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Aires naturelles protégées en Afrique francophone : entre conservation de la biodiversité et conflits environnementaux, quelles perspectives d’intégration et d’appropriation par les communautés riveraines ?

Dynamiques stratégiques autour de la forêt classée de l’Alibori Supérieur au Bénin

Strategic dynamics around the Alibori Superieur classified forest
Yarou Guera Chabi Yoro et Rose Kikpa Bio

Résumés

Les écosystèmes forestiers, qui fournissent de multiples services et biens aux humains, subissent diverses pressions anthropiques et climatiques. L’établissement de certaines aires protégées par les autorités modifie cependant le mode de vie et d’organisation des populations locales, notamment en Afrique. Cette recherche analyse les facteurs contribuant à la dégradation de la forêt classée de l’Alibori Supérieur au Bénin. Les techniques de collecte de données mobilisées ont été l’entretien semi-dirigé et l’analyse des données cartographiques. L’échantillonnage s’est basé sur la technique du choix raisonné visant un profil diversifié, suivi de la technique boule de neige qui a permis d’interviewer cinquante participants tels que des agents forestiers, des élus locaux, les populations riveraines. Cette recherche s’appuie sur la perspective stratégique de Crozier et Friedberg (2014). Les résultats géospatiaux démontrent une réduction significative des surfaces boisées de la forêt classée, avec la forêt claire et savane boisée passant de 57 911 hectares en 2000 à 4 740 hectares en 2022. Ensuite, les données révèlent que l’expansion clandestine des terres agricoles ainsi que les activités agropastorales au sein de la forêt par les populations riveraines sont les principales causes de cette dégradation. De plus, les règlements de gestion et de conservation mis en place ont conduit à des stratégies de contournement, accélérant ainsi la dégradation et la surexploitation des ressources naturelles. Les populations locales, installées depuis plusieurs générations bien avant la création de la forêt classée en 1955, entretiennent un sentiment enraciné d'appartenance et de droit légitime sur ces terres, qu'elles perçoivent comme leur héritage ancestral. Ce lien, associé à leur mode de vie axé principalement sur l’agriculture et l’élevage, constitue une menace persistante pour l’équilibre de l’écosystème tout en exacerbant les tensions entre les différents usagers de la forêt.

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Texte intégral

Les auteurs remercient les répondants et les guides locaux sur le terrain de recherche pour leur aide lors de la collecte des données. Les remerciements s’adressent également aux évaluateurs anonymes et aux éditeurs de la revue Vertigo pour la contribution à l’amélioration de cette étude.

Introduction

1Les aires protégées font partie des outils de conservation de la biodiversité qui restent d’actualité face aux changements globaux. Sous différentes dénominations et avec des statuts et formes de régulation variés, les aires protégées se définissent comme généralement des portions de terre ou de mer reconnues et gérées, selon des dispositifs juridiques ou autres moyens visant la conservation de la nature, des services écosystémiques et en intégrant toutes les dimensions de la durabilité (Kikpa Bio et Dupras, 2023 ; Aubertin et Rodary, 2013 ; Dudley, 2008). À la suite de la création des réserves naturelles de Fontainebleau (1861 en France), de Yellowstone (1872 aux États-Unis) ou du parc national de Banff (1885 au Canada), plusieurs aires protégées ont vu le jour en Afrique, comme, le Parc national Kruger (1898 en Afrique du Sud), la réserve du Kilimandjaro (1910 en Tanzanie) ou le parc national Albert (1925 au Congo démocratique) (El-Hajj Sawaya, 2016 ; Depraz, 2008). Au-delà du contexte politique et culturel des pays dans lesquels s’inscrivent ces aires protégées, leur création est liée à l'émergence d'un paradigme environnemental global de l’idée de protection de la nature. Cette tendance a engendré trois grands paradigmes d'établissement des aires protégées : le naturaliste sensible, le radical et l'intégrateur (Depraz, 2008). Ces paradigmes d’établissement des aires protégées ont évolué selon les contextes socio-environnementaux locaux. Le premier, naturaliste sensible, est né dans un contexte où la préservation pittoresque et patrimoniale était prioritaire, valorisant la beauté des paysages et l’héritage culturel. Ensuite, avec la montée de la prise de conscience généralisée du changement climatique, le paradigme radical a émergé, adoptant une protection stricte centrée sur l’écologie, souvent en négligeant les dimensions sociales et politiques locales. Enfin, dans un contexte de complexité croissante des enjeux environnementaux et sociaux au milieu du XXe siècle, le paradigme intégrateur s’est imposé. Celui-ci cherche à concilier conservation écologique et inclusion des communautés locales grâce à des modes de gestion diversifiés, comme la gestion participative (Havard, 2013 ; Depraz, 2008). L’approche de conservation caractéristique du paradigme radical s’est imposée en Afrique pendant la période coloniale. À cette époque, le récit colonial présentait l’Afrique comme un Éden intact nécessitant une protection et l’établissement des aires protégées était perçu comme un devoir du colonisateur pour le bien-être des populations colonisées (Depraz, 2008 ; Adams et Hutton, 2007). Ainsi, pendant la période coloniale, on assiste à l’établissement des réserves naturelles strictement protégées, des réserves de faune et de chasse, des villégiatures, d’espaces exotiques destinés à des activités récréatives comme le sport et la chasse (Havard, 2013 ; Saleh, 2012). Ceci a permis de préserver de nombreux territoires et ressources naturelles (Roe et al., 2009) malgré les effets néfastes sur la population (Alden Wily, 2008).

2Au Bénin, la plupart des grandes aires protégées telles que la réserve de la Pendjari (1954), la forêt classée de l’Alibori Supérieur (1955), ont été établies durant la période coloniale. Leur gestion était d’abord assurée de manière exclusive par une administration coloniale, puis par une administration étatique centralisée après l’indépendance (MEHU, 2011 ; UICN/PAPACO, 2009). Bien qu'elles aient contribué à la préservation des ressources naturelles, la création de ces aires protégées a engendré des conséquences sociales, matérielles et symboliques majeures, telles que la dépossession des terres, l’interdiction ou la restriction des pratiques traditionnelles, et parfois même l'expulsion forcée des populations locales (Tsayem, 2008).

  • 1 L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), organisation mondiale reconnue pou (...)

3L'approche de gestion basée sur l'exclusion des populations locales et leur éloignement des aires protégées a commencé à être remise en cause au milieu du XXe siècle, suite aux travaux de recherche multidisciplinaire et à plusieurs sommets internationaux (Adams et Hutton, 2007 ; West et al., 2006 ; Belsky, 1999). Ce tournant a marqué la transition du paradigme environnemental radical vers un paradigme intégrateur, notamment à travers la première conférence internationale pour l’environnement en 1972, les rapports du Club de Rome et de Brundtland qui ont introduit le concept de développement durable (CMED, 1987). Ces nouvelles perspectives ont encouragé une révision des pratiques de gestion des aires protégées, avec une reconnaissance accrue des droits des communautés locales à participer à la gestion de leurs territoires et de leurs ressources (Worboys, 2020 ; Roe et al., 2009 ; Woodley, 2008 ; West et al., 2006). La participation locale fut encouragée, permettant une gestion plus inclusive et transformant les pratiques ainsi objectifs de conservation (Compagnon et Constantin, 2000 ; Wells et Brandon, 1992 ; Kiss, 1990). Face à ces mutations l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN)1 a défini en 1994 et actualisé en 2008, six catégories d’aires protégées : les réserves naturelles intégrales ou zones de natures sauvages (I), les parcs nationaux (II), les monuments ou éléments naturels (III), les aires de gestion des habitats ou espèces (IV), paysages terrestres ou marins protégés (V) et les aires protégées avec utilisation durable des ressources naturelles (VI). Ces catégories ont été conçues pour s’adapter à différents contextes et exigences de protection (CENAGREF/PAPE, 2013).

  • 2 À travers notamment des sommets sur « Sacré et l’Environnement » de Paris en 1991, le congrès « The (...)

4Au dela de ces catégories de conservation, l’UICN distingue quatre grands types de gouvernance des aires protégées, en fonction de l'autorité détenant le pouvoir de décision et la responsabilité de la gestion : elles peuvent être gérées par le gouvernement, le privé, en gestion partagée, la population autochtone ou la communauté locale (Kikpa Bio, 2024). Au Bénin, les systèmes de gestion endogène des forêts sacrées et réserves ancestrales qui prévalaient avant la colonisation au Bénin et dans certains autres contextes africains suscitent un intérêt grandissant2. Ces systèmes reposent sur des normes traditionnelles et rites socio-culturels permettant la protection des espaces et éléments remarquables de l’environnement (cours d’eau, formations forestières, et cetera) et aussi des espèces spécifiques telles que certains arbres ou animaux (Briones Alonso et al., 2016 ; Juhé-Beaulaton, 2008 ; Agbo et Sokpon, 1998). En 2010, le Bénin a d’ailleurs lancé le Projet d’Intégration des forêts sacrées dans le système des aires protégées (PIFSAP) qui a abouti à l’élaboration et de la mise en œuvre d’un plan d’aménagement et d’un cadre de gestion communautaire.

5Malgré les mutations des politiques environnementales sur le plan international et national, la structure de gestion de la forêt classée de l’Alibori Supérieur s’inscrit encore dans la logique du paradigme radical comme d’autres aires protégées du Bénin, caractérisée par l’expropriation des terres cultivables des populations locales sans proposer de véritables alternatives (Arouna et al., 2016). À la suite de l’établissement de l’arrêté N°6459 SE du 18 août 1955, les populations des localités concernées ont été expropriées de leurs terres agricoles par l’État du Dahomey, devenu plus tard le Bénin. Cette mesure a engendré une profonde inégalité sociale, comme le souligne Mengue-Medou (2002). Les populations locales appartenant en majorité à l’aire culturelle batombu se sont installées dans la région entre le VIIe et le VIIIe siècle (Dafia, 2020). La gestion de la forêt classée de l’Alibori Supérieur impose un régime répressif aux populations locales dont les principales activités sont l’agriculture, l’élevage et la pêche. La politique forestière appliquée jusque dans les années 1980, basée sur une approche de type « police forestière », n’a pas réussi à protéger ce patrimoine forestier de la dégradation de la biodiversité.

6Depuis plusieurs décennies, la forêt classée subit une dégradation rapide principalement sous l’effet de la pression anthropique marquée par la colonisation agricole massive, les pratiques de cultures semi-itinérantes sur brulis, le développement d’habitations et le surpâturage. En conséquence, la forêt a perdu près de 40 % de la superficie de ses formations végétales naturelles comme forêts claires, savanes boisées, savanes arborées et savanes arbustives remplacées par des formations anthropiques telles que des mosaïques de champs, des jachères et des agglomérations (Arouna et al., 2016). Il est également important de souligner que cette forêt classée est entourée par les communes de Banikoara, de Gogounou, de Kandi et de Kèrou qui constituent le bassin cotonnier du Bénin. Ces zones, ainsi que la forêt, sont principalement occupées par des activités agropastorales et d’exploitation forestière (Issiako, 2015). Ainsi, le Bénin, et plus spécifiquement la gestion de la forêt classée de l’Alibori Supérieur, fait face à de nombreux défis liés à la mise en œuvre de politiques environnementales, notamment la faible prise en compte des réalités locales et la poursuite de la dégradation des espaces naturels. Face aux règles imposées, les communautés locales ont développé des stratégies alternatives pour les contourner. L’analyse de ces dynamiques sociales est cruciale pour comprendre la source et les stratégies qui occasionnent la destruction des écosystèmes forestiers. L’objectif de cette étude consiste à analyser les facteurs qui expliquent la dégradation de la réserve forestière de l’Alibori Supérieur au Bénin. Pour étudier ces facteurs, nous mobilisons dans cette étude le cadre théorique de l’analyse stratégique.

Cadre théorique : l’analyse stratégique

7L’analyse stratégique, une perspective issue de la théorie des organisations développée par Crozier et Friedberg (2014, première édition parue en 1977), propose d’analyser le comportement des acteurs identifiés comme stratégiques en raison de leur capacité à influencer les processus décisionnels et à moduler les rapports de pouvoir au sein de l’organisation (Barabel et al., 2013 ; Mermet et al., 2005). Cette analyse se repose sur quatre postulats fondamentaux :

  • toute organisation doit être analysée comme un construit social,

  • les individus ou les acteurs sociaux n’acceptent pas d’être traités comme des moyens au service des buts que les organisateurs (la direction) fixent à l’organisation. Ils ont des objectifs propres qui diffèrent de ceux de la direction et ne sont jamais passifs devant ses décisions,

  • l’autonomie relative des acteurs, qui conservent toujours une marge de manœuvre, leur permet de jouer un rôle actif et autonome,

  • la rationalité limitée est un postulat central, souligne que les acteurs disposent toujours d'une information partielle, développent des stratégies spécifiques, et adoptent parfois des solutions non rationnelles.

8La stratégie désigne les régularités de comportement des individus qui émergent en réponse aux contraintes et opportunités dans un système (Crozier et Friedberg, 2014). Elle n'est pas toujours consciente ou intentionnelle, mais résulte des choix que les acteurs font pour influencer leur environnement. Cette perspective, centrée sur la compréhension des comportements et des interactions entre acteurs, s'avère particulièrement pertinente pour cette recherche. Selon Crozier et Friedberg (2014), les acteurs d’une organisation se recomposent sans cesse à travers des alliances et des repositionnements, qui ne sont pas nécessairement liés à leurs fonctions, mais à leurs intérêts et aux ressources dont ils disposent. Ces stratégies révèlent l’existence de multiples relations de pouvoir entre acteurs constituées à la fois des contraintes et des sources d'incertitude et permettant à chacun de conserver une marge de manœuvre (Barabel et al., 2013 ; Mermet et al., 2005). Ce sont précisément ces stratégies multiples que les acteurs mobilisent pour atteindre leurs objectifs. Ainsi, les dynamiques sociales observées dans la gestion de la forêt classée de l’Alibori Supérieur justifient une analyse sous un angle stratégique. Les différents acteurs tels que les forestiers (agents de l'État), les agriculteurs, et les éleveurs, développent des pratiques au sein de cette forêt qui illustrent les effets structurants des institutions sociales. En mettant en lumière les jeux d’acteurs dans cette gestion, l’analyse stratégique apparaît pertinente pour notre étude de cas en permettant d'examiner les stratégies employées par les acteurs pour contourner ou contrôler les normes de gestion, et qui, en conséquence, contribuent à la dégradation de la forêt classée de l’Alibori Supérieur.

Matériels et méthodes

Présentation de la zone d’étude

9La forêt classée de l’Alibori Supérieur couvre une superficie de 259.079 hectares selon l’arrêté n°6459 S.E du 20 août 1955. La figure 1 présente sa localisation géographique.

Figure 1 : Carte de la forêt classée de l’Alibori supérieur / Map of the Alibori Superieur classified forest

Figure 1 : Carte de la forêt classée de l’Alibori supérieur / Map of the Alibori Superieur classified forest

Fond topographique IGN, 1992 et données du terrain, juin 2023.

10La forêt classée de l’Alibori Supérieur est limitée au nord par les communes de Kandi et Banikoara, au Sud par la commune de Sinendé, à l’Est par la commune de Gogounou et à l’Ouest par les communes de Kérou et Péhunco. Dans la classification de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature, la forêt classée de l’Alibori supérieur correspond à la catégorie VI qui désigne une zone protégée avec utilisation durable des ressources naturelles (Woodley, 2008). Les aires protégées de la catégorie VI conservent une plus grande partie de leur domaine dans un état naturel, où une partie est soumise à une gestion durable des ressources naturelles et où l’on constate une utilisation non industrielle des ressources naturelles compatibles avec la conservation de la nature.

Méthode

11La méthode adoptée dans cette étude s’inscrit dans une démarche de recherche mixte visant une source de donnée variée et complémentaire afin de mieux saisir notre objet d’étude. Les techniques de collecte utilisées ont été des entretiens semi-structurés, une enquête exploratoire menée en décembre 2022 auprès de certains intervenants et des populations locales, ainsi qu’une analyse documentaire qui a permis de peaufiner les outils, notamment la grille d’entretien, en vue de la collecte des données. De plus, nous avons fait recours à l’analyse cartographique dans le but de trianguler les différentes sources de données.

12Les entretiens semi-structurés individuels ont eu lieu en juin 2023. Cette technique permet aux chercheurs de cibler des questions spécifiques tout en permettant aux participants de s'exprimer librement (Savoie-Zajc, 2009 ; Savarèse, 2006). Ainsi à l’aide des questions ouvertes, nous avons abordé différentes thématiques telles que l’historique de la gestion de la forêt classée de l’Alibori Supérieur et les déterminants socioculturels de sa dégradation. Le choix des participants qui ont pris part à ces entretiens s’est fait de manière non probabiliste à travers un échantillonnage par choix raisonné visant à sélectionner de manière intentionnelle les principaux participants présentant des profils diversifiés (Beaud, 2009). Ensuite, la technique de boule de neige a été utilisée, consistant à demander aux premiers participants de nous recommander d’autres personnes pertinentes à consulter (Marquet et al., 2022 ; Beaud, 2009). Les participants devaient répondre à l’un des critères suivants : être ou avoir été habitant d’une des localités riveraines, autorité locale (les élus locaux, les chefs traditionnels et les leaders reconnus) d’une commune riveraine, agent forestier dans l’une des communes riveraines ou exploitant de cette forêt. Ainsi, les participants ont été répartis en deux catégories. La première regroupe les professionnels et intervenants dont les agents forestiers et aides-forestiers. La seconde catégorie comprend les agriculteurs, les autorités locales des différentes communes riveraines et des personnes-ressources. Au total, 50 participants ont été interviewés pour cette recherche répartie entre les cinq communes riveraines à raison de dix par localités.

Tableau 1 : Répartition des participants / Breakdown of participants

Catégorie

Caractéristique

Nombre

Professionnel et intervenant

Agents forestiers

05

Aides-forestiers

05

Membre de la communauté

Élus locaux

10

Agriculteurs

20

Chefs traditionnels, leaders des villages

10

Total

50

13Les enregistrements réalisés lors des entretiens semi-structurés ont été retranscrits en verbatim, et ont ensuite fait l’objet d’une analyse thématique à l’aide du logiciel NVivo. L’analyse thématique a consisté à synthétiser les données d'entretiens sur la base des thématiques pertinentes et représentatives de l'objectif de recherche (Marquet et al., 2022 ; Paillé, 2007). La grille de codage a été élaborée à partir des concepts clés de la théorie de l’analyse stratégique et des thèmes qui ressortent de nos données.

14Pour comprendre la dynamique des écosystèmes de la forêt classée, nous avons étudié les données planimétriques de 2000, 2010 et 2022. Le choix de ses dates se justifie par le fait que nous souhaitons avoir des précisions sur les dynamiques de l’occupation des terres de la forêt durant les deux dernières décennies. La réalisation et le traitement des données planimétriques ont été effectués à travers le logiciel QGIS 2.18 Remote Sensing.

Résultats

15Dans cette partie, après avoir présenté les caractéristiques socio-économiques des populations riveraines, nous allons aborder les dynamiques d’occupation des sols de cette forêt. Les sections suivantes présenteront les cohabitations des activités dans la forêt et les stratégies de pressions préjudiciables à préservation de la forêt.

Caractéristiques socio-économiques des populations riveraines

16Selon les résultats du dernier Recensement Général de la Population et de l’Habitation (RGPH-4, 2013), les caractéristiques de la population dans les communes riveraines de la forêt classée de l’Alibori Supérieur se présentent comme l’indique le tableau 2. Ce tableau indique une population estimée à 813 474 habitants en 2013, dont 49,87% d’hommes et 50,13% de femmes. Le tableau 2 présente également la distribution en pourcentage de la population active par commune selon les branches d’activités. Il ressort de ce tableau que les branches d’activités les plus dominantes dans ces communes sont l’agriculture, l’élevage et la pêche avec une moyenne de 83,53% de la population active.

17L’établissement de la forêt classée de l’Alibori Supérieur en 1955 et l’expropriées des terres agricoles a accentué les disparités sociales selon les participants, renforçant la marginalisation des plus démunis et consolidant la position des élites économiques et sociales déjà favorisées. Ceux dont la subsistance dépendait exclusivement de l’exploitation des terres de la forêt ont été particulièrement vulnérables, se retrouvant dans une situation de grande précarité. En revanche, certains groupes, notamment des commerçants, des fonctionnaires et des propriétaires terriens ayant déjà diversifié leurs activités, ont pu mieux résister à l’impact de l’expropriation. Ils ont utilisé des moyens variés pour atténuer les conséquences économiques, tels que : les activités commerciales, les investissements immobiliers, le salariat et l’entrepreneuriat.

Tableau 2 : Répartition de la population avoisinante à la forêt par branches d’activités / Breakdown of forest-adjacent population by activity sector

Branches d’activités

BORGOU

ALIBORI

ATACORA

Moyenne

%

Sinendé

Banikoara

Gogounou

Kandi

Kérou

Pehunco

Effectif de la population

Total

91 672

246 575

117 523

179 290

100 197

78 217

100

Masculin

45 640

122 445

58 018

88 998

49 963

39 147

49,87

Féminin

46 032

124 130

59 505

90 292

50 234

39 070

50,13

Agriculture, élevage et pêche

85

85,8

87,6

79,5

84,9

78,4

83,53

Industrie manufacturée

4,7

3

3,4

3,7

3,2

6,4

4,07

Bâtiments et Travaux publics

1

0,4

0,3

0,8

0,1

0,9

0,58

Commerce, Restauration et Hébergement

4,3

5,4

4,3

8,3

8

8,3

6,43

Transport et communication

0,5

0,7

1

2,8

0,6

0,8

1,07

Autres services

4,5

4,7

3,4

4,9

3,2

5,2

4,32

Total

100

100

100

100

100

100

100

INSAE 2013, données du terrain, juin 2023.

18Soulignons ici la présence de deux groupes socio-culturels distincts majoritaires qui jouent un rôle majeur dans la dynamique socio-économique et politique du nord du Bénin, où ils coexistent autour des forêts et des ressources naturelles : les Bariba et les Peulh Historiquement, les Bariba, issus de l’aire culturelle batombu, ont migré dans cette région entre le VIIe et le VIIIe siècle. Ils constituent le groupe majoritaire de cette zone et ont fondé des sociétés organisées autour de structures politiques centralisées, avec des rois et des chefferies jouant un rôle essentiel dans la gestion des territoires et des ressources. Leur activité économique, selon les participants initialement axés sur la chasse et la pêche, a évolué avec le temps, notamment en raison de la croissance démographique, de l’intensification des cultures vivrières et de l’essor des cultures de rente comme le coton. Cette évolution a entraîné une pression croissante sur les terres, avec une colonisation massive des superficies pour l’agriculture. Parallèlement, les structures sociales Bariba, organisées autour de la famille et des lignées, ont intégré ces nouvelles dynamiques tout en maintenant un certain équilibre avec les traditions de gestion collective des terres.

19Les Peulhs, quant à eux, ont une histoire marquée par une organisation socio-politique plus décentralisée, souvent structurée autour de familles ou de clans, avec des chefs locaux ayant une autorité limitée à leur communauté. Ils ont migré vers le Bénin en raison de facteurs climatiques et économiques et se sont installés principalement dans les zones périphériques. Traditionnellement, les Peulhs sont connus pour leur élevage de bétail, mais ils ont également développé des pratiques agricoles en complément. Leur organisation politique est caractérisée par un leadership plus dispersé, avec une hiérarchie de chefferies locales qui coordonnent les activités économiques et sociales au sein de chaque communauté. L’évolution de leur mode de vie, avec une intégration accrue de l’agriculture, reflète une réponse pragmatique aux transformations environnementales et démographiques, tout en préservant leur identité pastorale.

Tableau 3 : Répartition des actifs agricoles et nombre d’exploitations agricoles par commune riveraine de la FC Alibori Supérieur / Distribution of farm workers and number of farms by commune bordering the Alibori Superieur classified forest

Agriculture

Communes riveraines de la FC Alibori Supérieur

Gogounou

Kandi

Banikoara

Kérou

Ouassa-Pehunco

Sinendé

Effectif actifs agricoles

49 888

58 241

100 371

40 450

29 130

30 756

Nombres d’exploitations agricoles

13 952

16 046

28 687

9 882

7 549

7 300

Pourcentage de chefs de ménages agricoles ayant reçu une formation professionnelle agricole

5,7

3,6

1

2,1

1,9

4

Direction des forêts, 2021, données du terrain 2023.

20En considérant spécifiquement l’agriculture qui représente la principale activité dans la zone, sur la base des résultats du Recensement National de l’Agriculture (2018-2021), le tableau 3 présente la répartition des actifs agricoles et des exploitations agricoles par commune en illustrant les occupations à temps plein ou non des ménages riverains de la forêt. Il ressort de ce tableau que la commune de Banikoara détient les nombres les plus importants d’actifs agricoles et d’exploitations agricoles en périphérie de la forêt classée de l’Alibori supérieur. Elle est suivie de Kandi, de Gogounou, de Kérou de Sinendé et Pehunco. Ces communes qui prédominent en nombre d’actif sont en majorité du département de l’Alibori qui a toujours occupé la première place nationale en production du coton qui est une plante produisant des fibres utilisées par l’industrie de textiles. Néanmoins le faible pourcentage de chefs de ménages agricoles ayant reçu une formation professionnelle agricole démontre qu’il s’agit plutôt d’une activité pratiquée et transmise de génération en génération. Les données empiriques montrent que ces dernières ont été marquées par une colonisation agricole de la forêt classée de l’Alibori Supérieur comme l’indique la planche 1.

Planche 1 : Colonisation agricole de la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Agricultural colonization of the Alibori Superieur classified forest

Planche 1 : Colonisation agricole de la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Agricultural colonization of the Alibori Superieur classified forest

Guerra, juin 2023.

Dynamisme du paysage de la forêt classée de l’Alibori Supérieur

21Les données de l’analyse cartographique montrent la dynamique des différentes unités de sol de la forêt classée de l’Alibori Supérieur, illustrée par la figure 2. Les résultats de la matrice de transition montrent que la forêt classée de l’Alibori Supérieur est un massif forestier composé principalement de : 1) forêts claires et savanes boisées, 2) savanes arborée et arbustive, 3) forêts-galeries et 4) mosaïque de champs et jachères.

22De 2000 à 2022, il est constaté une perte de la forêt claire et savane boisée qui passe de 22% en 2000 à 13 % en 2010 et à 2 % en 2022 de la superficie totale de la forêt. Cette perte est également observée au niveau de la savane arborée et arbustive qui passe de 71% en 2000 à 67 %. En 2010 puis à 63 % en 2022. La forêt-galerie pour sa part est restée stable, occupant de 6% entre 2000 et 2010 avant de subir une perte à 2 % en 2022. Par ailleurs, la mosaïque de champ et de jachère a connu une augmentation de la superficie couverte passant de 1% en 2000, à 14% en 2010, avant d’atteindre à 34 % en 2022.

Figure 2 : Évolution de l’occupation des terres dans la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Evolution of land use in the Alibori Superieur classified forest

Figure 2 : Évolution de l’occupation des terres dans la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Evolution of land use in the Alibori Superieur classified forest

23La superficie occupée par les unités de sols illustre le changement du couvert végétal de la forêt classée de l’Alibori supérieur entre 2000 à 2022 (figure 3). La forêt claire et savane arborée qui était l’unité de sol dominant en 2000 a laissé place à la mosaïque de champs et jachères et la savane arborée et arbustive. Le taux de conversion et d’intensité de transition permet de noter une prédominance de la mosaïque de champs et jachères dans la tendance évolutive. Les savanes arborées et arbustives, quant à eux, occupent toujours une grande superficie notamment à la suite du gain issu de la transformation de la forêt claire et savane boisée en savane arborée et arbustive. Le croisement des systèmes d’information géographique (SIG) et des différentes observations sur le terrain permet de conclure l’existence d’une forte anthropisation de la forêt classée de l’Alibori Supérieur.

Figure 3 : Dynamisme du paysage de la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Landscape dynamics of the Alibori Superieur classified forest

Figure 3 : Dynamisme du paysage de la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Landscape dynamics of the Alibori Superieur classified forest

Fond topographique IGN, 1992, données du terrain, juin 2023.

Mise en œuvre du plan de gestion de la forêt

24Le plan d’aménagement et de gestion de la forêt en cours a été élaboré en 2010, visant comme objectif l’aménagement et la gestion durable des ressources forestières3. Actuellement, la mise en œuvre du plan de gestion de la forêt classée de l’Alibori Supérieur est sous l’autorité du Conseil de Gestion Participative (CGP). Le CGP est composé des autorités de communes riveraines, l’administration forestière et les membres représentant de la communauté tels que les agriculteurs et les éleveurs. Ce plan a été mis en place pour la forêt classée de l’Alibori Supérieur, conformément aux prescriptions prévues par le gouvernement béninois. Cette approche de gestion partagée a conduit à la création de structures locales chargées d’accompagner les intervenants dans la protection de la forêt. Cependant, cette gestion reste essentiellement symbolique, et des faiblesses ont été relevées par des participants, notamment dans la prise en compte des activités des populations riveraines et l’absence de projets de reconversion adaptés à leurs besoins. Les limites identifiées incluent un manque de moyens logistiques et une organisation insuffisante des structures de cogestion, ce qui a entravé la mise en œuvre efficace du plan d’aménagement participatif. Bien que les sessions annuelles du CGP se tiennent régulièrement depuis 2019 avec la participation des structures de cogestion, de l’administration forestière et des élus des six communes riveraines, leur impact reste modeste. Les principales réalisations se limitent souvent à la validation des Plans de Travail et Budgets Annuels, sans véritable amélioration sur le terrain. Ainsi, la mise en œuvre du plan nécessite un renforcement des capacités et une meilleure prise en compte des réalités locales pour répondre aux objectifs initiaux.

25Malgré le CGP mis en place qui s’apparente à une gestion partagée selon la classification de gouvernance UICN, on note toujours la prédominance d’une gestion administrative centralisée qui se fait de manière exclusive et répressive depuis son établissement en 1954. Cette forêt fait partie des espaces classés en réserves de forêt, réserves de faune, parcs nationaux et sanctuaires en fonction de leur richesse, de leur vulnérabilité et de leur importance. Ainsi selon les lois béninoises, en fonction de leur importance ou de leur dégradation, elles peuvent être reclassées ou déclassées. L’évolution démographique et la pression anthropique sur la forêt de l’Alibori Supérieur sont alors préjudiciables au statut de forêt classée du Bénin. Pour le moment, la gestion de la forêt a consisté à sa mise en défens contre les feux de végétation et les différentes pressions anthropiques non autorisées. En particulier, selon les acteurs, les activités de surveillance et de protection de la forêt contre les feux de végétation étaient limitées à la réalisation des pare-feux de protection des plantations et contre la généralisation des feux précoces. Toutefois, le non-respect de la fréquence des interventions n’a pas permis d’enregistrer les effets escomptés sur la forêt en raison notamment des contraintes financières et logistiques. Ce qui a occasionné la colonisation agricole, le pâturage, la chasse et la pêche non autorisée.

26En outre, la protection de la forêt classée de l’Alibori Supérieur fait recours à des dimensions symboliques de gestion qui se caractérise par l’intégration des valeurs socio-culturelles des localités environnantes visant à interdire l’exploitation des certaines espèces animales et végétales. Plusieurs espèces animales, de plantes, quelques fois des espaces forestiers sont protégés dans le respect des coutumes ancestrales ou pour des considérations religieuses. En effet, les lieux de culte sont souvent marqués par une ou plusieurs espèces végétales comme l’iroko, le fromager ou le baobab, considérés à la fois comme le réceptacle des déités. Il est en principe interdit de les abattre, d’y pénétrer et de défricher les bois qui abritent un ou plusieurs vodoun (nom générique donné aux déités vénérées au Bénin). La diversité des croyances religieuses des populations de l’Alibori Supérieur pousse les communautés à respecter ces restrictions par crainte de voir abattre sur la personne et les membres de sa famille des malheurs nécessitant des rituels pour sortir de l’engrenage. Aussi, certaines espaces végétales telles le calcédrat, l’iroko, le baobab sont sacralisés et contribuent à la conservation de la biodiversité. Un participant à cette étude révèle que :

Le processus d’implantation des zones de célébrations du rituel vodoun dans l’Alibori Supérieur (la forêt) obéit à un double objectif. Il s’agit d’une part d’une conception métaphysique qui relie l’Homme à son environnement immédiat qu’il considère comme étant un don de Dieu, donc sacré. D’autre part, il s’agit d’une prise de conscience des diverses représentations surtout économiques et sociales que constituent ses espaces érigés en forêts sacrées (Un riverain de Banikoara à la retraite, 88 ans).

27Ces faits relèvent que malgré la dégradation de la forêt, certaines zones sont protégées par les représentations culturelles et par conséquent sont sacrées et inviolables.

Cohabitation des activités agropastorales dans la forêt : entre protection, stratégie et contournement

28La conservation de la forêt classée de l’Alibori Supérieur et la mise en œuvre des activités socio-économiques présentent des enjeux de conciliation accentuée par la croissance démographique. La colonisation agricole qui y est observée découle de jeux d’acteurs entre agriculteurs et agents forestiers, responsables de la protection de cette forêt. De nombreux agriculteurs interviewés durant cette recherche ont indiqué que les terres qu'ils exploitent ont fait l’objet d’un accord avec, non seulement les membres des structures de la cogestion, mais aussi avec les agents forestiers qui sont les représentants de l’État central. Ces accords permettent aux agriculteurs de louer des terres pour un montant annuel de 3000F CFA par hectares (environ 7$ CAD). La somme est perçue par le comité de CGP et repartie entre les caisses des communes environnantes et le fonctionnement des activités de la CGP. Cette pratique a donc favorisé une exploitation intensive de la forêt classée de l’Alibori Supérieur par les agriculteurs. Dans cette forêt la superficie moyenne emblavée par un agriculteur est d’environ 20 hectares avec des méthodes agricoles telles que la culture sur brûlis et le défrichement des espèces végétales qui accélèrent la dégradation forestière. L’écart entre les superficies emblavées entre les agriculteurs relève aussi l’inégal moyen financier ou de pouvoir entre les agriculteurs, présentant des disparités socio-économiques élevées. Ces données empiriques renseignent que les agents forestiers et les colons agricoles développent au sein de l’Alibori Supérieur des pratiques perçues comme un effet de contournement et de renversement des normes de la protection de cette forêt classée. Par exemple, alors que la demande d’un agriculteur porte officiellement sur 5 hectares, la superficie cultivée peut aller jusqu’à 10 ou 15 hectares. Un agriculteur de Kèrou affirme à cet effet que :

La colonisation de la forêt classée de l’Alibori Supérieur est subordonnée au paiement normalement d’une somme de 3000F CFA par hectare. En effet, pour le paiement d’une superficie auprès du comité de cogestion de cette forêt, tous les agriculteurs emblavent une superficie double ou triple en fonction de ses interactions avec les agents forestiers (colonisateur agricole, 54 ans).

  • 4 Pour plus d’information, voir le site internet de la Fédération atlantique des agences de presse af (...)

29En parallèle, l'occupation illégale de cette forêt par les populations locales pose un problème d’occupation illégale. En juin 2018, les manchettes de la presse4 rapportaient une opération de déguerpissement ayant mobilisé environ 50 agents des eaux et forêts, de la police républicaine et des militaires, permettant de libérer la forêt de ses occupants illégaux. Ceux-ci avaient brûlé et défriché des arbres dans l’aire protégée, contrevenant ainsi aux règles en vigueur. Les contrevenants risquent des peines de prison allant de trois mois à trois ans, ou des amendes. En application de cette réglementation, les participants de cette recherche relèvent que lors de cette opération, certains ont opté pour le paiement d’amendes, de prise d’engagement de ne plus jamais y retourner. Cette opération a généré plus de 10 millions de francs CFA (environ 23 000$ CAD) au bénéfice de l’État béninois, démontrant que l’occupation clandestine au sein de la forêt, loin d’être des cas isolés, est un phénomène qui a pris de l’ampleur.

30Cette recherche a aussi révélé que le surpâturage constitue une menace majeure. Il a été dénombré au total douze aires de pâturage à l’intérieur de l’Alibori supérieur et la plupart de ces aires de pâturages présentent un état de surpâturage avancé (peu de graminées, émondage des plantes fourragères, et cetera) en raison de la surexploitation des ressources fourragères. Les espèces fourragères dominant comme : Andropogon gayanus, Andropogon gayanus, Schizachyrium sanguineum, Loxodera ledermanii, sont de plus en plus rares, tandis que les espèces fourragères aériennes comme Afzelia africana, Pterocarpus erinaceus, Kaya senegalensis, Daniela olivera, sont affectées par l’émondage des arbres.

31Les aires de pâturage sont localisées autour des campements et à proximité des espaces agricoles obligeant les troupeaux à emprunter des itinéraires plus longs pour éviter les dégâts sur les cultures. La persistance de cette situation et son ampleur engendrent des conflits économiques et sociaux récurrents entre les riverains et utilisateurs de la forêt. De même, si durant la saison pluvieuse, les points d’eau de surface et les herbes sont abondantes dans des aires de pâturage sont disponibles, ces ressources deviennent rares pendant la saison sèche. Ce qui pousse les éleveurs à pratiquer la transhumance, une mobilité périodique qui devient le moyen pour les troupeaux de trouver du fourrage et de l’eau dans d’autres régions. Toutefois, la fréquence régulière du passage des troupeaux s’accompagne souvent de l’allumage des feux de végétation et surtout l’émondage des arbres fourragers. L’écorçage et l’émondage qui consistent à couper des branches pour nourrir les troupeaux causent une dégradation significative de la flore dans la forêt. L’élevage extensif couplé à la transhumance dans la forêt induit donc plusieurs conséquences telles que : la dégradation des ressources forestières, la dégradation des sols, favorisant l’érosion, la perte de biodiversité. On observe également une intensification des conflits entre agriculteurs et éleveurs, souvent provoqués par des dégâts des troupeaux sur les cultures pendant la mobilité.

Planche 2 : Pâturage dans la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Grazing in the Alibori Superieur classified forest

Planche 2 : Pâturage dans la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Grazing in the Alibori Superieur classified forest

Guera, juin 2023.

32En outre, les participants de cette étude révèlent que les pressions sur la forêt classée de l’Alibori supérieur ne sont pas seulement d’origine locale. Plusieurs relèvent que des exploitants extérieurs, équipés de machines performantes et disposant de plus de moyens financiers, effectuent des coupes illégales des arbres sur une grande superficie. Les participants relèvent que cette exploitation clandestine est souvent réalisée avec la complicité de certains habitants et agents forestiers, surtout la nuit à l’insu des riverains. Dans certains cas, les signalements par les riverains ont permis d’effectuer des arrestations et des saisis de bois illégalement abattu.

33En somme, les résultats de cette étude mettent en lumière les caractéristiques socio-économiques des populations riveraines majoritairement dépendantes de l’agriculture, et révèlent une perte considérable des formations naturelles au profit des zones anthropisées. Elle explore le plan de gestion de la forêt ainsi que les enjeux liés à la cohabitation entre protection de la forêt et activités agricoles, tout en mettant en évidence les pratiques de contournement des règles de protection.

Discussion

34Les résultats de cette étude mettent en évidence que l’établissement de la forêt classée de l’Alibori Supérieur, conçu à l’origine pour préserver les ressources naturelles, s’est révélé être une expropriation des terres agricoles des populations locales, créant ainsi des tensions entre les différents acteurs. Les communautés rurales, privées de leurs terres, ont réagi en adoptant des pratiques agricoles semi-itinérantes sur brûlis et en s’engageant dans une exploitation clandestine du bois pour subvenir à leurs besoins. Par ailleurs, les éleveurs ont intensifié le surpâturage, accentuant la pression sur cet espace protégé. L’absence de prise en compte des réalités socio-économiques locales et le manque de concertation avec les populations ont amplifié ces dynamiques, transformant la gestion de la forêt en un espace de conflit et de destruction de la biodiversité.

35Nos résultats corroborent de nombreuses études sur l’établissement des aires protégées en Afrique, où l’expansion rapide de ces zones, souvent sous l’impulsion d’acteurs internationaux, s’inscrit dans un héritage colonial encore palpable. Ce processus, marqué par l’exclusion et le déplacement des populations locales (Worboys, 2020 ; Havard, 2013 ; Depraz, 2008 ; West et al., 2006), a connu une intensification des conséquences, surtout négatives (Brockington et al., 2012 ; Adams and Hutton, 2007). Par exemple, la dépossession des populations riveraines des terres agricoles du Parc National de Waza au Cameroun (Ngantou, 1993) ou encore des zones de chasse en Ouganda (Turnbull, 1997) illustre les impacts dramatiques de ces politiques. Ces interventions, souvent justifiées par des impératifs de protection de la biodiversité, reflètent des logiques de contrôle territorial héritées de l’époque coloniale, où les espaces naturels étaient perçus comme des ressources à préserver pour des intérêts extérieurs, aux dépens des populations locales. De manière similaire, Ramade (1999) souligne les frustrations des communautés locales, qui perçoivent ces aires protégées comme des obstacles à leurs modes de subsistance, notamment l’agriculture. Ces tensions témoignent d’un processus historique où la conservation s’est fréquemment imposée comme une continuation de la marginalisation économique et sociale des populations locales. L’analyse de ces résultats met en lumière le caractère fondamentalement social et politique de l’établissement des aires protégées, qui peut être interprété comme un construit social (Crozier et Friedberg, 2014). Ce construit illustre les dynamiques complexes où les enjeux de conservation, bien que présentés comme universels, s’inscrivent dans des rapports de pouvoir hérités de la colonisation et exacerbés par les priorités économiques globales des dernières décennies.

36Les résultats évoqués corroborent les conclusions de Rodary et al. (2003) et de Rossi (2000), qui soulignent que la conception occidentale de la nature et des aires protégées s’est historiquement appuyée sur une "écologie des écosystèmes" excluant les sociétés humaines et leurs activités. Toutefois, cette vision a été contournée et renversée dans la forêt classée de l’Alibori Supérieur en raison de la colonisation agricole, accentuée par une pression démographique croissante. Selon Crozier et Friedberg (2014), les individus refusent d’être réduits à de simples moyens au service des objectifs fixés par les organisateurs (en l’occurrence, les gestionnaires des aires protégées). Ils poursuivent leurs propres finalités, parfois en désaccord avec celles de l’organisation, et ne restent jamais passifs face aux décisions prises. Cette dynamique explique le contournement des normes de protection de la forêt classée par les communautés locales, souvent perçues comme des «ennemies de la nature ». Cette conception opposant nature et société repose sur l’idée que l’« interférence » humaine porterait atteinte à la « virginité » de la nature, l’empêchant d’atteindre un état de climax, synonyme d’équilibre écologique avec une biomasse et une biodiversité maximale (Tsayem, 2008). Cependant, cette perspective est réductrice. Les normes officielles sont souvent contournées, voire remplacées, par des normes pratiques (Olivier de Sardan, 2010) qui structurent les rationalités et les interactions entre les différents acteurs impliqués dans la gouvernance forestière, qu’ils soient internationaux, nationaux ou locaux.

37Une telle confrontation de norme génère des inégalités en l’absence d’alternatives viables dans notre zone d’étude. Les résultats montrent que les habitants disposant de moyens financiers plus importants ou de sources de revenus diversifiées, notamment les salariés, ont pu cultiver une plus grande superficie de terres grâce à leur capacité à s’acquitter des frais exigés. Ces constats rejoignent des études qui ont analysé dans le contexte des aires protégées et du tourisme, les inégalités d’accès aux ressources, les processus d'accumulation, le néolibéralisme et la marchandisation de la nature (Büscher and Davidov, 2014 ; Brockington et al., 2012 ; Duffy, 2008). De plus, certaines études ont relevé que ces inégalités d’accès aux ressources exacerbent les conflits inter- et intra-communautaire (Janssens et al., 2022 ; Benjaminsen, 2012 ; Belsky, 1999). De surcroît, ces espaces protégés sont devenus l'objet de nombreuses convoitises de la part de différents acteurs (Sournia, 1990), générant des conflits, à la fois entre les agents forestiers et les utilisateurs, et entre les différents groupes d’utilisateurs eux-mêmes.

38Le plan d’aménagement et de gestion mis en œuvre s’est principalement focalisé sur des interventions ponctuelles, telles que l’établissement de pare-feu et l’organisation des sessions annuelles pour la validation des Plans de Travail et Budgets Annuels (PTBA). Cependant, comme le soulignent Brockington et al. (2012), de telles approches, souvent administratives et déconnectées des dynamiques locales, n’ont pas permis d’assurer une protection efficace de la biodiversité. Par ailleurs, l’introduction de la culture commerciale du coton sous l’administration coloniale, un phénomène largement documenté (Bassett, 2001 ; Richards, 1985), a profondément modifié les systèmes agraires en Afrique de l’Ouest. Cette culture, promue pour répondre aux besoins des marchés internationaux (Tschirley et al., 2009), a graduellement supplanté les cultures vivrières de subsistance. L’expansion du coton, nécessitant des surfaces agricoles étendues et l’utilisation accrue d’intrants chimiques, a contribué à des transformations sociales et territoriales majeures, exacerbant les tensions entre préservation des ressources naturelles et exigences de production agricole. De plus, comme l’ont montré Blaikie et Brookfield (1987) ou Lavigne Delville (2000), cette transition a souvent renforcé les inégalités foncières et accru la vulnérabilité des communautés locales face aux chocs environnementaux et économiques. Ces dynamiques illustrent le double impact du coton, à la fois moteur de développement économique et facteur de dégradation des écosystèmes.

39À l’ère des changements globaux, il est essentiel de se demander à qui profite cette destruction de la forêt classée de l’Alibori Supérieur appartenant à l’État béninois. Cette forêt fait face à une exploitation clandestine, non seulement par les communautés locales, mais également par des personnes externes disposant déjà de ressources financières ou un statut social privilégié. Les diverses pressions (expansion agricole, surpâturage, coupe de bois clandestin) semblent constituer des stratégies dominantes pour les utilisateurs. Selon la théorie des jeux en économie, une stratégie dominante est celle qui procure des gains plus élevés que les autres, quelles que soient les stratégies choisies par les autres joueurs (Leroux and Sahuguet, 2020 ; Parkin et al., 2010). Toutefois, les analyses démontrent que l'adoption d'une stratégie dominante conduit souvent à des résultats insatisfaisants, car chaque joueur rationnel vise avant tout son intérêt personnel. Surtout, la disparition de la forêt aura des conséquences certes nationales, mais avant tout ce sont les populations locales qui sont les plus impactées. 

40L’importance de la protection des ressources naturelles est largement reconnue tant en Afrique qu’à l’international. Traditionnellement, plusieurs espaces et espèces floristiques et faunistiques étaient préservés par respect des coutumes ancestrales ou pour des raisons religieuses (Hannah, 1992). La chasse et l’usage des terres agricoles étaient réglementés par des interdits et une organisation sociale complexe (Ledauphin, 2006). Toutefois, avec la croissance démographique et l’expansion des activités agro-pastorales, ces modes de protection ont montré leurs limites. Néanmoins, la politique d’exclusion qui a prévalu lors de l’établissement d’institutionnel des aires protégées a contribué à alimenter chez les populations locales un sentiment de spoliation des ressources, plutôt que de les inciter à respecter les principes de conservation. Cela souligne la nécessité de reconsidérer les approches traditionnelles de la conservation et d’intégrer des solutions participatives adaptées aux réalités locales.

Conclusion

41La gestion exclusive des aires protégées révéle ses limites, tant pour la conservation des ressources biologiques que pour les droits d'usage des populations locales. Bien que la cogestion, promue depuis la conférence de Rio en 1992, vise à impliquer les populations riveraines dans la gestion des ressources naturelles pour assurer une conservation durable et améliorer leurs conditions de vie, elle n'a pas donné les résultats escomptés dans la conservation de la biodiversité de la forêt classée de l'Alibori Supérieur. Entre 2000 et 2022, cette forêt a subi une perte significative de sa superficie, les formations naturelles ayant été remplacées par des formations anthropiques. La forêt de l'Alibori Supérieur, autrefois un écosystème naturel riche et préservé, a progressivement été remplacée par des formations anthropiques sous l'effet combiné des pressions humaines et des dynamiques politiques et économiques. Ces transformations reflètent les politiques d'aménagement du territoire souvent dictées par des intérêts économiques à court terme, et un contexte marqué par la faible prise en compte des enjeux écologiques dans les stratégies de développement. Face aux changements climatiques, l'augmentation de la demande agricole et les pressions démographiques, la disparition progressive de cette forêt engendrent des répercussions profondes, tant au niveau national qu'au niveau local. Ces impacts touchent directement les populations riveraines, déjà fragilisées par la création de cette zone protégée, qui limite leur accès aux ressources naturelles nécessaires à leur subsistance.

42Cette situation met en évidence la nécessité de repenser les modes de gouvernance des ressources naturelles, en intégrant davantage les communautés locales. Une approche qui renforcerait leur implication et leur responsabilisation dans la gestion de la forêt pourrait atténuer les tensions existantes. En particulier, un plan de gestion socialement intégrée tenant compte des conflits entre agriculteurs, éleveurs et agents forestiers serait essentiel pour concilier préservation écologique et développement économique. De même, les ressources générées par l’exploitation contrôlée des forêts devraient être réinvesties dans des projets de reboisement participatifs, impliquant les populations locales dans toutes les étapes, de la planification à la mise en œuvre. Il est essentiel d'intégrer ces actions dans une stratégie globale tenant compte des défis environnementaux et climatiques mondiaux. Cela implique de comprendre et d’adresser les facteurs sociaux à l’origine de la dégradation des aires protégées, tout en développant des mécanismes innovants, pour inciter à une gestion durable et préserver ce patrimoine pour les générations futures.

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Notes

1 L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), organisation mondiale reconnue pour sa légitimité en matière de conservation, réunit gouvernements, Organisations Non Gouvernementales, institutions de recherche et experts indépendants, avec un statut d’observateur auprès des Nations Unies.

2 À travers notamment des sommets sur « Sacré et l’Environnement » de Paris en 1991, le congrès « The Importance of Sacred Natural Sites for Biodiversity Conservation » en Chine en 2003 (Juhé-Beaulaton, 2008; Roussel, 2005).

3 Article 2 du décret 2010-612 du 31 décembre 2010 [En ligne] URL : https://sgg.gouv.bj/pdf/web/viewer.html?file=/doc/decret-2010-612/read

4 Pour plus d’information, voir le site internet de la Fédération atlantique des agences de presse africaines [En ligne] URL : https://www.faapa.info/en/la-foret-classee-de-lalibori-superieur-liberee-de-ses-occupants-illegaux/ ou le site de la presse 24haubenin [En ligne] URL : https://www.24haubenin.info/?Les-occupants-de-la-foret-classee-de-l-Alibori-superieur-expulses

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Carte de la forêt classée de l’Alibori supérieur / Map of the Alibori Superieur classified forest
Crédits Fond topographique IGN, 1992 et données du terrain, juin 2023.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/47459/img-1.png
Fichier image/png, 291k
Titre Planche 1 : Colonisation agricole de la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Agricultural colonization of the Alibori Superieur classified forest
Crédits Guerra, juin 2023.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/47459/img-2.png
Fichier image/png, 975k
Titre Figure 2 : Évolution de l’occupation des terres dans la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Evolution of land use in the Alibori Superieur classified forest
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/47459/img-3.png
Fichier image/png, 10k
Titre Figure 3 : Dynamisme du paysage de la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Landscape dynamics of the Alibori Superieur classified forest
Crédits Fond topographique IGN, 1992, données du terrain, juin 2023.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/47459/img-4.png
Fichier image/png, 658k
Titre Planche 2 : Pâturage dans la forêt classée de l’Alibori Supérieur / Grazing in the Alibori Superieur classified forest
Crédits Guera, juin 2023.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/47459/img-5.png
Fichier image/png, 1,2M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Yarou Guera Chabi Yoro et Rose Kikpa Bio, « Dynamiques stratégiques autour de la forêt classée de l’Alibori Supérieur au Bénin »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], 24-1 | Juillet 2024, mis en ligne le 29 janvier 2025, consulté le 15 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/47459 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138e1

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Auteurs

Yarou Guera Chabi Yoro

Docteur en Sociologie-Anthropologie, Université d’Abomey-Calavi Bénin, adresse courriel : yaroug@yahoo.fr

Rose Kikpa Bio

PhD, Sciences Sociales – Géographie, Université de Moncton, adresse courriel : kikpabior@yahoo.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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