Ce travail a été soutenu par le projet Gestion et Résilience des pêcheries de petits pélagiques en Afrique de l’Ouest (GREPPAO), financé par l’Union européenne dans le cadre du programme PESCAO (EuropeAid/158370/DD/ACT/Multi), et piloté par l’Université de Portsmouth.
1Les pêcheries artisanales jouent un rôle essentiel dans l’économie et la subsistance des communautés côtières de l’écorégion de la Commission sous-régionale des pêches (CSRP), composée de sept pays de l’Afrique de l’Ouest (Acosta-Alba et al., 2022; Touron-Gardic et al., 2022; Dème, 2021; Soumah et al., 2021; Bâ et al., 2017; Harper et al., 2017). Elles contribuent à la sécurité alimentaire, à la réduction de la pauvreté, et génèrent des emplois pour des millions de personnes (Dème et Pierre, 2024; Van Hecke et Vanderleenen, 2023). Cependant, ces pêcheries sont de plus en plus confrontées à des défis majeurs, notamment en raison de la pression croissante sur les ressources marines, le développement des industries extractives extraterritoriales (offshore), l’intensification de la migration des pêcheurs artisans, les effets du changement climatique, et la mise en place de nouvelles Aires marines protégées (AMP) (Sarre et al., 2024; Dème et al., 2021a, 2021b; Diogoul et al., 2021; Bâ et al., 2019; Thiaw et al., 2017). Ces évolutions transforment les dynamiques locales et exacerbent les tensions, tant entre les pêcheurs artisans et industriels, qu’au sein des communautés de pêcheurs artisans elles-mêmes (Amalatchy et al., 2023; Mbaye et al., 2023; Ba et al., 2019; Dème et al., 2019; Jönsson, 2019; Thiaw et al., 2017). Alors que la compétition pour l'accès aux ressources est souvent pointée du doigt comme la cause principale des conflits, une analyse plus approfondie révèle que ces tensions sont le résultat d’un ensemble plus complexe de facteurs structurels et interactionnels (Dahou, 2010; Cormier-Salem et Dahou, 2009). D’une part, les industries extractives et l’expansion des AMP modifient profondément les équilibres locaux, restreignant l'accès aux zones de pêche et renforçant les inégalités entre les différents acteurs (Buchholzer et al., 2022).
2D’autre part, des facteurs internes, tels que les rivalités entre groupes de pêcheurs et les frustrations relatives aux disparités technologiques, contribuent également à aggraver les conflits (Cormier-Salem, 2000). Ces tensions sont souvent amplifiées par des politiques de gestion perçues comme injustes ou mal adaptées aux réalités locales. Dans ce contexte, l’émergence de nouvelles initiatives internationales, telles que la Biodiversity Beyond National Juridiction (BBNJ), l’initiative 30x30 et la proposition de transformer les Zones d’importance écologique et biologique significative (ZIEBS) en AMP, représente à la fois une opportunité de renforcer la protection des ressources marines et une menace potentielle d’aggravation des conflits (Clark, 2020; Tiller et Nyman, 2018). En l’absence de mécanismes régionaux solides pour gérer ces tensions, notamment au sein des institutions régionales de coopération et gouvernance des pêches, les conflits risquent de s'intensifier, rendant l'avenir des pêcheries artisanales encore plus incertain.
3L’objectif de cet article est d’évaluer les facteurs qui exacerbent les conflits dans les pêcheries artisanales de l’écorégion de la CSRP, tout en questionnant la capacité des cadres de gestion actuels à y apporter des solutions. La méthode adoptée dans cet article repose sur une approche qualitative et participative, visant à recueillir les perceptions des différentes parties prenantes impliquées dans les pêcheries artisanales de l’écorégion de la CSRP. Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès des pêcheurs, des gestionnaires des ressources marines et aires protégées, et des autorités locales dans les pays de l’écorégion de la CSRP. En parallèle, des groupes de discussion ont été organisés pour approfondir les dynamiques sociales et les tensions entre les différents acteurs. Cette approche a permis de capter à la fois les conflits manifestes et latents dans les pêcheries artisanales des pays de la CSRP.
4La recherche sur les conflits dans les pêcheries à petite échelle en Afrique s'est principalement concentrée sur la compétition pour l'accès aux ressources, en mettant en avant la surexploitation des stocks et la concurrence entre les acteurs pour leur répartition (Azaguagh et Driouchi, 2019; Dahou et Cheikh, 2007; Guilavogui et al., 2002; Catanzano et Rey-Valette, 2002; Cormier-Salem, 2000). Les tensions entre les différents acteurs, qu'ils soient pêcheurs artisanaux ou industriels, ont généralement été interprétées comme le résultat direct de la raréfaction des ressources marines (Guilavogui et al., 2002). Cette approche, bien qu'importante, tend à négliger d'autres facteurs qui influencent et exacerbent ces conflits. Des éléments émergents, tels que l’exploitation pétrolière et gazière extraterritoriale, en raison de ses chevauchements spatiaux avec les AMP, l'extension de ces dernières, les migrations internes des pêcheurs et les effets du changement climatique restent souvent sous-explorés. Pourtant, ces dynamiques complexes jouent un rôle crucial dans la montée des tensions au sein des pêcheries artisanales, rendant nécessaire une analyse plus large des conflits dans ce secteur.
5L’article est structuré en quatre parties. La première partie présente le cadre conceptuel et théorique. La deuxième partie détaille la méthodologie basée sur des entretiens semi-directifs et des groupes de discussion. La troisième partie expose les résultats, en caractérisant les conflits manifestes et latents. La quatrième partie est consacrée à la discussion des résultats, soulignant que ces tensions vont probablement s'intensifier avec l'extension des AMP, l'impact du changement climatique, et l'absence de mécanismes régionaux efficaces pour gérer les conflits.
6Les concepts de conflit latent et de conflit manifeste revêtent une importance dans l'analyse des tensions qui traversent les sphères sociales, économiques, environnementales et politiques. Le conflit latent se caractérise par l'existence de tensions non exprimées de manière explicite, souvent générées par des inégalités structurelles et des ressentiments latents, tandis que le conflit manifeste se réfère à l’expression ouverte de ces tensions par des actions visibles, des confrontations ou des hostilités déclarées (Yusran et al., 2017; Merton, 2016; Cash et Snider, 2014). Karl Marx, l’un des premiers à formaliser cette distinction (1848), considérait que les inégalités intrinsèques au système capitaliste, notamment entre la bourgeoisie et le prolétariat, créaient des tensions latentes qui restaient réprimées jusqu’à ce que des conditions intolérables conduisent à des révoltes ou des révolutions (Bharas et al., 2023; Güçlü, 2014; Mayer, 1977). Selon Marx, ces conflits latents, ancrés dans les structures mêmes du capitalisme, finissent par se matérialiser en conflits ouverts lorsque l'oppression des classes laborieuses devient insupportable (Bharas et al., 2023). Lewis Coser, dans The functions of social conflict (1956), a enrichi cette analyse en affirmant que les conflits latents, bien qu’invisibles, peuvent jouer un rôle régulateur en permettant aux frustrations sociales de s’exprimer progressivement et ainsi d'éviter des ruptures plus violentes si ces tensions sont canalisées de manière appropriée.
7Les approches contemporaines, notamment celles de Johan Galtung (1972) et Herbert Kelman (1999), ont approfondi la compréhension de ces dynamiques en mettant en lumière des éléments structurels et psychologiques (Kelman, 2017; Galtung, 1972). Galtung, à travers son concept de violence structurelle, a montré que les inégalités sociales et économiques, souvent invisibles, mais omniprésentes, nourrissent des conflits latents qui peuvent perdurer sur de longues périodes (Galtung, 1972). Ces tensions sous-jacentes, si elles ne sont pas traitées par des réformes structurelles appropriées, finissent inévitablement par se transformer en conflits ouverts. Herbert Kelman et Morton Deutsch (1973) ont, pour leur part, examiné comment les perceptions intergroupes négatives, les préjugés et les stéréotypes sont à l’origine de nombreux conflits latents, notamment dans les relations interpersonnelles et intercommunautaires (Kelman, 1999). Ces tensions, bien que silencieuses, peuvent rapidement évoluer en conflits manifestes lorsque la communication entre les parties est défaillante ou inexistante. Ainsi, la gestion proactive des conflits latents, par une amélioration des mécanismes de dialogue, une réduction des inégalités structurelles et une prise en charge des besoins fondamentaux des groupes concernés, s’avère indispensable pour éviter l’escalade vers des conflits ouverts, déstabilisateurs et destructeurs (Kelman, 2017; Fisher et Kelman, 2011).
8Appliquée au champ de la pêche, la distinction entre conflit latent et conflit manifeste fournit une base théorique pertinente pour comprendre les dynamiques de tensions qui émergent entre les différents acteurs impliqués dans l’exploitation des ressources marines. Ce cadre permet d’analyser non seulement la nature de ces tensions, mais aussi les facteurs qui les maintiennent à l’état latent ou les font basculer vers des conflits ouverts.
9Le conflit latent repose sur l’idée que des tensions existent en raison de déséquilibres structurels, d'inégalités d’accès aux ressources ou encore de politiques de gestion et de gouvernance perçues comme injustes (Yusran et al., 2017; Fisher et Kelman, 2011; Bartos et Wehr, 2002; Coser, 1956). Dans le secteur de la pêche, les pêcheurs artisanaux et les flottes industrielles coexistent souvent dans un environnement où les ressources halieutiques sont limitées et soumises à une forte pression. Cette situation est particulièrement critique en Afrique de l'Ouest, où les travaux du COFACE-FAO ont souligné que la majorité des espèces de poissons pélagiques et démersaux sont en état de surexploitation avancée (Sarre et al., 2024; Dème et al., 2022; Diogoul et al., 2021; Brochier et al., 2018; Ba et al., 2017; Jönsson, 2019; Thiaw et al., 2017). Les pressions sur les ressources sont également accentuées par des facteurs connexes, tels que les changements climatiques et les restrictions d’accès imposées par des politiques environnementales (Sarre et al., 2024; Diogoul et al., 2021; Failler, 2014). Ces tensions, bien que souvent imperceptibles au départ, sont alimentées par des facteurs économiques, environnementaux et politiques, et influencent profondément les relations entre les parties prenantes (Dème et Pierre, 2024; Mbaye et al., 2023; Acosta-Alba et al., 2022; Ba et al., 2022; Dème et Failler, 2022; Dème et al., 2021b; Soumah et al., 2021; Ba et al., 2017). Le cadre théorique du conflit latent met en évidence ces tensions sous-jacentes, qui ne s’expriment pas encore par des actions directes, mais qui ont un impact structurel significatif sur les interactions (Siffert, 2017; Merton, 2016; Dahou et Cheikh, 2007).
10Le conflit manifeste, quant à lui, survient lorsque ces tensions latentes éclatent et se traduisent par des actions visibles (Merton, 2016). Le passage du conflit latent au conflit manifeste peut être déclenché par un événement spécifique, tel qu'une législation jugée défavorable, une crise économique qui aggrave la raréfaction des ressources, ou encore une politique environnementale limitant l’accès aux zones de pêche et réduisant la rentabilité économique de l’activité (Cormier-Salem et Dahou, 2009; Cormier-Salem, 2000). Ce cadre théorique implique que les acteurs, jusque-là résignés ou silencieux face aux tensions, choisissent de les exprimer par des actions collectives tels que des affrontements directs entre pêcheurs artisanaux, ou entre ces derniers et les acteurs industriels (Amalatchy et al., 2023; Dème et al., 2023; Dème et al., 2021a, 2021b; Dahou et Cheikh, 2007). Le passage au conflit manifeste signale une rupture dans la capacité des parties prenantes à gérer les tensions par des moyens pacifiques ou institutionnels.
11Dans ce cadre, la théorie des conflits latents et manifestes permet d’analyser les processus de gestion des tensions dans le secteur de la pêche. Elle souligne l’importance d’une approche proactive pour prévenir et résoudre les conflits. En intervenant dès la phase latente, il devient possible d'anticiper et de désamorcer les tensions avant qu’elles n’évoluent en crises ouvertes. Qu'ils soient latents ou manifestes, les conflits peuvent revêtir un caractère légal ou illégal, selon la nature des actions, les perceptions des acteurs et le cadre juridique en vigueur.
12La distinction légal/illégal est fondamentale dans la lecture des conflits latents et manifestes dans le secteur de la pêche, car elle structure les dynamiques conflictuelles et les représentations des acteurs vis-à-vis de la gouvernance. Les pratiques légales, encadrées par des cadres juridiques nationaux et internationaux, peuvent générer des tensions lorsque ces régulations sont perçues comme injustes ou inadaptées, alimentant ainsi des conflits latents qui peuvent évoluer en conflits manifestes.
13À l’inverse, les pratiques illégales, telles que la pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN), contestent directement ou indirectement la légitimité des régulations existantes et révèlent des faiblesses structurelles dans la gouvernance et les mécanismes de contrôle. Les conflits qu’elles induisent, latents au départ, se manifestent souvent de manière visible et ouverte, traduisant une crise de confiance envers les systèmes institutionnels et leur capacité à réguler efficacement les activités halieutiques. Cette distinction met en lumière la nécessité de réformes structurelles pour renforcer la gouvernance et prévenir l’escalade des tensions.
14L’écorégion de la CSRP est située le long de la côte ouest de l’Afrique, entre l’Océan Atlantique Nord et le continent africain. Elle s’étend sur environ 4 000 kilomètres de côtes, depuis la Mauritanie au nord jusqu’à la Sierra Leone au sud. Cette zone inclut les Zones économiques exclusives (ZEE) des sept pays membres de la CSRP : la Mauritanie, le Sénégal, la Gambie, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Cap-Vert et la Sierra Leone, couvrant une superficie maritime d’environ 1,5 million de kilomètres carrés (Figure 1) (Dème et Pierre, 2024; Gascuel et al., 2002). L’écorégion abrite des écosystèmes marins riches et variés, tels que des mangroves couvrant environ 1,3 million d’hectares, des récifs coralliens et des zones de remontée d’eaux profondes (upwelling) où la remontée des eaux froides et riches en nutriments favorise une productivité de produits halieutiques élevée (Assis et al., 2021). En effet, les courants océaniques jouent un rôle central dans la dynamique de la région de la CSRP. Le courant des Canaries, un courant froid, affecte principalement les eaux mauritaniennes et sénégalaises, favorisant les phénomènes de remontée d’eaux profondes intenses (Failler, 2020). Ces remontées d’eaux froides riches en nutriments rendent les eaux de cette écorégion très productives (Diogoul et al., 2021; Thiaw et al., 2017).
Figure 1. Carte de localisation des pays de la CSRP, les ZEE, emplacements de quelques concessions extraterritoriales et délimitations dans l'écorégion des pays de la CSRP
Dème, 2024
15La pêche dans l’écorégion de la CSRP est une activité économique et sociale essentielle, contribuant significativement à la sécurité alimentaire, à la subsistance et à l’emploi en Afrique de l’Ouest (Dème et Failler, 2024). Cette zone produit environ un tiers de la production halieutique totale de l’Afrique de l’Ouest, soit près de 1,3 million sur 3 millions de tonnes par an, avec la Mauritanie et le Sénégal assurant l’essentiel des captures (Dème et Failler, 2024). Les pêcheries de la région sont divisées en deux secteurs principaux : la pêche artisanale et la pêche industrielle (Ba et al., 2022). La pêche artisanale, bien que pratiquée à petite échelle avec des pirogues souvent motorisées, reste la principale activité de capture dans la région (Dème et al., 2019). Elle se caractérise par l’utilisation de techniques simples et traditionnelles, avec une faible mécanisation. Ce secteur, malgré son caractère artisanal, est très dynamique, les pêcheurs artisanaux parcourant les ZEE des pays membres de la CSRP. Les itinéraires migratoires des pêcheurs sénégalais, léonais et guinéens sont bien établis dans cette région. Ainsi, la pêche artisanale capture une plus grande quantité de poissons par rapport à la pêche industrielle, soulignant son rôle prépondérant dans l’approvisionnement en ressources halieutiques (Belhabib et al., 2018). En revanche, la pêche industrielle est une activité à grande échelle, utilisant des navires modernes comme les chalutiers, équipés de technologies avancées. Bien que plus mécanisée et souvent orientée vers l'exportation, la pêche industrielle représente une part moins importante des captures totales dans la région (Guilavogui et al., 2002).
16La pêche artisanale, au-delà de son impact économique, joue également un rôle socioculturel fondamental dans les communautés côtières. Elle repose sur la transmission intergénérationnelle des savoirs et des pratiques, consolidant ainsi les liens familiaux et communautaires (Karakara et al., 2024). Plus qu'une activité économique, elle façonne les identités sociales et culturelles locales, avec des techniques, des rituels et une relation à la mer hérités de génération en génération, renforçant la cohésion sociale et le respect des traditions au sein de ces communautés (Karakara et al., 2024).
17L’échantillonnage des acteurs dans cette étude a été structuré en tenant compte de la diversité des profils de pêcheurs dans les pays de la CSRP (Tableau 1). Une approche de stratification proportionnelle a été adoptée, segmentant la population de pêcheurs en sous-groupes homogènes sur la base de critères tels que le type de pêche (artisanale, industrielle, semi-industrielle), les engins utilisés, l’âge, le niveau d’éducation, l’expérience dans le métier, ainsi que leur participation à des regroupements associatifs (Tableau 1). Le tableau 1 ci-dessous présente les caractéristiques sociodémographiques des pêcheurs enquêtés, résultant du travail de stratification effectué.
Tableau 1. Caractéristiques sociodémographiques des pêcheurs enquêtés
Caractéristiques
sociodémographiques des pêcheurs enquêtés
|
N=500
|
%
|
Répartition géographique des pêcheurs enquêtés
|
GAM
|
GU
|
GUB
|
SEN
|
MAU
|
Âge
|
-15 ans
|
32
|
7
|
7
|
5
|
5
|
10
|
5
|
15 à 30 ans
|
212
|
42
|
30
|
40
|
35
|
75
|
32
|
31 à 45 ans
|
136
|
27
|
20
|
25
|
20
|
40
|
31
|
46 à 60 ans
|
105
|
21
|
15
|
20
|
15
|
30
|
25
|
60 ans +
|
15
|
3
|
5
|
3
|
2
|
3
|
2
|
Niveau d’éducation
|
Aucune éducation formelle
|
130
|
26
|
15
|
20
|
15
|
40
|
40
|
Primaire
|
200
|
40
|
30
|
40
|
35
|
70
|
25
|
Secondaire
|
45
|
9
|
5
|
10
|
10
|
15
|
5
|
Supérieur
|
13
|
3
|
2
|
1
|
3
|
4
|
3
|
Éducation coranique
|
112
|
22
|
10
|
12
|
10
|
30
|
50
|
Type de pêche
|
Pêche artisanale
|
400
|
80
|
60
|
80
|
70
|
150
|
40
|
Pêche industrielle
|
80
|
16
|
10
|
10
|
5
|
40
|
15
|
Pêche semi-industrielle
|
20
|
4
|
5
|
5
|
5
|
10
|
10
|
Engins de pêche artisanale utilisée
|
Senne tournante
|
125
|
31
|
30
|
25
|
20
|
30
|
20
|
Filet dormant
|
105
|
26
|
25
|
20
|
20
|
25
|
10
|
Filet maillant
|
80
|
20
|
15
|
15
|
10
|
20
|
20
|
Palangre
|
50
|
13
|
10
|
10
|
10
|
10
|
10
|
Casier
|
40
|
10
|
10
|
10
|
5
|
10
|
5
|
Expérience dans la pêche
|
-5ans
|
80
|
16
|
10
|
15
|
10
|
20
|
25
|
5 – 10 ans
|
150
|
30
|
20
|
30
|
20
|
40
|
30
|
11 – 20 ans
|
170
|
34
|
25
|
40
|
35
|
50
|
20
|
+ 20 ans
|
100
|
20
|
15
|
15
|
20
|
30
|
20
|
Rôle dans un regroupement associatif de pêcheurs
|
Membre actif
|
250
|
50
|
50
|
60
|
70
|
100
|
60
|
Membre passif
|
175
|
35
|
35
|
45
|
50
|
60
|
35
|
Non membre
|
75
|
15
|
15
|
20
|
20
|
30
|
15
|
Statut de résidence
|
Autochtone
|
350
|
70
|
70
|
60
|
65
|
100
|
55
|
Migrant
|
150
|
30
|
30
|
40
|
35
|
50
|
45
|
Enquête de terrain, Dème et al., 2023
18De l’observation du tableau, il ressort que la majorité des pêcheurs enquêtés (42 %) sont des jeunes âgés de 15 à 30 ans, tandis que 27 % ont entre 31 et 45 ans, 21% entre 46 à 60 ans, et seulement 3 % ont plus de 60 ans. En matière d'éducation, 40 % des pêcheurs ont un niveau primaire, mais 26 % n'ont aucune éducation formelle, avec 22 % ayant suivi une éducation coranique. La pêche artisanale prédomine largement (80 %), suivie de la pêche industrielle (16 %) et semi-industrielle (4 %). Parmi les engins de pêche artisanale, la senne tournante (31 %) et le filet dormant (26 %) sont les plus utilisés. Il faut préciser à ce niveau que l’échantillon s’est concentré sur les pêcheries les plus importantes, celles qui mobilisent le plus de personnes et capturent le plus de volumes de poisson. Certains engins de pêche, bien qu’importants, représentent une activité plus réduite et n’ont pas été intégrés pour cette raison. Concernant l'expérience, 64 % des pêcheurs ont entre 5 et 20 ans d'expérience, et 50 % sont membres actifs d'associations de pêcheurs. 70 % des pêcheurs sont des autochtones, contre 30 % de pêcheurs qui sont des migrants.
19Par ailleurs, il faut préciser que la taille de l'échantillon (N=500) a été déterminée en fonction du principe de saturation, c'est-à-dire que nous avons atteint un point où l'ajout de nouveaux individus n’apportait plus d'informations supplémentaires ou significatives (Tableau 1). Ce point de saturation a permis de valider la taille de l’échantillon de 500 individus, garantissant que les données recueillies soient exhaustives sans nécessiter une proportionnalité stricte avec la population totale.
20La collecte de données pour ce travail s’est déroulée sur un semestre, s'étendant d'octobre 2023 à mars 2024, dans le cadre d'un projet de recherche sur la gouvernance des pêches en Afrique de l'Ouest, notamment dans les pays membres de la CSRP. Les données ont été recueillies en utilisant une approche mixte combinant des outils qualitatifs et quantitatifs, permettant une analyse approfondie des dynamiques entre pêcheurs artisanaux et industriels. Les entretiens semi-directifs, réalisés avec 300 participants, ont permis de recueillir des informations détaillées sur les perceptions des acteurs en ce qui concerne les conflits d'accès aux ressources, la gestion des zones de pêche et les politiques publiques. Ces entretiens ont exploré des thèmes tels que l'accaparement des ressources, le respect des limites géographiques, la durabilité des pratiques de pêche et les inégalités perçues entre pêcheurs artisanaux et industriels.
21En parallèle, 50 groupes de discussion ont été organisés pour approfondir les discussions individuelles sur les tensions entre différentes communautés de pêcheurs. Ces groupes de discussion ont permis d’analyser les dynamiques interpersonnelles et communautaires en mettant en lumière les points de friction et les solutions potentielles envisagées par les participants. Ces outils ont été choisis pour leur flexibilité et leur capacité à révéler des dynamiques intergroupes complexes, tout en mettant en évidence les perceptions divergentes entre acteurs.
22Le recours à l'analyse des perceptions a été un aspect central de cette collecte de données. L’outil d'analyse des perceptions a permis de mesurer et d'interpréter la façon dont les acteurs perçoivent leur environnement, les autres groupes et les conflits en cours. Ces perceptions sont souvent influencées par des facteurs comme l'expérience individuelle, le contexte économique et les politiques de gestion. La prise en compte de ces perceptions a été essentielle pour comprendre les conflits latents et manifestes entre les différents groupes de pêcheurs.
- 1 Centre de recherche océanographique de Dakar (CRODT), Institut mauritanien de recherches océanograp (...)
23En plus de ces outils, les experts régionaux ont été consultés lors de multiples réunions sur les politiques publiques des pêches, contribuant à enrichir l'analyse des tensions et des stratégies de gestion durable. Le processus de collecte s'est déroulé avec l'appui des instituts de recherche partenaires1. Ces collaborations ont facilité la coordination du travail de terrain et assuré un accès privilégié aux communautés locales et aux acteurs clés du secteur, garantissant ainsi la validité et la représentativité des données collectées.
24Pour évaluer les conflits et rivalités entre pêcheurs artisanaux et industriels, nous avons adopté une approche inspirée des théories des conflits intergroupes et de la réconciliation de Bar-Tal (2000, 2007) et Čehajić-Clancy et al. (2016). Cette approche, adaptée à des groupes distincts, mais pratiquant la même activité, identifie quatre catégories de perceptions essentielles : les perceptions du groupe rival, pour comprendre les stéréotypes et préjugés mutuels ; les perceptions des relations intergroupes, pour explorer l’historique des relations ; les perceptions du groupe propre, pour analyser comment chaque groupe se légitime dans le conflit ; et les perceptions de la nature du conflit, pour évaluer les perspectives de résolution et de réconciliation. Cette méthodologie a été choisie pour sa capacité à décomposer les conflits complexes en éléments analytiques, facilitant ainsi l’identification de solutions adaptées pour les parties en conflit.
25Pour l’analyse des tensions liées à la présence des industries extractives (exploitation pétrolière et gazinière extraterritoriale) chevauchant souvent avec des AMP, les conflits dus à l’extension des AMP, et les autres conflits latents identifiés, une approche thématique a été réalisée. Cela a consisté, dans un premier temps, à identifier les thèmes récurrents à partir de l’analyse des entretiens et des groupes de discussion, en codant ces thèmes. Une fois ce travail effectué, une analyse de redondance a été appliquée pour évaluer la fréquence avec laquelle chaque thème était mentionné par les différents acteurs interviewés. Cette fréquence a permis d'attribuer des scores aux tensions identifiées, en tenant compte de la répétition des thèmes, afin de quantifier l'importance perçue de chaque conflit et les causes. Ces scores ont ensuite servi à classer les tensions selon leur importance, en fonction des perceptions exprimées par les différents groupes de pêcheurs et autres parties prenantes.
26L’analyse met en évidence un fossé clair entre les perceptions des pêcheurs artisanaux et industriels, révélant des tensions profondes autour de la pratique de l’activité de pêche par les deux entités. Les pêcheurs artisanaux, qui représentent une grande majorité de l'échantillon, ressentent une marginalisation forte, soit 62% des artisans pêcheurs interviewés, et accusent les pêcheurs industriels d'accaparement des ressources (75%) et de non-respect des limites géographiques (80%) (Tableau 2). À l'inverse, les industriels se concentrent davantage sur la légitimité de leurs pratiques (54%) et la défense de la durabilité (68%) (Tableau 2).
Tableau 2. Fréquence des perceptions spécifiques dans l’échantillon total (N=500) et les sous-groupes de la pêche artisanale et industrielle, selon le nombre d’occurrences codées lors de l’analyse
Catégorie de perceptions et perceptions historiques
|
Échantillon Total
(N=500)
|
Pêche artisanale
(n=400) %
|
Pêche industrielle et semi-industrielle (n=80 + 20) %
|
Perceptions du Groupe rival
|
Accaparement des ressources
|
325 (65%)
|
75
|
25
|
Non-respect des limites géographiques
|
325 (65%)
|
80
|
05
|
Ignorance des impacts locaux
|
180 (36%)
|
35
|
40
|
Résistance au changement
|
240 (48%)
|
45
|
60
|
Pratiques non durables
|
252 (50%)
|
54
|
36
|
Perceptions du groupe propre
|
Victimisation et marginalisation
|
248 (50%)
|
62
|
04
|
Défense de la durabilité
|
24 (50%)
|
45
|
68
|
Légitimé des pratiques
|
174 (35%)
|
30
|
54
|
Solidarité et unité
|
222 (44%)
|
38
|
70
|
Nécessité économique
|
194 (39%)
|
45
|
14
|
Perception des relations intergroupes
|
Méfiance mutuelle
|
240 (48%)
|
58
|
08
|
Conflits anciens
|
189 (38%)
|
44
|
13
|
Manque de collaboration
|
234 (47%)
|
53
|
22
|
Compétition en mer
|
325 (65%)
|
75
|
25
|
Perceptions de la nature du conflit
|
Compétition pour l’accès aux zones de pêche et ressources marines
|
279 (56%)
|
68
|
07
|
Utilisation de techniques de pêche intensives et destructrices
|
201 (40%)
|
49
|
5
|
Différence de moyens financiers et technologiques
|
251 (50%)
|
62
|
03
|
Politiques gouvernementales perçues comme favorisant l’un au détriment de l’autre
|
193 (39%)
|
42
|
25
|
Conflit entre tradition et modernité*
|
266 (53%)
|
64
|
10
|
Données d’enquête de terrain, Dème et al., 2023
* Nous entendons par « conflits entre tradition et modernité » les conflits liés aux techniques de pêche utilisées, à l’intensité des captures et aux visions divergentes de la durabilité. Ce type de conflits oppose les méthodes artisanales traditionnelles, souvent perçues comme plus sélectives et respectueuses des écosystèmes, à des pratiques modernes plus intensives, telles que l’utilisation de sennes tournantes ou de chaluts.
27La méfiance mutuelle entre les deux groupes est un thème récurrent, avec 58% des pêcheurs artisanaux exprimant ce sentiment contre seulement 8% du côté des industriels (Tableau 2). Cette méfiance est exacerbée par la compétition pour l'accès aux ressources marines et l’utilisation de techniques de pêche intensives, des causes perçues par 56% et 40% de l’échantillon total, respectivement. De plus, la différence de moyens financiers et technologiques accentue les inégalités perçues, avec 50% des participants notant cette disparité, dont une majorité d’artisans (62%) (Tableau 2). Enfin, le conflit entre tradition et modernité est un autre facteur important de tension, avec 53% de l’échantillon total, notamment 64% chez les artisans, voyant cette opposition comme une source majeure de conflit (Tableau 2).
28Les tensions entre les pêcheurs sont difficilement quantifiables en raison de l’absence de registre officiel d’enregistrement des conflits. Ainsi, une approche qualitative a été adoptée pour analyser et distinguer les conflits entre les différents types de pêcheurs artisans et industriels, en mesurant leur fréquence et les motifs sous-jacents. Les conflits très fréquents sont généralement liés aux dommages matériels. Par exemple, les interactions entre filets maillants fixes et chaluts sont courantes, les chaluts raclant les fonds marins et endommageant les filets fixes, entraînant des pertes matérielles (Tableau 3). De même, les sennes tournantes et filets dormants se heurtent souvent, car les sennes couvrent de larges zones, endommageant les filets dormants. Enfin, les chaluts et filets dérivants sont aussi fréquemment en conflit, les chaluts perturbant les filets dérivants et causant d'importantes pertes matérielles (Tableau 3).
Tableau 3. Conflits entre les types d'engins de pêche répertoriés : occurrences, motifs et références
Données d’enquête de terrain, Dème et al., 2023
29Les conflits fréquents sont principalement liés à la compétition pour les ressources. Par exemple, les filets maillants fixes et filets dérivants sont souvent enchevêtrés, exacerbant la concurrence pour les ressources dans les mêmes zones de pêche. Les filets maillants fixes et les lignes à main sont également en compétition régulière pour l'accès aux mêmes zones (Tableau 3). De plus, la senne de plage entre en conflit avec les filets dérivants et les lignes à main, car ces engins se disputent les poissons côtiers, perturbant les opérations des autres. Enfin, les conflits peu fréquents concernent des engins qui partagent occasionnellement les mêmes zones (Tableau 3). Par exemple, les filets maillants fixes et les sennes tournantes sont parfois en conflit, bien que cela soit moins fréquent, car ces engins ne sont pas toujours utilisés simultanément dans les mêmes zones.
30Le tableau 4 met en évidence les occurrences des tensions perçues par les pêcheurs artisanaux dans les zones extraterritoriales de Sangomar, Grand Tortue Ahmeyim, et Saint-Louis Offshore Profond. Les tensions liées à l'accès aux zones de pêche apparaissent entre 75 et 100% des cas selon les zones, signalant une occurrence systématique de cette difficulté (Tableau 4). La dégradation de l'environnement marin génère des tensions dans 75% des cas, affectant les activités de pêche dans ces zones (Tableau 4).
Tableau 4. Occurrence des tensions perçues par les pêcheurs artisanaux dans les zones extraterritoriales de Sangomar, Grand Tortue Ahmeyim et Saint-Louis Offshore Profond
Données d’enquête de terrain, Dème et al., 2023
- 2 Il faut préciser ici que les conflits économiques se réfèrent principalement à des tensions liées à (...)
31Les conflits économiques, sociaux et communautaires2 sont relevés avec une occurrence de 50%, indiquant des tensions modérées entre les pêcheurs artisanaux et les activités extraterritoriales. Les tensions liées à la sécurité maritime sont présentes dans 75% des cas, tandis que la diminution des captures est également perçue comme un problème récurrent dans 50% des occurrences (Tableau 4). Les contraintes de navigation en zone extraterritoriale sont mentionnées dans 50% des cas pour chaque site. Enfin, la congestion maritime est plus marquée à Saint-Louis Offshore Profond, avec 25% des cas, et la navigation nocturne compromise est observée dans 25% des occurrences pour l'ensemble des zones (Tableau 4).
32Les conflits liés à l’accès aux ressources sont les plus sévères dans les AMP des pays de la CSRP, atteignant des niveaux de 10 à 12 sur une échelle de 0 à 12 (Figure 2). Ces tensions sont particulièrement critiques dans des sites tels que le Parc national du Banc d’Arguin (PNBA) en Mauritanie et les AMP Joao Vieira Poilao et Urok en Guinée-Bissau, où la compétition pour les ressources halieutiques, essentielles à la subsistance des communautés locales et étrangères est intense. Les conflits socioéconomiques sont également importants, avec des niveaux variants entre 6 et 10, en particulier les Parcs nationaux de Tanbi et Niumi en Gambie, où la forte dépendance des populations aux ressources marines génère des tensions continues (Figure 2).
- 3 Il faut préciser que les conflits culturels renvoient ici aux contradictions entre les régulations (...)
Figure 2. Occurrence et degré de sévérité des conflits (selon la nature) identifiée par les acteurs et gestionnaires dans les Aires marines protégées d'Afrique de l'Ouest3
Données d’enquête de terrain, Dème et al., 2023
33Les conflits environnementaux se situent à des niveaux modérés, entre 4 et 8, dans des zones comme la réserve naturelle (RN) des Îles Tristao en Guinée et l'AMP de Joal-Fadiouth au Sénégal (Figure 2). Les conflits de gouvernance et d'usages sont eux aussi présents, oscillant entre 5 et 9 dans des sites comme les AMP de Gorée et Cayar au Sénégal, où la gestion des ressources et les activités concurrentes entre pêcheurs artisans posent des défis importants. Enfin, les conflits culturels, bien que moins fréquents, présentent une occurrence modérée à faible dans la plupart des AMP des pays membres de la CSRP. Leur degré de sévérité varie généralement entre 3 et 6, ces tensions étant principalement liées aux enjeux souvent contradictoires entre les régulations des AMP et les pratiques traditionnelles des populations locales (Figure 2).
34Les résultats de ce travail montrent que les conflits liés à l’accès et à l’exploitation des ressources marines dans les pays de la CSRP sont sur le point de s’intensifier, en raison de multiples facteurs convergents. La concurrence accrue entre pêcheurs artisanaux et industriels, l’expansion des industries extractives extraterritoriale, et l'extension des AMP créent des tensions complexes. Le sentiment de marginalisation des pêcheurs artisanaux relatif aux capacités financières et technologiques des flottes industrielles, les conflits intragroupes autour des engins de pêche, et les restrictions d’accès imposées par les AMP, révèlent des déséquilibres de pouvoir et une compétition croissante pour des ressources limitées. De plus, les chevauchements des activités extraterritoriales avec les zones de pêche protégées compromettent non seulement l'intégrité des écosystèmes, mais exacerbent aussi les inégalités économiques et sociales au sein des communautés.
35Les rivalités entre pêcheurs artisanaux et industriels reflètent des tensions profondes liées à l'accès aux ressources marines, exacerbées par des asymétries de pouvoir et des visions divergentes de la durabilité. Dans la plupart des cas, les pêcheurs artisanaux se sentent marginalisés face à la puissance financière et technologique des flottes industrielles, qui tendent à contourner les réglementations spatiales en pénétrant dans les zones côtières réservées, violant ainsi les frontières définies pour protéger les pêcheries artisanales, une pratique illégale. Les pêcheurs industriels, de leur côté, justifient leurs pratiques par des arguments de rentabilité et de « pêche responsable », alignés sur les discours de durabilité économique (Gordon et al., 2021). Ces propos sont avancés avec des arguments mettant en avant la rigueur de la surveillance exercée sur leurs activités, notamment à travers la fixation de quotas, l’embarquement d’observateurs indépendants, la tenue d’un registre des captures et zones de pêche, et l’utilisation d’engins de pêche sélectifs. Ces arguments, bien qu’avancés dans les discours, contrastent avec les pratiques sur le terrain. La recherche de Belhabib et al. (2019) montre que la pêche INN liée à la pêche industrielle représente près de 30% des activités dans les eaux d’Afrique de l’Ouest, entrainant des pertes économiques estimées à 2,3 milliards de dollars par an.
36Globalement, ce déséquilibre de pouvoir entre pêche artisanale et industrielle est alimenté par des politiques de gestion souvent perçues comme biaisées en faveur des intérêts industriels, renforçant les conflits autour des pratiques de pêche intensives, de l'appropriation des ressources, et du non-respect des limites spatiales (Seto et al., 2023). Les tensions liées à la pêche illégale, qu’elle soit industrielle ou artisanale, révèlent des failles structurelles dans la gouvernance, où l’absence de régulations efficaces et équitables favorise l’émergence de pratiques contestées. La méfiance mutuelle découle également d’un choc culturel entre tradition et modernité, où les pêcheurs artisanaux valorisent des méthodes locales, tandis que les industriels adoptent des approches plus intensives (Tacon et Metian, 2009). Ce choc va au-delà des simples conflits d’accès ou de durabilité et reflète des oppositions profondes entre des modèles de gestion communautaires, basés sur des pratiques traditionnelles, et des logiques modernes, axées sur l’intensification de la rentabilité. Ces tensions présentes également au sein de la pêche artisanale, traduisent une fracture culturelle liée à l’adoption de techniques modernes pour certains groupes, créant des déséquilibres symboliques et pratiques. La gouvernance des pêches, souvent inadaptée à ces dynamiques, manque de mécanismes pour concilier ces différents intérêts et inclure les communautés locales dans la gestion des ressources, tout en assurant une application équilibrée et cohérente des régulations, afin de réduire les pratiques illégales et les inégalités perçues. Ce manque d’équité perpétue un cycle de tensions et de rivalités (Dème et Failler, 2024).
37En outre, les tensions intragroupes parmi les pêcheurs artisanaux se manifestent principalement autour de la compétition pour les ressources, les conflits liés aux engins de pêche et l’absence de régulation adéquate. Les conflits recensés entre les différents types de pêcheurs artisanaux dans le cadre de cette étude, tels que ceux entre filets maillants fixes et filets dérivants, sennes tournantes et chaluts, sont révélateurs d’une lutte pour l’accès aux zones de pêche et aux ressources marines. Ces rivalités sont aggravées par le déclin des stocks de poissons et les pressions environnementales, qui augmentent la fréquence des interactions négatives, notamment l’enchevêtrement des filets et les dommages matériels (Sarre et al., 2024; Brehmer et al., 2021; Diogoul et al., 2021; Failler, 2014). La diversité de pêche au sein des communautés artisanales, avec des méthodes variées et des moyens financiers inégaux, génère des tensions, notamment lorsque certains groupes perçoivent l’utilisation de techniques intensives, exemple des chaluts de la pêche industrielle et de la senne tournante pour la pêche artisanale, comme une menace pour leurs propres activités. De plus, ces conflits sont également exacerbés par des systèmes de gestion des ressources inadaptés, où l’absence de régulation efficace crée un vide dans la gouvernance des pêcheries (Ouréns et al., 2022). Ce vide dans la gouvernance se manifeste par une incapacité à surveiller et faire respecter les règles existantes. Ainsi, chaque groupe de pêcheurs agit de manière compétitive pour maximiser ses bénéfices, souvent au détriment des autres, reflétant une dynamique de « tragédie des communs » (Seto et al., 2023; Tacon et Metian, 2009; Johnson et Stein, 1986; Clark, 1980). Cette situation est aggravée par des logiques de domanialisassions. En centralisant la gestion des ressources marines sous l’autorité de l’État, les systèmes traditionnels de gouvernance collective ont été affaiblis. À tout cela s’ajoutent les questions de légalité et d’illégalité, où certains groupes, faute de régulations efficaces, adoptent des pratiques non conformes telles que l’utilisation des monofilaments. Ces comportements illégaux, bien que souvent motivés par des nécessités économiques, exacerbent les rivalités intergroupes, car ils créent un sentiment d’injustice parmi les acteurs respectant les normes en vigueur et fragilisant davantage les structures de gouvernance locales. Ainsi, les inégalités économiques, les connaissances et performances des techniques de pêche, les différences d’accès aux technologies et aux marchés contribuent à la polarisation des intérêts au sein des communautés artisanales, rendant les tensions encore plus complexes et profondes.
38Quant aux conflits liés aux industries extractives extraterritoriales, tels qu’identifiés dans cette étude, ils sont exacerbés par des facteurs techniques, économiques et sociaux. Sur le plan technique, il ressort des discussions avec les pêcheurs artisanaux que les plateformes pétrolières et gazières, avec leurs lumières vives et structures complexes, créent des zones de concentration de poissons, souvent désignées dans la littérature comme des Dispositifs de concentration de poissons (DCP) involontaires (Taquet et al., 2007). Ces zones, situées notamment à Sangomar, Grand Tortue Ahmeyim, et Saint-Louis Offshore Profond, sont devenues des lieux attractifs pour les pêcheurs artisanaux en raison de l’accumulation significative de stocks de poissons (Taquet et al., 2007). Cependant, les résultats de l’étude révèlent que des restrictions strictes imposées autour de ces installations interdisent l’accès aux pêcheurs locaux, créant ainsi un fossé économique important. Selon les données de terrain (Tableau 4), les tensions liées à l'accès aux zones de pêche apparaissent dans 75 à 100% des cas selon les zones, signalant une difficulté systématique et généralisée. Ce contrôle des zones maritimes par les industries extractives représente une forme de privatisation de l’espace maritime, dans lequel les ressources halieutiques traditionnellement accessibles aux communautés côtières sont désormais soumises aux intérêts industriels. Cette dynamique correspond à ce que Bavinck et al. (2017) qualifient de « mouvements d'enclosure », où des portions de biens communs sont progressivement accaparées par des entités externes (Bavinck et al., 2017). Dans ce contexte, les pêcheurs artisanaux se heurtent à des barrières physiques et réglementaires, limitant leur accès aux zones de pêche et augmentant leurs coûts opérationnels, comme le montre l’occurrence des tensions économiques dans 50% des cas (Tableau 4).
39De plus, les contraintes de navigation en zone extraterritoriale, présentes dans 50% des occurrences, et la congestion maritime, particulièrement marquée à Saint-Louis Offshore Profond (25%), illustrent les perturbations subies par les pratiques de pêche traditionnelle. Du point de vue social et culturel, la mer est perçue par les communautés de pêcheurs artisanaux comme un bien commun essentiel, lié à leur identité, leur patrimoine culturel et leur subsistance (Jentoft et al., 2010). Les résultats de l’étude montrent que la dégradation de l’environnement marin, due aux activités extractives, est une source de tension dans 75% des cas. Cette situation est perçue comme une forme d'expropriation par les pêcheurs artisanaux, qui estiment que les ressources marines leur reviennent légitimement selon la théorie des « droits coutumiers ». Ainsi, l’exclusion des zones attractives autour des plateformes extraterritoriales est vue comme une dépossession au profit d’entreprises, souvent étrangères, accentuant le sentiment d’injustice et de marginalisation (Siffert, 2017; Dahou, 2009; Dahou et Cheikh, 2007; Guilavogui et al., 2002; Cormier-Salem, 2000). Dans la plupart des cas, ces ressentiments économiques et sociaux intensifient les conflits, particulièrement lorsque les pêcheurs se considèrent victimes d’un système qui favorise les intérêts des industries extractives (Cormier-Salem, 2000).
40En outre, les tensions liées à la sécurité maritime (présentes dans 75% des cas) et la diminution des captures (50%) renforcent les perceptions de vulnérabilité et de précarité des communautés de pêcheurs (Acosta-Alba et al., 2022). L’imposition de ces limites, les perturbations des pratiques de pêche traditionnelle et la concurrence pour les ressources marines créent un environnement conflictuel où les pêcheurs artisanaux se battent pour préserver leurs droits d’accès et leurs moyens de subsistance face à l’expansion des industries extractives (Dahou, 2023).
41L'extension des AMP dans l'espace des pays de la CSRP est un facteur clé qui contribue à la complexité des problématiques liées aux industries extractives et aux conflits d'usage des ressources marines (Assis et al., 2021; Clark, 2020; Failler et al., 2019; Tiller et Nyman, 2018). Les pays de la CSRP, qui abritent actuellement 84 AMP couvrant une superficie de plus de 3,1 millions d'hectares, ont progressivement élargi leurs zones protégées dans le but de préserver la biodiversité marine et de renforcer la résilience des écosystèmes face aux pressions anthropiques (Tableau 5) (Failler et al., 2019).
Tableau 5. Répartition des Aires marines protégées et des superficies couvertes dans les pays de la CSRP
Pays
|
Nombres AMP
|
Superficie couverte (ha)
|
Cabo Verde
|
24
|
176 406
|
Gambie
|
15
|
92 004
|
Guinée
|
6
|
220 382
|
Guinée-Bissau
|
6
|
559 035
|
Mauritanie
|
5
|
1 245 471
|
Sénégal
|
23
|
677 243
|
Sierra Leone
|
5
|
135 173
|
Total
|
84
|
3 100 716
|
Failler et al., 2019
42Les restrictions d’accès imposées par ces AMP créent des tensions complexes entre les pêcheurs artisanaux locaux, les gestionnaires et les pêcheurs migrants (Dème et al., 2021). Ces derniers, souvent issus d'autres pays ou régions en raison de la raréfaction des stocks halieutiques dans leurs propres eaux, se déplacent vers les zones de pêche protégées, ajoutant une dimension transfrontalière aux conflits (Dème et al., 2023; Asiedu et al., 2022; Dème et al., 2021b; Failler et al., 2020). La pêche migrante, fréquemment confrontée à des réglementations strictes, aux quotas, et à des droits d'usage limités dans les AMP, provoque une intensification de la compétition pour les ressources, ce qui se traduit par des niveaux de conflit variant de 10 à 12 sur une échelle de 0 à 12. Ce phénomène est renforcé par les politiques de conservation qui ne parviennent pas toujours à intégrer la mobilité des pêcheurs artisans à l’échelle régionale (Dème et al., 2021b). L'extension des AMP dans la prochaine décennie, sous l'impulsion du BBNJ et de l'initiative 30x30, entrainera un chevauchement inévitable et accru avec les zones d’exploitation pétrolière et gazière extraterritoriales, exacerbant les conflits d’usage (Figure 3) (Clark, 2020). Cette superposition opposera de manière frontale les objectifs de conservation et d'exploitation, sans que des mécanismes clairs de résolution des conflits aient été anticipés. Les activités extractives, en fragmentant les habitats marins, en polluant les eaux et en perturbant la migration des stocks halieutiques, viendront compromettre l'intégrité des AMP et, par extension, la sécurité alimentaire des communautés locales (van der Wal et Goudswaard, 2008). Parallèlement, l’extension des AMP réduira encore plus les espaces disponibles pour la pêche artisanale, renforçant la compétition pour les ressources et alimentant les tensions sociales. Le manque de coordination entre les différents secteurs et l'absence de cadres efficaces pour gérer ces conflits provoqueront une montée en intensité des luttes pour l'accès aux ressources marines, risquant de plonger les zones côtières dans une crise socioéconomique.
Figure 3. Prospective : Zones marines protégées supplémentaires à couvrir pour chaque pays en vue de l'objectif 11 d'Aichi
Failler et al., 2020
43La CSRP, en tant qu’institution régionale, a un rôle important à jouer dans la prévention et la gestion des conflits liés à l'exploitation des ressources marines. Avec la croissance démographique, le changement climatique et la surexploitation des stocks, les tensions entre pêcheurs artisanaux, industriels, et acteurs des industries extractives s'intensifient. Cependant, le rôle de la CSRP ne peut se limiter à une définition normative de ses responsabilités. Les conflits doivent être analysés à travers une vision constructiviste, prenant en compte les dynamiques complexes entre les États membres, dont les intérêts divergent souvent, que ce soit dans la gestion des pêches ou dans le développement de l’exploitation minérale. Les tensions transfrontalières, comme celles observées entre pêcheurs sénégalais et garde-côtes mauritaniens, illustrent la nécessité d’une action concertée.
44Ainsi, la CSRP devrait non seulement harmoniser les politiques de pêche des pays membres et intégrer la pêche migrante dans les plans d’aménagement, mais aussi faciliter des accords transfrontaliers équitables, incluant des quotas partagés et des règles claires pour l’utilisation des zones maritimes. Cependant, ces efforts doivent également tenir compte des conflits d’intérêts liés aux ressources extractives extraterritoriales, où les chevauchements entre zones économiques exclusives et AMP amplifient les tensions entre États et acteurs maritimes. L’approche de la CSRP doit aller au-delà de la simple gestion technique en s’appuyant sur des mécanismes de médiation politique, de coordination régionale et de dialogue entre États membres pour concilier les priorités économiques et environnementales. En adoptant une approche plus intégrée et coopérative, la CSRP pourrait mieux répondre aux défis actuels, en traitant les conflits non seulement comme des enjeux locaux ou techniques, mais aussi comme des problématiques régionales nécessitant une coordination approfondie entre les États membres. Cette vision élargie permettrait de renforcer la durabilité et l’équité dans l’exploitation des ressources marines.
45Les conflits dans les pêcheries artisanales de la région de la CSRP sont alimentés par une combinaison de facteurs structurels et interactionnels, qui se manifestent sous des formes à la fois latentes et ouvertes. Les facteurs structurels, tels que l'extension des AMP, l'influence des industries extractives et les politiques de gestion des pêches perçues comme inéquitables, génèrent des tensions profondes. Ces tensions sont d'abord latentes, cachées sous des sentiments de marginalisation, d'injustice et de frustration chez les pêcheurs artisans. Elles s’aggravent à mesure que les conflits d’usage, les rivalités pour l'accès aux ressources, et les pressions économiques augmentent. La situation devient manifeste lorsque ces tensions éclatent en conflits ouverts, notamment à travers des confrontations directes entre pêcheurs artisanaux et industriels, ou lors d'incidents transfrontaliers impliquant les pêcheurs migrants et les garde-côtes de pays voisins. Les facteurs interactionnels, tels que les rivalités internes entre groupes de pêcheurs artisans, les différences technologiques et les effets du changement climatique, renforcent ces conflits. En l'absence de mécanismes de gestion adaptés, ces conflits risquent de s’intensifier, d'autant plus avec la croissance démographique, la surexploitation des stocks et l’expansion des activités extraterritoriales. La CSRP, en tant qu'institution régionale, doit reconnaître ces conflits latents et manifestes comme des enjeux aussi importants que la gestion des stocks halieutiques. Elle doit œuvrer à harmoniser les politiques de pêche des pays membres, intégrer la pêche migrante dans les plans d’aménagement et développer des mécanismes de coopération transfrontalière. Une approche coordonnée et inclusive est nécessaire pour prévenir l'escalade de ces tensions, soutenir les communautés locales et assurer une exploitation durable et équitable des ressources marines dans la région.