune sauvage dont 15,07% de chasseurs, 36,98% de femmes commerçantes et 6,85% de restaurateurs ; 28,77% de gestionnaires de la faune sauvage ainsi que 12,33% de consommateurs. Pour les gestionnaires de la faune, nous leur avons laissé des questionnaires à remplir eux-mêmes du fait de leur indisponibilité. Pour le recrutement des consommateurs, nous avons appliqué la méthode boule de neige qui consiste à cibler un nombre de répondants de départ qui génèrent d’autres répondants (Johnston et Sabin, 2010 ; TenHouten, 2017). Pour ces derniers, nous avons utilisé le logiciel LimeSurvey Professional (Engard, 2009) et envoyé le questionnaire uniquement sous la forme électronique. Pour les répondants de départ, nous avons contacté 10 consommateurs que nous ont indiqués les femmes commerçantes. Nous nous sommes assurés d’obtenir leurs consentements et qu’ils disposaient d’un accès à internet pour recevoir le questionnaire. Ces répondants nous ont mis en contact avec d’autres répondants auxquels nous avons d’abord demandé le consentement avant d’envoyer le lien du questionnaire. Malheureusement, neuf consommateurs nous ont retourné les leurs en février 2021, ce qui explique le petit échantillon de consommateurs dont nous avons pu obtenir des données. Concernant le contenu des questionnaires, nous nous sommes intéressés aux gestionnaires de la faune pour leurs connaissances en rapport avec la règlementation sur la faune sauvage. Quant aux chasseurs, aux femmes commerçantes et aux restaurateurs, l’intérêt a porté sur le type d’espèces, la quantité de viande de brousse chassée ou vendue, les périodes de vente, les conditions de travail ainsi que des relations entretenues entre les femmes commerçantes et le reste des acteurs. Les répondants devaient énumérer les espèces les plus récurrentes sur le marché. Pour les consommateurs, il s’agissait de connaître leurs habitudes alimentaires concernant la viande de brousse.

Méthodes d’analyse des données

18Nous avons utilisé l'analyse de contenu des réponses de chaque enquêté pour comprendre les interactions entre les différents acteurs concernés par la gestion de la faune sauvage et l’exploitation de la viande de brousse. Les phrases mal structurées ont été corrigées sans en dénaturer le sens. L’analyse descriptive a permis le calcul des fréquences relatives, fournissant ainsi une vue d’ensemble des tendances observées.

19Pour évaluer le décret n°0164/PR/MEF du 19 janvier 2011 réglementant le classement et les latitudes d’abattage des espèces animales, nous avons pris comme indicateur l’absence des espèces intégralement protégées sur les étals du marché. En ce qui concerne le décret n°679/PR/MEFE, nous avons retenu comme critère les périodes de vente de la viande de brousse par les femmes commerçantes. Pour ce qui est du décret n°692/PR/MEFEPEPN, nous avons pris en compte l’espace géographique comme indicateur, étant donné que ce texte stipule que la viande ne peut être consommée que dans la localité où elle est chassée. À cet effet, l’évaluation était centrée sur les réponses des répondants. Un sociogramme (figure 3) a été créé à partir des données du questionnaire sociométrique afin d’identifier et analyser les relations au sein des structures des groupes sociaux (Martínez Hierrezuelo et al., 2023).

Caractéristiques des participants

20La figure 2 nous montre la répartition des répondants selon le nombre d’années d’expérience détenues au sein de leur métier. Ainsi, 100% des consommateurs et 91% des chasseurs ont une expérience supérieure à dix ans dans le domaine de la chasse et de la consommation de la viande de brousse. 80% des restaurateurs, 71% des gestionnaires et 63% des femmes commerçantes ont une expérience variant d’un à dix ans. Les chasseurs et les femmes commerçantes sont mieux répartis sur les différentes classes que les autres acteurs. Cela nous indique que nos répondants sont expérimentés non seulement en matière de chasse et de gestion de la faune sauvage, mais également en matière de commercialisation et de consommation de la viande de brousse.

Résultats

Interactions entre les acteurs

21Comme dit précédemment, le domaine de la faune fait intervenir de nombreux acteurs. Selon nos résultats, nos enquêtés se regroupent en trois catégories que sont les acteurs d’exploitation de la faune, les agents de gestion de la faune et les consommateurs (figure 3).

22Ainsi, les agents d’exploitation de la faune sont représentés par les chasseurs, les grossistes, les femmes commerçantes, les restaurateurs et les brûleurs. Ces acteurs forment la filière viande de brousse. Nous avons noté deux types de chasseurs : es braconniers qui ont établi leurs campements dans les zones villageoises et les chasseurs villageois qui bénéficient de leurs droits d’usage coutumier. Ces derniers leur permettent de chasser, de manger et de vendre leurs produits de chasse afin de satisfaire leurs besoins primaires. Hormis leur fonction de chasseur, ce sont également des cultivateurs. Les grossistes peuvent être des chasseurs ou des femmes commerçantes qui viennent livrer des stocks aux différentes commerçantes dans des marchés différents. Mais celles que nous identifions ici comme femmes commerçantes sont celles qui vendent de la viande en détail dans les marchés. En observant le sociogramme de la figure 3, nous remarquons davantage de flèches relationnelles orientées vers elles. Ce qui fait d’elles le maillon central de la chaine de cette filière. En effet, pour avoir accès aux chasseurs, les gestionnaires de la faune ont souvent recours aux femmes commerçantes ainsi que le mentionne ce discours :

[…] Vos fournisseurs-là, demandez-leur de venir déclarer leurs armes. En déclarant leurs armes, ils seront en forme parce que dans les carnets de chasse, il y a une partie où il y a les animaux intégralement protégés et non protégés. Au moins, ils sauront que cette bête-là, j’ai vu dans mon carnet donc je ne dois pas la tuer. Mais quand vous prenez seulement le chasseur, il part en brousse, il tue, il tue, c’est vous qui serez dans les problèmes (gestionnaire de la faune, novembre 2020).

23Elles peuvent avoir des chasseurs fixes ou aller de village en village pour s’approvisionner. Les réponses recueillies auprès des femmes commerçantes révèlent que certaines d’entre elles n’ont plus de chasseurs attitrés mais se ravitaillent auprès des chasseurs villageois ainsi que l’énonce l’une des enquêtées :

Je peux dire maintenant même qu’aujourd’hui on vend avec les villageois parce que, si les gens sont à Kango, je donne un exemple, les villageois de Kango font la chasse. Ils vendent avec les autochtones de Kango. Les autochtones de Kango nous livrent. C’est comme ça. Mais nous, on n’a plus de campement. Mais si les choses se passent bien, je crois qu’on va reprendre à placer les chasseurs en forêt parce qu’avec les chasseurs là, tu peux les contrôler. Je peux savoir que c’est tant de quota que je dois prendre (femme commerçante, janvier 2021).

24Le chasseur fournit de la viande de brousse aux autres acteurs en adoptant trois modes de distribution : la commerçante ou le grossiste va au campement du chasseur, celui-ci se déplace lui-même jusqu’en ville ou, il envoie le colis par voie routière ou ferroviaire ainsi que le décrivent ces propos :

[…] Sauf la viande qui vient par train, c’est la viande-là qui vient avec les noms des femmes de Montbouet, des femmes d’Awoungou et la plupart des femmes d’ici. Ce sont les chasseurs qui amènent sauf si moi-même je pars payer la viande sur la route, c’est à part. Mais il n’y a pas de chasseur fixe (femme commerçante, janvier 2021).

25L’activité de commerce est davantage développée par les femmes. Au cours de notre terrain, un seul enquêté était de sexe masculin sur les 27 femmes rencontrées. Parmi ces femmes commerçantes, nous retrouvons des détaillantes qui vendent dans les marchés et des grossistes qui font dans la vente en gros. Ces derniers, les chasseurs et les femmes commerçantes détaillantes peuvent directement livrer aux consommateurs qui s’abonnent auprès d’eux. Les restaurateurs peuvent se ravitailler dans les marchés ou auprès des chasseurs avec lesquels ils ont établi un abonnement.

26Les transactions se font de diverses manières. Par exemple, entre la commerçante et le chasseur, elle peut acheter la viande de brousse en argent comptant mais la majorité d’entre elles n’ont pas le capital nécessaire alors il y a d’autres arrangements. Elle va réceptionner le colis envoyé par le chasseur et dont la quantité de viande de brousse est variable. Elle la vend puis récupère son bénéfice après avoir donné au chasseur la part qui lui revient. Ou, celui-ci lui fera des commandes de cartouches de fusil, de glace pour la conservation de la viande de brousse, de cigarettes et autres. Ensuite, elle déduira ce montant du montant total à débourser pour prendre la viande de brousse. Dans ce cas, elle se déplace jusqu’au campement du chasseur pour effectuer la transaction ainsi que c’est énoncé :

Je n’ai même plus de fournisseur maintenant. D’habitude, j’avais 2 fournisseurs, des chasseurs qui nous envoyaient des choses. Parfois, il peut commander la nourriture et je paye. Il t’envoie le produit, il récupère la viande après. Ou bien quand il envoie comme ça là, tu finis de faire les calculs, tu lui envoies aussi son argent. Si par chance, il s’est déplacé lui-même, il prend aussi son argent (femme commerçante, janvier 2021).

Quelqu’un peut m’envoyer dix bêtes, il donne le prix. C’est à ce prix-là que j’achète. Une fois que cela m’est destiné, c’est pour moi. Les dix ou vingt bêtes peuvent m’être adressées, elles sont à moi. Je ne peux pas les refuser puisque le colis est envoyé en mon nom (femme commerçante, janvier 2021).

Je prends la viande sans payer puisque je n’ai pas de fonds de commerce. Je vends et je lui donne son argent (restauratrice, décembre 2020).

27Les restaurateurs, quant à eux, se ravitaillent le plus souvent dans les marchés à moins de connaître un chasseur qui vient les livrer une fois sorti de son campement.

28Au sein des acteurs d’exploitation de la faune, nous avons aussi identifié un groupe d’acteurs appelé « brûleurs ». Ceux-ci occupent le rôle de facilitateur en nettoyant et/ou en boucanant la viande de brousse pour les femmes commerçantes afin d’éviter qu’elles soient rapidement faisandées ainsi que pour les consommateurs qui veulent de la viande prête à cuire.

29À côté de ces acteurs d’exploitation de la faune, il y a également la présence des gestionnaires de la faune du MEFMEPCPAT dont le rôle est d’assurer la gestion durable de la faune sauvage à travers l’élaboration des textes règlementaires et leur mise en application, la délivrance des permis de chasse et la mise en place d’aires de chasse entre autres. De plus, d’autres structures interviennent dans la circulation de la viande de brousse. Ce sont l’Agence Nationale des Parcs Nationaux (ANPN) qui travaille pour la protection des parcs nationaux et des zones tampons, les ONG comme « Conservation Justice » qui luttent contre le braconnage des ivoires ainsi que les forces de l’ordre qui mènent des contrôles routiers. Ainsi que l’ont évoqué certaines femmes commerçantes, tous ces agents contrôlent et saisissent leurs marchandises. Ces agents, nous les classons comme étant des agents de gestion de la faune.

En dehors des eaux et forêts, là en ce moment, c’est tout le monde. On peut dire, les policiers, les gendarmes, la police judiciaire, tout corps confondu quoi (femme commerçante, octobre 2020).

Les eaux et forêts, les agents du parc qui sont maintenant là. Quand on fait descendre la viande ici, ils viennent maintenant contrôler. Parfois même, quand tu as la viande dans le taxi, il y a la police, la police judiciaire (femme commerçante, janvier 2021).

30Les consommateurs de la viande de brousse forment la troisième catégorie d’acteurs de la filière. Ils peuvent s’en procurer auprès de chaque maillon de la filière de commercialisation (figure 3) pour des raisons telles que la consommation personnelle, les mariages et retraits de deuil. Pour la plupart d’entre eux, la consommation de la viande de brousse débute dans leur enfance ainsi qu’il suit : « Depuis que j'ai eu l'âge capable de mâcher sans contrainte (5 ou 6 ans) ». Consommateur, février 2021. Ce qui traduit la continuité de cette culture et de ces habitudes alimentaires en ville. En effet, ce sont les personnes qui ont pris l’habitude d’en manger soit parce qu’ils ont grandi au village, soit parce qu’ils y passent régulièrement leurs vacances, qui en consomment en ville et transmettent cela à leurs progénitures.

Tableau 1 : Liste des espèces fauniques prisées et leur classement selon le Gabon et l’UICN

Noms en français	Noms scientifiques	Noms usuels au Gabon	Statut au Gabon	Statut UICN
Mandrill	Mandrillus sphinx	-	EIP	VU
Chimpanzé	Pan troglodytes	-	EIP	EN
Gorille	Gorilla gorilla	Gorille	EIP	CR
Pangolin à longue queue	Manis tetradactyla	Petit pangolin	EIP	VU
Faux gavial	Crocodylus cataphractus	Crocodile	EIP	CR
Crocodile nain	Osteolaemus tetraspis	-	EIP	VU
Panthère	Panthera pardus	Panthère	EIP	VU
Chevrotin aquatique	Hyemostchus aquaticus	Chevrotin	EIP	LC
Potamochère	Potamochoerus porcus	Sanglier	EPP	LC
Sitatunga	Tragelaphus spekei	Antilope dormante	EPP	LC
Python de seba	Python sebae	Python	EPP	NE
Atherure	Atherurus africanus	Porc-épic	EO	LC
Hocheur	Cercopithecus nictitans	Hocheur ou nez blanc	EO	LC
Céphalophe bleu	Philatomba monticola	Gazelle	EO	LC
Céphalophe à bande dorsale noire	Cephalophus dorsalis	-	EO	NT
Céphalophe de Peter	Cephalophus callipygus	-	EO	LC
Aulacode	Thryonomys swinderianus trichechus	Hérisson	EO	LC
Nandini	Nandinia binotata	Chat huant	EO	LC
Genette servaline	Genetta servalina	Genette	EO	LC
Rat de Gambie	Cricetomys gambianus	Rat palmiste	EO	LC
Tortue articulée d'Afrique	Kinixys erosa	Tortue de forêt	EO	DD
Légende EIP : Espèce intégralement protégée EPP : Espèce partiellement protégée EO : Espèce ordinaire UICN : Union Internationale pour la Conservation de la Nature VU : Vulnérable EN : En danger CR : En danger critique d’extinction LC : Préoccupation mineure NE : Non évaluée NT : Quasi menacée

31La figure 4 montre les espèces fauniques prisées par la population gabonaise. Ces espèces fauniques sont classées au Gabon grâce au décret n°0164/PR/MEF du 19 janvier 2011 réglementant le classement et les latitudes d’abattage des espèces animales et par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) (CITES, 2018) ainsi que l’indique le tableau 1. De cette figure 4, il ressort que le céphalophe bleu est l’espèce la plus prisée du fait qu’elle apparaît toujours majoritairement chez chaque groupe de répondants. En effet, chaque groupe de répondants a nommé les espèces qu’il rencontre habituellement. Ainsi, 100% des chasseurs, 96% des femmes commerçantes, 100% des restaurateurs, 89% des consommateurs et 45% des gestionnaires ayant répondu à notre enquête l’ont identifiée. Selon les réponses fournies par les répondants les espèces les plus prisées sont en ordre d’importance : le céphalophe bleu, le potamochère, l’athérure, le céphalophe à bande dorsale noire, le céphalophe de Peter et le Mandrill. De plus, hormis cette tendance, les gestionnaires de la faune ont relevé une consommation importante des espèces intégralement protégées (figure 4, e). Cette présence, dans les réponses recueillies, des espèces animales intégralement protégées, donc interdites de chasse, de vente et de consommation, nous permet de discuter des textes en application dans ce domaine et leurs impacts non seulement sur la gestion durable de la faune mais aussi, sur la lutte contre la pauvreté des acteurs de la filière de commercialisation de la viande de brousse.

Impacts des textes juridiques sur la gestion durable de la faune sauvage et les acteurs

32Lors de nos recherches, il s’est avéré que le secteur de commercialisation de la viande de brousse ne possède qu’un texte en vigueur mais non utilisé, le décret n°677/PR/MEFE 28 juillet 1994 relatif à l’agrément spécial de commerce des produits de la chasse. Étant donné que la viande de brousse résulte de la chasse, nous avons porté en examen trois des textes juridiques liés à la chasse. Il s’agit du décret n°0164/PR/MEF du 19 janvier 2011 réglementant le classement et les latitudes d’abattage des espèces animales, le point sur le classement des espèces intégralement protégées précisément ; du décret n°679/PR/MEFE du 28 juillet 1994 fixant la période d’ouverture et de fermeture de chasse appuyé par l’arrêté n°041/MEFMEPCPAT fixant les dates d’ouverture et de fermeture de la chasse et la liste des espèces pouvant être chassées en période de fermeture de la chasse en République gabonaise ; et pour finir le décret n°692/PR/MEFEPEPN du 24 août 2004 fixant les conditions d’exercice des droits d’usage coutumiers en matière de forêt, de faune, de chasse et de pêche.

Mise en application du décret n°0164/PR/MEF du 19 janvier 2011 réglementant le classement et les latitudes d’abattage des espèces animales

33Le contenu du décret n°0164/PR/MEF du 19 janvier 2011 réglementant le classement et les latitudes d’abattage des espèces animales catégorise les espèces animales sauvages du Gabon selon qu’elles peuvent être chassées et consommées, pour les espèces ordinaires et partiellement protégées, ou interdites pour les espèces intégralement protégées. Étant donné que l’objectif de ce travail est de mettre l’accent sur les espèces intégralement protégées, l’indicateur choisi pour ce décret est leur absence sur les marchés. Ainsi, à partir de la liste des espèces intégralement protégées régulièrement chassées, vendues et consommées dans nos sites d’étude, il ressort que sept espèces intégralement protégées se retrouvent dans la filière de commercialisation de la viande de brousse (figure 5). De plus, certaines espèces sont décrites comme étant « une grande prise ». C’est le cas du mandrill pour 45% des acteurs, du pangolin pour 29% des acteurs, du faux gavial et du crocodile nain pour 27% des acteurs et du chevrotin aquatique pour 17% des acteurs.

34En demandant aux gestionnaires la raison de cette présence sur les marchés, ils ont évoqué des raisons sociales, relationnelles, l’absence de loi en matière de commerce de la viande de brousse et le manque de divers moyens pour effectuer des missions de terrain :

Il y a plusieurs raisons. Cette activité est généralement exercée par les femmes qui cherchent à se prendre elles-mêmes en charge et subvenir aux besoins de leurs enfants. Parfois, on fait du social en les sensibilisant vu que plusieurs de ces femmes ne connaissent même pas la loi (gestionnaire de la faune, novembre 2020).

Une contravention est une contravention mais il y a toujours des réalités. Il y a la politique qui vient souvent intervenir dans les missions-là. Parfois, on est obligé de laisser aussi, c'est-à-dire vous arrivez devant une situation, le monsieur est en infraction et puis, le monsieur appelle à gauche à droite et vous recevez des certifications, le plus souvent, des intimidations (gestionnaire de la faune, novembre 2020).

Bon moi, en tant qu’agent des eaux et forêts, souvent je n’applique pas la loi face aux acteurs, c’est parce que dès le départ, nous n’avons pas déjà réuni les conditions pour faire appliquer la loi. Oui mais est-ce qu’on peut appliquer la loi sans d’abord avoir sensibilisé ? Donc on a souvent un problème. C’est le moment où l’infraction est posée et que l’infraction est grave, que nous profitons à faire de la sensibilisation alors que le ministère devait mettre à notre disposition des outils pour nous permettre de sensibiliser les acteurs de ces actes. Donc, souvent, nous sommes confrontés à ce problème. Il va dire que je ne savais pas et puis, parfois, ce sont nos familles, nos parents qui posent ce genre d’actes (gestionnaire de la faune, octobre 2020).

Aucun texte ni article ne nous donne raison de taxer des amendes aux commerçantes. Pas de texte d’application : décret et arrêté ; pas d’article incriminant les auteurs de l’infraction (gestionnaire de la faune, septembre 2020).

Les moyens humains, matériels, financiers, logistiques (gestionnaire de la faune, septembre 2020).

35Les discours des acteurs d’exploitation de la faune sur la présence des espèces intégralement protégées se tiennent comme suit :

Même aux eaux et forêts, pour les espèces protégées, on nous avait dit que s’il n’y a qu’une ou deux de chaque espèce, on peut le vendre mais on ne doit pas mettre ça sur la table parce qu’on ne peut plus rien faire si quelqu’un a déjà amené ça jusqu’ici. Mais ce n’est pas tout le monde qui mange le crocodile (femme commerçante, janvier 2021).

Quand ils en ramènent de la forêt pour vendre, nous aussi on vend (femme commerçante, janvier 2021).

Voilà pourquoi j’ai dit hein, ce n’est pas nous qui tuons et ce n’est aussi nous qui amenons. Si on t’amène ça, puisqu’on t’a déjà taxé ça sur la facture, tu es obligée de revendre mais quand tu vends, tu sais très bien que c’est protégé (femme commerçante, janvier 2021).

36Pour les femmes commerçantes n’ayant pas effectué de chasse, elles ne peuvent que vendre ce qu’elles reçoivent ou achètent auprès des chasseurs. Ce qui soulève également le problème lié au quota. Vu que le commerce de la viande de brousse n’est pas formel, le présent décret, en son article 9, ne prévoit que le quota d’abattage qui est de deux individus d’une même espèce ou de quatre individus d’espèces différentes par chasseur et par jour. Ainsi, ce décret ne cible que les chasseurs et les consommateurs mais pas les autres acteurs que sont les femmes commerçantes, les grossistes et les restaurateurs. Ce qui limite son champ d’action et ne peut être utilisé comme infraction sur les autres acteurs.

Impacts du décret n°679/PR/MEFE et de l’arrêté n°041/MEFMEPCPAT concernant les périodes d’ouverture et de fermeture de la chasse sur la gestion durable de la faune sauvage

Tableau 2 : Réponses recueillies des femmes commerçantes sur leurs périodes de vente de la viande de brousse

Réponses	Points de vente visités
	Montbouet	Oloumi	Nzeng-Ayong	Oyem	Port-Gentil	Effectif	%
Pas de réponse	0	0	1	2	0	3	10,7
Ouverture			1		2	3	10,7
Ouverture et fermeture	8	4	1	2	6	21	75
Fermeture	0	0	0	0	1	1	3,6
Effectif	8	4	3	4	9	28	100

Ce tableau présente le nombre de femmes commerçantes de viande de brousse qui en font la commercialisation selon que la chasse soit fermée, ouverte ou les deux. / This table shows the number of women who market bushmeat according to whether the hunt is closed, open, or both.

37L’analyse de ces textes s’est faite en considérant comme indicateur le respect des périodes d’ouverture et de fermeture de la chasse qui vont successivement du 16 mars au 14 septembre et du 15 septembre au 15 mars de chaque année. L’enquête étant effectuée en période de fermeture de la chasse, cela nous permet de dire que les femmes vendent pendant toute l’année. Dans le tableau 2 qui récapitule les réponses des femmes commerçantes, les 78,6% des femmes qui avouent vendre durant toute l’année justifient ce fait en tenant les propos qui suivent

« Pendant ces 6 mois, je vends parce que je n’ai pas d’autre source de revenus. Je n’ai pas d’autre chose à faire et si je vais rester à la maison, je ferai comment pour subvenir aux besoins de mes enfants ? J’en ai 3. Et ce que nous gagnons sur les bêtes n’est pas assez pour pouvoir économiser pendant 6 mois pour ouvrir une autre activité avec » (femme commerçante, janvier 2021).

38Ce qui inclut la période de fermeture de la chasse pendant laquelle, elles ne devraient pas avoir de viande à vendre. En considérant le fait que la collecte des données a été faite de septembre 2020 à janvier 2021 qui correspond à la période de fermeture de la chasse, il est logique de se dire que, malgré toutes ces distinctions dans le tableau 2, les femmes vendent pendant toute l’année, y compris la période de fermeture de la chasse. Étant leur principale source financière, certaines ont déclaré qu’en période de fermeture, elles commercialisent discrètement leur viande ainsi que le montre le discours suivant : « On peut vendre toute l’année mais quand la chasse est fermée, on vend en cachette. Par exemple, pour le moment-là, on vend en cachette. On ne vend pas régulièrement » (femme commerçante, octobre 2020). Ce qui n’est pas une généralité puisque les étals des marchés visités étaient achalandés de différentes espèces quand, en consultant l’arrêté 041//MEFMEPCPAT, nous savons que seules les espèces telles que le céphalophe bleu, l’athérure et l’aulacode peuvent être chassées et commercialisées durant la fermeture de la chasse.

39Les absences de réponse se justifient par le fait qu’elles ont répondu sans donner de précision. De ce fait, même si tous les points de vente ne sont pas ouverts chaque jour (le marché de Montbouet est ouvert du mardi au dimanche, celui d’Oloumi uniquement le samedi, celui de Nzeng-Ayong, Oyem et Port-Gentil le sont tous les jours), la commercialisation de la viande de brousse se fait toute l’année. Ainsi donc, ces femmes vendent durant la période de fermeture de la chasse. Ce qui met au défi le décret n°679/PR/MEFE du 28 juillet 1994 fixant la période d’ouverture et de fermeture de chasse.

40Nous avons consulté les gestionnaires de la faune sur la contribution à la gestion durable de la faune sauvage du décret n°679/PR/MEFE du 28 juillet 1994 fixant la période d’ouverture et de fermeture de chasse. Certaines personnes ont énoncé que l’application de ce décret permet aux espèces fauniques de se reproduire pendant la fermeture de la chasse. Cela est appuyé par ces discours : « Sur la base de la période de reproduction des animaux en forêt » et « Cette période de fructification abondante favorise la reproduction et la mise bas des espèces animales » (gestionnaires de la faune, septembre 2020) pour ne citer que ceux-là. Cependant, au cours de nos recherches, nous n’avons pas trouvé d’étude scientifique attestant de la reproduction de toutes les espèces fauniques du Gabon durant la période de fermeture de la chasse.

Caducité du décret sur les droits d’usages coutumiers

41Concernant le décret n°692/PR/MEFEPEPN du 24 août 2004, fixant les conditions d’exercice des droits d’usage coutumiers en matière de forêt, de faune, de chasse et de pêche, celui-ci stipule que le produit issu de la chasse ne doit être vendu qu’aux membres de la communauté villageoise. Ainsi, l’indicateur pour notre analyse est la limitation de vente du produit de la chasse aux membres de la communauté.

42Selon notre enquête, les consommateurs vont soit profiter de leurs voyages à l’intérieur du pays pour acheter de la viande de brousse sur leur trajet de retour soit en acheter au marché. Les femmes commerçantes vendant au marché, lorsqu’elles ne se font pas livrer la viande de brousse par train, vont, le long des villages situés sur la route nationale, s’en procurer ou alors le chasseur ou encore le grossiste vient la vendre au marché. Dans tous ces cas de figure, il y a déplacement de la viande de brousse du lieu de la chasse vers les centres urbains et ce sont des personnes étrangères à la communauté villageoise qui en achètent comme le témoignent ces personnes :

En ce moment, on n’a pas de chasseur. On nous livre, on trouve là où c’est accroché, on achète. On n’a pas de chasseur fixe. Moi j’ai un abonné (femme commerçante, octobre 2020).

Moi, je n’ai pas de chasseur. Je viens seulement m’asseoir. Si j’ai l’argent, la voiture vient comme ça, je pars en courant. Si j’attrape, je paye. J’achète avec un grossiste (femme commerçante, novembre 2020).

Bon, on n’a pas de livreur, c’est souvent avec les plateaux, les routiers. Parfois ils achètent sur la route comme ils font la route, parfois ils achètent sur la route et ils viennent me revendre. Je suis ouverte tous les jours, quand j’ai la possibilité (restauratrice, octobre 2020).

Je le transporte d’une localité à une autre, lors des voyages à l'intérieur du pays car elle est moins coûteuse là-bas (consommateur, février 2021).

Sur le marché. Lorsque je n'ai pas voyagé dans les trois mois qui suivent mon dernier voyage, je suis obligé de me rabattre du côté des marchés pour m'en procurer juste parce que je veux consommer de la viande. Je la transporte d’une localité à une autre. Je consomme le plus souvent la viande que je ramène de mon village et que j'achète le long de mon voyage surtout entre Mouila et Lambaréné à cause du prix accessible des gibiers. J’en achète au domicile de la commerçante quelques rares fois. Mais elle est très chère si bien que je n'y vais plus chez elle (consommateur, février 2021).

Je le transporte d’une localité à une autre, du village à la ville ; je m’en fais livrer par des vendeurs occasionnels ou membres de la famille (consommateur, février 2021). 

43Ces discours témoignent du dynamisme de cette filière. Si, dans le passé, les villageois parvenaient à faire du troc entre eux, il est évident qu’aujourd’hui, cela n’est plus le cas. Et les villageois situés sur la route nationale comptent sur les voyageurs pour vendre leurs différents produits. Ainsi, l’utilisation de ce texte juridique tel quel, est un frein aux droits d’usage coutumier.

Discussion

44Selon nos résultats, nos enquêtés se regroupent en trois catégories que sont les acteurs d’exploitation de la faune, les agents de gestion de la faune et les consommateurs. Et la viande de brousse est le produit de chasse qui les relie (Oyanedel et al., 2021). Chaque acteur étant en relation avec un autre (Durand, 2017), il en ressort que les acteurs d’une même catégorie ont des relations de collaboration ou encore une relation horizontale tandis que la relation qui s’opère entre les gestionnaires de la faune et les acteurs d’exploitation de la faune est une relation de pouvoir-dépendance (Emerson, 1962) ou encore relation verticale (Enjolras, 2010). En se référant à Emerson (1962), l’application de la règlementation en vigueur est le moyen pour rendre la relation de pouvoir et celle de dépendance fonctionnelle. Ceci, sachant que la relation de pouvoir est représentée par les agents de gestion de la faune sauvage tandis que celle de dépendance conditionne les acteurs d’exploitation de la faune par rapport à ces agents (Girma-Vidal, 2019).

45Or, fort est de constater que le système de gouvernance ne permet ni d’atteindre l’objectif de durabilité faunique, ni de favoriser l’amélioration des conditions de vie des acteurs exerçant dans ce domaine étant donné l’absence d’une règlementation de la filière de commercialisation de la viande de brousse et le manque de rigueur appliquée aux textes existants. En effet, la chasse est règlementée mais les textes juridiques s’avèrent être peu efficaces du fait de la quantité d’espèces intégralement protégées observées dans les marchés et cela rejoint les lectures antérieures (Tieguhong et Lagarde Betti, 2016 ; Petitot, 2014). Cela est sans doute dû au fait que les chasseurs professionnels sont difficiles d’accès car leurs campements ne sont pas identifiés et leur nombre n’est pas connu car tous ne possèdent pas de permis de chasse. Ce qui induit une faible application des textes juridiques à leur endroit et cause de ce fait une défaillance dans la politique de gestion parce qu’étant les auteurs de prélèvements de la faune sauvage, qui est par la suite commercialisée et consommée comme viande de brousse, les chasseurs sont en fait un des facteurs clés de la durabilité.

46Comme l’une des meilleures gouvernances passe par l’implication des populations locales (Buttoud et Nguinguiri, 2016 ; Ostrom, 1990), les gestionnaires gagneraient à renforcer un autocontrôle local des terroirs de chasse afin d’en éloigner les chasseurs non autorisés par ces communautés. Cela peut être la solution pour que les chasseurs n’appartenant pas à un village s’orientent vers les autorités concernées afin de se voir attribuer une zone de chasse. Ainsi, les populations locales participeront-elles non seulement à préserver la faune présente dans leurs terroirs mais également toute ressource naturelle y afférent. De plus, les contrôles en matière de faune sauvage répondraient à l’objectif de durabilité s’ils étaient plus récurrents et surtout si les contrôleurs à compétence générale, donc les forces de l’ordre, travaillaient systématiquement en collaboration avec les gestionnaires de la faune qui sont des agents à compétence spéciale afin d’être imprégnés de ce qui se fait dans ce domaine. Tout comme les agents de l’ANPN se doivent de se faire accompagner des gestionnaires de la faune sauvage dans les marchés car leurs compétences s’arrêtent dans les parcs et dans les zones tampons.

47De plus, les périodes ouvertes et fermées à la chasse doivent tenir compte de la capacité de reproduction des espèces et la classification de ces dernières doit se faire selon la densité de leur population. D’où l’intérêt d’établir des zones d’intérêt cynégétiques (ZIC) (Boukeng Djongo, 2021) telles que les forêts communautaires gérées par des communautés villageoises pour une gestion durable des ressources fauniques ainsi que cela est prévu par le code forestier 2001 du Gabon (Code forestier, 2001). Les espèces fauniques ordinaires telles que le céphalophe bleu et l’athérure sont très prisées et n’ont qu’un individu par portée et par année (Houngbégnon et al., 2019 ; Edderai et Houben, 2002 ; Houben et al., 2000) contrairement à l’aulacode dont la portée peut contenir jusqu’à sept individus (Jori Massanas, 2018 ; Heymans et Mensah, 1984). Des inventaires réguliers devraient permettre de surveiller les populations des espèces animales en vue de les classer comme espèces ordinaires, partiellement ou intégralement protégées selon l’évolution de leur densité. Ce qui signifie que les périodes de fermeture de la chasse ne devraient pas être fixes pour toutes les espèces ainsi que le font certains peuples autochtones du Canada, comme par exemple les Mamit Innuat, qui ont le droit de chasser toute l’année mais réservent certaines saisons pour certaines espèces (Charest, 2003).

48Hormis le côté de la faune sauvage, la durabilité revêt également un caractère social afin d’assurer de meilleures conditions de vie aux communautés concernées. En dehors des chasseurs qui sont vus comme le facteur de la durabilité dans cette étude, les femmes commerçantes sont, quant à elles, considérées comme agent facilitateur à la durabilité car elles ont facilement accès au chasseur. Ce qui fait d’elles de parfaites collaboratrices des gestionnaires de la faune. Cependant, elles se retrouvent vulnérables dans ce contexte étant donné que leur activité demeure informelle à cause de l’absence de la règlementation. Et cela se répercute sur leur capacité à prendre soin d’elles et de leurs familles. Sans un quota sur la viande de brousse par exemple, elles sont tenues à ne détenir que trois individus dont un par espèce, et vu les frais liés, entre autres, à l’achat de cette viande, à l’entretien du lieu d’occupation, au transport, elles ne parviendront jamais à avoir un bénéfice. Et cela va de pair avec les chasseurs villageois dont les droits d’usage coutumier se limitent dans leurs localités alors que les potentiels acheteurs s’en procurent lors de leurs déplacements. Ces derniers se font taxer à divers postes de contrôle pour la même viande. Plus la situation se répètera, moins les chasseurs villageois auront la chance de vendre leurs produits et de jouir de leurs droits d’usage coutumier afin de s’octroyer des produits de première nécessité (Cornelis et al., 2017 ; Rakotoarivony, 2017 ; Petitot, 2014 ; Fargeot, 2004). Par conséquent, le texte juridique sur les droits d’usage doit être actualisé.

49L’absence de texte d’application en matière de commercialisation est également un frein à la gestion durable de la faune sauvage d’autant plus qu’en restant informelle, cette filière est une source de braconnage (Ngama, 2015). Cette absence de texte d’application liée à la commercialisation de la viande de brousse ne permet pas non plus aux agents affectés à la direction du commerce des produits cynégétiques de collaborer avec les acteurs d’exploitation de la viande de brousse, précisément les femmes commerçantes qui sont facilement en contact avec les chasseurs et peuvent les sensibiliser en refusant dorénavant, de vendre les espèces intégralement protégées. Et pourtant le décret n°677/PR/MEFE 28 juillet 1994 relatif à l’agrément spécial de commerce des produits de la chasse du code forestier de 1982 devrait être en vigueur, cependant, il n’est pas mis en application. Cela pourrait être dû au fait que ce décret autorise le commerce des ivoires tandis que le code forestier de 2001 l’interdit. Il aurait été judicieux d’émettre un autre décret qui aurait permis l’utilisation du premier en interdisant simplement la commercialisation des ivoires.

Conclusion

50La durabilité de la filière viande de brousse au Gabon est vouée à l’échec si les conditions ne sont pas mises en place pour élaborer un consensus de règles entre les dirigeants locaux et les acteurs de cette filière pour exploiter la faune de manière raisonnée. Nos résultats nous permettent de dire que la gestion durable de la faune sauvage serait plus effective avec des textes juridiques efficaces et rigoureusement appliqués par les agents de gestion. Cela amènerait les acteurs d’exploitation à en faire une utilisation durable pour préserver leurs activités. De plus, cela leur permettrait de contribuer à l’exploitation durable des espèces animales à travers le respect de la loi. Sans texte juridique règlementant la filière de commercialisation de la faune sauvage, les agents de gestion de la faune sauvage ne peuvent interagir avec les acteurs d’exploitation de la faune sauvage par le moyen des contrôles. La révision de certains textes juridiques permettrait de mieux gérer les acteurs de ce domaine et favoriser ainsi une exploitation rationnelle de la faune sauvage. Il conviendrait, par exemple, de connaitre l’écologie des espèces fauniques et de mener régulièrement des inventaires fauniques pour mieux cibler les espèces ouvertes à la chasse et la quantité d’exploitation afin de parvenir à une gestion durable de la faune sauvage au Gabon.

Nos remerciements vont au Bureau Canadien de l’Éducation Internationale qui, à travers le Programme Canadien des Bourses de la Francophonie, a entièrement financé nos recherches. La subvention découverte du Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie du Canada, en abrégé CRSNG (Damase Khasa), est aussi reconnue. Nous remercions également Davy-Juste Matassa pour la réalisation de la carte des sites d’étude ainsi qu’Antoine Tranquillin Affosogbe Sèdjro et Gilles Raoul Lontsi Meli pour l’aide apportée quant à l’analyse de nos données.