Nous tenons à remercier les personnes qui ont participé aux dépouillements des archives et à la constitution de la base de données des victoires de l’écologie : Michel Bernard, Gabrielle Rey, Guillaume Gamblin, Hermine De Francqueville, Louise Fontan-Ducret et les membres de la revue S!lence.
1Depuis 1970, des centaines de projets d’aménagement portés par l’État, des collectivités et/ou des acteurs privés ont été abandonnés suite à des mobilisations locales. Pourtant, aucune étude n’a contribué à ce jour à caractériser ce processus d’aboutissement des mobilisations. Dans une thèse de géographie soutenue en 1999, Bruno Charlier avait identifié 1 619 mobilisations entre 1974 et 1994 contre des projets d’aménagements en dépouillant les archives de la revue écologiste « Combat nature ». Il en conclut que
la défense de l'environnement est effectivement devenue l'enjeu de nombreux conflits mettant régulièrement aux prises les acteurs publics et privés de l'aménagement, les militants écologistes et un nombre toujours un peu plus important de comités de défense ou d'associations de riverains. Nombre de projets sont retardés voire annulés au nom de la sauvegarde d'un beau paysage, du respect d'une certaine qualité de vie ou de la protection d'une espèce animale. (Charlier, 1999, p. 12)
2Dans cet extrait, Bruno Charlier évoque des « projets retardés ou annulés » sans toutefois mieux les qualifier ou les quantifier. Nul recensement de ces mobilisations « victorieuses » n’a encore été réalisé, ce que cet article entend réaliser grâce à la réalisation d’une enquête sociohistorique partant des années 1970.
- 1 Comme le mouvement contre la ligne de train Lyon-Turin (TAV) en Italie ou contre l’aéroport de Notr (...)
3À partir de cette décennie, les mobilisations prennent en effet de l’ampleur. Des militant·es massivement engagé·es contre un vaste programme nucléaire étatique ont obtenu l’annulation de plusieurs centrales (par exemple, dans la ville d’Erdeven en 1975, de Plogoff en 1981, de Pellerin en 1983 ou encore de Carnet en 1997). À la fin des années 1990, la contestation remporte d’autres victoires célèbres contre des « grands projets inutiles et imposés » (GPII, Collectif Des plumes dans le goudron, 2018)1. Depuis les années 2020, les « luttes locales » ont formé des alliances entre les collectifs de luttes (Adam et al., 2023). Au-delà de ces victoires massivement relayées qui ont eu une portée médiatique et politique large (par exemple, l’arrêt de la construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes), nous chercherons surtout à mieux caractériser les mobilisations victorieuses contre ce que nous appelons « les petits projets inutiles et imposés ». Ils constituent les infrastructures liées à l’aménagement routinier du territoire français (Graber, 2022 ; Magalhães, 2024) telles que des routes, des fermes-usines, des supermarchés, des carrières de sable, des infrastructures touristiques ou des déchetteries.
- 2 La seule exception est le livre coordonné par Christopher Rootes (2003) qui dresse une analyse euro (...)
4Les travaux récents en sociologie, histoire ou sciences politiques cherchent à comprendre le caractère conflictuel de ces aménagements (par exemple Lolive, 1997; Lecourt, 2003, Torre et al., 2016 ; Bollache, 2022) et les oppositions frontales ou plus feutrées qui s’y jouent (Pruvost, 2021). L’analyse reste toutefois morcelée2 et comme l’observe l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans une chronique parue dans le quotidien français Le Monde en juillet 2023 « en dehors des grandes victoires passées à la postérité, l’essentiel des combats écologistes est tombé dans l’oubli » (Fressoz, 2023). Pour pallier ce manque, nous avons recensé les victoires diffusées par la presse écologiste, sur le modèle du travail réalisé par Bruno Charlier. Nous nous sommes appuyées sur l’appel à « célébrer les victoires de l’écologie » lancé en 2020 par la revue écologiste S!lence, publiée de 1983 à aujourd’hui.
- 3 Inventé par des écologues pour décrire les destructions engendrées par l'agent orange étasunien pen (...)
5Ce recensement nous permet d’éclairer la morphologie des mobilisations contre ce que nous nommons des infrastructures écocidaires3. Le point commun à toutes les mobilisations victorieuses recensées est en effet d’avoir lutté contre un aménagement qui aurait conduit à la destruction d'écosystèmes à plus ou moins grande échelle (submersion d'une vallée suite à la construction d'un barrage, bétonisation d'une montagne suite à la construction d'une route, destructions de milieux de vie par les rejets toxiques d’une usine agro-alimentaire).
- 4 Les mobilisations contre des installations éoliennes industrielles ne sont par exemple forcément qu (...)
6Ces mobilisations locales sont en partie liées au mouvement écologiste, même si elles ne recoupent pas entièrement la nébuleuse qu’il représente (Vrignon, 2017)4. Une particularité du mouvement écologiste est en effet d’amener à penser la dimension du territoire (Franquemagne, 2013) et du « proche » dans les conflits sociaux (Dechézelles et Olive, 2019). Dominique Allan-Michaud (1989) avait d’ailleurs associé l’émergence du mouvement écologiste au début des années 70 à la naissance d'un véritable « syndicalisme du cadre de vie » en insistant sur la défense d'intérêts localisés. La spécificité des mobilisations anti-infrastructures écocidaires est leur socle territorial, composé de militant·es aux sensibilités politiques différentes, pas toujours écologistes, qui se rassemblent dans « des collectifs hétéroclites, qui doivent apprendre à négocier entre eux les cadrages de la lutte. "Réformistes" et "alternatifs" peuvent s’y associer, ces derniers privilégiant des formes de politisation plus conflictuelles quand les premiers se mobilisent à l’intérieur des cadres sociaux conventionnels. » (Comby et Dubuisson-Quellier, 2023). Malgré la diversité des modes d’action et d’organisation, les militant·es se regroupent autour de la lutte contre un même projet d’aménagement, et forment ainsi des « coalitions protestataires » selon le terme de Stéphanie Dechézelles (2023).
7Ces travaux ont montré la faible pertinence du concept « NIMBY » (not in my back yard en anglais) en affirmant une certaine forme de politisation dans tous les types de mobilisations territoriales (Sébastien, 2016 ; Dechezelles et Maurice, 2019). L’expression plus récente NINA « Ni ici ni ailleurs » (ou NIABY. not in anybody’s back yard en anglais) correspond à l'horizon politique d’une partie des militant·es engagé·es. Iels cherchent ainsi à inscrire des combats locaux clairsemés dans un mouvement social inter-régional, national voire international contre l’aménagement écocidaire du territoire. Dans la plupart des cas, la convergence des luttes constitue « un horizon désirable, en ce qu’elle permet de faire nombre, de peser dans le rapport de force avec les pouvoirs publics, mais aussi de multiplier les savoirs, les réseaux et les moyens mis en œuvre pour appuyer l’action » (Dechézelles, 2023). La sociohistoire des victoires que nous proposons permet de mieux comprendre la structuration, à partir de mobilisations locales, d’un « mouvement social décentralisé » (Sébastien et al., 2019).
8Pour cela, nous reviendrons dans une première partie sur l'intérêt de déplacer une analyse classique faite en termes de conflits à une analyse des « victoires », tout en adoptant un regard critique sur cette expression. Nous examinerons deuxièmement la morphologie des mobilisations contre ce que nous nommons les « petits projets inutiles ». Enfin, nous nous interrogerons sur les effets de l’aboutissement d’une mobilisation, tant dans les discours militants, que dans l’inflexion des trajectoires militantes ou dans les transformations institutionnelles obtenues.
9Cette enquête est issue d’une proposition du journal S!lence de faire la mémoire du mouvement écologiste et de « se souvenir de nos victoires » à l’occasion de sa quarantième année de publication. L’idée est venue du fondateur de la revue, Michel Bernard, figure des combats antinucléaires et cofondateur du parti Les Verts, aujourd’hui à la retraite. Il s’agissait de répertorier les projets évités grâce aux combats relayés dans les pages et les réseaux de la revue. La collecte des victoires a été réalisée par les autrices, des bénévoles de la revue et des étudiant.es du Centre de formation sur l’environnement et la société de l'École Normale Supérieure de Paris. L’enquête militante avait pour but de mettre en avant l’importance des « combats locaux » pour la défense des milieux et leur ancienneté, malgré la volonté de pondérer l'idée de victoire. Dès le départ, Michel Bernard indique dans nos échanges « en moyenne pour 100 luttes lancées, moins d'une de gagnée ! Et repousser un projet à un endroit ne sert pas à grand-chose si c'est pour le retrouver ailleurs : ainsi Amazon a été repoussé de Strasbourg et va s'installer à Metz ! D'où plein de doutes sur la catégorie de victoire et de ce qu'on en dit ».
- 5 La localisation de la revue à Lyon a pu conduire à une sur-visibilisation des mobilisations tenues (...)
- 6 Par ailleurs, la base de données est complétée chaque année et sera accessible en ligne sur le site (...)
- 7 Cette enquête a été menée par J. Piketty-Moine et G. Rey. Nous avons été soutenues par le réseau mi (...)
10Une base de données des victoires a été constituée entre 2020 et 2022 à partir des archives de la revue, la mémoire de militant·es et des échanges avec des associations environnementalistes françaises (dont France Nature Environnement et Greenpeace). Elle regroupe 214 luttes victorieuses contre des projets d’aménagement concernant 92 départements français (sur 96 au total), outre-mer compris5. Pour chaque victoire, plusieurs informations ont été récoltées : la date de début et la date de fin de la mobilisation, sa durée, le département, le périmètre (lutte locale, avec ou sans extension – médiatique, politique – régionale, nationale, internationale), le type d’espace concerné (urbain, agricole, naturel), le secteur du projet (transport, énergie, tourisme, et cetera), le porteur du projet (entreprises privée, public national, collectivité, et cetera) les acteurs de la mobilisation (collectifs locaux, associations environnementalistes régionales ou nationales, personnalités politiques, et cetera), les formes de mobilisation (manifestations, pétitions, occupation, recours juridique, et cetera), l’institution qui officialise l’abandon du projet (un tribunal, le gouvernement, le conseil d’État, la collectivité locale, et cetera). La base de données débute seulement en 1971 par l’affaire de la Vanoise (Charvolin, 2012) : en effet, les années 1970 voient la création des premières revues écologistes, notre principale source de données, même si les mobilisations pour la défense du cadre de vie sont bien plus anciennes (Rendu et al., 2021). La base de données analysée ici s’arrête aux victoires de l’année 20226. Une analyse statistique des données récoltées a été réalisée (voir infra). L’enquête militante a laissé au fur et à mesure la place à une recherche plus académique dans le but de dresser une analyse morphologique du mouvement écologiste au-delà des approches monographiques. Pour cela, des analyses documentaires et des entretiens ont été menés sur différents cas. Pour cet article nous nous appuyons notamment sur une semaine d’enquête dans le Gard. Les observations et entretiens (n=8) sont mobilisés pour retracer l’engagement de militant·es entre 1989 et 1992 contre le projet de barrage de la Borie et les réactions des institutions concernées (le Parc national des Cévennes et la Direction Départementale de l'Agriculture du Gard) 7. Le cas de la Borie est exemplaire d’une lutte victorieuse n’ayant pas eu l’écho médiatique national des mobilisations historiques mais ayant néanmoins modifié les rapports de force locaux par la coalition de militant·es et de modes d’action très divers.
- 8 Ceux-ci n’adoptent que rarement des perspectives générales et proposent plutôt des analyses de cas (...)
11Bien que des auteur·es fassent remonter l’histoire de luttes pour la nature et la protection du vivant au XVIIIe siècle, un consensus existe sur le fait que ces mobilisations s’amplifient et prennent un tournant dans les années 1970 (Vrignon, 2017), après les contestations inaudibles des « Trentes ravageuses » (Pessis et al., 2013). La cause environnementale est définie comme une cause « locale » pour laquelle chaque année entre 1500 et 2000 associations verraient le jour et disparaîtraient au gré des problèmes locaux soulevés par l’urbanisation et l’aménagement (Agostini et al., 1995). Mais dans cette « nébuleuse », les acteurs les plus étudiés dans la littérature récente sont des associations nationales, telles que les Amis de la Terre (Vrignon, 2012), France Nature Environnement (Berny, 2019) ou la Coalition Climat 21 (Herry, 2021). Les collectifs locaux défendant leur cadre de vie restent assez peu connus et leurs combats peu analysés. En outre, les travaux se sont concentrés sur le développement des mobilisations environnementales plutôt que leurs issues. Les recherches en géographie faisant suite à la thèse de Bruno Charlier (1999) réfléchissent ainsi aux conditions de naissance des « conflictualités » environnementales sur un territoire et à leur poursuite8. La résolution des conflits ne constitue qu’une partie minime de l’attention portée par ces chercheurs aux mobilisations pour l’environnement, alors que les conséquences politiques des mouvements sociaux ont pourtant été abondamment traitées dans la littérature générale. Les travaux cherchent à identifier les facteurs de succès ou opportunités politiques favorables aux militant·es opposés à des décisions publiques. Les auteurs montrent notamment que le blocage du processus décisionnel doit s’appuyer sur des acteurs nationaux et non uniquement locaux pour déstabiliser la gouvernance et obtenir des succès (Dupuy et Halpern, 2009). Au- delà de ces enjeux de gouvernement, la littérature anglo-saxonne (Giugni, 1998) considère que l’aboutissement d’un mouvement doit être évalué à l’aune :
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des effets procéduraux : le mouvement est reconnu comme interlocuteur légitime ;
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des effets substantiels : les militant·es obtiennent la satisfaction de leur revendication première ;
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des effets structuraux : les militant·es participent à la transformation durable du contexte politique ou juridique.
12Ainsi, le succès d’une mobilisation a été défini par William Anthony Gamson dès 1975 comme la reconnaissance « par les publics visés par les mobilisations de la légitimité des groupes protestataires à représenter la cause et les intérêts qu’ils défendent ; et, d’autre part, de l’octroi de bénéfices et de nouveaux avantages pour les groupes engagés dans des activités de protestation à l’issue de leur mobilisation. » (traduit par Dupuy et Halpern, 2009). Toutefois, il faut rappeler que la plupart des effets sont souvent inattendus et décorrélés des revendications initiales d’un mouvement (Tilly, 1978). La réflexion en termes de succès ou de défaite risque d’homogénéiser le groupe mobilisé alors que les membres n’ont pas nécessairement les mêmes objectifs voir même se caractérisent par de fortes divergences d’intérêts (Dupuy et Halpern, 2009). Toutefois, des sociologues proposent à la suite de Marco Giugni de s’appuyer sur la manière dont les militant·es perçoivent l’issue de leur mobilisation. Le succès (ou défaite) constitue « un diagnostic négocié entre les membres d’un mouvement social ainsi que vis-à-vis de leurs adversaires et observateurs » (Louis, 2021). Nous assumons donc dans cette recherche sur les succès du mouvement écologiste de s’appuyer sur la subjectivité de la revue militante S!lence à dresser l’histoire de « ses » propres victoires. Dans le cas des mobilisations contre des projets d’aménagement, un des critères de victoire est aisément identifiable pour les militant·est l’abandon définitif d’une infrastructure écocidaire.
13Les écologistes témoignent premièrement d’« une série quasi ininterrompue de défaites depuis les années 1960 originelles au sein d’une nébuleuse écrasée par le souverain dédain des élites d’État et républicaines à son égard » (Arnould, 2013). Les mobilisations n’ont ni empêché la construction du pont de l’île de Ré, ni de centrales nucléaires dans l’Ouest, ni d’autoroutes vers le Sud de la France. Cependant, certaines luttes emblématiques, comme celle contre l’implantation d’un camp militaire sur le plateau du Larzac ou contre la construction d’une centrale nucléaire à Plogoff, toutes deux remportées en 1981, encouragent les mobilisations ultérieures.
- 9 De nombreuses autres victoires pourraient être relatées, comme l’occupation en 1988 du site de Serr (...)
14L’une des premières victoires racontées par les écologistes est celle de la mobilisation contre un projet de station de ski estival sur un glacier dans le parc national de La Vanoise entre 1968 et 1971. Florian Charvolin (2012) la présente comme une « affaire liminaire dans le récit de l’histoire environnementale française […] elle a marqué les esprits au point de devenir pour les médias et l’opinion publique une "victoire" inaugurale d’une politisation des affaires environnementales. ». Par la suite, plusieurs luttes défendent la préservation d’espaces naturels remarquables contre des projets d’aménagement, en obtenant leur classement en tant qu’espaces protégés. La contestation sociale a par exemple permis dans les années 1970, de préserver le littoral au nord de Boulogne-sur-Mer, entre Wimereux et Ambleteuse : alors que des entreprises extractives menacent les dunes, les associations environnementalistes locales obtiennent leur classement en 1973, puis le rachat en 1977 de larges portions de la côte par le Conservatoire du littoral, créé en 19759. D’autres succès portent sur la contestation d’industries polluantes, comme la mise en échec en 1973 de « la raffinerie baladeuse » dans l’Ain, chroniquée par Stéphane Frioux (2018), qui reflète selon lui « la volonté des acteurs locaux, avant le mouvement de décentralisation de 1982, de pouvoir choisir l’avenir de leur territoire [face au] préfet, censé relayer au même moment la nouvelle politique de protection de la nature et de l’environnement [qui] incarne la préférence écrasante de la haute fonction publique pour les enjeux économiques ». Ces combats locaux sont ainsi présentés comme une opposition de longue haleine au projet aménageur étatique.
15Notre recensement des victoires montre que les mobilisations anti-écocidaires peuvent être effectivement longues avant d’arriver à leurs fins. La durée moyenne des mobilisations avant la victoire est de huit ans selon la base de données. Plus de trente années ont été nécessaires pour annuler le projet de grand canal Rhin-Rhône dans le Doubs. Le CLAC (Comité de liaison pour des alternatives aux canaux interbassins) naît en 1975 et conteste le projet de liaison Saône-Rhin : le dénivelé important nécessiterait de très nombreuses écluses, ce qui ralentira le trafic et détruira toute vie fluviale. En 1992, le projet est abandonné une première fois. Il refait surface en 1995 pour être de nouveau abandonné, cette fois définitivement, en 1997 sous la pression de Dominique Voynet, ministre de l’Environnement et élue à Dole. Trente années de luttes ont été également nécessaires pour éviter, en 2018, la construction d’un aéroport à Notre-Dame-des-Landes dont le projet a été conçu en 1965. La lutte contre des autoroutes (A45, A831), des barrages (Sivens) ou des centrales nucléaires (Carnet, Superphénix) prend souvent aussi plus de vingt ans avant la victoire. Mais l’ampleur des projets n’est pas corrélée avec la durée de mobilisation. En 1975, la construction de quatre réacteurs nucléaires est prévue à la Pointe du Raz dans le Finistère. Commence la célèbre lutte de Plogoff. Dès le 8 juin 1975, des barrages sont installés pour empêcher les sondages. Pour compliquer les futures expropriations, des occupations à visée agricole débutent avec l’installation d’une bergerie sur le site en mai 1979 et la création d’un GFA (Groupement foncier agricole permettant l’achat collectif de terres). Le moment d’enquête publique devient une occasion de mobilisation importante. À Plogoff, dès le premier jour de l’enquête en janvier 1980, les dossiers sont brûlés par des élus. S’en suivent d’immenses manifestations dans ce territoire rural. Celle du 24 mai 1980 rassemble de 100 à 150 000 manifestants. Cinq ans seulement après le début de la mobilisation, le 3 juin 1981, le Conseil des ministres socialiste nouvellement nommé annonce l’arrêt du projet en même temps que l’arrêt du projet de construction d’un camp militaire au Larzac.
16Après les fortes mobilisations des années 1970 et 1980, les décennies suivantes sont régulièrement présentées dans la littérature comme un moment de reflux de la contestation écologiste (Rootes, 2003). Les années 1990-2000 seraient décevantes, avant le « renouveau militant » marqué par l’apparition de nouveaux collectifs et publics à partir de 2010 (Brusadell et Martell, 2022).
- 10 Une des revues phare du mouvement écologiste des années 70, la revue La Gueule ouverte publie son d (...)
17Le premier facteur explicatif mis en avant serait la démobilisation des écologistes. La sortie des années 68 entraînerait « une crise de l’écologisme » (Vrignon, 2017) comme projet de transformation sociale globale. Ainsi, la participation aux élections présidentielles des Verts est fortement critiquée chez les militant·es. De plus, le « front des conflits environnementaux est également source de désillusions » rapporte Alexis Vrignon, en s’appuyant sur des dissensions autour de la catastrophe de l’Amoco Cadiz. L’auteur évoque également une « érosion militante » et le fléchissement de certains réseaux (dont celui autour de la revue La Gueule ouverte10). L’engagement écologiste deviendrait selon lui plus ponctuel.
18D’autres auteur·es ont voulu démontrer une institutionnalisation des contestations et la modération des stratégies offensives (Lascoumes, 2013). Les mobilisations écologistes sont effectivement entrées en dialogue avec les pouvoirs publics et les associations environnementales s’institutionnalisent. Sawicki (2003) montre par exemple la progressive structuration hiérarchique d’une association qui s’était initialement constituée pour contrer un projet d’exploitation d’un terril boisé devenu un lieu de promenade dans le Nord de la France. Les répertoires d’action auraient muté, comme le rapporte un militant : « Plogoff, c’est fini… Maintenant, on lance des pétitions » (Ollitrault, 2008, p. 61). Pour Sylvie Ollitrault (2001), les militant·es ont dû devenir des “experts” (en termes naturalistes, juridiques, et cetera) pour être pris au sérieux. Elle qualifie cette expertise « d’art de faire durer la lutte » avec comme conséquence principale un affaiblissement de leur radicalité et pouvoir contestataire. Cette domination des expert·es atteste pour l’autrice d’une véritable « cogestion de l’environnement » entre les associations et les autorités publiques qui s’est instaurée autour des années 1990 participant d’un tournant participatif pour régler les conflits d'aménagement. Comme l’explique Rootes (2003), les groupes radicaux « ont été intégrés dans le réseau d'élaboration des politiques et de consultation et ont modéré leurs tactiques au point que le lobbying et les partenariats ont supplanté la protestation. »11.
- 12 L’observation d’une hausse des mobilisations victorieuses ces deux dernières décennies peut être im (...)
19Pourtant, la figure 1, issue de l'analyse de notre base de données, ne montre pas de rupture particulière dans les décennies 1980-1990 sur les succès obtenus contre des infrastructures écocidaires. On note toutefois une accélération certaine des combats dans les années 200012. Le nombre de conflits demeure donc stable de 1970 à 2000 en France comme en Europe (voir Rootes, 2003).
20Au cours de l’année 1990, les mobilisations de collectifs ou associations (pétitions, sollicitations d’élu·es, occupation de territoire, désobéissance civile) entraînent par exemple l’abandon de huit projets d’aménagement localisés :
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deux projets de barrages : l’un à Loyette dans l’Ain (qui est remplacé par le classement de 670 hectares en espaces protégés), l’autre sur la Bez, un ruisseau qui se jette dans la Drôme ;
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la construction de trois centres touristiques (un village vacances dans le Haut-Rhin qui empiète sur le site patrimonial de Braunkop, un autre sur le site de la Dent de Rez en Ardèche, et un méga centre touristique dans les gorges du Verdon porté par un promoteur allemand) et d’une station de ski dans les Vosges (à seulement 1 000 m d’altitude) qui menace des tourbières à Rouge-Feigne ;
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un projet d’enfouissement de déchets nucléaires dans les Deux-Sèvres (la population se mobilise avec des actions d’ampleur : des centaines de personnes déposent 50 tonnes de granit devant les bureaux de l’Andra en août 1987) ;
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un projet de stockage de déchets ultimes, présenté par des compagnies pétrolières dans les anciennes cavités d’exploitation du sel du sous-sol de la région de Manosque (Alpes-de-Haute-Provence).
21Notre analyse quantitative et longitudinale du succès des mobilisations anti-écocidaires permet de pondérer cette vision de l'affadissement du mouvement écologiste contestataire à partir des années 1980 jusqu’aux années 2000. Il n’est en effet pas possible de conclure à un déclin monolithique des protestations environnementales dans les années 1990, même si la majorité des actions sont modérées et ne recourent pas à des répertoires d’action violents ou médiatisés (Rootes, 2003). De nombreuses contestations locales ont continué à se dérouler en dehors des grandes scènes politiques. Or celles-ci n’ont été que trop peu rapportées dans la littérature.
22Les mouvements d’occupation de grande envergure ont pu éclipser les conflits, pourtant récurrents, autour de ce que nous appelons les petits projets inutiles (PPI). L’ampleur spatiale et temporelle de la base de données permet de décentrer l’analyse des luttes « historiques » du mouvement écologiste : le camp militaire du Larzac (1971-1981, Aveyron), la centrale nucléaire de Plogoff (1975-1981, Finistère), le barrage de Sivens (2011-2016, Tarn) ou encore l’aéroport de Notre Dame des Landes (2000-2018, Loire Atlantique). Certes, ces grandes mobilisations sont structurantes pour le mouvement écologiste que ce soit par l’ampleur de leur couverture médiatique ou par ce qu’elles engendrent en terme de circulations militantes. Cependant, outre ces victoires emblématiques, la base recense en grande majorité des mobilisations concernant des PPI : il s’agit de « lutter » contre des aménagements écocidaires mais ordinaires (Collectif Des plumes dans le goudron, 2018).
Figure 2 : Répartition des victoires selon le type de projet
- 13 Les actes du colloque de Cerisy de 2020 reflète cette pensée aménagiste en quête de renouveau (Cord (...)
23Les luttes contre les PPI sont disséminées sur tout le territoire hexagonal, comme le montre le recensement de leur abandon (figure 2). Malgré cette dispersion, ces mobilisations victorieuses méritent d’être étudiées dans leur globalité, car ces PPI participent d’une même routine de l’aménagement productiviste. Historiquement, les politiques d’aménagement ont d’abord été impulsées par le développement de l'ingénierie d’État au XIXe (Graber, 2011), puis ont été renforcées à partir des années 1960 sous l’égide de la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (DATAR). L’historien Stéphane Frioux souligne que « l’aménagement [se] construit progressivement "par le haut", par le recours à des experts universitaires, hauts fonctionnaires de l’ENA ou issus des grands corps d’ingénieurs » (Frioux, 2022). Ainsi, s’est peu à peu enracinée une pensée aménagiste, favorable aux grandes politiques d’aménagements chez les élites politiques et économiques locales13. Si les projets sont dispersés géographiquement, et portés par différents échelons institutionnels, ils relèvent bien d’une même routine d’aménagement comme l’illustre Frédéric Graber dans son ouvrage sur les enquêtes publiques (Graber. 2022) : les projets d’aménagement soumis à une enquête sont quasiment tous entérinés, du fait de la logique productiviste inscrite dans le dispositif de concertation. Comme le montre Nelo Magalhães, « le Capitalocène se lit aussi dans cette prolifération d’aménagement de taille moyenne » (Magalhães, 2024, p. 68). Dans notre base de données, cette routine de l’aménagement et les mobilisations associées peuvent être appréhendés par trois variables : le type de projet, les institutions impliquées et l’aura médiatique de la mobilisation.
- 14 Ainsi, les luttes victorieuses contre des grands projets d’infrastructures comme des barrages ou de (...)
24Les contestations victorieuses ont permis de contrer la construction de projets de tout type : nouveau centre commercial en sortie de ville (projet de centre Décathlon, près d’Orléans, Loiret, 2013-2017), rocade autoroutière (projet de rocade entre la Baule au Croisic, Loire Atlantique, 1970-1977), incinérateur de déchets dans un quartier populaire (arrêt de l’incinérateur de Fumel, Lot-et-Garonne, 1986-1999) ou parking sur un parc urbain (projet de parking dans le parc de Longchamp, Marseille, Bouches-du-Rhône, 1993-2020). Les victoires semblent d’autant plus simples à obtenir qu’elles sont contre un projet d’ampleur locale14.
Figure 3 : Nombre de victoires écologistes par département métropolitain recensées dans la base de données.
- 15 À notre connaissance, si plusieurs ports de tourisme parviennent à être éviter, aucune mobilisation (...)
- 16 Créée en 1977 pour des motos puis des 4x4, cette course hivernale tout-terrain se déroule sur la ne (...)
25Dans ces contestations ordinaires, le tourisme apparaît comme le secteur donnant lieu au plus de succès (37 occurrences, soit plus de 20 % du total recensé). Les logements ou les aménagements sportifs (stades, centres commerciaux, marinas15, et cetera) ont des effets souvent désastreux sur l’environnement, liés à la pollution, à la dégradation du paysage, au déclenchement de phénomènes d’érosion, et cetera. Les complexes touristiques, dont les centres de loisirs ou même les golfs, sont souvent des projets d’ampleur en termes de taille et d’aménagement des espaces naturels, qu’il s’agisse de construction ex nihilo ou d’extension de domaine. Ces contestations sont principalement liées aux sports d’hiver qui métamorphosent les massifs des Alpes et des Pyrénées (Hagimont, 2017 ; Charvolin, 2012). Leur poids ne doit pas pour autant occulter l’existence d’autres foyers conflictuels reliés à des PPI dans des régions de fréquentation estivale telle que la vallée de la Loire ou l’Alsace. La lutte contre le centre de loisirs de Braunkopf (Haut-Rhin) a conduit à abandonner le projet en 1990. Peut-être plus inattendue, une autre catégorie surreprésentée (n=7) est celle des courses automobiles, ainsi que de moto ou quad, impliquant la construction de circuits ou ayant lieu au milieu d’espaces naturels, comme la course La Croisière blanche16.
26Les luttes contre l’extractivisme, énergétique ou minier, sont aussi très courantes, et en augmentation : elles concernent dorénavant des projets industriels d’énergie renouvelable comme des champs de panneaux solaires ou éoliens installés sur des zones naturelles protégées. Ces mobilisations participent d’un mouvement global des luttes contre l’extractivisme (Allain et Maillet, 2021). Dans le cadre européen, les projets extractifs se cachent dorénavant sous le vocable de la « mine durable » (Buu-Sao, 2021). Les victoires contre des projets d’urbanisme ou lié au commerce sont aussi nombreuses que les luttes anti-extractivistes : il s’agit typiquement de construction d’entrepôt logistique ou de centre commercial sur des terres agricoles, comme à la mobilisation anti-Amazon à Dambach-la-Ville (2020, Bas-Rhin) ou contre le méga centre commercial Europacity sur les terres fertiles de Gonesse (2010-2019, Val d’Oise).
- 17 Si les magistrat·es se fondent sur le droit national, il n’a pas échappé aux géographes du droit qu (...)
27Malgré leur caractère très localisé, des mobilisations parviennent parfois à attirer l’attention du gouvernement, ou à saisir le conseil d’État, qui finit par officialiser l’abandon du projet, comme le montre la figure 4. Cependant, dans 65 % des cas, l'institution qui annonce officiellement l’abandon du projet est située à une échelle locale : il s’agit d’une municipalité, d’une communauté de commune, d’un tribunal administratif17, voire, plus rarement, d’une préfecture. Ces conflits d’aménagement sont circonscrits à des rapports de force locaux, entre élu·es et associations. Souvent, l’abandon du projet est entériné lorsqu’un tribunal administratif retire le permis de construire associé au projet (20 % des cas), lorsqu’un conseil local – municipal, communautaire, départemental - s’incline devant la force de la mobilisation (13 % des cas) ou lorsqu’un·e nouvelle maire est élu·e dans la municipalité (9 % des cas).
Figure 4 : Répartition des mobilisations selon l’institution officialisant l’abandon du projet
28Enfin, ces actions contre l'aménagement ordinaire, souvent résolues à l’échelle locale, n’obtiennent pas la notoriété nationale des mobilisations contre ce qui est qualifié par les écologistes de « grands projets inutiles et imposés ». La base de données permet en effet de distinguer les mobilisations ayant bénéficié d’une aura médiatique nationale de celles qui sont restées cantonnées aux médias locaux et régionaux. Dans l’écrasante majorité des cas (150 sur 214), les luttes victorieuses recensées demeurent circonscrites à une médiatisation locale (via la presse quotidienne régionale).
29L’analyse des victoires contre les PPI permet de dresser une analyse morphologique de ce mouvement social décentralisé, en puisant dans l’agenda de recherche classique sur les mouvements sociaux à savoir, d’une part, l’analyse des identités collectives sur lesquelles se fondent les mobilisations (Friedman et McAdam, 1992) et, d’autre part, les stratégies et répertoires d’action utilisés.
30Les luttes en zone urbaines ou périurbaines représentent seulement 34% des cas : il peut s’agir de la défense d’un parc public en centre-ville (2020, Bouches-du-Rhône), ou de lutte contre des entrepôts logistiques dans une zone périurbaine (2020, Bas-Rhin). Quelques hypothèses peuvent expliquer cette sous-représentation des villes. Premièrement, en raison de l’histoire du mouvement écologiste, il n’est guère aisé de se mobiliser contre un projet d'aménagement dans ces espaces déjà très artificialisés. Ensuite les pressions financières sur le foncier urbain sont telles que les mobilisations peinent à se faire entendre. Les mobilisations victorieuses contre des PPI sont des luttes essentiellement rurales.
Figure 5 : Occurrence des différents acteurs de la mobilisation
- 18 Entretien avec Aline et Vincent V. à leur domicile de Mialet, juillet 2021. Aline, éducatrice spéci (...)
31Dans l’écrasante majorité des cas (76%), des collectifs de défense ad hoc sont créés par les habitant.es concerné.es par le projet d’aménagement. Ces collectifs de mobilisation, qui prennent souvent une forme associative, s’organisent « sur le tas », au gré des rencontres dans l’espace social local et forment d’hétéroclites « coalitions protestataires » (Dechézelles, 2023). Si ces collectifs peuvent se fonder sur des sociabilités antérieures, et notamment (re)mobiliser des cadres associatifs pré-existants, les mobilisations victorieuses ont souvent eu la capacité de rassembler largement sur le territoire, regroupant ainsi des individus socialement et politiquement très différents, voire antagonistes, dont l’unique dénominateur commun est l’opposition au projet d’aménagement. C’est le cas, par exemple, de la mobilisation victorieuse contre le barrage de la Borie dans les Cévennes comme le raconte Aline, une ancienne militante18 :
Il y a[vait] des gens extérieurs, qui avaient des attaches en Cévennes mais qui habitaient à l'extérieur. Tu avais des chômeurs, tu avais des paysans, tu avais des gens que ça travaille. Tu avais Serge Giraudon qui était colonel à la Légion étrangère. Il y avait aussi le CRS. Il y avait des intellos.... Mais il y avait de tout !
32La mobilisation de la Borie rassemble des travailleur·ses sociaux libertaires, des paysan·nes, des notables locaux - un cadre de FranceTelecom et un notaire libéral - affiliés au Parti Socialiste français, mais aussi d’anciens militaires attachés au patrimoine local. Cette diversité sociale et politique ne va pas sans tension, mais permet aussi une division du travail militant entre les membres du « noyau dur », comme se le rappelle Vincent V. :
Alors, c'est toujours pareil, c'est comme pour les autres luttes : il y a le noyau dur, un certain nombre de gens qui avaient des sensibilités un peu plus importantes. Alors, par exemple, Jeanne B. [propriétaire forestière], c'était tout ce qui était les contacts avec les pouvoirs publics, et en particulier l'Europe, Claude [notaire], c'était quand même tout le côté politique, Giraudon [colonel à la retraite], c'était plutôt...le mystère [il gérait la défense du site occupé]. Il y avait Franck et Mireille [instituteur.ices à la retraite] qui s'occupaient beaucoup plus de ce qui était festif, c’est eux qui ont fait les Sauve-Gardons [le journal de la lutte].
33Le collectif contre le barrage de La Borie rassemble des sensibilités politiques potentiellement antagonistes : Jeanne B., propriétaire forestière, très impliquée au niveau européen, et qui est en 2004 candidate aux élections européennes pour les Verts, Claude A., notaire libéral, maire de Saint-Jean du Gard, et Vincent V. qui se présente comme méfiant vis-à-vis de tous·tes les élu·es. Ces alliances éphémères fonctionnent le temps de la mobilisation, et permettent une répartition « efficace » selon les militant·es.
34Dans beaucoup de luttes recensées, les associations environnementalistes régionales ou nationales sont régulièrement présentes au côté des collectifs locaux (22 % des cas) : France Nature Environnement (FNE), les Amis de la Terre, ou des associations environnementalistes régionales (la FRAPNA en Rhône-Alpes, Nord-Nature dans le Nord Pas-de-Calais) apportent un soutien organisationnel, et surtout juridique aux collectifs plus inexpérimentés. Les fédérations d’associations comme FNE permettent ainsi aux petits collectifs de lutte de se saisir d’outils juridiques qui resteraient autrement hors de portée des militant·es. Les luttes peuvent aussi être soutenues, voire, par exemple dans le cas de la Borie, portées par des élu·es locaux (20 % des cas). Il s’agit le plus souvent de maires en désaccord avec la politique d’aménagement de la préfecture, mais aussi de mobilisations d’élu·es d’opposition au Conseil général ou à l’Assemblée nationale.
35Par ailleurs, les mobilisations locales contre des projets similaires ont tendance à se fédérer à l’échelle régionale ou nationale : il peut s’agir d’assurer ensemble une veille médiatique pour débusquer de nouveaux projets d’infrastructure, mais aussi de s’entraider sur les recours juridiques, voire d’organiser des manifestations conjointes. Ainsi, au tournant des années 90, le collectif de lutte pour préserver la vallée de la Borie avait des contacts fréquents avec des militant·es de SOS Loire Vivante, une association qui se mobilise à la même époque contre les projets de barrage sur la Loire. Les militant·es de SOS Loire Vivante et de la Borie s’organisaient ensemble notamment durant les temps forts des occupations : une militante se rappelle avec émotion que c’était « un gars de la Loire » qui était de garde sur le site de la Borie lorsque les bulldozers sont arrivés, et qui a donc pu sonner l’alarme et éviter le début des travaux. Plus récemment, dans les années 2010, alors qu’Arnaud Montebourg ministre du Redressement productif lançait sa politique de renouveau minier en France, les collectifs locaux se sont regroupés au sein des groupes Alternatives Projets Miniers et Alternatives au développement extractiviste et anthropocentré (ALDEAH). D’abord portées par des collectifs bretons, ces alliances s’élargissent rapidement à des mobilisations contre des projets miniers en Creuse, en Haute-Vienne, dans le Tarn, en Sarthe, en Ardèche, et cetera. Les membres de l’inter-collectif écrivent des communiqués communs et tiennent une veille médiatique sur les projets miniers. Au-delà de ces alliances sectorielles, les mobilisations locales peuvent aussi faire l’objet de mises en réseau plus lâches qui participent à la construction d’une identité collective. Ainsi, Aline V. se rappelle : « on savait tout ce qui se passait de toute façon sur le Larzac et partout dans toutes ces luttes ». Les rassemblements estivaux sur le Larzac – et des décennies plus tard à Notre Dame des Landes - ont été des moments cruciaux dans la socialisation politique de jeunes militant·es qui se mobilisaient ensuite localement contre des projets d’aménagement plus ordinaires.
36Les succès semblent tenir au cumul de modes d’actions variés, entre un recours massif aux procédures juridiques (34 % des cas) et aux contre-expertise (19 %) et, dans le même temps, la revendication de modes d’action subversifs comme des manifestations (30%) ou des occupations (14 %). La base révèle aussi un mode d’action peu étudié des luttes environnementales : les mobilisations électorales (13%).
Figure 6 : Occurrence des différents modes d’action dans les mobilisations recensées
37Un tiers des collectifs se lancent dans des actions juridiques : l’aménagement du territoire est une affaire de procédure et le droit offre un terrain de lutte propice pour les opposant·es (Tonnelat, 2022). Si les actions juridiques ne sont pas toujours décisives, elles permettent de gagner du temps pour organiser des manifestations, recueillir des signatures à des pétitions (30 % des cas), voire organiser des occupations. La guerre d’usure face aux aménageurs s'avère une stratégie efficace : la moitié des luttes recensées durent plus de sept ans. Les recours juridiques nécessitent un savoir-faire bureaucratique très spécifique : ils sont souvent pris en charge par des associations environnementalistes nationales telle que FNE qui salarie des juristes, comme l’explique l’un d’entre eux :
- 19 Entretien réalisé en 2024 par Clémence Hamot dans le cadre d’un mémoire de Maîtrise à l’EHESS.
On va conseiller l’asso soit en lui disant : si vous voulez écrire des recours on peut vous aider, donc on va pousser des gens qui n’y connaissant rien à saisir le juge, on leur montrant des modèles, et on les accompagne, soit on les oriente vers des avocats dont on sait qu’ils ont une compétence à travailler avec le monde associatif qui est avérée.19
38Ces recours juridiques se couplent souvent à des actions de contre-expertise pour remettre en cause des études d’impact – toujours avec le soutien technique de plus grosses structures associatives – et de l’investissement des militant·es dans les processus de concertation, type enquête publique (19 % des cas).
39Si ces mobilisations institutionnelles sont quasiment systématiques, elles s’accompagnent fréquemment d’actions visant à visibiliser et massifier la mobilisation. Ainsi, le lancement de pétition et l’organisation de manifestations sont des modalités très répandues dans la base de données. Dans le Dictionnaire des mouvements sociaux, Pierre Favre (2009) pointe la « naturalisation » des manifestations comme moyen d’expression incontournable, mais invite cependant à être attentif à d’éventuelles spécificités, notamment sur la morphologie de la manifestation. En l’occurrence, les manifestations recensées se distinguent nettement des immenses cortèges urbains qui défilent lors des mouvements sociaux nationaux : il s’agit le plus souvent de petites manifestations dans les bourgs et les villages concernés par le projet. La manifestation sert alors davantage à faire connaître la lutte dans les environs qu’à imposer un improbable rapport de force de la rue.
40Alors qu’il s’agit souvent d’un angle mort des recherches sur les mouvements sociaux, les mobilisations électorales font pourtant parties des stratégies des luttes victorieuses (13 % des cas). Les associations et collectifs militants intègrent le calendrier électoral à leurs tactiques de mobilisation. Dans un tiers des cas, ce sont des élections nationales qui font basculer la mobilisation : dix victoires interviennent après un changement de gouvernement, notamment après la nomination de premiers ministres socialistes en 1981, 1989 et 1997, qui sont contraints par des accords électoraux avec le parti politique Les Verts à annuler certains grands projets. La plupart du temps, il s’agit d’élections locales, et notamment muncipales. Même si les questions d’aménagement sont bien souvent réglées hors du champ politique local, les collectifs parviennent parfois à imposer le conflit comme un enjeu de l’élection municipale : les candidat·es se retrouvent contraint·es de se positionner clairement vis-à-vis des projets. C’est par exemple le cas lors de l’élection municipale de Verneuil-sur-Seine (78) en 2020. Dans le bourg de Verneuil-Sur-Seine, une association locale, l’Association de Défense de l’Environnement des Yvelines, se bat depuis des années pour annuler deux projets : une construction de marina qui viendrait étouffer sous le béton les berges de Seine et une déviation de route qui tailladerait la forêt communale. Lors des municipales de 2020, ces sujets, jusqu’ici discutés uniquement entre décideurs, ont été propulsés dans le débat municipal : réunion publiques, manifestations, balade pédagogique en forêt, et cetera. Tous·tes les candidat·es se sont positionné·es (pour ou contre) ces deux projets et c’est un candidat poussé à s’engager contre ces aménagements qui a finalement été élu maire. Si le projet de marina de Bouygues s’est vite évanoui devant l’opposition manifeste du conseil municipal, ce dernier se heurte au pouvoir préfectoral sur l’aménagement de la route. Plusieurs initiatives ont été lancées pour qu’enfin la voix des habitant·es soit écoutée : un référendum local est organisé et un conseil municipal s’est tenu sous les arbres de la forêt.
41Cet exemple montre que l’élection d’un maire favorable à la mobilisation n’est pas suffisante pour arrêter un projet mais constitue souvent un point de bascule pour la lutte.
42Enfin, les occupations demeurent une forme de mobilisation privilégiée des luttes contre des projets d’aménagements, même de type PPI. Les occupations effectives demeurent minoritaires dans la base de données - seulement 14 % des mobilisations victorieuses recensées. Cependant, leur portée symbolique, et la menace économique qu’elles représentent pour les aménageurs, font des occupations une forme d’action emblématique des luttes écologistes (Bulle, 2022). Sur le terrain, les occupations sont des moments d’alliances trans-territoriales : des militant·es viennent d’autres régions pour faire tenir l’occupation, comme ce fut le cas à Marckolsheim en Alsace. Dans les années 70, un projet d’usine de stéréates de plomb à Marckolsheim, en Alsace, mobilise des associations françaises et allemandes. Malgré de grosses manifestations et la victoire aux élections municipales d’une liste indépendante écolo, le préfet maintient l’autorisation. La lutte s’accélère avec une occupation du terrain en septembre 1974. Les militant·es allemand·es et français·es construisent une cabane en bois et organisent la vie collective. Des soutiens affluent de toute part et des liens sont noués avec les résistant·es du Larzac. Lorsque, fin février, le gouvernement français prend explicitement position contre l’usine, le campement déménage à 3km de là, de l’autre côté de la frontière pour empêcher - avec succès ! - la construction d’une centrale nucléaire.
43La mobilisation contre le barrage de la Borie est un exemple type d’une combinaison (victorieuse) de formes de mobilisations extrêmement variées, comme le racontent Claude A. et Vincent V. :
L'opposition à ce projet de barrage s'est d'abord faite d'une façon assez traditionnelle. C'est-à-dire avec une association qui s'appelait l’AIDVFM, l'association interdépartementale des vallées françaises de Mialet. Et qui a systématiquement porté plainte et monté des dossiers juridiques pour essayer d'arriver à l'abandon de ce projet. Jusqu'à ce que chaque fois et systématiquement, on perde tous les procès. […] Et donc là, on a passé une étape suivante. Alors là, on a vraiment milité. Là, là, là, je me suis complètement engagé. On est passé dans le collectif. (Vincent V., enseignant, militant contre le barrage de la Borie)
44Le passage à de nouvelles formes de mobilisations intervient alors que les recours juridiques ont certes permis de gagner du temps mais échouent à annuler le projet. Le collectif fondé regroupe, on l’a vu, des individus assez différents : loin de freiner la mobilisation, cette diversité semble avoir favorisé une combinaison de modes d’action divers, selon une organisation fluide.
Au niveau du collectif, chacun, un peu, on s'est chargé de ce qu'on pouvait. En fait, on venait présenter ensemble tout ce qu'on pensait comme idée, mais après, si les gens étaient d'accord, ils disaient, tu t'en occupes. […] Et si quelqu'un proposait quelque chose, les autres, s'ils étaient d'accord, laissaient la personne le faire et ceux qui voulaient l'aider, l'aidaient. (Vincent V., militant de la Borie)
45Le nouveau collectif se lance d’abord dans la politique municipale en convainquant Claude A., de se présenter contre le maire du bourg voisin :
L’ancien maire, c'était une espèce de baron, qui était indéboulonnable. Et donc, quand on a monté cette liste [...] c'était plus facile pour nous de mettre un notaire [Claude A.] que... [...] C'est nous qui l'avons fait. [...] c'est ça qui a fait le basculement. Cette liste était montée pour cela. (Vincent V., militant de la Borie)
46La victoire aux élections est une première victoire pour le collectif. Dans la foulée, le nouveau maire organise avec les maires des deux autres communes concernées un référendum local pour s’assurer du soutien de la population. D’autres actions institutionnelles sont intentées : une délégation à Bruxelles obtient le retrait des fonds européens tandis que Michel Rocard, alors premier ministre, est sollicité en tant que protestant pour défendre une vallée historique des luttes huguenotes. Le dossier d’expertise envoyé par un ingénieur démissionnaire permet aussi de solidifier les arguments de contre-expertise du collectif. Enfin, des mobilisations plus massives sont organisées, notamment l’été, quand beaucoup d’enfants de cévenols remontent à Saint-Jean-du-Gard passer leurs vacances :
Et ça a marché incroyablement. Après l'été, on avait fait deux manifestations à la Borie, sur place, donc, il y avait cinq, six mille, cinq mille personnes. Et puis, on s'est retrouvé le 15 août ou après le 15 août, où les gens étaient partis. Ils avaient laissé des mots, mais bon… (Claude A., notaire et maire de St-Jean-du-Gard, militant de la Borie)
47À partir de ces grosses manifestations, le site de la Borie est surveillé nuit et jour par les opposant.es : « on avait une obsession, c'était d'empêcher que les travaux commencent » se rappelle Vincent.
Et un lundi matin, le téléphone chez moi sonne, c'était 5h, en me disant, il y a des bulls à La Borie. […] On s'est retrouvés à 300/400 personnes, avec des activistes durs et purs. […] Parce que moi, j'en vois un avec un bidon de gazoil, il me dit, tu crois que ça brûle les bulls ? Je lui dis : écoute, peut-être, moi je ne sais rien. [...] Et puis un temps, boum![...] Et ça brûlait, effectivement, il y avait le bull qui brûlait. (Claude A., militant de la Borie)
48L’incendie des bulldozer est un emblème de la lutte : on retrouve à la fois chez les V. et chez Claude A. la même photo encadrée représentant le bull incendié. C’est un moment qui fédère des souvenirs enthousiastes, mais qui a aussi marqué selon Claude A. l’inversion du rapport de force. Quant à Vincent V., il est plus prudent pour déterminer ce qui a fait leur victoire parmi le foisonnement d’actions déployées.
Moi, personnellement, je serais incapable de dire qu'est-ce que c'est qui a fait renverser le truc. Je dirais de façon générale, c'est un rapport de force. Alors après, d’où est venu le rapport de force, c'est de l'ensemble des sujets de ces choses. (Vincent V., militant de la Borie)
49Ainsi, la multiplicité des modes d’action est un déterminant des victoires contre des infrastructures écocidaires. Une fois l’abandon du projet obtenu, la victoire, qu’elle soit « grande » ou « petite » dans son aura médiatique ou politique, célébrée ou non, est source d’effets multiples sur lesquels les militant·es s’interrogent sans cesse.
50« Une victoire écolo c’est forcément un oxymore » explique une militante engagée contre une route. Mise à part quelques victoires historiques, les militant·es célèbrent rarement l’abandon du projet contre lequel iels se mobilisaient. Une des rares exceptions fait suite à l’annonce par le Premier ministre Édouard Philippe le 17 janvier 2018 de l’abandon définitif du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Depuis la Zone à Défendre (ZAD), la joie est immense : « Dès l’annonce, nous avons grimpé tout en haut pour faire péter le champagne et accrocher une banderole. Dessus, deux mots simples "et toc ! " ». De nombreuses fêtes sont organisées dans l’espace public dans tout l’hexagone. A Grenoble, la place Notre-Dame est rebaptisée pour l’occasion « Place Notre-Dame-des-Landes » ce soir-ci. Le 17 janvier a d’ailleurs été décrété jour férié sur la ZAD deux ans plus tard.
51Pour les plus petits projets, le sentiment de victoire suite à la résolution d’un conflit n’est pas si net. Le ressenti est différent selon l’implication dans la lutte ou le degré de nuisance évité, comme nous explique un militant engagé contre un projet d’autoroute entre Lyon et Saint-Étienne (1993-2015) : « C’est une vraie victoire objective pour ceux qui vivent sur le tracé. Ils sont débarrassés d’un projet d’autoroute. Alors que pour nous (militant·es stéphanois·es) l’A45 c’est un symbole, parmi d’autres ». Malgré l’abandon d’une infrastructure suite à leur mobilisation, les militant·es rencontré·es au cours de notre enquête pondèrent souvent le caractère victorieux de leurs actions. Le soulagement de l’abandon d’un projet peut être vite éclipsé par d’autres objectifs politiques : « Nous on bascule sur des agendas chargés, il y a une urgence politique tous les six mois. [...] À partir de 2018, c’est surtout le début du mouvement des Gilets Jaunes ! La victoire contre l’A45 a été complètement éclipsée par le fait qu’on était tous les samedis après-midi sur les ronds-points ou dans Sainté [Saint-Étienne] à manifester ! » (entretien avec des militant·es stéphanois·es).
52« Engager des luttes n’est pas inutile » explique la rédaction de la revue S!lence (2022) tout en constatant qu’elles ne sont pas suffisantes pour enrayer en France et ailleurs les menaces qui pèsent sur les écosystèmes, comme la chute de la biodiversité, l’artificialisation des terres ou les pollutions. Ce caractère partiel du succès est discuté dans un texte écrit par des militant·es après l’abandon d’un centre de vacances (CenterPark) dans la commune de Roybon en Isère :
- 20 Entretien cité dans la revue De toutbois, numéro 13, hiver 2020/2021, p. 16.
Oui nous avons des victoires parcellaires mais chaque semaine nous amène un lot de projets tout aussi fous et destructeurs. Ainsi, chez nous, assistons-nous au développement de barrages, de remontées mécaniques toujours plus hautes dans nos montagnes pour trouver de la neige qui disparaît avec le réchauffement climatique, ou encore l’utilisation massive de canons à neige pour produire de la neige artificielle !20.
53Les militant·es contre l’autoroute A45 souscrivent à la même (re)définition d’un objectif plus vaste : « On ne peut pas trop fanfaronner sur la victoire, car cela n’a pas empêché les logiques contre lesquelles on se bagarrait, notamment la gentrification de la ville. Qu’est ce qui relève de la victoire ou de l’abandon ? Ce n’est pas flagrant que cela a fait avancer nos horizons politiques » (entretien avec des militant·es stéphanois·es).
54Au-delà de leur victoire singulière contre un projet particulier, les militant·es contre des infrastructures écocidaires entendent inscrire leur lutte dans un mouvement social décentralisé, qui dépasse leur territoire. De fait, on observe que les victoires recensées peuvent entraîner des conséquences plus vastes que le simple abandon d’un projet particulier.
55Un des premiers effets d’une mobilisation victorieuse réside dans des modifications du cadre institutionnel. Plusieurs mobilisations écologistes ont appuyé le développement du droit de l’environnement français. C’est le cas, par exemple, de la lutte contre la pollution aux boues rouges en Corse dans les années 80. Suite à la victoire, une très longue procédure menée par l’avocat Christian Huglo au tribunal de Bastia permet de reconnaître pour la première fois la notion de dommage écologique. En 1986, les départements corses reçoivent une somme – que d’aucun·es jugent dérisoire - en compensation des dommages subis par la collectivité.
- 21 Les SAGE sont des instruments de concertations locales supposés permettre une gestion collective de (...)
56Les mobilisations peuvent aussi avoir un effet sur le cadre institutionnel local et favoriser le développement d’instances de concertation. Dans le cas de la Borie, la mobilisation a donné lieu au premier Schéma d’Aménagement et de Gestion de l’Eau (SAGE) à l’échelle du département du Gard en 199521. La mise en application est confiée à l’Etablissement Public Territorial de Bassin (EPTB) Gardons. Claude A., le maire qui a participé aux mobilisations anti-barrage, reste président de l’EPTB Gardons jusqu’en 2016 et reçoit la légion d’honneur pour cet engagement.
- 22 Cet attachement émotionnel à la lutte explique sans doute qu’il nous fut si facile de rencontrer le (...)
57Les mobilisations, quelques soient leurs issues, sont des moments d’intenses socialisations politiques. C’est peut-être particulièrement le cas de mobilisations de plusieurs années, qui mènent à des occupations et à des moments de vie collective. Ainsi, les militant·es de la Borie interrogé·es se rappellent avec émotion de ces années comme d’« un temps vécu extraordinaire »22. La mobilisation crée momentanément des ponts entre des mondes sociaux autrement imperméables et les plus engagé.es des militant.es sont ainsi amené à rencontrer des figures importantes des champs médiatique et politique nationaux. Ces situations de décloisonnement social (Pagis, 2011) marquent profondément les acteur·ices de la mobilisation : en entretien, le premier souvenir de Vincent porte sur l’écriture d’un article avec un journaliste du Monde. Quant à Claude A., élu maire à la faveur de la contestation du projet de barrage, il se retrouve propulsé sous le feu des projecteurs politiques :
Je crois que ça a été une expérience. Moi qui n'arrivais de rien, politiquement parlant, je pouvais prendre mon téléphone, j'appelais le premier ministre, et je l'avais ! « Vous êtes qui? le maire de Saint Jean du Gard? Je vous le passe. » [rires] C'était marrant. On avait essayé de voir Mitterrand mais on ne l'avait pas vu. On n'a vu que Rocard. (Claude A., militant de la Borie)
58Du jour au lendemain, ces membres de la petite bourgeoisie locale entrent sur la scène politique et médiatique nationale. Pour Claude, la mobilisation fut le point de départ d’une longue carrière politique locale. Sans la lutte contre le barrage de la Borie, Claude A. affirme qu’« il n'y aurait pas eu d'engagement du tout » de sa part. Élu maire en 1989, il le reste jusqu’en 2005, date à laquelle son adjoint le remplace jusqu’en 2014. Parallèlement à son mandat de maire, Claude A. est élu au conseil général du Gard en 1992 où il préside la commission environnement. Il siège toujours au conseil d’administration du Parc Naturel des Cévennes. Cet engagement politique local suite à la mobilisation n’est pas propre à Claude A. : Jeanne B., par exemple, s’est investie au sein du parti des Verts et a été candidate sur leur liste aux élections européennes en 2004.
59Dans plusieurs cas, des projets alternatifs de développement du territoire ont été conçus pour contrer l’aménagement jugé nocif. Toutefois ces scénarios sont rarement mis en œuvre. La Coopération pour une ambition rurale métropolitaine et agricole (Carma) avait par exemple conçu un projet alternatif à EuropaCity, un complexe touristico-commercial dans le triangle de Gonesse (Val-d’Oise) en promouvant un système agroécologique. Malgré l’abandon acté en 2019, l’alternative de Carma n’est pas mise en œuvre sur le territoire qui se dirige plutôt vers des aménagements de transport soutenus par le gouvernement (Macé Le Ficher, 2024).
60Malgré tout, les mobilisations victorieuses peuvent avoir des effets structuraux sur certains territoires à moyen terme. Des tiers-lieux militants se pérennisent sur l’ancienne zone à défendre, qui permettent, le cas échéant, de soutenir de nouvelles luttes locales. Souvent, après des annonces gouvernementales ou des verdicts favorables, les militant·es restent sur leurs gardes et, le cas échéant, restent au moins quelques mois sur le lieu occupé. Ainsi, malgré le jugement du conseil d’État, les militant·es de la Borie sont restés vigilant·es.
On a gardé les bulldozers qui ont brûlé pendant plusieurs années. Ils voulaient les récupérer. Ils disaient que c'était pour les assurances. On ne voulait pas les ramener. C'était une espèce d'otage. On les a gardés plus d'une année. Ou même plus de deux ans. [...] On savait que l'enquête publique pouvait être relancée. (Vincent V. , militant de la Borie)
C'était Laborie-vigilance. (Aline V., militante de la Borie)
- 23 Entretien avec André Migayron, 29 juillet 2021.
- 24 Françoise Clavairolle se souvient d’une mobilisation exceptionnelle portée par la maison Mazel lors (...)
61Les militant·es continuent de veiller à la zone qu’iels ont défendu pendant de longues années, et qui souvent a déjà été expropriée de ses propriétaires d’origine. C’est dans ce contexte que certain·es se mettent à imaginer un futur pour le hameau la Borie, un ensemble de quelques mas qui aurait dû être submergés par le lac de rétention du barrage. Dans un premier temps, des militant·es dont le maire de la commune voisine de Saint-Étienne Vallée Française mettent en place un écosite, inspiré du réseau du philosophe-entrepreneur Pierre Rabhi. Le projet d’écosite comprend une part de production agricole, mais surtout de l’accueil d’« éco-touristes »23. En désaccord avec ce projet considéré comme trop entrepreneurial, Vincent préfère s’investir dans un autre lieu, la maison Mazel, acquise collectivement dans les semaines qui ont suivi la victoire. Après plusieurs années de travaux, la maison Mazel est aujourd’hui un centre politique et culturel implanté dans la région qui propose des expositions, des activités régulières mais surtout fournit un lieu d’organisation collective pour d’autres mobilisations. Le lieu devient un moyen d’organisation pour de nouvelles luttes, pour accueillir des personnes exilées dans la région, ou pour se mobiliser contre des projets de gaz de schiste avant le moratoire national24. Lorsqu’en 2021, un projet d’usine de production d'algues a été proposé sur le site de la Borie, les ancien·nes de la lutte anti-barrage réunis à la maison Mazel ont obtenu rapidement son abandon.
62La description de la destinée d’un lieu comme la Borie après la victoire permet de comprendre comment une « politisation scalaire » (Sébastien et al., 2019) s’opère en faisant émerger une identité de lutte à partir de défense d’intérêts locaux reliés à un mouvement social global mais décentralisé.
63Cette proposition de sociohistoire des victoires permet de renouveler les travaux sur les mobilisations environnementales. La littérature s’était concentrée sur les grandes organisations politiques, les figures tutélaires ou les contestations « historiques » comme le Larzac. En procédant à un recensement collaboratif avec une revue militante des mobilisations à succès, nous montrons la gamme de projets écocidaires évités sur l’ensemble de l’hexagone. Une enquête plus approfondie resterait à faire dans les outre-mer.
64Les mobilisations victorieuses contre des projets d’aménagement sont avant tout portées par des collectifs locaux, créés à l’occasion de la mobilisation et dans des zones essentiellement rurales. Des alliances éphémères se produisent entre des habitant·es des territoires concernés par les projets d’aménagement, des élu·es locaux et des militant·es écologistes. Les associations environnementalistes nationales apportent régulièrement leur soutien aux mobilisations, qui s’organisent éventuellement au sein d’alliances sectorielles (alliances anti-barrage, anti-routes, anti-mines, et cetera). L’identité collective de ces mobilisations combine donc appartenances locales et affiliation à un mouvement plus vaste de luttes écologistes ou anti-aménagement. Par les données quantitatives recueillies, adossées à un travail d’entretiens, l’hypothèse d’un mouvement social décentralisé revêt ainsi une plus forte démonstration. Celui-ci semble avoir gagné en puissance depuis les années 2010. Toutefois, l’idée d’un reflux de la contestation écologiste qui aurait eu lieu dans les années 1990 est critiquable. Les actions protestataires n’ont pas baissé et ont toujours remporté des succès. Celles-ci sont demeurées toutefois moins visibles dans les scènes politiques ou militantes que les « grands combats » de la fin des années 1970.
65Pour gagner, les mobilisations contre les « petits projets inutiles » cumulent une grande diversité de tactiques, avec une prévalence de l’action juridique. Les actions d’occupation sont connues comme représentatives du mouvement écologiste et largement utilisées. De façon plus surprenante, les mobilisations électorales, notamment municipales, sont aussi clé de succès pour les contestations. Le recours à des modes d’action variés peut tout de même s’avérer complexe à gérer entre les militant.es de sensibilités différentes.
66Notre analyse ouvre les regards sur la façon dont des militant·es estiment leur combat. Les préoccupations pour la préservation d’un cadre de vie rejoignent les enjeux des militant·es écologistes mais aussi d’habitants concernés par le projet, mais qui ne pensent pas toujours leurs combats en termes environnementaux. L’ampleur du décloisonnement social que ces « rencontres improbables » (Vigna et Zancarini-Fournel, 2009) engendrent reste à déterminer. De même, les relations des mobilisations avec les institutions locales, notamment avec la presse quotidienne régionale - fondamentale pour la médiatisation de la lutte - mériteraient d’être davantage analysées. Une sociohistoire « par le bas » des mobilisations pour le cadre de vie doit se poursuivre.