- 1 Selon Muller (2000), le concept de référentiel renvoie à une perception du monde et aux représentat (...)
1Il est indéniable que les discours de lutte contre le changement climatique ainsi que les actions qui s’ensuivent, sont devenus aujourd’hui un nouveau référentiel global (Muller, 2000)1 qui façonne, depuis quelques années, les politiques publiques nationales et internationales. Seulement, les stratégies de cette lutte adoptent souvent l’approche descendante (top-down en anglais) au détriment de la vision des communautés locales, comme c’est le cas en Afrique. Les indicateurs de cette politique descendante sont légion, à l’image de la faible adhésion, ou encore la faible acceptabilité sociale, des communautés locales, des politiques environnementales et de conservation conçues dans les bureaucraties étatiques, les interventions, des fois intempestives, de certaines organisations internationales ou organisations non-gouvernementales, et cetera (Mengue-Medou, 2002). Certaines divergences de vue entre l’État et ses partenaires techniques et financiers, d’un côté, les communautés locales et les défenseurs des droits de ces communautés, de l’autre côté, autour de la question de la conservation de la nature, ne manquent pas des implications sur la perception faite de changement climatique par les communautés locales, y compris les stratégies de résilience.
- 2 Pour plus d’information, voir le site internet de Yangambi [en ligne] URL : https://www.yangambi.or (...)
- 3 Dans cette étude, ce concept est pris dans le sens de premier occupant.
2Il y a lieu de noter que, durant dix dernières années, la zone d’étude fait régulièrement objet de recherches scientifiques2 et de mise en œuvre de plusieurs projets liés à la conservation : entre autres, les projets Formation, Recherche et Environnement dans la Tshopo (FORETS), Gouvernance des paysages multifonctionnels en Afrique subsaharienne (GML) et Yangambi Pôle scientifique (YPS). Cette zone est constituée des agglomérations aux alentours de la Réserve de Biosphère de Yangambi (RBY) dont certaines sont habitées par les agents de l’Institut National pour l’Étude et la Recherche agronomique (INERA), de l’Institut facultaire des sciences agronomiques (IFA) et d’autres par les communautés autochtones3.
- 4 Parmi ces projets, certains s’inscrivent dans l’atténuation des effets du changement climatique.
3Le constat global est que ces projets susmentionnés ne rencontrent pas un fort enthousiasme de la part d’une grande partie des communautés riveraines. Celles-ci pensent être privées des terres ancestrales (autochtonie) à cause de la RBY et mises à l’écart dans le processus de mise en œuvre des projets exécutés (faible acceptabilité sociale), renforçant ainsi le regard que portent ces communautés sur lesdits projets et leurs acteurs4. La présente étude cherche donc à démontrer le lien qui existe entre les variables « autochtonie ou lien ancestral ancré sur le sol et faible acceptabilité sociale » d’un côté et la perception locale d’adaptation au changement climatique autour de la RBY de l’autre. Il s’agit d’abord d’examiner les perceptions du changement climatique par les communautés locales dans divers domaines d'activité et les adaptations mises en place par ces communautés face aux effets néfastes, ce qui permettra de comprendre comment ces communautés perçoivent et interprètent les changements climatiques dans leur quotidien. Ensuite, il s’agit de se pencher sur le rôle de l'autochtonie et de la faible acceptabilité sociale dans la construction des perceptions.
4Nous présentons ici les quatre concepts centraux de cette étude : l’autochtonie, la perception, l’adaptation et l’acceptabilité sociale, avant d’exposer le positionnement théorique adoptée dans l’article.
5Le concept d’autochtonie revêt plusieurs sens, notamment face aux différentes dynamiques liées à la gestion des ressources naturelles ainsi qu’aux revendications de communautés autochtones. Au départ, « le mot désigne le fait d’être originaire de la terre où l’on vit » (Daumas, 2015). Cependant, pour les autochtones, « on ne revendique son autochtonie que par opposition à ceux que l’on désigne comme des étrangers ou des allogènes, autrement dit des inférieurs » (Daumas, 2015), une conception qui entraine la marginalité des allogènes et porte les germes de conflit. Dans cette lancée, l’autochtonie « semble exclure toute procédure de fondation » et que les autochtones sont « les témoins de la Terre pure de toute pensée d’un ailleurs » (Détienne, 1990). De ce fait, les autochtones détiennent plus de connaissances et secrets de la terre où ils vivent que toute autre personne. Mais pour Sydney Levy (2009), « on ne pense pas l’autochtonie, si l’on se donne trop facilement l’équivalence Terre/Mère ». C’est pourquoi l’autochtonie « apparaît largement utilisée par les chercheurs pour repenser le rapport renouvelé qu’entretiennent les individus avec leur environnement géographique le plus proche, « leur » village, « leur » quartier, « leur » ville, « leur » montagne, « leur » région» (Aunis et al., 2016). L’on retient que cette définition assez large atteste la tendance vers la construction du concept d’autochtonie et de son capital sémantique. À ce titre, surgit sur la scène international, notamment face aux enjeux climatiques et/ou environnementaux, le sens de la « volonté, portée par des peuples dits « autochtones et traditionnels », de faire reconnaitre auprès de la communauté internationale leur culture et identité propres, d’en obtenir le respect en même temps que de réclamer, en tant que « peuples » à part entière, un droit à l’autodétermination (Bouet, 2016). Les réactions des enquêté.es dans et autour de la Réserve de Yangambi transparaissent les revendications de droit et la recherche de reconnaissance.
6La perception est un processus par lequel nous recevons des informations et des stimuli de notre environnement et les transformons en actes psychologiques conscients (Ban et Hawkins, 2000). Les informations fournies par les enquêté.es dans et autour de la Réserve de Biosphère de Yangambi, sont justement influencées par le contexte d’autochtonie qui caractérise la vie de la population dans la zone d’étude. Ce contexte dicte la construction de perceptions sociales du changement climatique et les adaptations éventuelles.
7Aussi, par rapport à cette notion de perception, la littérature sur l'adaptation aux changements climatiques souligne que les réponses comportementales aux dangers (climatiques) dépendent de la perception des risques et des croyances sur l'existence d'un danger naturel. Alors que les croyances ont un effet direct significatif sur les risques perçus du changement climatique, l'adaptation varie avec les risques perçus (Arbuckle et al., 2015). En d’autres termes, « la façon dont les gens procèdent et traitent les informations climatiques disponibles et ils perçoivent les menaces et les impacts du changement climatique sur leurs activités ont un effet significatif sur le degré et l'efficacité des stratégies d'adaptation » (Gebrehiwot et van der Veen, 2013 ; Bursztyn et Eiro, 2015 ; Persson et al., 2015 ; Hagen, 2016). En effet, les perceptions recueillies auprès de communautés Turumbu, dans et autour de la RBY s’appuient sur l’appartenance à la terre ancestrale, mais aussi sur les valeurs et croyances ancestrales. Il est également postulé que « la perception du changement climatique est un processus complexe qui englobe une gamme de constructions psychologiques telles que les connaissances, les croyances, les attitudes et les préoccupations quant à savoir si et comment le climat change » (Clayton et Manning, 2018). « Cette perception est influencée et façonnée, entre autres, par les caractéristiques des individus, leur expérience, les informations qu'ils reçoivent et le contexte culturel et géographique dans lequel ils vivent » (Van der Linden, 2015). C’est le cas de l’autochtonie évoquée tantôt, qui est l’une des expériences culturelles de vie. En conséquence, les expériences de vie influencent la perception, les personnes qui ont été directement touchées par des événements climatiques extrêmes ont tendance à déclarer que la probabilité qu'un tel événement se reproduise est relativement élevée (Patt et Schröter, 2008 ; De Matos Carlos et al., 2020).
8Dans cet article, il est soutenu que « la perception qui est en partie un phénomène subjectif peut être différente d’une personne à une autre, dans la même localité, même si ces personnes subissent les mêmes conditions météorologiques » (Simelton et al., 2013). De même, « la perception peut changer au fil du temps, et les jugements sont soumis à persuasion » (Satterfield et al. 2009). Enfin, nous soutenons que les perceptions peuvent être basées sur la connaissance mais ne doivent pas être confondues avec la connaissance expérientielle des experts scientifiques (Fazey et al., 2006).
9Donc, la perception comme phénomène subjectif est une construction sociale, en fonction de l’environnement géographique (la RBY), mais aussi historico-géographique et culturel (l’autochtonie, la terre ancestrale, et cetera).
10Le concept d’adaptation est polysémique et interdisciplinaire et il revêt une importance croissante dans le contexte des changements climatiques (Rey, 2006). Il tire son origine de la biologie (Bock, 1980) et a le sens de ce qui « est adapté, un être vivant » tel qu’inspiré de Laborit (1976) (Simonet, 2009). Ce processus peut se manifester à différents niveaux, notamment individuel, cellulaire et physiologique (Prochiantz, 1997 ; Stewart, 1994). En psychologie, le concept d’adaptation prend plutôt le sens de « processus qui entoure l’interaction entre l’homme et le monde en mouvement dans lequel il évolue susceptible de produire la transformation » (Jakubowicz, 2002). Ce processus est a pour fondement l'idée de s’accomoder aux nouvelles situations (Taché, 2003). Pour l’anthropologie américaine (Robson, 1978), le concept adaptation est appréhendé sous l’angle des ajustements biologiques ou comportementaux par rapport à l’environnement (Simonet, 2009).
11En sociologie, le concept est utilisé sous l’appelation « adaptation sociale » et « adaptation culturelle » au sens d’intégration sociale et de socialisation. Ce concept enferme l'idée qu’un individu a intériorisé et intégré les modèles, les valeurs et les symboles de son milieu à la structure de sa personnalité pour y communiquer et évoluer avec facilité. Rocher (1992) apporte une nuance aux sens jusque-là donnés par différents auteurs à la définition de ce concept car il souligne que l’adaptation n’est pas égale à la « conformité ».
12En tout état de cause, le concept d’adaptation présente un intérêt réel pour la recherche dans le domaine des changements environnementaux et socio-économiques globaux (Reghezza, 2007). C’est cette posture de la recherche de solutions aux effets du changement climatique, tels que perçus par les communautés enquêtées que nous retenons. Il s’agit, à travers les perceptions recueillies, de saisir les mécanismes des ajustements comportementaux et leur succès pour la survie dans un environnement de conservation de la nature et en contexte de changement climatique.
13Le progrès technologique dans le secteur de l’environnement naturel de même que les ouvertures normatives dans plusieurs pays du monde sont le fondement de l’émergence de la notion de l’acceptabilité sociale. Elle trouve sa place dans des politiques ou projets dont la gouvernance met en exergue un plan multi acteurs (Fofack-Garcia et Flanquart, 2022). Mais aussi dans la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et dans la théorie des parties prenantes (TPP) (Raufflet et al., 2012). Bien que sa définition ne fasse pas encore l’unanimité, l’émergence de l’acceptabilité sociale remonte aux travaux de Firey (1960). Le concept fait allusion au caractère culturellement et socialement adoptable figurant parmi les trois conditions auxquelles doit satisfaire chaque politique de ressources naturelles (Shindler et Brunson, 2004 ; Slack, 2008). C’est la posture de légitimité qui rime bien avec le regard porté dans cet article. En effet, Sofiane Baba et Emmanuel Raufflet (2015) établissent quatre niveaux d’acceptabilité sociale :
Tableau 1 : Niveaux d’acceptabilité sociale et indicateurs
14Au regard de la situation sur le terrain, on pourrait ajouter aux indicateurs de la non-acceptation, le développement consécutifs de rumeurs et de perceptions négatives.
- 5 Une réserve de biosphère est un territoire reconnu par l'Unesco créé en 1976 conciliant la conserva (...)
15La zone d’étude est constituée des agglomérations dans et autour de la RBY, en territoire d'Isangi, province de la Tshopo, en République Démocratique du Congo. Elle est située sur la rive droite du fleuve Congo, à 100 kilomètres de la ville de Kisangani, à l'ouest. Cette réserve5 déclarée en 1976, dans le cadre du Programme sur Man and biosphere (MAB ou l’homme et la biosphère en anglais) de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) avec une superficie évaluée à 225 000 hectares (INEAC, 1939), ses altitudes y varient entre 400 et 500 mètres. Située dans la zone équatoriale, la RBY connaît un climat du type Af de Koppen (Kombele, 2004 ; Beguin, 1958). Elle reçoit une moyenne annuelle de 1 750 mm de pluies et une température moyenne de 24,9 °C (Kombele, 2004). La réserve est parcouru sur toute son étendue par des ruisseaux et des rivières se jetant soit dans le fleuve Congo au Sud-Ouest, soit dans la rivière Aruwimi au Nord, soit encore dans la rivière Lindi à l’Est.
16En dépit de la grande superficie des forêts que regorge cette réserve, sa proximité avec la ville de Kisangani, la présence des agglomérations dans le paysage de Yangambi, la démographie galopante et les demandes multiformes des ressources qu’abrite la RBY, les revendications locales enregistrées ne cesseront de représenter un défi majeur pour son acceptabilité sociale.
Figure 1. Localisation de la zone d’étude. Carte produite par Israël Lufukaribu
- 6 Ces agglomérations sont Yakako, Bosukulu 1, Yaselia Etat, Yaselia village, Lilanda- Yafake, Batshan (...)
17Outre les entretiens individuels et les groupes de discussion organisés en 2022 à 2023, cet article a bénéficié des données de sources documentaires (Omar Aktouf, 1987) consultées à Yangambi, à Kisangani et sur internet constituées des archives (différents rapports), des mémoires, des articles de revue. S’agissant des entretiens et groupes de discussion, ils ont été réalisés du 21 octobre au 5 novembre 2021 dans seize agglomérations dans et autour de la RBY6. Dans ces villages échantillonnés sur la base de leur proximité avec la RBY (autour et à l’intérieur), 35 entretiens avec 35 personnes dont 32 hommes et 3 femmes ont été menés. Les personnes enquêtées ont été choisies sur la base de leur libre consentement, la connaissance sur les thèmes d’entretien et l’intérêt de l’enquêté ainsi que sa disponibilité. Pour faciliter l’accès aux enquêté.es, dans la quasi- totalité des agglomérations, le chef était le premier interviewé. Étant donné que les femmes sont généralement réticentes aux entretiens à cause du patriarcat, leur faible participation aux enquêtes individuelles a été compensée par un groupe de discussion exclusivement féminin, réalisé à Yaselia- village.
18Le principal thème de l’entretien est la « connaissance ou la perception de l’enquêté.e sur le changement climatique dans son milieu local ». De ce thème sont dégagés deux sous-thèmes qui sont les « causes ou déterminants du changement climatique » et les « solutions palliatives ou adaptations face aux effets négatifs de changement climatique ». Pour le traitement et l’analyse des données qualitatives recueillies, il y a eu codage consistant à découper les données empiriques en unités d'analyse (unités de textes, de mots, de lieu, de sens, et cetera), à définir les catégories qui ne sont autres que les principaux compartiments (thème et sous thèmes) d’entretien, puis à placer (ranger ou catégoriser) les unités dans ces catégories (Grawitz, 1996) avant l’interprétation. Le logiciel d’analyse utilisé est Nvivo.
19Les perceptions de changement climatique recueillies dans et autour de la RBY, les adaptations locales développées et les déterminants à la base de la construction desdites de perceptions constituent ce chapitre.
20Sur ce premier indicateur perçu localement, la quasi-totalité des enquêté.es ont pensé que les saisons ne sont plus les mêmes et que l’agriculture en est affectée. Pendant la saison habituelle de soleil, les enquété.es soulignent l’augmentation des pluies et vice-versa. Sur une année, il y a plus de pluie que de soleil (entretien réalisé le 29 octobre 2021 au village Obiloto). Cependant, cela ne peut être généralisé étant donné qu’en Afrique subsaharienne, l’alternance de pluie et du soleil du au changement climatique diffère d’une zone à l’autre. C’est l’exemple du sud-est du Bénin où une étude démontre qu’il fait de plus en plus chaud sur toutes les périodes de l’année, avec une augmentation du nombre de jours ensoleillés quinze dernières années (Pierre et al., 2012). La situation dans et autour de la RBY se présente comme le fait remarquer un agriculteur, « avant il fallait respecter scrupuleusement les périodes de semis au risque de voir sa culture gâchée soit par excès de soleil soit par excès de pluie. Mais aujourd’hui tout cela a changé avec la perturbation de saisons » (entretien réalisé le 03 novembre 2021 au village Yandafe). Lorsque le champ est emblavé dans une forêt primaire, le soleil facilite l’incinération pour la préparation du sol au semis. Avec de longues périodes de pluie, l’insuffisance de soleil retarde ou empêche l’incinération, poussant l’agriculteur à abandonner l’étendue emblavée. Il en est de même de la jachère dont l’incinération intervient généralement entre juillet et septembre. Le rendement agricole des cultures vivrières habituelles (manioc, soja, niébé, et cetera) est également impacté.
21En voulant s’adapter aux perturbations saisonnières, durant la période de soleil, certains paysans ont recours aux cultures adaptées et font le contraire pendant la période pluvieuse, pendant que d’autres optent pour des nouvelles expériences culturales au détriment de leurs cultures favorites (par exemple abandonner les cultures habituelles de riz et de manioc au profit de l’arachide, de maïs et de niébé).
22Dans le contexte du changement climatique, des problèmes perçus comme une menace à l’agriculture ont été relevés par les enquêté.es, tout en indiquant des adaptations éventuelles.
- 7 L’axe Yakako, Yaselia (village et Etat) et Bosukulu 1.
23Au sujet des mauvaises herbes menaçant les cultures vivrières, plusieurs espèces sont identifiées par les enquêté.es comme indicateurs de changement climatique. Toutes envahissantes (invasives) dont certaines rampantes, ces herbes sont désignées en leurs noms locaux : « Likanjakondo »7, Abisibisi et Botola (appelé aussi Tangulia), Litayi (une espèce rampante), Arapa, Sineto (ou Imana), Lubulola, Nyakanyaka, pkapka, Towao (une plante aquatique mais devenue aussi terrestre), balele, Ebola, louyauya, titibolo, Ndomboyoombe, kongele, milelu et silosilo. La disparition des mauvaises herbes comme Kakokako, Soso et Maika est aussi relevée en tant qu’indicateur et/ou effet du changement climatique.
24On retient que, pour les paysans des agglomérations riveraines de la RBY, les adventices sont nuisibles à l’agriculture et au rendement, comme en témoignent ces propos : « Avant on entretenait seulement une fois les champs, mais actuellement il faut au moins 5 fois plus d’entretien pour espérer faire une bonne récolte (entretien réalisé le 26 octobre 2021 au village Lilanda- Yafake) ; la seule difficulté que nous avons, ce sont les mauvaises herbes comme Abisibisi (entretien réalisé le 03 novembre 2021 au village Yandafe) ; la mauvaise herbe appelée Ebola détruit les cultures en les faisant flétrir. Si Ebola s’emparait de votre champ, dites-vous que c’est déjà un échec» (entretien réalisé le 04 novembre 2021au village PK22). Mais, si les mauvaises herbes sont un indicateur du déséquilibre du sol et de son appauvrissement, elles contribuent également, avec le temps, à renouveler le cycle de cet équilibre du sol, en reconstruisant le sol dégradé grâce à la pratique de jachère.
25Face à celles-ci, plus d’efforts ou de perspicacité sont à fournir au travail (par exemple pour lutter contre les adventices). Il nait alors le « Bituti », un système de travail collectif dont le but est d’aider un membre de communauté paysanne à enlever rapidement les mauvaises herbes de son champ afin de sauver ce dernier .ou le paiement d’une main d’œuvre externe. À ces stratégies d’adaptation, s’ajoute celle de changer la période de semis de cultures. À titre illustratif, le maïs semé habituellement en septembre peut l’être en octobre, si en septembre le rendement n’est pas bon.
26L’apparition de maladies de plantes menaçant les cultures vivrières dans les agglomérations riveraines de la RBY est perçue comme corollaire au changement de climat. Selon les enquêté.es, sur la liste des effets néfastes figurent ceux qu’ils expriment mieux par des noms locaux : Lingunguluma ou Mbongo ou encore Baolila pour désigner la pourriture de tubercule ; Likpakomo (lipkokomo) ou Baketsha pour la formation des points noirs et durcissement de tubercule de manioc, et pour les anomalies touchant la banane plantain : Libuba signifiant atrophie de fruit et Batinditsha : jaunissement de feuille.
- 8 Le témoignage ci-dessus recueilli d’un enquêté du village dénommé PK22 est à l’image des difficulté (...)
27Les oiseaux destructeurs et insectes ravageurs des cultures vivrières dans le paysage de Yangambi sont également perçus comme indicateurs du changement climatique. La menace que représente, pour les cultures vivrières locales, les oiseaux destructeurs ainsi que les principaux insectes ravageurs (Kpalala ou Kwalala), découragent les agriculteurs suite aux dégâts causés. Le cas le plus décrié dans les champs de riz (de paddy) a été renseigné sur l’axe routier Yangambi-Weko. Comme alternative, la culture de courge, localement appelée mbika, remplace celle du riz8. Mais face à ces trois menaces des oiseaux, insectes ravageurs et mauvaises herbes, la mesure palliative est la pratique de campement au champ en forêt appelé malende, y compris dans la RBY. Elle épargne ainsi les cultures de ces menaces pesant souvent sur les champs défrichés en jachère.
28Outre l’agriculture abordée en supra, la chasse, la pêche et les produits forestiers non ligneux (PFNL), également sources de revenu et d’aliment, ont été concernés par les perceptions recueillies au sujet des effets du changement climatique.
29Les activités de chasse concernées sont principalement la chasse à chien, piège et fusil dans les agglomérations enquêtées. Pour les enquêté.es, le fait de la diminution de prise de gibiers par sortie est un indicateur de changement climatique. Selon la majorité, dans les années 1990, une boite de 25 cartouches pouvait être utilisée en une semaine à cause de l’abondance de gibiers, contrairement à la situation actuelle, où seules deux voire trois cartouches peuvent être tirées. Ceux qui chassent à l’aide de piège perçoivent la même chose. Selon cette catégorie de chasseurs, il y a plus de quatre décennies, avec dix à vingt pièges installés, la prise était de trois à six gibiers après environ une semaine d’attente. Actuellement, en une semaine, le nombre de prises est passé à zéro, et plus rarement à un gibier par semaine. En plus de la quantité de prises qui diminue ainsi que celle des espèces animales, la distance à parcourir pour chasser augmente ainsi que le nombre de pièges par chasseur. Les témoignages ci-dessous l’attestent : « Aujourd’hui je fais plus de 30 km contre environ 2 km avant, de fois sans voir même un seul gibier, témoigne un chasseur du village Yalofa » (entretien réalisé le 02 novembre 2021 au village Yalofa). « Actuellement, plusieurs kilomètres sont parcourus, et pendant 2 semaines, de fois on n’arrive même pas à tirer 10 balles » (entretien réalisé le 23 octobre 2021 au village Bosukulu 1). « Je parcours jusqu’en 63 km pour aller piéger afin d’espérer faire vivre ma famille » (entretien réalisé le 30 octobre 2021 au quartier Lomboto).
30Les interviewé.es semblent n’avoir pas beaucoup de choix, les uns se résignent comme c’est le cas dans tous les sites enquêtés, les autres disent compenser la rareté de gibiers en investissant davantage dans l’agriculture et l’élevage.
- 9 Les villages en question sont Batshangulu, Yakpondi , Yafanda et le village PK 22.
31La pêche à ligne, par hameçon, par filet, par nasse (Ilenga et Awaka) et la pêche par digue sont les techniques couramment utilisées, ainsi que la pêche par poison interdite, mais encore frauduleusement pratiquée à certains endroits. Les effets du changement climatique perçus concernent la diminution de la ressource halieutique dans les cours d’eau situés dans et autour de la RBY. Il est en outre perçu qu’avec la perturbation de saisons, certains types de pêche sont négativement affectés du fait de pluviosité de plus en plus élevée. C’est le cas de pêche par digue pratiquée plus par les femmes pendant la saison sèche. Les adaptations développées dans certains endroits consistent à se partager les étangs où logent les poissons (maziba) entre clans, des sites exploités qu’en février (saison sèche) pour ne pas épuiser la ressource. Chez la plupart des enquêté.es, il y a également la multiplication de nombre d’outils de pêche (hameçon, filet, nasse, et cetera) et l’augmentation de nombre de jours par sortie, comme souligné dans ces témoignages : « Actuellement, une seule personne peut aller à la rivière avec 300 à 500 hameçons et revient avec les poissons d’une ration modique »( Entretien réalisé le 24 octobre 2021 au village Yaselia Etat). « Aujourd’hui, même 300 hameçons n’attrapent pas de poissons permettant de nourrir à la satiété un ménage » (Entretien réalisé le 26 octobre 2021 au village Lilanda Yafake). « Pour vous donner l’image, 300 hameçons ne peuvent même pas attraper les poissons de 3000fc (soit 1,5 $ USD) et même les nasses ne donnent pas grand-chose » (Entretien réalisé le 27 octobre 2021 au village Botshangulu). Toutefois, bien qu’il ait disparition de certaines d'espèces de poisson, dans trois villages sur les 35 enquêté.es9, il reste encore des espèces disponibles.
- 10 Tout.e.s les enquêté.es ont été soumis.es aux questions liées aux PFNL.
32Dans cet article, les chenilles sont mises en exergue pour leur importance économique et alimentaire dans les sites enquêtés. Selon les données recueillies10 , elles se raréfient et les périodes et les techniques de ramassage s’y adaptent. Les ramassages se concentrent presque tous sur les mois de juillet et août, et les paysans vont même opérer la nuit avec de torche afin d’avoir accès aux espèces encore disponibles. Dans les adaptations locales à la raréfaction des chenilles, il y a de techniques qui s’affichent non durables, notamment l’abattage des arbres à chenilles devenu récurrent dans certains villages, pendant que dans d’autres, cette pratique destructrice commence à être découragée. En effet, cette gamme diversifiée de perceptions et stratégies d’adaptation au changement climatique localement construites est influencée par quelques facteurs, sur lesquels se penche le point qui suit.
33Comme cela sera démontré dans cette section, les perceptions du changement climatique dans et autour de la RBY sont construites globalement par les facteurs historico-géographiques (terres des ancêtres : autochtonie) et psychologiques (satisfaction ou non par la participation de la RBY et projets autour d’elle: acceptabilité sociale).
- 11 Entité territoriale décentralisée
34Généralement l’interdiction d’accès à la forêt de la RBY aux communautés locales fait émerger le sentiment d’autochtonie, de leur appartenance à la terre des ancêtres, ce qui influence en même temps leurs perceptions de changement climatique. La partie de la RBY concernée par cette étude se situe dans le secteur Turumbu11 habité par les peuples éponymes, réserve soumise un régime restrictif en tant qu’aire protégée, quant au droit d’usage de populations riveraines (Code forestier, 2002). Néanmoins, malgré les lois claires en matière de forêts classées (ou aire protégées) dont bénéficient cette réserve, les enquêté.es qui expriment leur incompréhension voire leur colère, face à l’interdiction d’accès à la forêt, pensent que rien ne peut empêcher les autochtones d’accéder à la RBY et d’y exploiter les ressources sur la terre leur léguée par les ancêtres que les colons sont venus trouver. Première conséquence, le sabotage ou l’exploitation abusive de la RBY par les communautés locales, celle-ci justifiée, entre autres, par ce sentiment d’autochtonie qu’elles développent face aux mesures de restrictions. Un enquêté dit : « Je mène mes activités partout, même jusqu’aux environs de l’antenne de tour à flux car c’est ma terre. Non, nous ne reconnaissons pas la réserve de Yangambi car l’Etat ne nous a pas consulté, pas de document. Je fais tout ce que je veux dedans : agriculture, chasse, pêche, PFNL, j’ai même la tronçonneuse pour les planches» (entretien réalisé avec le 22 octobre 2021 au village Yakako). Un autre renchérit « nous travaillons dans les espaces de l’INERA et nous sommes convaincus que notre terre est récupérée car nos ancêtres ont été trompés en recevant des petites choses contre des grands terrains cédés» (entretien réalisé le 21 octobre 2021 au village Yakako). Un autre encore ajoute : « Nous faisons toutes nos activités sur notre terre mais l’INERA pense que nous travaillons dans la réserve que nous ne reconnaissons même pas l’existence. On nous dit que nos ancêtres auraient vendu Yangambi à la Belgique contre du sel et de poissons salés mais les recherches, pour avoir les preuves de cette vente, ont été faites sans succès » (entretien réalisé le 30 octobre 2021 au village Lomboto).
35La deuxième conséquence due à ce sentiment répandu au sein des communautés locales vis-à-vis de la RBY est d’attribuer les effets du changement climatique aux activités des projets exécutées dans et autour de la RBY. Ces activités exercent une pression anthropique croissante qui fait perdre régulièrement à la réserve sa biodiversité. Cette perte de la biodiversité à laquelle la population est en partie responsable, est convertie par la communauté locale en indicateur visible du changement climatique.
36Certains montrent une forme de résignation qui les oblige à se contenter des espaces cultivables réduits. À ce sujet, il a été recueilli ce qui suit: « À l’époque, on faisait le champ une fois et on le laisse en jachère pendant 3 ans, mais actuellement les gens cultivent plus de 2 hectares et 2 à 3 fois consécutivement sur la même étendue avec 2 à 3 cultures à la fois, c’est ce qui fait aussi chuter la production agricole. Nous vivons vraiment actuellement dans la savane en défaut de dire dans le désert » (entretien réalisé le 30 octobre 2021 au village Lomboto). Pour cette minorité, faute d’espaces à cultiver, le délai d’une jachère est passé de trois années ou plus à une année ou au maximum deux an. La pauvreté du sol s’invite et fait chuter la production agricole, ne permettant plus la pratique de certaines cultures selon les sites, et est à la base d’adventices et de la profusion d’insectes ravageurs et d’oiseaux destructeurs. En conséquence, cette pauvreté du sol est également convertie en indicateur de changement climatique par les paysans enquêtés, renforçant ainsi la justification de la pression sur la RBY.
- 12 Parmi ses mesures légales, les articles 54 et 55 du code foncier qui stipulent respectivement que l (...)
37La zone qui abrite la RBY a été créée sur le site où s’exercent les droits d’usage des communautés depuis l’époque belge le 22 décembre 1933. Cette période de 1933 coïncide avec la création de l’Institut national pour l’Étude agronomique au Congo Belge (INEAC), actuel Institut national pour l’Étude et la Recherche agronomique (INERA) (Ministère de l’Environnement, Conservation de la Nature, 2022). À sa création, l’administration coloniale avait prévu, autour de la RBY, des espaces réservés aux activités des communautés locales, car l’INEAC était né sur un terrain préalablement habité et exploité par des autochtones. Restée sous tutelle du ministère de l’Environnement, en mai 1979, la gestion de la RBY est transférée au Comité national Homme et biosphère/RDC et des mesures ont été renforcées, privant aux communautés des droits d’accès aux ressources dans la RBY12. Plus la population croit et l’INERA reste incapable de proposer des réponses efficaces, plus la RBY n’est pas la bienvenue. Moins le plan d’aménagement de la RBY est produit, plus des sollicitations et revendications des terres cultivables croissent et entraînent la collision entre les intérêts de la réserve et des communautés locales. En conséquence, la faible acceptabilité sociale se renforce.
38Bien que progressivement le paysage de Yangambi soit devenu un haut lieu des projets de recherche principalement pour l’INERA, l’IFA et l’Université de Kisangani impliquant des chercheurs tant nationaux qu’internationaux, cela n’apporte pas de solution à la légitimité de la RBY. Parmi ces projets, il y a la Formation, Recherche et Environnement dans la Tshopo (FORETS), Yangambi Pôle scientifique (YPS), Gouvernance des paysages multifonctionnels en Afrique subsaharienne (GML), Nouveaux Paysages du Congo (NPC) cités précédemment. Ils promeuvent tous la gestion participative de la RBY au bénéfice des populations riveraines et de la communauté scientifique nationale et internationale, mais les enquêté.es parfois sous-informées, ont relevé que les activités menées, restent, pour la plupart, en déphasage avec les besoins locaux.
39Pour les personnes interviewées par CIFOR afin de vérifier le niveau de connaissance des communautés locales sur les activités qui se déroulent dans ou autour la RBY, la majorité des paysans contactés disent être informés du projet FORETS, mais ont une idée vague des objectifs qu’il poursuit (CIFOR, 2023). Et, le reboisement réalisé dans le cadre de ce projet est perçu comme moyen de ravir des étendues de terres aux agriculteurs qui ont accepté de reboiser dans les propres jachères, soit d’une expropriation de terres afin de consolider la RBY. D’autres perceptions s’y ajoutent, entre autres, l’exploitation des minerais dans la RBY, la non considération de la main-d’œuvre locale par le projet FORETS, à l’exception de population de Weko-Ndjilapanda où le projet a sélectionné quelques jeunes ayant bénéficié des unités de production telles que studio photo, porcherie, poulailler, et cetera (entretien réalisé le 31 octobre 2021 au village Weko Ndjilapanda).
40La tour à flux de carbone n’est pas épargnée. Ce symbole phare du projet YPS est perçu comme un outil qui recueille l’oxygène de Yangambi pour l’acheminer en Europe, compte tenu du réchauffement climatique. D’où, la montée en puissance et en fréquence de vents violents, la diminution de chenilles, d’animaux et de poissons, selon la perception locale.
41Il apparaît clairement que la compréhension et la représentation de communautés locales vivant dans et autour de la RBY sont influencées par les projets de conservation de la nature qui s’y réalisent. Ceci révèle une faible acceptabilité sociale de ces projets. Comme d’aucuns le savent, « des projets légalement approuvés sont susceptibles d’être perçus comme non légitimes par les acteurs ou les communautés qui jugent ne pas obtenir leur part d’un projet, ou qui sentent que leurs préoccupations ne sont pas prises en considération par le promoteur du projet » (Baba et Raufflet, 2015).
42L’incompréhension sur le bien-fondé de projets (parfois peu compris localement) et la croyance qui s’ensuit ont un effet indéniable sur la perception de communautés locales du changement climatique dans et autour de la RBY. Cela peut s’apercevoir à travers les verbatim : « c’est la tour à flux qui provoque des pluies torrentielles avec des vents violents, qui fait disparaître les chenilles, qui transfère notre oxygène en Europe, d’où les perturbations saisonnières,. » (entretien réalisé le 01 novembre 2021 au village Yafanda) « les travaux de recherches scientifiques font disparaître les animaux, font pourrir les poisons dans les cours d’eau. » (entretien réalisé le 28 octobre 2021 au village Yakpondi). Loin d’être toujours en congruence avec les connaissances scientifiques, ces croyances révèlent néanmoins une rupture entre la gouvernance de la RBY et les désideratas des communautés locales. Elles font donc ressortir le niveau faible d’acceptabilité sociale des projets mis en œuvre dans ce milieu. À la lumière de l’échelle de Baba et Raufflet (2015), selon le moment et les circonstances, le niveau d’acceptabilité sociale oscille entre la non acceptation, acceptation ou tolérance, donc les niveaux un et deux.
43Point n’est besoin de rappeler que les pratiques de la conservation des aires protégées conduisent souvent à des résistances sociales entre les services forestiers de l’État et les communautés (Soumana Boubacar et al.,, 2021), car les analyses sont plus biologiques, laissant de côté la dimension socio-économique, perdant de vue que la réussite de ce processus repose pourtant sur trois piliers d’importance égale : la durabilité écologique, la faisabilité économique et l’acceptation sociale (Thomassin, 2011). Les aires protégées représentent un des outils privilégiés pour la conservation de la biodiversité mais elles peuvent avoir des effets positifs et négatifs sur les populations riveraines ; parfois elles sont une source de conflits entre ces populations et les gestionnaires (Soilihi, 2018). Dans le paysage de Yangambi, quelques analyses socio-économiques sont menées, mais sans aboutir aux actions socio-économiques, un décor qui alimente les perceptions négatives sur la RBY. Et pourtant, une des questions sensibles à propos des initiatives de protection de la nature est celle de la prise en compte par les décideurs des pratiques, savoirs et intérêts des populations locales (Bing, 2015), c’est-à-dire accorder une importance autant à la conservation qu’à la dimension de l’acceptabilité sociale. Cette acceptabilité sociale sera le résultat d’un processus par lequel les parties concernées conviennent ensemble des conditions minimales à mettre en place pour qu’un projet, un programme ou une politique s’intègre harmonieusement, à un moment donné, dans son milieu d’accueil (Fournis et Fortin, 2013). De manière résumée, les principaux résultats de cette étude sont schématisés dans la figure ci-dessous.
Figure 2. Schéma des principaux facteurs influençant les perceptions du changement climatique
44La construction de perceptions du changement climatique est influencée par deux facteurs principaux : 1) autochtonie c’est-à-dire le sentiment d'appartenance des communautés locales à leur terre ancestrale dont celles occupées par la RBY et 2) la faiblesse d’acceptabilité sociale c’est-à-dire le déficit de légitimité de la RBY et des projets scientifiques menés au sein de la RBY. Pour le premier facteur, le sentiment global qui règne, exprimé à travers les perceptions recueillies, considère la RBY comme une intrusion qui ne doit en aucun cas remettre en question l’appartenance de communautés locales à la terre ancestrale. Les propos évoqués précédemment sur l’absence d’acte de cession de terres pour la RBY, en est l’illustration. Non seulement l’histoire de cette prétendue vente énerve ces communautés mais surtout celles-ci la contestent (entretien réalisé le 30 octobre 2021 au village Lomboto ).
45La faible acceptabilité sociale de la RBY et de projets scientifiques et socio-économiques qui s’y déroulent est une autre variable qui construit la perception du changement climatique des communautés locales. Elles l’ont fait savoir à plusieurs reprises, comme détaillé en supra, lors des enquêtes: « Le projet FORETS ravi les terres outre ce que la RBY a déjà pris. ».
- 13 Le Monama est une créature mystérieuse et légendaire qui est souvent décrite comme une sorte d'homm (...)
46En dehors de ces deux variables, le sentiment d’autochtonie ou d’attachement à la terre ancestrale et l’acceptabilité sociale, des idées minoritaires (facteurs mineurs) se dégagent, mais ne sont pas développées dans cet article. D’une part, celle notant que les changements climatiques sont le fait de Dieu qui décide de punir l’humanité à cause du péché. D’autre part, celle qui soutient que la créature appelée « Monama »13 serait à la base de changements climatiques. Mis ensemble, ces représentations du changement climatique déterminent la façon dont les communautés y réagissent. En effet, cette richesse d’informations en construction de perceptions du changement climatique et en facteurs qui y contribuent est essentielle pour développer des stratégies d'adaptation et de résilience face aux effets néfastes de ces changements, en particulier dans le contexte d'une aire protégée.
47La littérature existante démontre que les perceptions locales des changements climatiques diffèrent selon les populations et le contexte écologique (Gnanglé et al., 2011), c’est le cas des populations enquêtées vivant dans et autour de la RBY, dont les perceptions différent avec celles mises en lumière par d’autres études, mais aussi selon les axes routiers enquêtés. En revanche, au sujet de déterminants de perceptions du changement climatique, les résultats de la présente étude contredisent celles des études scrutées. Pour Phanzu et al., dans l’analyse des déterminants de la perception du changement climatique, seul le fait d’avoir déjà entendu parler de changement climatique a une influence positive sur la perception de ces effets. Pour d’autres, le niveau d'instruction du chef de ménage, taille du ménage, appartenance à une organisation paysanne et nombre de têtes de bétail (Pamalba et al., 2019). Aussi, la littérature parle du nombre d’années d’expérience, l’âge et nombre de champs cultivables (Soumana Boubacar et al., 2021 ) à la base de la perception des effets du changement climatique. Pour Yegbemey, l’expérience dans l’agriculture et l’appartenance à une organisation sont positivement corrélées à la perception du changement climatique (Yegbemey, 2014).
48Les résultats de notre étude sur les populations riveraines de la RBY montre que la particularité de perceptions du changement climatique réside sur deux facteurs. D’une part, les liens avec la terre ancestrale, laquelle terre est occupée sur 225 000 hectares par la RBY, situation affectant leurs droits d’usage au bénéfice de la conservation de la nature. D’autre part, la faible acceptabilité sociale de la RBY ainsi que de projets qui s’y exécutent, y compris les recherches scientifiques ; sentiment déclenché suite à la privation d’accès aux ressources de la RBY. Comme l’ont dit Thomson et Boutilier (2011), le niveau le plus bas de l’acceptabilité sociale entraine le rejet des activités de l’entreprise par les parties prenantes et en particulier les communautés locales.
49S’agissant des effets perçus comme indicateurs du changement climatique, les personnes enquêté.es évoquent la perturbation du calendrier agricole, la présence des nouvelles herbes, des insectes ravageurs et oiseaux destructeurs menaçant les cultures vivrières. À cette liste s’ajoute la disparition de certaines plantes, la diminution de ressources fauniques et halieutiques, résultats qui rencontrent ceux de Fonds international des Nations Unies pour le Développement agricole (FIDA) et de Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC, 2007). En effet, une étude de FIDA (2008) prédit que le changement climatique entraînera également une perte de biodiversité : de 15 à 37 % des plantes et espèces animales terrestres pourraient disparaître d’ici à 2050. Au sujet de la menace due aux nouvelles herbes envahissantes, ces dernières rentrent dans les espèces végétales invasives constituant l’une des causes de l’actuelle crise de la biodiversité, et qui entraine parfois des pertes de rendement (Maroun, 2017). Chevalier (1951) qualifie de fléau, l'invasion et l'extension des mauvaises herbes qui n'existaient pas autrefois ou étaient clairsemées en Afrique occidentale et centrale.
50Face aux différents effets néfastes perçus du changement climatique, tant sur l’agriculture, la chasse, la pêche que les PFNL, affectant la disponibilité de ressources naturelles destinées à l’alimentation et l’économie locale, des stratégies d’adaptation sont développées. Ce qui contredit la majorité d’études dédiées à la perception d’impacts du changement climatique chez les populations du Sud. Pour ces études, les populations du sud sont considérées comme passives, car en prise avec les aléas climatiques, elles sont souvent dépendantes d’une agriculture vivrière et des ressources locales » (Janicot et al., 2015), alors qu’autour de la RBY, les populations ne sont pas passives. Dans la zone d’étude, certains paysans adoptent des nouvelles spéculations adaptées aux longues périodes de pluie, augmentent le nombre d’hameçons pour la pêche, pratiquent l’élevage (en ayant parfois recours aux races améliorées) face à la rareté des gibiers, d’autres ont recours aux campements où des forêts primaires sont emblavées, y compris dans la RBY. Dans leur étude, Kasongo Ngomba et Nsombo Mosombo (2017) ont de même noté chez les maraichers de Kinshasa l’absence de passivité. Ces derniers ont recours au reboisement dans les fermes contre la variabilité climatique, et de fois à l’arrosage et l’irrigation des cultures sur des étendues qui dépassent 1ha.
51C’est cette solution palliative d’exploiter les ressources de la RBY qui inquiète mais elle s’appuie sur le sentiment d’autochtonie, en exploitant la faible acceptabilité sociale de la réserve.
52La perception du changement climatique par les communautés locales est diversement documentée selon les contextes. Dans le présent article, des particularités sont relevées. Il s’agit d’analyser les perceptions de communautés locales du changement climatique et les adaptations développées dans un contexte d’aire protégée, la Réserve de Biosphère de Yangambi, laquelle fait face à l’expression d’autochtonie et au déficit d’acceptabilité sociale. Après des interviews individuelles et groupes de discussion organisés, les analyses ont permis de noter divers indicateurs de perceptions des effets du changement climatique. En touchant l’agriculture, la chasse, la pêche et les PFNL, ces perceptions recueillies sont exprimées à travers la perturbation saisonnière impactant le calendrier agricole, en passant par la phytopathologie, les nouvelles herbes rampantes et envahissantes des champs, les oiseaux migrateurs et les insectes ravageurs de cultures vivrières pratiquées, la disparition et la diminution de certaines ressources fauniques, végétales et halieutiques, la pauvreté du sol ; tous ces indicateurs sont construits par le sentiment d’autochtonie (facteurs historiques et géographiques) et la faible acceptabilité sociale de la RBY et des projets y exécutés(facteurs psychologiques). Cette approche locale d’exprimer les effets du changement climatique et de le lier aux facteurs historiques et géographiques mais aussi psychologiques, a un effet sur certaines pratiques d’adaptations développées par les personnes enquêtées. Le recours aux ressources de la RBY en est l’exemple. À cette pratique d’adaptation, s’ajoute le recours aux cultures compatibles aux perturbations du calendrier agricole, à l’augmentation de nombres d’hameçons et de pièges face à la diminution des ressources fauniques et halieutiques, à l’élevage, parfois de races améliorées de porcs face à la raréfaction de gibier.
53En effet, les pratiques d’adaptation au changement climatique consistant pour les communautés locales à augmenter la pression sur la RBY concrétisent la faible acceptabilité sociale, d’où les actions de sabotage des ressources et zones conservées. Une particularité propre aux communautés riveraines des aires protégées à déficit d’actions sociales satisfaisantes. Cette réalité est particulière aux populations riveraines des aires protégées en Afrique, notamment en RDC.
