« L’Iroise. Les uns disent mer d’Iroise, d’autres passage de l’Iroise ou encore golfe de l’Iroise. C’est déjà le signe d’une certaine ambigüité qui va de l‘immensité définie par la mer à l’exiguïté du terme ‘passage’. » (Mazéas, 2000, p. 5)

Introduction

Tableau 1 : Liste de parcs marins français

Parc Naturel Marin	Année de création	Superficie
PNM du Golfe du Lion	2011	4010 km²
PNM des Estuaires Picards et de la Mer d’Opale	2012	2300 km²
Parc national des Calanques	2012	520 km²
Parc naturel marin du Bassin d’Arcachon	2014	435 km²
PNM de l’Estuaire de la Gironde et de la Mer des Pertuis	2015	6500 km²
Parc naturel marin du Cap Corse et de l’Agriate	2016	6830 km²

2Cette énumération n’est pas anodine ni sans incidence dans la mesure où la création de plusieurs aires marines protégées impose en chaque lieu de mieux connaître l’état de l’environnement marin : cette demande de connaissance ne manquera pas d’amener les professionnels des pêches maritimes à se positionner en tant que parties prenantes, lors de la création et avec la mise en place d’une gouvernance partagée sur ces espaces, dans le cadre d’une politique maritime intégrée appelant de ses vœux au respect de l’environnement et au développement durable d’activités « source de valeur ajoutée et d’emplois » (Livre Bleu, 2009, p. 7), dont la pêche.

3De son côté, la déprédation est définie comme un « vol ou pillage s’accompagnant de dégâts causés au bien d’autrui (dégât commis par un animal) » (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). Elle n’est plus un sujet ignoré dans les sciences humaines et sociales sur des problématiques terrestres, notamment avec les problématiques du loup et des ovins (Granjou et Mauz, 2009 ; Doré, 2013). C’est plus récemment que cette même question portée sur les territoires maritimes émerge dans le domaine des sciences humaines et sociales alors qu’elle est un véritable sujet pour toute une littérature scientifique en matière d’étude et d’évaluation de son impact sur les pêcheries. Les travaux de Colette Méchin et Maurice Wintz sur le thème de la déprédation par les cormorans dans les élevages piscicoles dans les étangs rhénans font à ce titre partie des travaux pionniers en sciences humaines et sociales, dans le cadre du programme ministériel Invasions Biologiques (Ministère de l’Ecologie et du Développement Durable) lancé en 2000. Avec la création puis la gouvernance des aires marines protégées, la production de connaissances sur le milieu marin est devenue un enjeu de la plus haute importance, autant pour les pêcheurs que pour les gestionnaires d’aires marines protégées. Dans un tel contexte, l’étude de la déprédation marine constitue un objet à forte valeur heuristique. La déprédation ne s’impose pas avec évidence ni de manière immédiatement stabilisée dans ce qui est par excellence un milieu de prédation et d’aléas et son étude est en même temps révélatrice des savoirs environnementaux et d’empiries et épistémè différenciées des pêcheurs professionnels. Ainsi, le programme scientifique INPECMAM (INteractions PEChe MAmmifères Marins) (Lefeuvre et al., 2014) dont il sera question dans cet article a vu le jour à la suite de constats répétés de la part de pêcheurs professionnels travaillant dans le PNMI d’une augmentation de la déprédation de captures, en particulier de déprédation par des phoques gris (Halichoerus grypus) des captures par pêche.

4L’organe de la gouvernance du PNMI est le conseil de gestion composé de 49 personnes représentant l’ensemble des usagers du territoire (représentant de l’état, élus, usagers, scientifiques, associations de protection de la nature). Parmi les orientations de gestion du décret de création du PNMI, on note le soutien de la pêche côtière professionnelle et l’exploitation durable des ressources halieutiques. Ce Parc naturel marin a pour vocation principale d’améliorer la connaissance et de favoriser l’équilibre entre la protection du milieu marin et le développement durable des activités maritimes. L’activité de pêche est en effet structurante pour le territoire du Parc, tant sur le plan économique que sur le plan culturel et identitaire. Cet élément est fondamental à prendre en considération pour bien saisir l’originalité de la démarche engagée en matière de gouvernance, mais aussi dans la méthodologie même du programme INPECMAM initié de 2011 à 2014. En effet, si les parcs nationaux ont pu être considérés comme des « avant-postes de nouvelles formes de gouvernance » dans les années 1960 (Larrère et al., 2009), le flottement, voire tiraillement initial entre vocation à la protection ou au développement a durablement marqué la gestion des parcs en France. La création ce nouvel outil en 2006 qu’est le parc naturel marin, nouvelle catégorie d’aire marine protégée, a eu pour ambition d’y remédier en conciliant désormais des intérêts de protection et de développement longtemps traités séparément, avec une « méthode de travail qui repose sur la cohérence entre les différents objectifs assurée par un arbitrage vigilant des autorités publiques à tous les niveaux de l’élaboration, de la mise en œuvre et de l’évaluation » (Livre Bleu, 2009, p. 6).

5Tel sera le « cadre » dans lequel le problème sera posé, au sens défini par Erving Goffman (1974) comme ce « qui nous permet, dans une situation donnée, d’accorder du sens à tel ou tel de ses aspects, lequel autrement serait largement dépourvu de signification. Ces éléments de base dans l’organisation cognitive de l’esprit structurent la perception des événements sociaux, l’engagement subjectif des individus dans la société » (Goffman, 1991, p. 30-31). L’enjeu d’une coexistence entre les pêcheurs et les phoques gris au sein du PNMI repose sur des connaissances et reconnaissances de leurs modalités d’interactions dans un espace dont la gouvernance exige une lecture partagée et en fournit en même temps le cadre d’intelligibilité. L’enjeu d’une interrogation sur ce sujet est d’autant plus saillant qu’une politique de création de nouvelles aires marines protégées, d’extension d’aires marines existantes ou de renforcement par la création de zones de protection forte est à l’œuvre. Le programme de recherche scientifique pluridisciplinaire INPECMAM, à propos duquel nous allons engager dans cet article une lecture rétrospective, a anticipé une réflexion plus générale sur les thèmes conjoints des rapports nature/culture et humains/non-humains dans des espaces dont les qualifications et vocations sont disputées, réflexion à laquelle l’étude de déprédation apporte des éclairages pertinents. Cette réflexion rejoint le propos engagé par Jean-Eudes Beuret et Anne Cadoret dans l’ouvrage « Les Aires marines protégées, vaines promesses et vrais enjeux », paru en 2024, qui identifient quatre types de « forces motrices des processus d’adaptation et de réinvention » dans les AMP : « Le conflit, source de stimulation, l’adaptation, la réinvention et la territorialisation » (Beuret et al., 2024, p. 299).

Le Parc naturel marin d’Iroise (PNMI) : un territoire reconnu au sein d’un espace naturel remarquable, la mer d’Iroise

6La mer d’Iroise est d’abord un espace maritime qui, au large du département français du Finistère, abrite une biodiversité remarquable. Un puissant courant froid rencontre les côtes rocheuses de ce bout du monde et crée un environnement, certes dangereux pour la navigation, mais propice au développement d’une vie marine remarquable. Ces conditions particulières permettent au plus grand champ d’algues brunes des côtes de France de s’y développer. De nombreuses espèces de poissons et de crustacés trouvent abri sur ce plateau rocheux et nourrissent de nombreux mammifères marins comme le grand dauphin ou le phoque gris. Cet espace compte parmi les plus grandes colonies de phoques gris de France. Si la richesse en poissons de la mer d’Iroise permet aux populations de phoques de se développer, elle permet aussi à nombre de pêcheurs professionnels d’y travailler toute l’année. En effet, la mer d’Iroise abrite une activité de pêche historique et structurante pour le territoire.

8Avant de détailler un programme spécifique d’étude des interactions, il est nécessaire d’aborder la question du phoque gris, mammifère marin très présent en Iroise, ainsi que l’activité de pêche professionnelle pratiquée dans cette région. Le phoque gris est un carnivore « opportuniste » (Lefeuvre et al., 2015 ; Inventaire National du Patrimoine Naturel 2003-2024) ayant une durée de vie moyenne de 35 ans. Il vient à terre pour se reproduire, muer et se reposer. Le phoque gris se trouve en Bretagne à la limite sud de son aire de répartition dans le nord-est de l’océan Atlantique. Actuellement, en Iroise, on dénombre plus de 300 individus, répartis entre l’archipel de Molène et la chaussée de Sein. Environ 30 % des effectifs français de phoque gris sont présents pendant la période de mue qui se déroule de janvier à mars. Pendant cette période, des concentrations de plusieurs dizaines d’individus sont observées sur les reposoirs propices à la mue (relativement hauts et plus abrités des marées et ressacs en hiver que d’autres sites de repos). À l’inverse, en été, les individus sont bien plus dispersés sur l’ensemble du parc. D’autres reposoirs plus exposés et en grande partie recouverts à marée haute sont alors utilisés. L’archipel de Molène constitue également l’un des deux sites de naissances de phoques gris en France (19 naissances comptabilisées en 2019), cela reste valide en 2021 (Rapport d’activité du Parc naturel Marin d’Iroise, 2022). Les naissances ont lieu entre octobre et décembre. Une étude télémétrique réalisée de 2010 à 2014, coordonnée par l’Université de La Rochelle, a permis la pose et le suivi de balise GPS/GSM sur 21 phoques de la mer d’Iroise (Vincent et al., 2015). Ces travaux ont mis en évidence des déplacements saisonniers des phoques de l’archipel de Molène vers les secteurs de Cornouaille/îles Scilly, d’Irlande et même d’Ecosse. Les colonies de l’archipel de Molène sont très « connectées » à celles des îles britanniques d’où elles semblent provenir et retourner au moment de la reproduction. L’espèce utilise un réseau de sites à l’échelle de l’ouest de la mer Celtique, dont l’Iroise fait partie. Le phoque gris est classé en 2016 par l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) comme préoccupation mineure au niveau international. À l’échelle européenne, le phoque gris est classé d’intérêt communautaire dans les annexes II et V de la Directive européenne Habitats-Faune-Flore (Vaudin et al., 2008). Il apparaît également dans l’annexe III de la Convention de Berne relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe. À l’échelle nationale, depuis l’arrêté de juillet 2011, le phoque gris est inscrit sur la liste des mammifères marins protégés sur le territoire français, les phoques jouissent cependant d'une protection légale depuis 1961 (interdiction de la chasse et de l’abattage) (Provost, 2021)

9Ainsi, ces différents régimes de protection ont permis aux populations de phoques gris de reconquérir leur espace et d’être plus abondants notamment en Iroise.

Une méthodologie originale pour une intégration des connaissances scientifiques et des connaissances des professionnels en matière d’interaction pêche/mammifères marins : le programme scientifique pluridisciplinaire INPECMAMM

De malaise diffus à déprédation affirmée

12Néanmoins, au départ, autant le problème de la déprédation que la définition d’un protocole de recherche pluridisciplinaire n’allait pas de soi. Tout dans ce processus relevait et révélait des arrangements pratiques d’acteurs différents avec « l’incertitude » au sens proposé par Yves Chalas, Claude Gilbert et Dominique Vinck (2009) : aussi bien la « construction des problématiques, les luttes définitionnelles, l'improvisation puis la valorisation des acquis » (Blanchard, 2010). En effet, les appréciations des professionnels concernant la déprédation n’étaient pas encore coalisées. La déprédation avait encore une dimension assez diffuse, elle restait à identifier et à caractériser, elle n’était pas un problème et était non encore « stabilisée » (Thiery et Houdart, 2011, p. 12). La double exigence de développement durable de l’activité de pêche commerciale et de préservation de la biodiversité marine dans le périmètre du Parc naturel marin a suscité la constitution par étape d’un protocole de recherche original, associant étroitement et successivement dans le temps les sciences de la vie et de la terre aux sciences humaines : aussi le volet scientifique du programme a-t-il dédié d’abord à la biologie marine, puis aux sciences humaines et sociales, avec une partie des données provenant des témoignages circonstanciés par zones, saison, engin de pêche notamment des pêcheurs professionnels. Le volet d’enquête ethnologique du programme scientifique INPECMAM était censé venir produire des données d’ordre qualitatif sur les occurrences et interprétations par les professionnels du phénomène de déprédation. À l’issue de deux campagnes d’enquêtes de six mois en 2012 et 2013, chacune menées dans le cadre du programme, un ensemble de données qualitatives – ethnographie du travail des pêcheurs dans les ports, entretiens avec les professionnels des pêches– relatives à l’état des zones de pêche et à la présence de populations de mammifères marins a été constituée. Il s’agissait de caractériser les formes d’interactions et leurs conséquences (directes et indirectes) sur le milieu marin et d’étudier les conditions quotidiennes d’exercice de la pêche professionnelle – petite pêche, pêche côtière, pêche au large. Nous nous sommes intéressés d’abord à toutes les espèces prédatrices bien au-delà des mammifères marins, aux formes de prédations, aux connaissances que les professionnels ont des populations de mammifères marins ainsi qu’à l’impact de la présence de ces populations sur les territoires de pêche dans et aux abords du Parc marin. Cette démarche a permis de définir les places, statuts distinctifs et représentations associées à plusieurs animaux marins notamment susceptibles de déprédater.

Un volet naturaliste et un volet socio-anthropologique pour cerner un même phénomène

13Le programme INPECMAM avait initialement pour objectif de caractériser les interactions entre la pêche et les populations de mammifères marins dans le Parc naturel marin d’Iroise, en vue de quantifier les phénomènes de déprédation et de captures accidentelles en Iroise (Lefeuvre et al., 2013, p. 13) ; de créer les conditions favorables à une valorisation plus systématique des mammifères marins capturés accidentellement à des fins d’analyses de génétique et de régime alimentaire ; de comprendre les représentations de la biodiversité marine par les pêcheurs ; d’analyser les perceptions et interprétation par les pêcheurs des phénomènes de déprédation et de capture accidentelles ; enfin, de créer des réseaux de coopération pérennes afin de proposer, le cas échéant, des mesures de gestion innovantes et participatives. Il était important de prendre l’intégralité des interactions en compte : tant la capture accidentelle que la déprédation, qui est en quelque sorte l’avers et le revers du même objet (Mariat-Roy, 2023).

15Afin de quantifier les phénomènes de déprédation et de captures accidentelles, un programme d’embarquements à bord des navires de pêche professionnelle volontaires a été mis en place, couvrant près d’une année (septembre 2011 – août 2012) à bord de 55 embarcations volontaires, comptabilisant 117 marées observées, 136 jours de mer d’observations et 739 opérations de pêche échantillonnées (Lefeuvre et al., 2013, p. 3). Ces embarquements s’inscrivaient dans le cadre du programme national d’observations en mer OBSMER, piloté par le Direction des Pêches Maritimes et de l’Aquaculture (actuellement Direction Générale des Affaires Maritimes, de la Pêche et de l’Aquaculture) et l’Ifremer. En Iroise, les pêcheurs qui ont embarqué un observateur étaient très principalement des représentants des métiers du filet, de la palangre, de fond et flottante. Au total, le programme a couvert 1 année d’embarquements à bord de 55 navires volontaires.

16Dans le cadre du volet socio-anthropologique du programme, nous avons réalisé entre 2012 et 2013 à terre des entretiens semi-dirigés auprès de 54 personnes dans 13 ports de la pointe du Finistère : 47 pêcheurs professionnels travaillant dans le secteur artisanal à bord d’embarcations de moins de 12 mètres, parmi lesquels des représentants aux anciens comités locaux, patrons, matelots et retraités actifs ou inactifs, puis des mareyeurs, directeurs de criée, réparateurs de filets de pêche ainsi que le maire de Molène, haut lieu de fréquentation du phoque gris. Des professionnels pêchant au large ou à la petite pêche à la côte : des fileyeurs et des ligneurs, exclusivement l’un ou l’autre ou polyvalents - fileyeurs/caseyeurs, fileyeur/caseyeur/palangre (pélagique, flottante, de fond), fileyeur/palangre, fileyeur/drague, ligneurs/caseyeurs, et, enfin, un patron de chalutier.

17Rétrospectivement, le problème de la déprédation, antérieur à la création du PNMI, a pu faire l’objet d’une recherche en propre, avec ce nouvel outil (PNM) associant d’emblée les pêcheurs professionnels aux prises de décisions et aux actions de connaissances du milieu maritime.

18La méthodologie a été finalement orientée par la politique mise en place lors de la création du PNMI : produire des connaissances au service d’un bon équilibre entre protection du milieu marin et développement durable des activités. Il en est allé tout autrement concernant les études menées ailleurs en Europe sur des populations de phoques gris installés de plus longue date, un phénomène de déprédation particulièrement scruté du fait de l’importance économique majeure de certaines pêcheries – Golfe de Botnie, Irlande, Écosse – sur lesquelles nous reviendrons dans la partie suivante. Ces travaux menés dans d’autres contextes nationaux sur d’autres territoires maritimes ont mis d’emblée l’accent sur l’importance des pertes avérées et potentielles, directes et indirectes, causées par les déprédations de captures, la déprédation étant, dans tous ces cas, reconnue par l’ensemble des parties prenantes.

De prédation à déprédation : vers un processus social de requalification du phoque gris

Animal à part dans un panthéon de prédation : le phoque gris

20Les types d’interactions entre pêcheries et mammifères marins peuvent être regroupées en deux grandes catégories (Read, 2008) : d’une part, la capture accidentelle (dont il ne sera pas question dans cette article) et, d’autre part, la déprédation. Définie comme « vol ou pillage s’accompagnant de dégâts causés au bien d’autrui (dégât commis par un animal) » dans le cadre du programme INPECMAM), la déprédation est définie par les pêcheurs que nous avons interrogés comme « le comportement alimentaire de certains prédateurs supérieurs qui s’attaquent aux captures des pêcheurs professionnels ou plaisanciers » (Lefeuvre et al., 2014, p. 112). L’origine de la déprédation est soit authentifiée par la partie du poisson attaquée – la paroi abdominale – (1), soit par le résultat sur les engins et sur les captures (2), soit par la forme/les traces d’impact des morsures (3).

21Dans un milieu de prédation, le phoque a fait l’objet d’un double processus de requalification : cette dernière résulte d’une évolution perçue d’un point de vue quantitatif au plan des populations de phoques gris entre France et Grande-Bretagne et d’un point de vue qualitatif au plan comportemental. Les pêcheurs ont en effet décrit d’une manière générale le milieu maritime comme étant un environnement d’aléas et de prédations de différentes origines, avec des prédateurs qualifiés de « fixes » sédentaires évoluant dans des secteurs localisés bien identifiés et des prédateurs vagabonds. Les premiers qualifiés de « prévisibles » « infestent » certaines zones et leur impact est susceptible de varier d’une saison à l’autre ; les seconds, plus « imprévisibles » fonctionnent par « cycle » ou sont encore susceptibles d’agir à n’importe quel moment. Dans cet environnement, selon les types de fonds et la proximité des côtes, des espèces considérées comme « admises », c’est-à-dire dont l’action relève d’un certain ordre des choses sur lequel nous reviendrons, sont sources de nuisances directes – déprédation de capture compromettant la commercialisation – et/ou indirectes –, car elles « effraient » le poisson. Ces espèces sont pour les sédentaires par exemple les puces ou « poux de mer », étoiles, bigorneaux, bulots, Bernard-l’hermite. On trouve aussi des espèces prédatrices parmi les espèces commercialisées : les encornets, seiches, calamars, tourteaux et araignées, congres, roussettes et émissoles. Certains requins, commercialisés ou non, protégées ou non, déprédatent aussi. Se déplaçant individuellement ou en meute, ils sont susceptibles de faire des dégâts considérables, mais de façon si peu fréquente que leurs attaques certes « spectaculaires » ont un caractère exceptionnel dont les pêcheurs se rappellent pendant longtemps.

22Dans les espèces prédatrices « admises », les espèces prédatrices à plus fort impact, les plus communes et les plus largement citées par l’ensemble des professionnels sont les puces de mer ou « poux de mer » et les congres qui sont les prédateurs jugés les plus sévères. Les puces vident le poisson de l’intérieur et font des « trous dans la peau, comme des mites » et travaillent parfois « de concert » avec les tourteaux à partir de la fin du printemps. Le congre, qui séjourne plus sur les fonds de roche est unanimement considéré comme l’espèce causant « le plus de dégât que les autres sur le poisson » sur les palangres de fond et flottantes tout notamment. Les tourteaux et araignées attaquent par saison la lotte, qui est une des espèces à plus forte valeur commerciale, quant aux étoiles de mer, elles sont en nombre croissant sur les fonds et leur population « en pleine expansion ».

Sélectif pour les pêcheurs, opportuniste pour les biologistes : la difficile analyse du comportement alimentaire et cynégétique du phoque gris

23Comme disent des pêcheurs professionnels rencontrés entre 2012 et 2013 dans les ports du Conquet, de Camaret, d’Audierne et de Kérity à propos des attaques des autres prédateurs, y compris le congre, considéré comme un destructeur sévère : « C’est tellement normal qu’on n’en parle pas » « Cela fait partie du jeu ». Il en va tout autrement du phoque qui « fait peur » au poisson, consomme ce dernier et dégrade le matériel de pêche, causant parfois de larges préjudices, quand le poisson attaqué perd sa valeur commerciale et devient « invendable ». Concurrent et rival, le phoque cible aussi des espèces à forte valeur commerciale : lotte, lieu, bar, rouget. Il est « par endroits » et « par moments » devenu inévitable, car les uns et les autres, pêcheurs et phoques, « travaillent » dans les mêmes profondeurs. Pourtant, dans tous les cas de déprédation, à l’exception d’occurrences lors de pêche à la ligne où le phoque a été surpris en flagrant délit : « le phoque, on ne le voit pas, on se retrouve devant le fait accompli ».

24La majorité des professionnels interrogés estiment pouvoir authentifier la « signature du phoque », éliminant le congre qui « fait des chignons dans le filet » « mord le poisson, tourne sur lui-même » et a une morsure « moins franche » que celle du phoque lequel travaillerait plus « proprement » que les autres prédateurs, qui déchiquètent en général le poisson. Si « la signature des aiguillats et émissoles est difficile à authentifier, en revanche, le phoque c’est du travail net et sans bavure ». Le phoque « c’est signé », car il a une « force incroyable » pour « couper net ». Le phoque s’attaquerait à des parties différentes de sa proie ciblant plutôt la paroi abdominale de la lotte à la recherche du foie tandis qu’il ne laisserait que les têtes de lieu, de bar et de rouget. Avec la lotte, qui est l’espèce de prédilection de plusieurs ports de pêche : d’après les pêcheurs des ports du Conquet et d’Audierne tout notamment, le ventre serait « ouvert », les boyaux « pendraient » et il ne resterait que la peau de l’animal. Dans ces deux ports, des spécialisations dans les métiers du filet exposent tout particulièrement les pêcheurs professionnels au phénomène de la déprédation. Concernant le lieu jaune, les avis des professionnels sont moins tranchés et catégoriques. Sur une même filière, quand plusieurs poissons sont abîmés, les pêcheurs ont tendance à penser qu’il s’agit là de déprédation par un phoque « car lui seul sait travailler de façon aussi méthodique ».

25Devant l’augmentation des populations et l’évolution du comportement de l’animal, les pêcheurs font face à des nuisances jugées préoccupantes à court et moyen terme dans l’exercice quotidien de leur activité : déprédations des captures partiellement ou totalement détruites devenues « invendables », évitement voire abandon d’une zone de pêche, allongement de temps de travail en mer et à terre. Si les effectifs observés sur les îlots, rochers et côtes et considérés comme étant « historiquement » en augmentation et en expansion sont une source d’inquiétude, l’évolution comportementale de l’animal est jugée la plus préoccupante. Pour autant, en même temps que sa population augmentait en Iroise, le phoque n’était pas un phénomène nouveau : dans tous les ports, des pêcheurs ont mentionné l’existence d’un ou deux spécimens, « là depuis toujours », bien identifiés, par leur physionomie bien reconnaissable – « gros noir », « vieux borgne » – et, individualisé, portant parfois même un prénom, « phoques de toujours » sédentaires. C’est surtout un changement du comportement du phoque qui rend les pêcheurs perplexes, car il semblerait que l’animal ait perfectionné son adaptation à l’environnement et qu’il soit en mesure d’optimiser ses profits. Une évolution notable du phoque sur le plan cognitif a été relevée. Par expérience, le phoque comprendrait toujours mieux son environnement et saurait en tirer un parti optimal. Désormais, il « sait », « a compris » : il a « déprédaté une fois, deux fois, il saura renouveler l’opération par la suite », car un seuil a été franchi. Le phoque a « compris le truc » : les bruits émis par le bateau et/ou la conformation des engins de pêche. Finalement, doué de la mètis des êtres marins, « cette forme d’intelligence technique, pratique et tactique », le phoque semble « glisser entre les mains » de ses « poursuivants » (Dingremont, 2003).

Déprédation : une notion une et multiple

26Finalement, la notion de déprédation est une et multiple avec une perception variable des nuisances identifiées selon les enjeux, les activités et les territoires maritimes concernés – en fonction du degré de proximité avec les côtes. La déprédation est variablement prise en considération selon ses cadres d’occurrence : en effet, le problème sera abordé différemment selon qu’il s’agit de pêcheries d’importance commerciale majeure reconnue pour son poids économique, et qu’il s’agit d’espace visant l’équilibre entre la conservation des espèces protégées et le développement durable des activités maritimes. Au-delà des limites du PNMI et après le programme INPECMAM, le sujet a été étudié à la Réserve des 7 îles en lien avec le comité des pêches des Côtes d’Armor, durant trois années de 2016 à 2018 (Cudennec, 2016 ; Baudet, 2017 ; Massey, 2018). Cette étude a permis de dresser un bilan du phénomène de déprédation par le phoque gris, notamment chez les fileyeurs à lottes, en Bretagne nord dans le Trégor (région de l’île de Batz à Bréhat). Fait nouveau par rapport au programme INPECMAM, une quantification des pertes a même été estimée. Évaluées à partir d’une dizaine de pêcheurs référents (fileyeurs à lottes), les masses totales de poissons endommagés par les phoques représenteraient en moyenne 6,3 % des captures totales annuelles enregistrées. Le phénomène ne serait donc pas anecdotique même si on ne peut pas exclure que d’autres espèces endommagent les poissons capturés (Provost, 2021).

Étiologie de la déprédation et épistémè de pêcheurs professionnels

28Si les phénomènes de déprédation plaident en faveur d’une possible augmentation des populations et d’une diversification du régime alimentaire de l’animal, ces éléments constituent un premier faisceau de causalité et désignent un premier niveau d’explication. Les pêcheurs estiment que, d’une part, ce qu’ils qualifient d’augmentation des colonies de phoques d’Angleterre (Vincent et al., 2018, p. 11) - résultant d’un régime de protection - et, d’autre part, le régime de protection/accueil de l’animal à l’échelle du Parc naturel marin sont deux facteurs favorables à cette augmentation. À un niveau plus profond, les déprédations occasionnées par le phoque ces dernières années témoignent pour des pêcheurs d’une forme de dérèglement d’origine naturelle et anthropique. Cette dernière partie nous mènera à interroger la notion de socio-écosystème en regard du mode de gouvernance du Parc naturel marin d’Iroise. Comme le souligne Jean- Pierre Olivier de Sardan, « une stratégie de recherche qui fait le départ entre les données tirées du discours des acteurs et les données d’observation et de recension semble plus productive qu’une stratégie qui les confond » (Olivier de Sardan, 1998, p. 151). Nous analyserons ainsi l’interprétation par les pêcheurs professionnels des causes et des conséquences de la déprédation sur les activités de pêche. Ces causes entremêlées (entangled en anglais) sont qualifiées de « naturelles » par les professionnels et de nature anthropique ; les unes et les autres révèlent et relèvent d’un faisceau d’explication propre, susceptible de mettre à jour des enjeux dont la dimension est plus intrinsèquement politique : des enjeux de conservation d’une espèce et de sanctuarisation d’un espace qui se déploieraient au détriment de la pratique et de l’image de la pêche.

29En tout état de cause, la présence du phoque en particulier est révélatrice de changements dont les professionnels estiment avoir très progressivement pris la mesure. Des pêcheurs parmi les plus âgés ont déclaré avoir été des témoins, selon leurs termes, de la « première heure » de ce phénomène historique d’expansion qu’ils ont fait remonter au début des années 1980 ou au début des années 1990 dans des zones situées au-delà de la limite septentrionale du Parc, sur la côte des Abers ou en baie de Morlaix. Ils ont observé que les phoques, de plus en plus nombreux, amorçaient leur descente vers des zones plus méridionales, s’établissant sur ce qui pouvait alors constituer autant de sites d’accueil : « cailloux », « perchoirs », « reposoirs », « dortoirs », ce que des travaux scientifiques ont plus tardivement confirmé (Vincent et al., 2015, 2018).

30« Naturelles » d’après les pêcheurs professionnels, ces causes renvoient, d’une part, au changement climatique et à l’état des ressources qui, corrélés l’un à l’autre, formeraient un premier faisceau d’interprétation ; elles renvoient également aux cycles naturels de migration des populations marines. La présence de phoques est, selon les interlocuteurs interrogés dans le cadre d’INPECMAM, tantôt interprétée comme révélatrice d’un bon état de la ressource : « ils sont là, cela signifie qu’il y a assez à manger » et « c’est bon signe » (Pêcheur professionnel de Kérity, 2013). Au contraire, la ressource « étant de plus en plus rare », les phoques doivent migrer toujours plus au sud pour trouver de quoi se nourrir, c’est donc « mauvais signe » (Pêcheurs professionnels du Conquet, 2012). Les cycles naturels de migration des populations au sein de la colonie s’étendent des limites méridionales du Parc marin (voire un peu plus sud en pays bigouden) à l’Angleterre en passant par les îles Scilly. Ces cycles connus des professionnels et confirmés par des études de suivi télémétrique relèvent d’un ordre naturel et font s’alterner historiquement des pics de fréquentation suivis d’une baisse des niveaux de fréquentation consécutives d’épizooties (Vincent et al., 2018) qui viennent réduire les effectifs et clore une phase d’augmentation avec un retour à l’équilibre. Ces causes « naturelles », même indirectement de nature anthropique – le changement climatique –, attestent de phénomènes à grande échelle sur lesquels les pêcheurs estiment qu’on ne peut agir directement. « Humaines », ces causes renvoient pour leur part à un processus d’apprivoisement et d’acclimatation de l’humain au phoque dans le contexte d’un processus de « repeuplement » de l’Iroise dont de nombreux pêcheurs même non concernés s’inquiètent des conséquences à moyen et long termes, processus dont ils doutent que les instances politiques et scientifiques puissent assurément maîtriser le cours. « Ils ont joué aux apprentis sorciers et voilà le résultat ! » Les « nurseries », « infirmeries » et « lâchés » (Pêcheurs professionnels, 2012 et 2013) de phoques sont mentionnés comme autant d’interventions susceptibles de porter atteinte à l’image de la pêche, y compris par des pêcheurs peu touchés par les problèmes de déprédation.

31L’opposition classique canonique entre visions et projets de territoires, préservationniste d’un côté, conservationniste de l’autre, entre « nature sanctuaire » et écodéveloppement (Larrère et al., 2009, p. 12-14) révèle une confusion des objectifs de protection et de conservation. Or, une clarification des objectifs est « essentielle pour établir la cohérence et la légitimité de cet instrument politique publique qu’est une aire marine protégée » (Weigel et al., 2007, p. 20) « Que veut-on pour le Parc ? Il faut que cela soit dit ! ». Dans le contexte d’une politique marine intégrée, les pêcheurs revendiquent une prise en compte des conséquences de la mise en œuvre d’une politique de conservation qui, menée à l’échelle du Parc et à l’échelle plus large et diffuse d’une population protégée par une convention internationale, a des contrecoups sur l’exercice quotidien du métier. L’étude des interactions pêcheurs/phoques gris a révélé bien des enjeux dont la dimension est plus proprement politique : enjeux patrimoniaux, enjeux de conservation d’une espèce et de sanctuarisation d’un espace. Le phoque y apparaît tantôt comme bouc émissaire, tantôt comme déclencheur et révélateur de tensions opposant usagers à la pêche professionnelle et gestionnaires du PNMI. Au-delà de la question du phoque, les pêcheurs ont revendiqué un besoin de garanties de soutien de leurs activités face au développement d’autres activités au sein du Parc, incluant la pêche de plaisance, l’activité goémonière et le tourisme. L’identification de causes anthropiques est donc révélatrice de ce que des professionnels assimilent à un antagonisme de projet et de vision d’avenir pour la mer d’Iroise : la création de ce qui est appelé un « sanctuaire » pourrait être une source potentielle et préjudiciable de déséquilibre, car un espace de travail pluriséculaire serait susceptible de devenir un espace « naturel » sauvage sans pêcheurs au profit du développement d’un projet duquel de nombreux pêcheurs s’estiment aujourd’hui exclus. Ces derniers se demandent quels sont les objectifs de conservation et si les instances de gestion ont prévu de réguler le développement des populations. Beaucoup estiment ne pas avoir une compréhension claire des projets de développement dans le Parc. On va « repeupler l’Iroise jusqu’où » ? Les pêcheurs s’interrogent sur les cadres réglementaires : s’ils ont des obligations vis-à-vis des phoques, ne devraient-on aussi, dans le cadre d’une politique de gestion intégrée, protéger leurs activités et en garantir la bonne marche ?

32Finalement, de moins en moins liminaires, les phoques bénéficient des conditions créées par l’humain et finissent par devenir une « espèce liminaire résidente » (Zask, 2020, p. 96) dans la mesure où « ces animaux forment un monde intermédiaire, généralement invisible, dont le statut est indéfinissable ». Cette notion « d’espèce liminaire résidente » est une expression de Sue Donaldson et Will Kymlicka (Zask, 2020) pour désigner des animaux qui, n’étant ni domestiques ni sauvages, se sont adaptés aux espaces habités et modifiés par les êtres humains » (Zask, 2020, p.96). Joëlle Zask fait référence à des espèces venues s’installer dans les villes, mais l’analyse est pertinente pour appréhender les phoques qui bénéficient de cet environnement de protection juridique et physique. Ainsi, la « séparation entre le monde sauvage et le monde domestique est donc poreuse et fluctuante » (Zask, 2020, p. 98) : cette séparation entre nature et culture n’est jamais un donné défini de façon univoque et la nature n’a pas l’immuabilité qu’on lui prête. Acclimatés au moyen de l’expérience, les phoques ont modifié leurs habitudes à tel point qu’il n’est plus véritablement permis ni même pertinent de parler de « retour du sauvage » ni même de ré-ensauvagement (Grillot, 2021 ; Barraud et al., 2019) car il n’y a pas de véritable réversibilité. Les hommes et les animaux forment désormais à l’aune de paradigmes socio-environnementaux d’un nouvel ordre une communauté de destins sur un espace donné et situé, qui donne au vocable socio-écosystème tout son sens et ses implications. C’est désormais une politique de coexistence qu’il faut envisager afin que les unes et les autres espèces soient bonnes à « vivre avec » (Kirksey et Helmreich, 2010).

Actualisation, projets et perspectives pour le Parc Naturel marin d’Iroise

33Nous terminerons par une réflexion sur les évolutions en matière de connaissance de la déprédation marine et des interactions pêcheurs-mammifères marins de manière plus générale en mer d’Iroise, nous ferons état des derniers travaux engagés sur ces thématiques.

35Afin de partager un retour d’expérience sur d’autres territoires confrontés à une problématique similaire, le CDPMEM 29 et le PNMI souhaitent emmener une délégation de pêcheurs et scientifiques à la rencontre de leurs homologues britanniques qui évoluent dans un environnement où les phoques sont plus nombreux qu’en Iroise. L’objectif est de monter ensemble un nouveau projet dédié spécifiquement au phoque gris et à ses interactions avec les pêcheurs professionnels en mer d’Iroise pour avancer de façon concertée sur le « vivre ensemble » avec cette espèce emblématique. L’objectif de ces rencontres et partages de connaissances entre professionnels, scientifiques et gestionnaires serait de trouver des moyens de mitigations à tester.

37Enfin, de manière globale et suivant une méthode nationale, l’Office Français de la Biodiversité (OFB) pilote des analyses de risque pêche sur les espèces protégées au titre de la directive Habitats-Faune-Flore 92/43/CEE du 21 mai 1992 et la directive Oiseaux 79/409/CEE pour évaluer le risque que peut porter l’activité de pêche professionnelle aux objectifs de conservation de ces espèces. Une méthode a été mise au point, qui est déployée dans un premier temps à l’échelle biogéographique en prenant en compte les captures accidentelles identifiées par les experts scientifiques comme principale pression. Quand un secteur à risque est mis en évidence et caractérisé, cette analyse est précisée à l’échelle du site Natura 2000 en prenant en compte l’ensemble des données. Ces analyses traitent uniquement des pressions générant un risque d’atteinte aux objectifs de conservation, donc ne prennent pas en compte la déprédation. Il est vrai, que dans un Parc naturel marin avec la relation rapprochée entretenue avec les usagers, il est important de prendre en compte l’intégralité des interactions, d’où cet intérêt du PNMI pour les aspects relatifs à la déprédation, notamment par le phoque gris. Les discussions actuelles mettent toutes en avant l’intérêt de monter un programme spécifique sur le phoque gris et l’ensemble des interactions avec la pêche professionnelle en Iroise, qui comprennent les captures accidentelles et la déprédation.

38Ainsi, les différentes approches nous permettent d’avoir une meilleure vision d’une problématique. Il est dans les prérogatives d’un parc naturel marin de concerter, de croiser les points de vue, de favoriser l’intelligence collective pour faire émerger des idées partagées. L’apport des Sciences Humaines et Sociales est fondamental, et il est important quand on réfléchit au montage des projets d’inclure cette dimension qui permet de mieux qualifier, mieux appréhender, avoir une approche plus sensible des sujets d’étude.

Conclusion. Genèse socio-environnementale d’une territorialité maritime et conditions sociales d’un voisinage multispécifique

« Il convient de considérer comme central (et non comme un problème périphérique) la dimension sociale et culturelle de toute approche environnementale » (Méchin et Wintz, 2005, p. 119)

39L’étude pluridisciplinaire des interactions phoques gris-pêcheries au sein d’un parc naturel marin a eu une vertu heuristique incontestable sur plusieurs plans en favorisant la réunion de plusieurs disciplines. Le volet ethnographique d’INPECMAM a permis d’apporter de précieuses informations sur le savoir empirique et plus globalement sur l’épistémè des pêcheurs. C’est principalement grâce aux entretiens que la question de la saisonnalité, ainsi que celle d’une histoire récente du peuplement de l’histoire de l’Iroise ont pu être renseignées. INPECMAM a permis de révéler des empiries professionnelles plurielles reposant sur des spécialités techniques venues compléter les données d’embarquements et des analyses biologiques de fèces sur les phoques. Elle a enrichi les savoirs sur la déprédation marine de manière plus générale en permettant des regards croisés sur un même sujet, répondant ainsi à la gouvernance du Parc naturel marin d’Iroise qui rassemble différents acteurs avec des prérogatives et sensibilités différentes devant trouver un consensus.

40L’étude de la déprédation marine a révélé des difficultés rencontrées par des professionnels et, à la manière d’une espèce sentinelle, le phoque est venu témoigner en négatif des difficultés de pêcheurs de moins en moins nombreux aux prises avec de nombreuses incertitudes. La profession de pêcheurs aujourd’hui doit faire face à de nombreux enjeux et doit relever plusieurs défis. Outre l’accès à la ressource, les sujets de décarbonation de la filière sont vraiment d’actualité, et les enjeux environnementaux de plus en plus prégnants. Avec les objectifs de la stratégie nationale des aires protégées qui vise l’atteinte de 30% d’aires protégées, dont 10% en protection forte d’ici 2030 (Stratégie nationale pour les aires protégées, 2021), la profession suit de nombreuses discussions visant la création ou la gestion de ces aires marines protégées. L’outil Parc naturel marin promouvant un équilibre entre protection et développement durable peut être souvent mis en avant par les représentants des pêcheurs et souvent décriés par les fervents défenseurs de zones de protection intégrale où l’homme ne devrait plus s’immiscer. La gestion intégrée souligne l’intérêt de la discussion entre toutes les parties prenantes et exige un temps long, mais qui permet aux acteurs de prendre des mesures de gestion ensemblenature sur la base de diagnostics partagés. La question du phoque en Iroise alimente toujours de nombreux débats, et le PNMI se doit d’être garant d’une bonne cohabitation entre phoques et pêcheurs. Ce dernier aspect soulève une question générale du devenir partagé (becomings en anglais) des pêcheurs professionnels et des phoques gris. Ainsi, au-delà des seuls aspects liés aux métiers, ce programme a permis de rendre compte d’une nature plurielle possiblement contestée et appréhendée diversement par différents publics, qui ne saurait finalement être appréhendée autrement que dans sa dimension relationnelle (Strathern, 1991), avec des configurations socio-naturelles variables d’un territoire à l’autre, y compris à l’intérieur de l’espace maritime en France métropolitaine. C’est dans les territoires maritimes forts d’une histoire et d’une occupation ancienne qu’il est intéressant d’étudier comment les impératifs de gestion des activités et de protections des milieux et des espèces ont été appréhendés ; ces milieux sont décrits à juste titre comme « occupés », à l’instar de la Mer des Wadden où les « entrelacements multispécifiques » (multispecific entanglements en anglais) entre phoques et humains sont particulièrement sensibles (Hörst, 2021). Dans la mer d’Iroise, dans la mer des Wadden néerlandaise (Hörst, 2021) qui sont des milieux marqués historiquement de longue date par l’activité de pêche et/ou d’élevage marin, le cadre de gestion et l’identité des acteurs du conseil de gestion semblent plus à même de susciter le développement de formes de territorialités marines inédites, plus proche du type nature culture (Haraway, 2003), ou tout du moins susceptibles d’intégrer la notion d’espaces/paysages hybrides (hybrid landscapes en anglais) (Davis et Zanotti, 2014) peuplés d’humains et de non-humains et d’en assurer les conditions de coexistence, en posant d’emblée les enjeux d’une coexistence dans la définition-même de la situation. Enfin, au-delà des modalités de gouvernance des parcs naturels marins, les sensibilités environnementales ayant notablement changé ces dernières années, il n’est plus possible de dire que les aires marines protégées sont « au carrefour de la conservation de la nature et de la gestion des pêcheries » (Kriegl et al., 2012) ; en effet, l’exemple du phoque gris montre que le parc naturel marin peut être une caisse de résonnance toute particulière, à partir d’un territoire situé, d’une société toute entière qui la traverse, et qui y exprime ses choix.