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1ère partie : Réflexions systémiques

Plaidoirie pour pratiquer la recherche autrement. La transition juste en Asie du Sud-Est

Benjamin Buclet et Stéphane Lagrée

Résumés

Le rapport publié début 2022 par le Groupe d’experts indépendants de l’UNESCO sur les universités et l’Agenda 2030 alerte sur la nécessité d’une transformation profonde du secteur de l’enseignement supérieur au service de la durabilité mondiale. De son côté, le second volet du sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), dévoilé le 28 février, révèle l’ampleur d’une menace qui s’est significativement aggravée. En réponse au constat dressé et aux recommandations émises, une Alliance des universités d’Asie du Sud-Est, des pays du Mékong, s’engage autour d’une stratégie d’ouverture vers le monde extra-académique, pour des actions fondées sur la connaissance et des solutions pour et avec toutes les parties prenantes.

Dans cette région, les interactions entre les inégalités, les dégradations de l’environnement et les incertitudes quant aux perspectives de croissance future exigent une refonte des stratégies de développement. Pour ce faire, il est de la responsabilité des institutions d’enseignement supérieur et de recherche de contribuer à constituer la prochaine génération de décideurs politiques pour la transition juste ainsi qu’un réseau d’experts en science de la durabilité. C’est au prisme d’un changement de paradigme pour une transition juste que la connaissance pourra innerver les débats sur les politiques publiques à mettre en œuvre.

La méthode opératoire proposée par les auteurs dans cet article repose sur quatre leviers complémentaires – la production d’une masse critique de connaissances, la communication, la diffusion scientifique connectée aux sociétés locales et une intensification du renforcement des capacités – au service de la transition juste et des inégalités au Cambodge, Laos, Myanmar, Thaïlande et Vietnam.

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Texte intégral

Introduction

1La production de connaissances scientifiques résulte des activités de recherche. Elle représente l’aboutissement d’une démarche relativement standardisée que l’on résume généralement en plusieurs étapes, plus ou moins détaillées : formulation d’une question de recherche et d’hypothèses ; choix d’une méthodologie, définition d’un protocole ; réalisation d’expériences, confrontation des résultats aux hypothèses, analyse, et cetera. (Fortin et Gagnon, 2016 ; Valiela ; 2017). Idéalement, une fois produites et validées collectivement par la communauté des pairs, les connaissances scientifiques devraient vivre leur vie et se transmettre, se diffuser au sein des communautés savantes comme dans la société en général ; comme toutes les connaissances, en somme. Pourtant, pour différentes raisons dont il n’est pas question ici, mais principalement à cause de leur nature et de leur forme, les connaissances scientifiques sont peu accessibles et n’alimentent les décisions collectives qu’après un long processus de décantation, qui apparait aussi tortueux qu’imparfait.

2En soi, le tempo de la production scientifique n’est pas un problème. Après tout, le monde académique ne se porte pas si mal, des chercheurs et des universitaires font carrière et le progrès scientifique et technologique toujours plus rapide suffit à prouver l’efficacité du fonctionnement de nos institutions de recherche et d’enseignement supérieur. En fin de compte, le modus operandi de la recherche donne des résultats.

3Pourtant, lorsque l’on s’intéresse à des sujets urgents, humainement sensibles, socialement et écologiquement pressants comme la transition juste, par exemple, ce tempo devient problématique. Pour mémoire, l’Organisation internationale du Travail (OIT) définit la transition juste comme suit : « rendre l’économie plus verte d’une manière qui soit aussi équitable et inclusive que possible pour toutes les personnes concernées, en créant des opportunités de travail décent et en ne laissant personne de côté » (OIT, 2015). Par ailleurs, lorsque l’on observe les connaissances scientifiques dans le grand bain de l’information et de la communication – dans lequel elles sont diluées dans les milliards de messages produits par les groupes de pression (lobbys) qui défendent leurs intérêts (Oreskes et Conway, 2021) – elles semblent bien fragiles et bien mal armées pour répondre aux défis de notre planète.

4Face aux formes prises par un certain déni de réalité, il parait crucial, pour les praticiens de la recherche, d’appliquer un raisonnement similaire à celui qui impose de « repenser l’enseignement des différentes disciplines concernées afin qu’elles intègrent de manière systémique et radicale les sujets liés à la crise de la biodiversité ou encore aux inégalités sociales et environnementales » (Beau et al., 2022). La question se pose alors en ces termes : les connaissances scientifiques pourraient-elles peser davantage dans les prises de décisions collectives ? Quelles formes devraient-elle prendre pour être accessibles au plus grand nombre, mais aussi et surtout lues et comprises par les « décideurs » ? Si nous avons à présent une meilleure compréhension scientifique de la nature et des interrelations entre les dangers qui nous menacent, le principal problème n’est-il pas alors l’inaction des dirigeants et les stratégies opératoires de puissants intérêts ? Comment les institutions universitaires et de recherche pourraient-elles mieux se faire entendre face aux millions de dollars, euros ou yuan investis en juristes, marketer, communicants et autres influenceurs ? Est-il seulement possible de jouer sur le même terrain ? En fin de compte, ne devrait-on pas réfléchir à transformer le processus de production des connaissances scientifiques, c’est-à-dire l’activité même de recherche ? Comment la pratique de la recherche doit-elle évoluer pour que les connaissances scientifiques redeviennent légitimes, indiscutables et prioritaires dans la hiérarchie de l’information et la prise de décision ?

5Pour avancer dans la réponse à ces questions, nous partageons dans cet article conceptuel une proposition issue de plus de quinze ans d’activités de renforcement de capacités dans la recherche pour le développement – c’est-à-dire une recherche tournée vers le changement, dans laquelle la production de connaissances est envisagée comme un levier vers la réalisation d’un potentiel. Cette proposition se présente sous la forme d’une ébauche de projet, dont une version pilote pourrait facilement être réalisée. Néanmoins, au-delà de sa mise en œuvre, nous souhaitons, par ce partage, ouvrir et promouvoir une discussion réflexive à mener entre praticiens de la recherche et, plus généralement, acteurs du monde académique. En ce sens, c’est fort logiquement que notre proposition méthodologique repose sur les institutions d’enseignements supérieurs et de recherche, objet de la première partie. Nous décrivons ensuite l’espace géographique dans lequel la réflexion est menée, les pays du Mékong, véritable observatoire pour les auteurs depuis le début des années 2000. Enfin nous exposons, en toute humilité, les grandes lignes d’une proposition pour pratiquer la recherche de façon cohérence par rapport aux enjeux socio-environnementaux contemporains. Cette proposition est résolument en phase avec les principes de la science de la durabilité, telles qu’ils ont été définis dans l’article fondateur de Kates et al. (2001), et plus récemment repris par l’UNESCO, avec le programme et les écoles MOST1 – et déclinés par l’Institut de Recherche pour le Développement2 (Dangle et Sabrié, 2023). À l’ère des polycrises, aujourd’hui caractérisées par le dépassement des limites soutenables pour la planète ainsi que l’accélération et la complexité des interconnexions économiques, sociales et culturelles, ce nouveau champ se situe à l’interface des sciences et des humanités et place comme objectif premier l’identification de solutions durables aux bouleversements de notre monde.

  • 3 Par exemple, le collectif toulousain ATECOPOL, lancé en 2018, qui promeut une remise en question de (...)

6Notre proposition n’est pas révolutionnaire et, heureusement, s’inscrit dans un vaste courant de questionnement constructif de la recherche et du monde académique3. Toutefois, dans le contexte du sud-est asiatique et sur un objet comme la transition juste, il nous semble particulièrement pertinent de proposer une méthode opérationnelle, pratique et réaliste, pour dessiner un chemin vers l’action.

Les établissements d’enseignement supérieur, fers de lance d’un nouveau paradigme de la production de connaissances

7La décennie 2020-2030 doit mesurer si les impacts sans cesse croissants des activités humaines sur le système terrestre sont compatibles avec un fonctionnement viable pour les organismes vivants, et humains en premier lieu. Les institutions représentatives de la communauté internationale ont tenté de définir des objectifs globaux à travers des efforts sans précédents tels que les objectifs de développement durable des Nations unies, les objectifs climatiques de l’accord de Paris, et récemment, en 2021, la COP15 sur la biodiversité à Kunming et la COP26 sur le changement climatique à Glasgow suivie en novembre 2022 de la COP27 à Charm el-Cheikh en Égypte. L’initiative la plus emblématique de la globalisation des enjeux scientifiques est sans doute la création du Groupe d’Experts Intergouvernementaux sur l’évolution du Climat (GIEC) en 1988, sous l’égide de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) et du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE). Constituant un effort sans précédent de traiter massivement et selon une approche pluridisciplinaire la question du changement climatique, le GIEC a, depuis sa création, publié six rapports de synthèse, dont le dernier, daté de 2023, appelle de façon claire et explicite à passer aux actes.

8En Asie du Sud-Est, où la vulnérabilité aux risques environnementaux est considérée comme l’une des plus élevées au monde alors que la croissance économique a été soutenue au cours de la dernière période de mondialisation, les interactions entre les inégalités, les dégradations de l’environnement et les incertitudes quant aux perspectives de croissance future exigent une refonte des stratégies de développement. La première étape consiste sans doute à permettre l’émergence d’une génération d’experts et de décideurs éclairés par la science de la durabilité (Abadie, 2013 ; Bergandi, 2019).

9La présente publication propose les grandes lignes d’une méthodologie qui vise les institutions d’enseignement supérieur d’Asie du Sud-Est, universités au premier plan, pour permettre cette émergence. Elle est le résultat d’un riche dialogue entre différents acteurs européens de la coopération et du développement international et diverses universités asiatiques partenaires dans le cadre de trois grands programmes de coopération nationaux et régionaux développés en Asie du Sud-Est continentale depuis le milieu des années 2000. Ils servent en quelque sorte de cadre analytique :

10- Le programme « Soutien à la recherche sur les enjeux de la transition économique et sociale au Vietnam » financé par le ministère français des Affaires étrangères (2005-2009) et en partenariat principal avec l’Académie des Sciences Sociales du Vietnam (ASSV). Ce projet comprenait un plan d’action en deux parties. Le premier volet était consacré au soutien à dix projets de recherche conjoints franco-vietnamiens, accompagné de dix thèses de doctorat et développé autour de trois thèmes structurants : l’essor du secteur privé et de l’économie informelle ; les dynamiques d’intégration régionale et internationale ; les permanences et transformations contemporaines des structures sociales et des référents identitaires. Le second volet a été mis en œuvre à partir de 2007 sous la forme d’une école d’été intitulée « Journées de Tam Dao (JTD) », avec pour objectif général de développer une formation pluridisciplinaire d’excellence, de constituer une plateforme de discussion sur les politiques, de sensibiliser les scientifiques vietnamiens à de nouvelles approches méthodologiques et à la mise en réseau scientifique4. Le succès de cette plateforme innovante de renforcement des capacités a conduit un réseau d’acteurs académiques et non académiques à étendre le projet à l’échelle régionale et internationale (2009-2018) et, avec l’appui du Global Development Network (GDN) de s’ouvrir au Cambodge, au Laos, à la Thaïlande, au Myanmar puis en Afrique de l’Ouest et à Madagascar.

11- Le projet « Strengthen the Production, Management and Outreach Capacities of Research in the Field of WAter and NAtural Resources in South-East Asia » (WANASEA), soutenu par la Commission européenne par le biais du programme Erasmus+ (2017-2021)5. Un consortium de quinze institutions d’enseignement supérieur et de centres de recherche a été construit sur le format de l’école d’été JTD pour renforcer les capacités de recherche au Cambodge, en Thaïlande et au Vietnam. En juillet 2019, lors d’une réunion de l’Association of Southeast Asian Nations (ASEAN) Water Platform, organisée à Phnom Penh, le consortium a élaboré un « arbre à problèmes » qui, comme premier diagnostic collectif sur les questions de développement au niveau régional, constitue la genèse de la présente réflexion. Utilisé comme support méthodologique, l’outil pédagogique et participatif a ainsi permis de soutenir un processus collectif d’analyse et de privilégier la vision des représentants des partenaires de terrain de trois pays du Mékong concernés – pour le Vietnam, l’ASSV, l’université maritime du Vietnam, Royal Melbourne Institute of Technology et l’université de Can Tho ; pour le Cambodge, l’université nationale de gestion, l’université de droit et de sciences économiques et l’Institut de technologie ; pour la Thaïlande, les universités de Thammasat et de Chiang Mai.

12- Le projet « Inégalités et changements environnementaux dans le bassin du Mékong », coordonné par l’Agence française de Développement (AFD) et financé par la Direction générale des Partenariats internationaux de la Commission européenne (2019-2021)6. Développé en synergie avec le programme Erasmus+, ce projet de recherche propose une analyse systématique du lien entre inégalités et changements environnementaux ; il vise également à construire une base scientifique pour l’action politique ainsi qu’à identifier les questions de recherche non étudiées.

13De ces années de collaboration et d’enseignement est née l’idée de constituer un regroupement stratégique d’institutions de recherche et d’enseignement supérieur autour d’une conception partagée des défis à relever, l’Alliance of Southeast Asian Universities for knowledge-driven actions and expansion of regional sustainability. L’Alliance souscrit pleinement aux conclusions d’un important rapport, publié en février 2022 par un groupe d’experts mandaté par l’UNESCO intitulé « Knowledge-driven actions : Transforming higher education for global sustainability », qui appelle à une transformation radicale des établissements d’enseignement supérieur (EES) pour atteindre les Objectifs de développement durable (ODD) (Parr et al., 2022). Citant une « nouvelle réalité dans laquelle l’avenir des humains, ainsi que celui des autres espèces, est en jeu », les auteurs affirment que les EES doivent de toute urgence repenser systématiquement leur rôle dans la société et leurs missions clés et réfléchir à la manière dont ils peuvent servir de catalyseur pour une transition rapide et équitable vers la durabilité. Trois grands axes de recommandations se dégagent du rapport :

  • Éducation : proposer davantage de programmes inter et transdisciplinaires et de programmes d’études sur les questions de durabilité liées aux ODD.

  • Recherche : encourager les projets, programmes et centres de recherche qui traitent de la dégradation de la nature, du changement climatique et des inégalités, ainsi que ceux qui nécessitent la participation de plusieurs disciplines ; ceux-ci devraient dans tous les cas inclure les sciences sociales et humaines. Des méthodologies de recherche alternatives, telles que la recherche-action participative et la recherche transdisciplinaire, devraient être expérimentées et affinées pour progresser vers la coproduction de connaissances avec diverses communautés.

  • Sensibilisation et engagement communautaire : renforcement du conseil politique, de l’engagement dans des projets sociétaux en faveur de la durabilité et de l’implication des différents secteurs de la société pour qu’ils s’associent à l’action en faveur des ODD ; favoriser les politiques, les actions sociétales et les comportements individuels de lutte contre le changement climatique, la perte de la biodiversité et les inégalités entre les différents secteurs de la société.

14Dans le même pas de temps, le sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, qui intègre les questions écologiques, la vulnérabilité humaine aux dangers et l’adaptation, confirme les prévisions avancées précédemment (IPCC, 2022). Il montre que les évènements extrêmes, tels que les vagues de chaleur, les sècheresses ou les tempêtes, deviennent plus fréquents et que cette augmentation est due, dans de nombreux cas, à l’activité humaine ; les impacts du changement climatique sont désormais évidents dans la plupart des écosystèmes, hydrosystèmes et sociétés humaines. Pour l’Asie, citant toujours ce même rapport de 2022, des exemples de risques régionaux clés, dont la probabilité de réalisation est, a minima, moyenne, sont à présent clairement identifiés :

  • Dégradation des infrastructures urbaines et impacts négatifs sur le bien-être et la santé humaine dus aux inondations, en particulier dans les villes et établissements côtiers.

  • Perte de biodiversité et déplacement des habitats, ainsi que perturbations associées dans les systèmes humains dépendants des écosystèmes d’eau douce, terrestres et océaniques.

  • Blanchiment plus fréquent et étendu des coraux et mortalité induite par le réchauffement et l’acidification des océans, l’élévation du niveau de la mer, les vagues de chaleur marine et l’extraction des ressources.

  • Déclin des ressources halieutiques côtières, dû à l’élévation du niveau de la mer, à la diminution des précipitations dans certaines régions et à l’augmentation de la température.

  • Risque pour la sécurité alimentaire et hydrique en raison de l’augmentation des températures extrêmes, de la variabilité des précipitations et de la sècheresse.

15L’augmentation des inégalités et l’accélération de la dégradation de l’environnement sont probablement les défis les plus importants du XXIe siècle. La récente – voire actuelle – pandémie de COVID-19 illustre de façon implacable la manière dont la destruction écologique peut entrainer des inégalités en matière de santé et d’impact socio-économique (Lazar, Plantin et Ragot, 2020 ; Weiss et Ali, 2022). À l’inverse, les inégalités, qui n’ont cessé de se creuser au cours des 40 dernières années, constituent elles-mêmes un obstacle sérieux à la cohésion sociale nécessaire pour entreprendre une reconstruction écologique sérieuse (ID4D, 2021). C’est particulièrement le cas en Asie du Sud-Est, où la nouvelle classe moyenne a adopté un mode de vie consumériste alors que ceux qui peinent à couvrir leurs besoins de base restent majoritaires (Maurer, 2012 ; Islam, Winkel, 2017). Ces disparités sociales laissent peu d’espace politique pour un changement des comportements, individuels, collectifs ou institutionnels.

16L’objectif de l’Alliance est de contribuer à la formation de la prochaine génération de décideurs politiques pour la transition juste et de former un réseau d’experts en science de la durabilité en Asie du Sud-Est. Elle vise à développer les connaissances scientifiques interdisciplinaires locales, à orienter les politiques publiques sur la base de données probantes et à favoriser la coordination régionale des sciences et des politiques, afin de créer les conditions socio-économiques nécessaires à la mise en place d’économies écologiquement résilientes dans la région. S’appuyant sur les enseignements de 15 années de développement de programmes de recherche et de renforcement des capacités, il s’agit de contribuer à la conception d’un modèle de développement novateur, vertueux et durable pour la région.

17Le premier pas vers la validation de la méthode consiste à réunir un large éventail de parties prenantes, des secteurs public et privé dans le cadre d’un atelier de formulation de quelques jours – autorités gouvernementales, banques de développement, entreprises privées, organisations non gouvernementales, fondations. La pratique de l’atelier de formulation est issue du secteur de l’ingénierie de projet et a fait ses preuves, non seulement pour définir pratiquement le contenu d’un projet mais également pour favoriser l’appropriation des activités à venir par les parties prenantes. Il s’agit en particulier de répondre collectivement aux questionnements issus d’une récente revue de littérature dont le dessein est « de rendre accessibles de manière structurée et dans leur diversité les travaux pouvant apporter un éclairage sur la compréhension des processus d’interaction entre la recherche et l’action publique » (Delahais, Devaux-Spatarakis, 2022).

Dynamiques sociales et environnementales dans le bassin du Mékong : un cas d’école pour une approche régionale intégrée

18Le projet de l’Alliance cible cinq pays d’Asie du Sud-Est : le Cambodge, le Laos, le Myanmar, la Thaïlande et le Vietnam. Ces pays ont des caractéristiques économiques, géopolitiques et géographiques globalement comparables.

19Premièrement, la croissance économique, stimulée par la mondialisation, a suivi ici une trajectoire commune. Même si tous les pays n’ont pas connu le même rythme de croissance et ne se situent pas au même niveau de développement économique, ils affichent une tendance de taux de croissance élevés à très élevés au cours de la dernière décennie. Leur insertion dans l’économie mondiale a créé une pression énorme sur les ressources naturelles et exacerbé les inégalités (de Koninck, Rousseau, 2013), tout en permettant l’émergence d’une nouvelle et fragile classe moyenne (Lagrée, 2011, 2012). Par conséquent, tous ces pays sont confrontés à des problèmes urgents de pollution et de dégradation de l’environnement, tant en milieu urbain que rural, qui touchent inégalement les populations et en particulier les plus pauvres, plus vulnérables (Cushing et al., 2015 ; Beaulieu et al., 2023).

20Deuxièmement, d’un point de vue géopolitique, ces pays – dont certains avaient l’habitude de s’ignorer ou de s’opposer les uns aux autres – apprennent désormais à vivre ensemble, et un nouvel équilibre est en train de s’établir tant à l’intérieur de la région qu’avec les nations voisines. Compte tenu de leur proximité avec la Chine, ces pays partagent des contraintes et des opportunités géopolitiques par rapport à cette superpuissance, ce qui implique un équilibre délicat entre imitation et autonomie. Répondre aux défis posés par cette nouvelle évolution régionale implique de transformer progressivement une région qui a connu une longue période de conflits au cours de la seconde moitié du XXe siècle – quand les tensions de Guerre froide et la guerre du Vietnam ont cumulé leurs effets – en une zone géopolitique commune qui favorise une nouvelle forme de développement économique collaboratif. D’une certaine manière, le fleuve Mékong jouerait un rôle central dans cette intégration pacifique. Il est également au cœur du lien entre inégalités et dégradation de l’environnement : plusieurs dizaines de barrages hydroélectriques sont en construction ou en cours d’étude dans le sud de la Chine, au Laos, à la frontière lao-thaïlandaise, ainsi qu’au Cambodge, sans trop se soucier des externalités générées sur les pays voisins, d’autant que d’énormes impacts climatiques se profilent avant 2050. Les projets de transport et d’énergie le long de ce « corridor de développement » favorisent la « connectivité » de ces pays de l’ASEAN tout en mettant en danger les équilibres écologiques (Tertrais, 2014 ; Lagrée, 2016, 2018).

21En effet, et c’est le troisième point, ces pays partagent des écosystèmes et des paysages similaires, tels que les montagnes, la forêt, les mangroves, les bords de mer et, bien sûr, le bassin du Mékong (Bruneau, 1995). D’une part, les hauts plateaux sont une zone montagneuse partagée qui abrite un grand nombre de groupes ethniques où les caractéristiques communes du biotope ont contribué à créer une zone qui a un semblant d’unité culturelle et sociale parmi la diversité (Lombard, Bruneau, 1995). Cette aire montagneuse sud-est asiatique, appelée « Zomia » par l’anthropologue James Scott, comprend des territoires à des altitudes supérieures à 300 mètres qui s’étendent jusqu’en Chine et en Inde par exemple. Les populations des hauts plateaux y ont résisté à toute autorité étatique avec plus ou moins d’efficacité depuis des siècles (Scott, 2009). Le fleuve Mékong prend sa source dans les contreforts de l’Himalaya en Chine et traverse le bassin. Historiquement, c’est sur les méandres de ce fleuve au pied des montagnes que se sont formés les centres de pouvoir à travers l’histoire, avec des sociétés organisées et le développement d’une agriculture très diversifiée (Bruneau, 2006). Une troisième forme de paysage partagé se distingue dans le bassin : les côtes du golfe de Thaïlande et de la mer de Chine méridionale. Dans cette région, les typhons sont fréquents et souvent destructeurs, mais les populations ont appris à vivre avec l’eau, que ce soit dans l’immense delta du fleuve ou sur les côtes plus escarpées.

22Cette diversité sociale s’inscrit dans une variété écosystémique unique, fortement menacée par la déforestation, l’exploitation forestière illégale mais aussi l’agriculture industrielle. Un quart des chauves-souris mondiales vivent dans cette zone, où les forêts tropicales ont connu un important recul au cours de la dernière décennie (Kingston, 2013). L’intensité capitalistique des opérations de déforestation suggère que les industries mondialisées sont une cause essentielle à ce contact dangereusement croissant entre l’homme et la faune sauvage qui produit certaines des conditions d’émergence de pandémies telles que la COVID-19 (Austin et al., 2017). Selon Stewart Patrick, environ 75 % des nouveaux agents pathogènes apparus chez l’humain ces dernières décennies sont d’origine animale. Ce constat est d’ailleurs à la base de l’approche One Health, centrée sur les interconnections entre santés humaine, animale et environnementale (Patrick, 2021).

  • 7 Voir les derniers résultats du programme CORDEX-SEA sur leur site internet [en ligne] URL : https:/ (...)

23Dans le sillage du rapport 2019 de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) puis des conférences de Kunming et de Glasgow, la biodiversité sera au cœur des agendas politiques pour les années à venir. Les trajectoires de protection et/ou de restauration de la biodiversité font partie d’une compréhension plus large des conditions de durabilité sociale et économique. De la même manière, les conséquences attendues du changement climatique définissent une éco-géographie partagée au XXIe siècle.7

24Ces interdépendances plaident fortement en faveur d’une approche régionale des stratégies de développement à long terme qui soit compatible avec la durabilité sociale et environnementale. En ce sens, le Sud-Est asiatique est emblématique des défis à relever pour opérer une transition juste, c’est-à-dire transformer l’économie en intégrant les contraintes environnementales et en réduisant les inégalités sociales – réduction des inégalités aujourd’hui considérée comme une, si ce n’est LA condition pour la transition (Laurent, 2023).

25La transition juste est ici comprise comme l’ensemble des processus socioéconomiques qui pourrait contribuer à remettre le système terrestre dans un espace de fonctionnement raisonné (Rockström et al., 2009). Le consensus général en faveur de l’action est large, mais les transformations nécessaires pour faire face à des problèmes complexes, multiscalaires et interdépendants tels que le réchauffement climatique, la perte de biodiversité, la pollution des écosystèmes, les inégalités sociales, économiques et de santé, la perturbation des cycles biogéochimiques qui contribuent au dépassement des limites planétaires sont beaucoup moins claires. En d’autres termes, il n’existe pas de consensus sur les transformations socioéconomiques concrètes qui peuvent ou doivent être réalisées pour faire face à ces multiples menaces socioécologiques.

26La dynamique des inégalités est profondément liée aux transformations écologiques. Comme indiqué dans Hamman et al. (2018), la plupart des recherches sont unidirectionnelles, c’est-à-dire qu’elles se concentrent uniquement sur les effets spécifiques des inégalités sociales sur l’environnement ou vice-versa (De Laubier Longuet, 2019). Elles ne tiennent pas compte d’une compréhension plus complexe de la manière dont les inégalités et l’état des écosystèmes interagissent entre eux. Par conséquent, il est fondamental de produire des connaissances qui informent une transformation profonde des systèmes socioéconomiques, notamment en incluant la pauvreté et les inégalités dans les agendas de développement durable (IPBES, 2019).

27Les pays ciblés constituent un cas représentatif à cet égard : les inégalités socioéconomiques liées au revenu, à l’emploi, à l’éducation, à l’accès à la terre, ainsi qu’à l’âge et au sexe, sont de plus en plus associées à une exposition inégale aux facteurs de risque environnementaux (Bangalore et al., 2016). Ces facteurs représentent des menaces directes pour la vie des populations – glissements de terrain, inondations, pollution de l’air et de l’eau, et cetera – et contribuent indirectement à la dégradation des terres agricoles et à la propagation des maladies (Narloch et Bangalore, 2018). Les facteurs de risque environnementaux ne sont pas uniquement générés par les changements climatiques mondiaux ; ils sont aussi, et de plus en plus, une conséquence directe de la pression de la croissance démographique et économique sur les écosystèmes. Ce phénomène est particulièrement visible dans l’ensemble du bassin du Mékong. Comme le montrent Inghals et al. (2018), la région du Mékong a été radicalement transformée au cours des dix dernières années par le rythme et l’ampleur des acquisitions foncières liées aux investissements étrangers et nationaux. Cela a entraîné des inégalités croissantes, des troubles sociaux, notamment en milieu rural et une tendance à la marchandisation des interactions sociales, contribuant à une transformation des systèmes traditionnels comme naturels (Center for Khmer Studies, 2008 ; Schoenberger et al., 2017).

28Si la méthode envisagée porte sur cinq pays du Mékong, la diversité des échelles spatiales d’analyse demeure essentielle. Comme l’indique le rapport de l’IPBES (2019) :

« Un élément constitutif clé des voies durables est l’évolution des systèmes financiers et économiques mondiaux pour construire une économie mondiale durable, en s’éloignant du paradigme limité actuel de la croissance économique. Cela implique d’intégrer la réduction des inégalités dans les voies de développement, de réduire la surconsommation et le gaspillage et de prendre en compte les impacts environnementaux tels que les externalités des activités économiques, de l’échelle locale à l’échelle mondiale. »

29Le périmètre spatial de compréhension ne peut donc pas rester purement national (Ingalls et al., 2018b), ni régional, mais doit inclure tous les moteurs issus de la dynamique de la mondialisation.

Une Alliance productrice de connaissances via une recherche connectée : du laboratoire à votre écran

30L’objectif de l’Alliance, porteuse et garante du modèle de production de connaissances, est d’aborder les questions relatives à la transition juste et aux inégalités en Asie du Sud-Est de quatre manières (Tableau 1).

Tableau 1. Quatre axes stratégiques complémentaires pour une transition juste

Opérationnel

Résultats / productions

I.
Production de connaissances

Mise en place d’un comité scientifique international de haut niveau sur la durée du projet, qui sera chargé de la formulation des questions de recherche fondamentales du projet et de la formulation des sujets de recherche de doctorats.

Articles scientifiques ; conférences et séminaires ; thèses de doctorat et mémoires de master.

Recrutement international de doctorants : afin d’atteindre une masse critique, le projet recrutera 30 candidats, provenant des cinq pays ciblés, mais aussi d’Europe et du Canada (le ratio pourrait être de 2/3 en Asie et 1/3 hors Asie).

Recrutement international de 90 candidats au diplôme de maîtrise.

Appel à propositions à la fin du projet adressé aux titulaires de doctorats.

II.
Connexion à la société et mise en réseau

Mise en place d’une équipe de communication dédiée à l’engagement et à l’intégration des participants non universitaires dans le projet : déploiement de campagnes de communication ; réécriture, traduction et soutien éditorial ; organisation d’ateliers et de visites de sites (laboratoires et usines) ; rédaction scientifique et vulgarisation (affiches, articles, dossiers et communiqués de presse, et cetera) ; création de supports et de contenus pour la formation technique.

Médias sociaux et matériel de communication ; notes d'information ; documents d'apprentissage ; manifestations scientifiques locales ; livre blanc final sur la transition juste et les inégalités en Asie du Sud-Est.

Rédaction d’une contribution collective finale basée sur la capitalisation de l'ensemble des connaissances produites dans le cadre du projet, constituant un livre blanc sur la manière de mettre en œuvre la transition écologique dans un contexte d'inégalités socio-économiques.

Rédaction des documents d'apprentissage annuels.

III.
Communication et dissémination

Deux forums régionaux permettant à des acteurs universitaires et non universitaires de débattre de questions liées à la transition juste et aux inégalités, aboutissant à des prises de position collectives.

Plaidoyer / documents de position collective ; groupes de travail multipartites ; matériel de communication et de diffusion (y compris virtuel).

Création de supports de communication (imprimés, web, diapositives de présentation orale, et cetera).

Création d’illustrations, d'infographies, de photos et de vidéos.

Création de sites web, optimisation pour les moteurs de recherche.

Gestion des communautés.

Gestion des relations avec la presse.

IV.
Renforcement des capacités

Webinaires et sessions de formation pour les candidats au doctorat et au master sur des sujets pertinents tels que la genèse de la recherche ; la rédaction d’une proposition scientifique ; la mise en œuvre de la recherche ; la gestion des ressources humaines et financières dans la recherche ; l'éthique ; les questions de propriété intellectuelle ; l'innovation pédagogique ; la rédaction d'articles ; la communication et la diffusion.

30 jeunes chercheurs et 90 candidats potentiels au doctorat intégrés dans un réseau régional actif d'organisations universitaires et non universitaires et connectés aux meilleures institutions d’enseignement supérieur ; masse critique de jeunes professionnels capables d’utiliser des méthodologies et des outils scientifiques modernes dans leurs activités professionnelles.

Trois écoles d’été régionales organisées dans un environnement fermé pour garantir l’immersion totale des participants, les échanges interculturels et la mise en réseau. Chaque université d'été abordera un sujet spécifique de manière pluridisciplinaire et combinera des séances plénières avec des ateliers en petits groupes qui s'appuient sur les principes pédagogiques éprouvés de l'apprentissage pour assurer un transfert efficace des connaissances et des outils méthodologiques liés.

D’après Buclet et Lagrée, 2024.

31La première consiste à entreprendre une production ambitieuse et étendue de connaissances scientifiques sur les différentes dimensions du lien entre les inégalités et la transition juste. Cet effort aboutira à une masse critique de connaissances qui contribueront à une compréhension approfondie des changements sociétaux nécessaires à la réussite de la transition juste. Le projet s’inscrit dans le domaine de la science de la durabilité, qui se concentre sur l’examen des interactions entre les systèmes humains, environnementaux et techniques, afin de relever les défis complexes qui menacent l’intégrité des systèmes de survie de la planète, tels que le changement climatique, la perte de biodiversité, la pollution et la dégradation des sols et de l’eau. Cette science des interactions, définie davantage par les questions qu’elle aborde que par une seule discipline scientifique, se concentre sur la compréhension des relations des phénomènes écologiques et sociaux étudiés à toutes les échelles, en utilisant une méthodologie basée sur une approche systémique de la triade humanité-environnement-société (Bettencourt et Kaur, 2011 ; Kates 2011).

32Interdisciplinaire par nature, la science de la durabilité encourage également les scientifiques à travailler avec les communautés et à développer des solutions pour et avec toutes les parties prenantes,

« [...] les systèmes homme-environnement restent très complexes et difficiles – voire impossibles – à cartographier complètement. Les causes et les effets sont souvent difficiles à distinguer et dépendent du contexte. Les parties prenantes sont souvent en désaccord sur les problèmes et les solutions. Dans de tels cas, les décideurs doivent trouver des moyens d’aller de l’avant en tenant soigneusement compte des risques, de l’incertitude et des questions de justice sociale. Des mesures de précaution ou des interventions peuvent être recommandées même si les relations de cause à effet ne sont pas entièrement établies. En réponse à de tels défis, le domaine, en pleine croissance, de la science de la durabilité a adopté une variété d’approches utiles – telles que la coproduction de connaissances et les tests pratiques d’intervention avec des parties prenantes locales – capables d’entrainer les transformations nécessaires » (Messerli et al. 2019).

  • 8 Pour plus d’information, voir le site internet du Centers for Desease Control and Prevention (CDC) (...)

33Pour ce premier volet, les principales questions de recherche doivent être définies au sein de l’unité scientifique de l’Alliance (Figure 1). La recherche pourrait se concentrer, par exemple sur des thématiques comme les écosystèmes fragiles et complexes des bassins fluviaux, la transition accélérée des villes asiatiques et les questions cruciales de durabilité écologique, économique et sociale des politiques urbaines, l’approche collaborative, multisectorielle et transdisciplinaire One Health 8et le rôle de la conservation de la biodiversité dans l’atténuation des maladies infectieuses ou encore les dynamiques macroéconomiques financières régionales pour une région écologiquement résiliente (Morand, 2020). Pour identifier les thèmes de recherche, l’unité scientifique s’appuiera sur les résultats des travaux entrepris dans le cadre du projet « Inégalités et changements environnementaux dans le bassin du Mékong », qui a produit une cartographie systématique sur les liens entre inégalités et changements environnementaux exposés dans un autre chapitre de ce Hors Série VertigO (voir également Huynh et al, 2022).

34La mise en œuvre des activités nécessite une grande diversité de compétences et de moyens devant être obtenus par la mobilisation de différentes organisations et institutions. La gouvernance proposée se résume comme suit :

Figure 1. Schéma directeur

Figure 1. Schéma directeur

D’après Buclet et Lagrée, 2024.

35Les deuxième et troisième composantes sont les éléments centraux d’une manière innovante de faire de la recherche. Premièrement, il s’agit de mettre systématiquement en relation les chercheurs et leurs institutions avec d’autres parties prenantes – décideurs politiques, médias, société civile, secteur privé, et cetera. Ce lien, condition pour obtenir un impact sociétal durable, repose sur l’intégration directe des résultats scientifiques, simultanément à leur publication, dans des actions concrètes, des pratiques collectives et des politiques publiques. En d’autres termes, il s’agit de créer et entretenir des espaces de dialogue, d’échanges et de débats entre les chercheurs et les acteurs intéressés par les résultats. Ces espaces permettent aux chercheurs, dès la conception et tout au long de la réalisation de la recherche, de prendre en compte la pluralité des points de vue des acteurs concernés par leur problématique. L’idée étant de permettre, en retour, l’intégration des résultats aux prises de décision menant à l’action.

36En accord avec la science de la durabilité, le projet adopte une approche de la production de connaissances basée sur la connexion entre les scientifiques et les parties prenantes de la société qui sont directement concernées par les résultats attendus et qui ont des intérêts dans ceux-ci. Le concept de « recherche incarnée », défini dans Horlings et al. (2019) comme « une pratique transformative en soi, [...] enracinée dans les pratiques et les valeurs de la durabilité (par exemple, la réciprocité, l’inclusivité, la transparence, le soin, etc.) », est promu par la réalisation de doctorats intégrés à un cadre d’activités ambitieux. Un nouveau profil de docteur, baptisé PhD 4.0, est conçu. Par analogie avec le concept d’industrie 4.0, ce doctorat repose sur une nouvelle façon d’organiser la production de connaissances, où le lien entre le chercheur et la société est central. Il s’agit en quelque sorte d’un exercice de recherche-action doublé d’un appui extérieur dédié à faciliter la connexion et les échanges avec les acteurs non académiques. Les interactions entre producteurs et utilisateurs de connaissances accompagnent l’activité scientifique dès la définition de la question de recherche. Soutenu par une équipe de formateurs et intégré dans un système ad hoc, le doctorant 4.0 double son apprentissage scientifique par des compétences en communication, vulgarisation, négociation et plaidoyer. Il devient un scientifique et un acteur social engagé dans la promotion de la rationalité et la défense d’une science au service du bien-être collectif. Connectés et engagés, les chercheurs 4.0 appliquent des méthodes de recherche innovantes et non conventionnelles tout en répondant aux exigences de l’excellence scientifique. L’encadrement institutionnel de la recherche 4.0 permet de palier certaines limites de la recherche-action, notamment liées aux exigences et à la complexité des relations entre les parties prenantes inhérentes à l’approche collaborative, aux contraintes de temps et aux règles institutionnelles parfois peu adaptées à la production scientifique (Courtois et Labbé, 2015 ; Bergeron, Prud’homme et Rousseau, 2019) et également le biais de confirmation, souvent observé par les auteurs dans des structures qui produisent des connaissances tout en vendant des services d’opérateurs de projets, qui consiste à identifier comme prioritaires des actions familières, dont on maitrise la mise en œuvre et qui sont réalisables par soi-même.

37En complément, sur la base des connexions et du réseau consolidés lors de la mise en œuvre de la recherche, il est essentiel d’aller plus loin et de rendre possible l’utilisation des connaissances produites. C’est l’objectif de la troisième composante, qui prévoit un important travail sur le format et la visualisation que prend la connaissance scientifique produite, pour que les résultats de la recherche soient compris au-delà des seuls cercles académiques. L’organisation d’évènements réguliers et spécifiques permettant le dialogue et l’échange entre les scientifiques et les autres parties prenantes renforcera l’impact des résultats. C’est en soutenant les chercheurs et leurs institutions dans leurs efforts de diffusion, et en utilisant les moyens modernes de communication que les progrès scientifiques seront considérés par les décideurs à leur juste valeur, c’est-à-dire des connaissances indiscutables, issues de travaux rigoureux, démontrées et validées par la communauté scientifique, tout en étant reconnues par les acteurs non scientifiques connectés au travail même du chercheur dès l’élaboration de la problématique.

38La quatrième composante est un effort intense de renforcement des capacités ciblant les établissements d’enseignement supérieur et de recherche d’Asie du Sud-Est, afin de garantir des effets de levier et d’amorcer un cycle vertueux conduisant au suivi scientifique de la transition juste. Le principe fondamental qui guide la réflexion à ce niveau est la conviction qu’une bonne recherche – c’est-à-dire une recherche qui résout ou aide à résoudre des problèmes – requiert des compétences qui vont bien au-delà des compétences scientifiques. La rédaction de projets, la communication, la gestion des ressources financières et humaines, les questions juridiques et éthiques, la communication et la vulgarisation sont autant d’éléments essentiels au mode de recherche incarnée – autant de compétences pourtant souvent ignorées dans les cursus des établissements d’enseignement supérieur et de recherche d’Asie du Sud-Est.

39La communication et la gestion des connaissances sont au cœur de la méthodologie proposée. Les projets de recherche mis en œuvre investiront dans des activités de communication, de leur conception à leur réalisation. Les méthodologies de recherche seront formulées en tenant compte des parties prenantes non universitaires et s’appuieront sur une communauté élargie de pairs pour contrôler la qualité du processus et des résultats de la recherche (Ravetz, 2011). Des travaux spécifiques seront menés pour soutenir les chercheurs dans leurs efforts de vulgarisation. Les connaissances produites seront systématiquement façonnées pour être comprises et diffusées au-delà du secteur universitaire, alimentant les débats sociétaux et orientant les processus de changement vers la transition juste.

40Dans son ensemble, l’ambition de l’Alliance représente une occasion unique pour les établissements d’enseignement supérieur et de recherche de se positionner en tant qu’acteurs du changement en permettant à la science d’influencer les décisions collectives. Ils seront intégrés à un réseau international engagé dans une approche responsable et pragmatique de la recherche, menant à une science connectée. La participation d’acteurs non académiques à la formulation, au suivi et à la valorisation politique et économique des résultats assurera le développement de liens étroits entre partenaires, producteurs et demandeurs d’expertise scientifique.

41L’impact à long terme découlera des résultats concrets et visibles attendus, tant en termes de nouvelles connaissances que de renforcement des capacités. L’objectif est de transformer en profondeur la manière dont la recherche est menée et l’utilisation des résultats scientifiques par les acteurs économiques et sociaux, en soulignant leur utilité et leur pertinence face aux défis sociétaux ; nous croyons ainsi possible d’appliquer aux institutions d’enseignements supérieurs et de recherche les principes de la science de la durabilité notamment par la création d’espaces de co-construction des savoirs, savoir-faire et savoir-être. Après quelques années de mise en œuvre, les enseignements tirés de l’expérience seront distillés dans un livre blanc qui servira de feuille de route à une transition juste, et contribueront à l’identification de solutions aux problèmes socio-environnementaux les plus urgents auxquels l’humanité est confrontée. Ainsi, l’approche de la science connectée, et le concept pilote de PhD 4.0, pourront être reproduits dans d’autres contextes.

42Ce mouvement de fond, nécessaire, vers l’Université est-asiatique de demain, et attendu, afin de former de nouvelles générations (Abdellatif, 2021) défend ainsi un nouveau paradigme, une nouvelle vision de penser reposant sur l’idée que « L’utopie, c’est de penser que notre système actuel est tenable et souhaitable. Au contraire, ce n’est pas utopique de rêver à une recherche plus collective, créative, interdisciplinaire. » (cité dans Colcombet, 2022).

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Notes

1 Pour plus d’information, voir le site internet de l’UNESCO [en ligne] URL : https://www.unesco.org/shs/fr/most.

2 Pour plus d’information, voir le site internet de l’IRD [en linge] URL : https://www.ird.fr/les-fiches-references-science-de-la-durabilite).

3 Par exemple, le collectif toulousain ATECOPOL, lancé en 2018, qui promeut une remise en question des pratiques universitaires et de recherche par rapport aux urgences sociétales et environnementales ; le groupement de recherche labos1point5, lancé en 2019 par le CNRS plus centré sur l’impact environnementale de la pratique même de la recherche ou le récent positionnement, en juin dernier, du CIRAD (Cirad, 2022). Du côté canadien, le réseau impact recherche Canada – https://researchimpact.ca/fr/ – ouvert aux organisations non universitaires depuis 2021, dans lequel l’université Simon Fraser University-SFU - British Columbia joue un rôle important, notamment à travers son SFU knowledge Mobilization hub, dont les objectifs sont centrés sur l’amélioration de l’impact de la recherche.

4 Pour plus d’information, voir la page facebook de JTDSL [en ligne] URL : https://www.facebook.com/JTDSL/

5 Pour plus d'information, voir le site internet de WANASEA [en ligne] URL : https://wanasea.univ-nantes.fr

6 Pour plus d'information, voir le site internet de l’AFD [en ligne] URL : https://www.afd.fr/en/inequalities-and-environmental-changes-lower-mekong-river-basin.

7 Voir les derniers résultats du programme CORDEX-SEA sur leur site internet [en ligne] URL : https://cordex.org/domains/region-14-south-east-asia-sea/

8 Pour plus d’information, voir le site internet du Centers for Desease Control and Prevention (CDC) [en ligne] URL : https://www.cdc.gov/onehealth/index.html

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Schéma directeur
Crédits D’après Buclet et Lagrée, 2024.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/45143/img-1.png
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Pour citer cet article

Référence électronique

Benjamin Buclet et Stéphane Lagrée, « Plaidoirie pour pratiquer la recherche autrement. La transition juste en Asie du Sud-Est »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Hors-Série 38 | Octobre 2024, mis en ligne le 02 octobre 2024, consulté le 11 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/45143 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12eqy

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Auteurs

Benjamin Buclet

Benjamin BUCLET (PhD) est président du Centre de Recherche et d’Expertise sur l’Éducation et le Développement (Center for Research and Expertise on Education and Development-CREED, www.creedev.org), professeur en ingénierie de projets à l’université de Toulouse Jean Jaurès et consultant dans le domaine de la coopération scientifique avec les pays en développement, adresses courriel : bbuclet@creedev.org ; benjamin.buclet@univ-tlse2.fr

Stéphane Lagrée

Stéphane LAGRÉE (PhD) est chercheur associé au laboratoire « ACROSS » (Advanced Computational Research On Sustainability Science, IRD / Thuyloi University, Hanoi, Vietnam). Il est à l’origine du projet Erasmus+ WANASEA et a coordonné les activités de recherche Inequalities and Environmental Changes Nexus in the Mekong River financé par la Facilité UE-AFD, adresses courriel : stephane.lagree@ird.fr ; fsp2s@yahoo.fr

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