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1Les réflexions sur le dualisme nature-culture (Descola, 2005) et le tournant ontologique qu’elles entrainent (Wanneau et al., 2023, Keck et al., 2015) posent un certain nombre de questions aux chercheuses et aux chercheurs en sciences sociales. Comment intégrer les actants non-humais dans l’analyse ? Quelles alliances et quelles stratégies politiques naissent de ces démarches ? Pour quelle efficacité et avec quelles limites ? La vie sociale des haies, de Léo Magnin, esquisse, en quelque sorte, une piste de réponse à ces questionnements : celle d’un accroissement de la rigueur de nos analyses par l’empirie. Pour résumer sa démarche, il avance que « L’enquête sociologique produit un savoir spécifique en créant des passages entre des mondes qui s’ignorent, à l’instar des échaliers, ces quelques marches qui permettent de franchir une haie pour gagner une autre parcelle », et il ajoute qu’il a, avec ce travail, « tenté de disposer des échaliers par une écriture soucieuse du contraste entre les périodes, les lieux, les personnes et les choses, la théorie et l’étude de cas, l’attendu et l’inattendu » (p. 182-183).

2Léo Magnin transforme sa thèse de doctorat en un ouvrage captivant et original traitant pourtant d’un objet des plus communs : les haies. Il part d’un questionnement simple : « Il y a quelques dizaines d’années à peine, un agriculteur percevait des aides publiques pour détruire une haie ; aujourd’hui, le même acte expose à des sanctions financières. Que s’est-il passé dans l’intervalle ? » (p. 9).

3La simplicité de ce questionnement de départ nous amène rapidement sur le terrain nettement plus complexe du sous-titre de l’ouvrage : celui de l’écologisation des mœurs. Bognon et Thébault (2020) définissent l’écologisation comme un « processus par lequel les questionnements et les raisonnements de l’écologie intègrent d’autres sphères disciplinaires et opérationnelles ». Se distinguant d’études récentes sur les enjeux, les obstacles et les conséquences de l’écologisation sur des secteurs ou des groupes sociaux spécifiques (Comby, 2024 ; Rode, 2023 ; Anguelovski et al., 2022 ; Ernwein, 2019), Léo Magnin choisi la pensée de Norbert Elias et la perspective générale des mœurs (Elias, 1973 [1939]) en tant que fil conducteur de son ouvrage. Elias propose effectivement

une sociogenèse des mœurs, c’est-à-dire une analyse historique des manières de vivre, qui sont structurées par des normes formelles et informelles. Ses résultats n’offrent pas le tableau d’une chronologie scandée par des ruptures nettes et irrémédiables. Tout au contraire, le processus de civilisation est indéterminé, diffus, graduel et réversible. L’enquête sociohistorique distingue des transformations subtiles qui, tels les détails d’une fresque immense, dessinent une orientation générale de l’évolution des sociétés. (p. 14)

4L’ambition analytique du travail de Léo Magnin est indissociable de l’humilité d’une enquête de terrain minutieuse. En effet, il considère que : « le minuscule contient le majuscule. L’écologisation ne s’impose pas aux haies, mais s’invente par et avec elles, selon des modalités qui ne peuvent être restituées que par une recherche scrupuleuse des moindres éléments de la vie sociale » (p. 17). C’est donc sur son terrain multi-situé, dans différentes zones rurales françaises, bureaux d’administrations publiques, congrès professionnels et associatifs, fermes de petits et grands exploitants agricoles, et cetera, qu’il va chercher à identifier « les situations dans lesquelles des pratiques et des choses voient leurs qualifications antérieures contestées » (p. 17), c’est-à-dire, des situations tangibles d’écologisation des mœurs.

5La force de son « ethnographie bottée » (p. 61) réside dans une très bonne articulation, à la fois, d’approches disciplinaires complémentaires (géographie, histoire, économie, sciences politiques, littérature…) et de matériaux variés (analyses documentaires, entretiens, archives, observations participantes, photographies…). Ainsi, l’approche géographique lui est utile lorsqu’il questionne l’espace de l’écologisation et qu’il montre par exemple que le processus « doit être étudié en tant que travail géopolitique » (p. 62). Notamment, à l’aide d’analyses cartographiques des remembrements ruraux, de photographies (comme celle prise par une de ses enquêtées, utilisée en couverture de l’ouvrage et à laquelle il se réfère régulièrement), ou de l’analyse de dispositifs de géo-reconnaissance développés par les pouvoirs publics. L’approche historique est fondamentale à sa démonstration grâce, notamment, à des références aux analyses de Marc Bloch sur la ruralité française (Bloch, 1931). L’histoire lui permet en effet de déconstruire une vision linéaire du changement social, en montrant que « la disparition des haies devient un symbole de la sauvagerie d’une industrialisation qui a évincé un passé paysan souvent magnifié dans son rapport à la nature » (p. 26). Les approches économiques et politiques lui sont également utiles, à la fois, à l’analyse des évolutions récentes de la Politique Agricole Commune (PAC) et aux réflexions sur le fait que « les haies ont […] été plantées et édifiées pour des raisons économiques, avant d’être marginalisées et détruites pour de nouvelles raisons économiques » (p. 68). Enfin, l’analyse de la littérature romanesque, de celle pour enfant et de celle technique et spécialisée, participe à comprendre la production et la transmission de connaissances concernant les haies. Cela lui permet notamment de montrer que l’écologisation est « moins un mouvement historique fondé sur des certitudes scientifiques à appliquer qu’un processus d’apprentissage protéiforme » (p. 122). Ainsi, il met habilement toutes ces approches disciplinaires et ces matériaux empiriques au service d’une solide enquête sociologique.

6Au terme de cette exploration du bocage français, l’ouvrage de Léo Magnin éclaire d’un nouveau jour la question très contemporaine de l’écologisation. À l’aide des haies, il tend à en redéfinir les contours en montrant que « ce n’est pas la politique agricole qui englobe la haie, mais bien la haie, en apparence si marginale, qui contient le processus d’écologisation, lequel passe par la PAC, mais aussi par d’autres réglementations, par les sciences et par les pratiques ordinaires » (p. 176). L’utilisation du cadre théorique d’Elias lui permet de conclure que « Saisie à travers les branchages des haies, l’écologisation est donc un conflit de normes » (p. 189), et de rajouter qu’elle « ne doit pas être comprise comme une mutation tendue vers une direction, mais comme un processus constitutivement forgé par des forces contradictoires » (p. 189). Ainsi, il montre que, malgré l’urgence des enjeux des changements climatiques, l’écologisation reflète nécessairement les dynamiques des structures sociales existantes, et qu’à ce titre elle se trouve largement prise dans le jeu des dominations de classe, de race, et de genre.

7Ce positionnement lui permet un regard critique sur les instrumentalisations potentielles du processus d’écologisation. Il note que, pour un certain nombre de raisons (aspect quantifiable, visible, non délocalisable, et cetera), et pris dans un autre jeu, celui du greenwashing « La haie se trouve […] requalifiée en opportunité de concilier l’environnement et le capitalisme » (p. 149). Or, il ajoute que « le succès de la haie joue parfois le rôle d’idiot utile d’un modèle agricole inchangé dans ses fondements techniques, économiques et sociaux […]. Décréter que les haies doivent être plantées et protégées sans s’attaquer aux mécanismes socioéconomiques qui déterminent leur destruction depuis des décennies est illusoire » (p. 151). Son travail sur l’écologisation rurale permet ainsi de montrer que cette dernière peut parfois n’avoir que peu d’impacts réels lorsqu’elle passe à côté des changements structurels nécessaires.

8Enfin, on peut également lire cet ouvrage comme une prise de position épistémologique. Alors que Lordon (2021), Malm (2023) ou encore Rigoulet et Bidet (2023) ont ouverts ces dernières années une critique politique frontale de la « pensée du vivant » (Confavreux, 2023), Léo Magnin s’insère dans une discussion non moins critique, mais plus scientifique, en proposant d’en revenir aux sciences sociales et à l’empirie. Il souhaite échapper « au piège du dualisme entre idée et matériel » (p. 18). D’abord, parce qu’il souhaite se mettre à distance d’une rhétorique de la rupture.

Il apparait que les objets et les choses en général n’ont pas été ignorés par les sciences sociales, comme l’affirmait Bruno Latour, mais étudiés de très près par l’ethnologie des techniques, attentive à l’économie des fermes. Pourtant, cette anthropologie de l’environnement a été marginalisée par l’anthropologie de la nature de Philipe Descola, plus centré sur les représentations que sur les pratiques. l’Histoire économique des haies confirme l’intérêt de ces travaux ethnologiques éclipsés par d’autres traditions de recherche qui, si elles sont importantes, cultivent une rhétorique de la rupture qui néglige l’apport d’études existantes. (p. 70)

9Puis, parce qu’il considère que « Sans nier la pertinence des appels à transformer nos rapports sensible à la nature, il est fondamental de ne pas perdre de vue que la prise en compte de l’environnement sur un mode écologique ne se décrète pas, mais résulte de configurations sociohistoriques dans lesquelles les individus sont socialisés de manière différente » (p. 100). Ainsi, sans ignorer les enjeux politiques des débats autour de la pensée du vivant, Léo Magnin, « en révélant les ressorts sociaux de la dynamique paysagère » (p. 47), trace sa voie, construite autour de la rigueur matérielle et empirique des sciences sociales.