Navigation – Plan du site

AccueilRubriques électroniquesRegards / Terrain2025L’occupation des zones à risques ...

2025

L’occupation des zones à risques d’inondation dans le district d’Abidjan : entre représentations, frustrations et rhétoriques

The occupation of flood risk areas in the district of Abidjan : between representations, frustrations and rhetoric
Métogba Fofana et Kouamé Walter Kra

Résumés

Cet article examine l'occupation humaine des « zones à risques » à Abidjan, caractérisée par la triple menace d’inondations, de glissements de terrain et d’électrocutions. Au-delà des facteurs socio-économiques, de la banalisation du risque et de la croissance urbaine relevés dans la littérature, il explore les représentations sociales comme fondements de cette occupation illégale et interdite. Les données d’enquête qualitative collectées sur cinq des sites les plus à risque du district d’Abidjan auprès des occupants et au moyen d’entretiens individuels semi-dirigés, de groupes de discussion et d’observation directe, ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique. Les résultats révèlent trois principaux processus illégaux et anarchiques d'occupation des zones à risques à Abidjan : l'achat de terrains pour construire des maisons, la location de terrains pour construire des habitations et la location illégale de logements déjà construits. Quatre facteurs sous-tendent cette occupation désordonnée et illicite : la réinterprétation par les occupants du laxisme des autorités de gestion du foncier urbain comme un signe de faiblesse ; la conviction que cette occupation irrégulière demeure l’unique option de logement nonobstant une conscience commune du risque chez les occupants ; la frustration sociale répandue en leur sein et nourrie par ce qu’ils considèrent comme un « échec » de la politique publique des logements sociaux ; et enfin la rhétorique d’une immunité collective contre le risque de catastrophe. En somme, il existe de véritables insuffisances dans la gouvernance de l’espace urbain, ce qui requiert une double nécessité : communiquer autrement sur les risques d’inondation et repenser la politique publique des logements sociaux.

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1L’article examine les pratiques à travers lesquelles les « zones à risques » sont colonisées par l’action humaine dans le district d’Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire peuplée de 6 321 017 habitants en 2021 (Institut National de la Statistique, 2021). Il faut entendre par « zones à risques » les espaces urbains qui, sur le territoire du district d’Abidjan, sont sujets à des risques multiformes : risque d’inondation (zones de passage des eaux, zones de cuvette), risque de glissement de terrain ou d’éboulement (zones des flancs de collines, zones de ravins), et risque d’électrocution (zones d’installation des lignes électriques de haute tension). Ces « zones à risques » (77 au total) existent sur toute l’étendue du district d’Abidjan – qui compte 13 communes – à l’exception de la commune de Treichville (Gouvernorat du District d’Abidjan, 2024). Ces zones sont essentiellement caractérisées par des constructions anarchiques et illégales. Chaque année, notamment pendant la saison des pluies, les habitants de ces zones à risques sont victimes d’inondations et de glissements de terrain comme l’attestent les données ci-après :

Tableau 1 : Quelques données sur les inondations/glissements de terrain à Abidjan (2007-2024)

  • 1 Conseil National de Sécurité
  • 2 Office National de la Protection Civile

Années

Lieux

Catastrophes

Bilans

2007

Yopougon et Attécoubé

Inondation d’habitations construites dans des zones destinées à l’évacuation des eaux de pluie

9 morts

2008

Cocody (site non conventionnel d’Aghien Gobelet)

Dévastation de maisons de fortune érigées sur le passage d’un grand ravin

7 morts et une vingtaine de blessés

2009

Abobo, Attoban, Deux Plateaux, Riviera, etc.

Glissements de terrain et inondations suite aux pluies diluviennes 

22 morts, 6 disparus, 7 blessés, 48 familles sans abris

2017

Abobo, Koumassi, Cocody Angré, Riviera Bonoumin, etc.

Inondations en saison des pluies

22 morts, de nombreux disparus et d’importants dégâts matériels avec 1139 habitations inondées et 233 maisons effondrées 

2018

Cité Allabra Reconciliation, Riviera Palmeraie rue Ministre, Riviera Bonoumin, Attécoubé, etc.

Inondations suite aux pluies diluviennes 

32 morts, 457 familles déplacées, environ 5000 personnes affectées, 1728 familles prises en charge (dons de nourritures, d’eau, de produits d’hygiène, de couvertures, etc.) (Gouvernement de Côte d’Ivoire, 2018)

2022

Plusieurs quartiers du Grand Abidjan

Inondations

19 décès et 5 blessés (CNS1, 2022)

2024

Plusieurs quartiers du district d’Abidjan

10 jours d’inondation

24 morts et de nombreux dégâts matériels (ONPC2, 2024)

  • 3 Instruction interministérielle n° 437/INTIPC du 08 décembre 1993 relative à l’organisation des seco (...)
  • 4 C’est une opération par laquelle les pouvoirs publics expulsent de force des populations qui occupe (...)

2Pour faire face aux désastres fréquents en période de saison pluvieuse, les pouvoirs publics ont adopté, en 1993, le Plan ORSEC (Organisation des Secours) qui constitue le cadre légal national de gestion des situations d’urgence3. Ce Plan a été déclenché pour la première fois en 2009 suite aux glissements de terrain et aux inondations tragiques. En 2018, une opération de recensement des zones à risques a été réalisée dans le cadre du Plan par la brigade
du Ministère de la Construction, du Logement et de l’Urbanisme. Dans la foulée, le schéma directeur d’assainissement du district d’Abidjan a été actualisé et sa mise en œuvre a démarré en 2019. En outre, des mesures d’interdiction, de destruction, de déguerpissement4 et de sensibilisation sont régulièrement mises en œuvre par le Gouvernement dans les « zones à risques » pour dissuader l’occupation de ces zones.

3Cependant, la chronologie des catastrophes et des mesures de mitigation révèle la persistance du phénomène d’occupation anthropique des zones à risques d’inondation et d’éboulement dans l’espace urbain abidjanais. Cette chronologie nous met en face d’un triple paradoxe qui se joue sur ces sites : le déguerpissement/réoccupation, la destruction/reconstruction et la sensibilisation/obstination. En effet, quoique conscientes des interdictions des pouvoirs publics et des risques d’inondation et d’éboulement en saison pluvieuse, les populations s’obstinent à retourner, reconstruire ou s’établir sur ces sites à risques. D’où la question : pourquoi des personnes persistent-elles à vivre dans des zones dangereuses du district d’Abidjan malgré les mesures d’interdiction et la conscience du risque d’inondation, d’éboulement ou d’électrocution ?

4Dans la littérature scientifique, il existe une diversité de facteurs pour expliquer l’occupation des zones à risques d’inondation en milieu urbain. D’abord, elle obéit à des facteurs socio-économiques qui se traduisent par le fait que des personnes, en raison de leur pauvreté et leur vulnérabilité, se logent ou développent des activités économiques dans l’espace urbain ou périurbain (Abdou Alou 2021 ; Kawasaki et al. 2019 ; Tchekote et al. 2019 ; Winsemius et al. 2018 ; Samari et Yonkeu 2017 ; Srivastava and Rajib 2015 ; Hernández-Guerrero et al. 2012). Ensuite, il existe des mécanismes plus subtils, collectivement construits par les habitants des zones à risques pour légitimer leur présence sur ces sites. Il s’agit de mécanismes « d’invisibilisation du danger, de dédramatisation de la menace et de relativisation du risque » (Durand 2014 ; Durand 2010). Enfin, dans une logique plus déterministe, l’occupation des zones à risques – que Mbaha et al. (2013) appellent la « construction des territoires du risque » – est le résultat d’au moins trois dynamiques : la démographie galopante combinée à une urbanisation accrue et à une gouvernance urbaine peu appropriée (De Castro and Angelica 2024 ; Smith 2024 ; Franco García 2024 ; Notivoli et al. 2017 ; Zaninetti et al. 2014 ; Ozer et al. 2013 ; Mbaha et al. ibid ; Rey 2007 ; Motcho et Issaka, 2006). À cela s’ajoutent les politiques publiques d’incitation des riverains à vivre avec le risque d’inondation, considérée comme un phénomène inévitable, voire bénéfique pour l’environnement (Durand et Richard-Ferroudji 2016).

5En somme, la littérature sur les zones à risques dans les espaces urbains met en évidence trois principaux facteurs d’occupation anthropique : le facteur socio-économique, la logique de banalisation du risque et la croissance urbaine. Quoique ce phénomène d’occupation illégale s’observe dans toutes les grandes villes ouest africaines, l’expérience ivoirienne du cas d’Abidjan laisse entrevoir un autre facteur particulier à cette ville. Nous posons le postulat que, dans cette métropole, l’occupation des zones à risques est marquée, chez les occupants, par un double rapport : leur rapport aux mesures étatiques d’interdiction et leur rapport au risque de catastrophe. Comment les populations construisent-elles ce double rapport qui justifie l’occupation des zones à risques ? Nous faisons l’hypothèse que les occupants des zones à risques construisent ces rapports autour des représentations, frustrations et rhétoriques sociales largement répandues en leur sein. Cette hypothèse induit les objectifs de recherche ci-après :

  • Décrire les formes d’occupation anthropique des zones urbaines à risques d’Abidjan ;

  • Analyser les représentations, frustrations et rhétoriques sociales qui sous-tendent l’occupation anthropique des zones urbaines à risques ;

  • Examiner les mécanismes de production et de circulation de ces facteurs d’occupation dans le champ des zones urbaines à risques.

Matériel et méthode

6L’enquête a été conduite dans le district d’Abidjan qui, en Côte d’Ivoire, comporte le plus de zones à risques d’inondation, de glissement de terrains et d’électrocution. En effet, ce district connait régulièrement des catastrophes (pertes en vies humaines et nombreux dégâts matériels) liées à une importante pluviométrie. Abidjan est caractérisé par un climat équatorial avec quatre saisons, dont deux saisons pluvieuses et deux saisons sèches. Au cours de la grande saison pluvieuse (mai à juillet), il est enregistré plus de deux tiers de la pluviométrie annuelle (environ 1 922 mm). Un second pic de pluies est atteint pendant la petite saison pluvieuse (octobre à novembre). La pluviométrie moyenne mensuelle varie de 23 mm en janvier à 525 mm en juin-juillet et contribue, par son importance, aux inondations (Diomandé et al., 2008). Avec le changement climatique, c’est surtout les extrêmes pluviométriques qui provoquent les inondations. À titre illustratif, en 2024, 214 mm (4 fois plus que d’habitude) sont tombés en 24 heures dans la ville d’Abidjan. De plus, le district d’Abidjan repose sur un sol issu des formations sédimentaires de type ferralitique (Kablan, 2016) qui présentent une texture argilo-sableuse très favorable à l’érosion. La collecte des données s’est effectuée dans cinq communes du district, à savoir Yopougon, Attécoubé, Abobo, Cocody et Anyama. Ces communes ont, en leur sein, plusieurs quartiers précaires et surtout de nombreuses zones à risques bien souvent sujets à des inondations et des éboulements.

Figure 1 : Carte géographique du district d’Abidjan avec les zones enquêtées

Figure 1 : Carte géographique du district d’Abidjan avec les zones enquêtées

7À l’aide d’un guide semi-dirigé, des entretiens individuels ont été réalisés pour saisir les facteurs qui poussent les occupants à s’installer sur les sites à risque malgré les interdictions. Au total, nous avons mené 25 entretiens individuels auprès des cibles primaires, habitants de ces zones. Ce sont les jeunes, les leaders communautaires et les victimes d’inondation ou de glissement de terrain comme l’indique le tableau ci-après :

Tableau 2 : Répartition de l’échantillon des entretiens individuels par catégorie d’acteurs

Communes

Quartiers

Jeunes

Leaders

Victimes

Yopougon

Mossikro

1

1

1

Agban attié

1

1

1

Millionnaire

1

1

Attécoubé

Tomber mourir

1

1

1

Anyama

Terre rouge

1

1

1

Derrière rails

1

1

1

Kafala

1

1

Cocody

Dokui derrière HETEC

1

1

1

Abobo

Clouetcha

1

1

1

Total par catégorie

9

9

7

Total général

25

8Nous avons également conduit deux groupes de discussion de neuf personnes chacun avec les habitants de ces zones à risques pour capter leurs représentations sociales de l’occupation desdites zones et leur rapport au risque d’inondation, de glissement de terrain et d’électrocution. Des cibles secondaires ont également été interrogées. Il s’agit de personnes ressources dont la connaissance de la problématique des inondations à Abidjan a permis de trianguler les informations. Ces personnes étaient issues des structures étatiques (Direction de l’Assainissement et du Drainage, Office National de la Protection Civile, Groupement des Sapeurs-Pompiers Militaires d’Abidjan, Coordination du plan ORSEC), des collectivités territoriales (mairies d’Abobo, de Yopougon, d’Attécoubé, de Cocody, d’Anyama). De plus, nous avons fait de l'observation directe du type de maisons habitées dans ces espaces à risques et du relief géographique pour en apprécier les variations (passages des eaux, cuvettes, ravins, flancs de colline, et cetera). Une recherche documentaire a été également réalisée pour recueillir des informations complémentaires, notamment sur le contexte, l’historique et les statistiques de l’occupation anthropique des zones à risques d’inondation à Abidjan. Les données collectées ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique suivant cinq étapes clés : familiarisation, recherche des thèmes dans les codes, révisions des thèmes, finalisation des thèmes, rédaction. Les résultats de l’étude découlent de cette analyse.

Résultats

9L’analyse des données a conduit à des résultats dont le premier axe concerne la description des processus d’occupation des zones à risques.

Les processus d’occupation des zones à risques

10L’occupation des zones à risques dans le district d’Abidjan s’opère de trois façons. Premièrement, les occupants construisent leurs maisons dans les zones à risques où ils acquièrent des terrains, par des transactions financières informelles, auprès de personnes présentées comme des propriétaires fonciers. Cette forme d’acquisition foncière, qui contourne les canaux officiels de régulation et de contrôle (le Ministère de la construction et de l’urbanisme et la municipalité), permet aux occupants d’ériger des habitations sans permis de construire, utilisant souvent des matériaux de faible qualité et faisant fi des normes de sécurité. En effet, tout commence par l'identification d'un terrain vacant, situé dans une zone à risque (risque d’inondation, de glissement de terrain, d’électrocution, et cetera). Cette identification consiste à s’informer verbalement auprès des habitants déjà sur place sur l’état du terrain : occupé ou non occupé. S’il n’est pas occupé, alors l’acquéreur est orienté vers la personne présentée comme propriétaire du terrain. Une fois en contact direct avec le « propriétaire », l’acquéreur négocie un arrangement de gré à gré pour l’acquisition de ce terrain. En réalité, les personnes qui se présentent comme propriétaires des parcelles sur les zones inondables n’en ont pas la propriété. Ce sont des espaces interdits d’occupation, qui relèvent de la propriété de l’État (Cf. Ordonnance No 2016-588 du 3 août 2016 portant titres d’occupation du domaine public en Côte d’Ivoire). Cet arrangement qui se fait en dehors de tout cadre légal et sans aucune trace écrite, varie en fonction de la taille du terrain convoité. Ainsi, un acquéreur doit donner entre 500.000 Francs CFA et 1.500.000 Francs CFA à un « propriétaire terrien » pour occuper 200 m² à 400 m². Une fois cette transaction finalisée, l’acquéreur construit en toute discrétion sa maison. La construction de la maison se fait généralement avec des matériaux disponibles localement (par exemple des briques en terre crue, du bois de récupération, des tôles ondulées, et cetera) sans obéir à un plan conventionnel, sans respecter les normes de construction.

11Deuxièmement, les occupants construisent leurs maisons dans les zones à risques où ils louent des terrains (bail de location) auprès de personnes présentées comme des propriétaires fonciers. Tout comme dans le processus d’achat, la location d’un terrain sur un site à risques se déroule dans un contexte de violation continue des mesures d’interdiction et des règles en vigueur en matière de bail sur le foncier urbain. Le processus débute par la recherche active de terrains à louer auxquels les occupants potentiels peuvent avoir accès à moindre coût, en vue de construire leur maison. Pour ce faire, le locataire intéressé entreprend la recherche d’un « propriétaire de terrain » ou d'un intermédiaire immobilier susceptible de proposer des terrains à louer. Cette recherche est facilitée par la connaissance du marché immobilier local et des réseaux informels dans les zones à risques. Une fois le terrain repéré, le contact est établi avec le « propriétaire foncier » soit directement, soit par l’intermédiaire immobilier pour négocier les conditions du bail. Les négociations portent sur les modalités de la location, à savoir le montant du loyer, la durée de la location et les responsabilités des parties en cas de sinistre. Une fois les termes convenus, un contrat de bail est signé entre le « propriétaire » du terrain et le locataire, définissant les droits et les obligations de chaque partie. Toutefois, ce contrat est dénué de toute base légale, étant donné les interdictions qui frappent l’occupation des zones à risques. La photographie ci-dessous montre des maisons perchées sur une colline escarpée, situées en dessous d’une ligne haute tension et exposées au risque élevé de glissement de terrain ou d’électrocution lors des fortes pluies.

Photographie 1 : Maisons construites sur un site à risques (Yopougon, quartier Agban Attié)

Photographie 1 : Maisons construites sur un site à risques (Yopougon, quartier Agban Attié)

Fofana et Kra, 2020.

12Troisièmement, les occupants louent, sur les sites à risques, des maisons construites par des propriétaires immobiliers dans les conditions décrites précédemment dans le premier et le deuxième cas. Dans ce dernier cas, le processus débute par la recherche d’une maison à louer dans une zone à risques. Cette recherche se fait généralement à travers des contacts personnels ou des recommandations de bouche à oreille, échappant ainsi à toute traçabilité. Une fois une maison repérée, le locataire potentiel procède à une évaluation sommaire de ses caractéristiques, se concentrant principalement sur la structure de base, l’étanchéité des murs et du toit, ainsi que sur la proximité des cours ou des voies de passage d’eau et le risque d’inondation. Plutôt que de passer par des agences immobilières ou des intermédiaires officiels, le locataire engage directement des négociations avec le propriétaire de la maison. Ces négociations se déroulent sans documentation écrite (contrat de bail de location de la maison) et incluent des arrangements verbaux sur le montant du loyer et la durée de la location. Une fois les termes de la location convenus, le locataire occupe la maison, effectue les paiements mensuels du loyer en espèce, de manière discrète et sans délivrance de reçu. Cette location illégale et discrète permet aux parties impliquées d’éviter toute intervention des autorités ou des structures de régulation. La photographie ci-dessous montre une maison précaire louée au bord d’un ravin, exposée aux risques d’éboulement et d’inondation lors des saisons de pluie.

Photographie 2 : Maison louée sur un site à risques (Cocody, quartier Dokoui derrière HETEC)

Photographie 2 : Maison louée sur un site à risques (Cocody, quartier Dokoui derrière HETEC)

Fofana et Kra, 2020.

13Dans un cas comme dans l’autre, une fois la maison terminée ou louée, aucune entité n’intervient ni pour vérifier la conformité aux normes de construction ou de sécurité ni pour évaluer les risques d’inondation, de glissement de terrain ou d’électrocution. Elle est occupée par l’acquéreur ou le locataire et sa famille pendant des années, voire des décennies. En somme, ces sites à risques, quoique soumis à des menaces bien connues, semblent attrayants en raison de leur accessibilité économique et du flou qui entoure les acquisitions et les locations de terrain. Un résident de Terre rouge (un quartier précaire à risque d’inondation dans la commune d’Ayama) confirme cela en ces termes :

« Notre quartier est régulièrement inondé et on sait que ce n’est pas bon d’habiter ici. Mais on est obligé d’y rester parce qu’on n’a pas d’autres choix. Le loyer est moins cher ici, trois fois moins cher que dans les autres quartiers comme Cocody [quartier de la classe moyenne et des élites]. Et puis, les terrains sont plus abordables ici pour ceux qui n’ont pas beaucoup d’argent. C’est difficile, mais c’est la réalité que nous devons affronter au quotidien parce qu’on est pauvre ».

14Les processus d’occupation des zones à risques dans le district d’Abidjan sont sous-tendus par une diversité de facteurs.

Les facteurs de l’occupation des zones à risques

15Selon notre enquête, les facteurs d’occupation des zones à risques se déclinent en quatre points relatifs à i) la réinterprétation de la faiblesse des mesures répressives contre l’occupation illégale desdites zones ; ii) l’occupation de ces zones comme unique option de logement malgré la conscience commune du risque ; iii) la légitimation de l’occupation par une logique de frustration sociale ; iv) la rhétorique d’une immunité collective contre le risque de catastrophe.

  • 5 Il existe dans ces quartiers à risques comme dans la plupart des quartiers des villes et des villag (...)

16Le premier facteur, en effet, concerne la réinterprétation du « laisser-faire » des pouvoirs publics comme un signe de tolérance voire de faiblesse. Les populations qui habitent les zones à risques d’inondation, d’éboulement ou d’électrocution dans le district d’Abidjan sont confortées dans l’idée que les structures étatiques de gestion du foncier urbain les menacent souvent de déguerpissement, mais finissent par ne pas passer à l’acte. C’est une sorte de « laisser-faire » des pouvoirs publics dans l’occupation illégale des zones à risques qui se traduit par la non-application stricte des mesures d’interdiction. Le processus d’occupation décrit plus haut montre que l’acquisition de terrains, la construction ou la location des maisons dans ces espaces interdits échappe à tout contrôle légal et à toute régulation formelle. En l’absence de sanctions claires et de mesures dissuasives, les occupants sont incités à poursuivre leurs activités illégales, contribuant ainsi à l’aggravation des risques de catastrophe, notamment en saison pluvieuse. L’inertie des autorités à l’égard de l’occupation illégale crée un environnement propice à l’anarchie dans les zones à risques, où les normes légales sont systématiquement bafouées. Les données révèlent que cette inertie est interprétée par les occupants comme une forme d’approbation tacite, qui alimente ainsi un cycle de transgressions répétées. Par conséquent, les zones à risques deviennent des territoires disputés où les règles étatiques perdent leur légitimité et leur autorité. En somme, l’incapacité des autorités à appliquer efficacement les décisions de non-occupation desdites zones est interprétée par les occupants comme une faiblesse devant un phénomène de colonisation anthropique persistant. Pour nombre d’entre eux en effet, la non-application rigoureuse des mesures d’interdiction est une prime implicite à s’installer dans ces espaces en toute impunité et sans crainte de rétorsion. Cette lacune dans la gouvernance urbaine nourrit des représentations propices à une occupation anarchique des zones inconstructibles, exacerbant ainsi les risques pour les populations qui y vivent. L’interprétation opère, par conséquent, comme un catalyseur des occupations anarchiques de ces zones. Un président de la jeunesse5 d’une zone à risques l’exprime ainsi :

« […] On est ici parce que les autorités nous laissent faire. C’est pour cela, nous qui n’avons pas les moyens financiers de s’installer ailleurs, on se met ici parce qu’on sait que personne ne viendra nous chasser […]. Ici-là, les autorités nous laissent venir sans problème ».

17Le deuxième facteur a trait à la conscience commune du risque présente chez les occupants. Dans les zones à risques du district d’Abidjan, la conscience des menaces d’inondation est bien présente chez les occupants. Mais ces espaces restent, pour plusieurs d’entre eux, la seule alternative de logement, faute de moyens financiers. En d’autres termes, les habitants de ces zones inondables, exposés à d'autres dangers comme les glissements de terrain ou les électrocutions, sont pleinement conscients des risques auxquels ils sont confrontés. Ils savent que les dangers d’inondation, d’érosion du sol ou d’autres phénomènes du même genre menacent potentiellement leur sécurité et celle de leurs biens. Ils sont intimement familiers avec ces menaces d’autant plus que chaque saison des pluies fait des victimes et provoque des dégâts matériels sur ces sites. Cette conscience aiguë des risques façonne leurs décisions et leurs comportements au quotidien, dictant souvent des stratégies d’adaptation et de survie (relocation, réaménagement ou reconstruction d’une maison sur le même site ; déménagement sur un autre site à risque, et cetera). Pourtant, malgré cette prise de conscience, la réalité économique « impitoyable » dans laquelle ces populations évoluent les confronte à des choix difficiles. Les moyens financiers limités, résultant de revenus modestes, de taux de chômage élevés ou d’autres contraintes économiques font obstacle à l’accès à des logements sécurisés. Les coûts prohibitifs des loyers ou des acquisitions immobilières dans des quartiers moins exposés aux risques les placent dans une impasse financière. Dans ce contexte de contraintes économiques, l’occupation des zones à risques devient la seule option viable pour ces familles vulnérables. Les zones à risques où les loyers sont abordables et les terrains disponibles à moindre coût deviennent des refuges de fortune, malgré les dangers inhérents. Cette occupation des zones à risques n’est pas le fruit d’un choix délibéré, mais plutôt une adaptation forcée à des circonstances économiques difficiles, une réponse de survie à des conditions qui échappent à leur contrôle. Aussi, malgré les accidents, voire les tragédies qui s’y produisent souvent, les occupants continuent-ils à y résider, ne sachant où aller, faute d’alternative. Cette rhétorique du « on ne sait où aller, on n’a pas d’argent » est revenue de façon récurrente comme réponse à la question : pourquoi ne quittez-vous pas le quartier malgré les menaces ? Un locataire de maison à Agban Attié, quartier précaire à risque de Yopougon, témoigne :

« […] Regarde hein, regarde bien autour de toi, est-ce que tu vois quelqu’un qui a une grosse caisse [voiture, grosse cylindrée dans le jargon ivoirien] ? Nous sommes ici parce qu’on n’a pas l’argent, nous sommes pauvres c’est pour cela on vient habiter ici. Sinon si on avait l’argent, on allait partir dormir où les boss [les élites dans le jargon ivoirien] sont, à Cocody, au Plateau… Mais si tu vois qu’on reste ici-là, c’est parce qu’on est pauvre on a pas l’argent ».

  • 6 Pour plus d’information, voir le site internet de la Commission Nationale des Droits de l’Homme de (...)

18Le troisième facteur est relatif à la légitimation de l’occupation par une logique de frustration sociale, en lien notamment avec la gestion de la politique des logements sociaux. En effet, chez une partie des habitants, l’installation sur les sites à risques est sous-tendue par une profonde frustration, amplifiée par ce qu’ils considèrent comme un échec de la politique des logements sociaux. Entre 2012 et 2020, un programme présidentiel de logements socio-économiques prévoyait la construction de 150 000 logements pour les personnes économiquement défavorisées (N’goran et al., 2020). Toutefois, les conditions d’accès, les frais de pré-souscription non remboursables, la condition de l’apport initial (10% du coût du logement choisi), la cotisation au fonds de cautionnement mutuel (3,5% du coût du logement) et le coût des frais de dossier ont dissuadé de nombreux candidats (CNDHCI6, 2016). Malgré cette mesure gouvernementale, plusieurs familles restent donc confrontées au problème de logement. Elles se résignent, sous le poids de la pauvreté et de la rareté des logements à loyer modéré, à vivre dans des zones à risques d’inondation, de glissement de terrain ou d’électrocution. Dans ce contexte, l’offre de logements sociaux, censée fournir une solution équitable et accessible à tous, est perçue comme largement insuffisante et déséquilibrée, créant ainsi un sentiment d’injustice et d’exclusion en matière d’accès au logement. Face à cette réalité, l’occupation informelle des zones à risques est apparue, pour certains, comme une réponse légitime à une frustration sociale profondément enracinée. Les occupants desdites zones, qui se considèrent comme des marginaux, voient dans cette occupation, même illégale, une réponse à cette marginalisation pour satisfaire leurs besoins de logement. De plus, l’absence de perspectives d’accès à des logements décents à moindre coût conforte cette occupation anarchique sur fond de frustration. Ceci, dans un contexte économique marqué par l’inflation. Pour beaucoup, il s’agit ainsi de revendiquer un droit fondamental à un logement décent, face à des politiques urbaines et sociales qui semblent les exclure et les marginaliser davantage. Un agent de sécurité, locataire d’une maison dans une zone à risques d’Abobo-Clouetcha (un quartier inondable très précaire de la commune d’Abobo au nord d’Abidjan), explique :

« Nous les pauvres-là, l’État avait un moment construit des maisons pour nous aider. Mais c’est les mêmes riches qui ont occupé toutes ces maisons pendant que nous on est-là. J’ai pas envie de parler, ne me faites pas parler ! »

19Dans ce propos, l’expression « J’ai pas envie de parler, ne me faites pas parler ! » est typiquement ivoirienne. Elle traduit, dans le jargon local, un mélange de colère et de frustration orienté, dans ce contexte spécifique, contre l’État. Pour cet enquêté, c’est un non-dit qui interpelle l’autorité étatique sur ce qu’il considère comme un échec du programme présidentiel des logements sociaux lancé en 2012 et sur la responsabilité du Gouvernement à créer les conditions appropriées pour l’accès à des logements décents, notamment pour les plus vulnérables.

20Le quatrième et dernier facteur se rapporte à la rhétorique d’une immunité collective contre le risque de catastrophe. Dans les quartiers urbains d’Abidjan exposés aux risques d’inondation, de glissement de terrain et d’électrocution la rhétorique de l’immunité collective émerge souvent comme une justification implicite de l’occupation. La rhétorique repose, en grande partie, sur un déni des risques. Les occupants se représentent en effet le risque comme un non-événement, comme une chose qui ne les concerne pas quoique réelle. Ce déni se traduit par une expression triviale que plusieurs enquêtés ont employée pour justifier leur présence sur les sites malgré les menaces : « nous avons l’habitude des inondations ». Ce sentiment d’être immunisés contre les sinistres en général et les inondations, les glissements de terrain et les électrocutions en particulier s’est construit au fil des années au gré des catastrophes et de leurs lots de désolations. Ce qui domine chez les occupants, c’est l’idée que ces catastrophes font des dégâts voire des morts, mais elles sont passagères et circonscrites dans le temps et dans l’espace. Il n’y a donc pas de raison d’en dramatiser les effets outre mesure. En clair, les habitants des zones à risques vivent au quotidien avec ce déni du risque, cette négation des catastrophes dont ils sont pourtant témoins à chaque saison de pluie.

Discussion

  • 7 Pour plus d’information, voir le: site Internet du Gouvernement de la Côte d’Ivoire, [En ligne] URL (...)

21Dans ce chapitre, nous tentons d’élucider, mais également de mettre en perspective les facteurs sociaux qui, construits autour de l’occupation illégale des zones à risques, confortent les occupants dans leur choix. De prime abord, la réinterprétation sociale du « laisser-faire » comme signe de tolérance voire de faiblesse des pouvoirs publics est un résultat qui met en discussion les conséquences négatives des dysfonctionnements dans la gestion des zones à risques. Si les habitants des zones à risques d’Abidjan entretiennent cet état d’esprit, c’est parce que, dans certains cas, les annonces étatiques d’interdiction ou de déguerpissement ne sont pas suivies d’effet. Cette forme de dysfonctionnement et la réinterprétation sociale qu’elle suscite nourrissent donc indirectement l’occupation anarchique des zones à risques. Néanmoins, la représentation de l’État comme une entité qui ne met pas toujours à exécution ses menaces de déguerpissement doit être nuancée. Nous avons posé, dès l’introduction de cet article, le problème du paradoxe déguerpissement/réoccupation. Pour rappel, ce paradoxe réside dans le fait que, nonobstant les opérations de déguerpissement des zones à risques assorties d’interdiction officielle et formelle d’y retourner sous peine de sanction, les populations les réoccupent progressivement. Cependant, par le passé, des actions de déguerpissement de sites à risques avaient été déjà entreprises par les pouvoirs publics sans que les populations s’y réinstallent. C’est le cas de « Washington », un quartier précaire à risques de la commune de Cocody, déguerpi en 1996 sans être illégalement réoccupé. Des travaux d’intérêt public y ont été réalisés dans la foulée. De plus, les autorités administratives du district d’Abidjan ont lancé, en 2024, une vaste opération de « déguerpissement » dans les communes de Yopougon, Attécoubé, Marcory-Anoumanbo, Koumassi, et cetera. Cette vaste opération visait à détruire plusieurs quartiers précaires, assainir la capitale économique et développer des projets immobiliers7. Elle a, en revanche, suscité la colère des populations et de vives critiques politiques, alors même que les pouvoirs publics consolident ces déguerpissements par des activités de surveillance et d’aménagements urbains.

22Par ailleurs, les facteurs indirects de sinistres liés aux catastrophes naturelles se présentent également sous la forme de représentations de l’inondation (Baggio et Rouquette, 2006). Pour Baggio et Rouquette, en effet, ces représentations qui peuvent varier d’un site à risque à un autre, relèvent de la culture du quotidien et survivent par le truchement de la mémoire collective. À juste titre, Douglas et Wildavsky (1983) avaient établi que la prise ou l’ignorance d’un risque dépend, en partie de la culture qui la sous-tend. La rhétorique d’une « immunité collective » contre le risque de catastrophe, relevée pendant nos enquêtes de terrain, semble confirmer la thèse de Baggio et Rouquette (2006). Ainsi, la longue expérience des inondations vécue par les occupants des zones à risques, année après année, a fini par les installer dans une « culture de la submersion ». Celle-ci leur donne le sentiment d’avoir développé une immunité, historiquement construite, contre les inondations. Les occupants vivent dans les zones à risques, confortés par cette impression d’« immunité collective » ; impression bien éloignée de la réalité complexe du risque d’inondation.

  • 8 Ce sont, en général, des montants dérisoires qui ne peuvent raisonnablement leur permettre de se re (...)

23De plus, dans le cas abidjanais, les occupants des zones à risques d’inondation pensent n’avoir aucune autre alternative quoique conscients des risques encourus. Les résultats sur la propension à utiliser les zones à risques d’inondation, de glissement de terrain et d’électrocution comme unique option de logement malgré la conscience commune de la menace sont édifiants à cet effet. Le même phénomène est analysé à Niamey, capital du Niger, par Abdou Alou (2021). Il met en relief les facteurs socioéconomiques qui poussent les habitants à se loger dans des zones à risque s’exposant aux inondations. Tout comme à Abidjan, les occupants de ces zones sont avertis et ont bien conscience des risques encourus. Mais ils font le choix de s’y installer dans un contexte marqué à la fois par le prix élevé des loyers et du foncier dans les zones moins inondables de Niamey. Leur choix de résidence est, en définitive, moins influencé par le risque d’inondation que par des facteurs sociaux et économiques à l’instar des occupants des zones à risques d’Abidjan. Dans le cas abidjanais, certes, l’on peut considérer cette sorte de fatalité au regard des compensations financières insignifiantes8 qui leur sont données en échange de leur déguerpissement. Mais à y voir de près, d’autres facteurs peuvent expliquer cette « représentation de la fatalité ». On retrouve ces facteurs dans les travaux de Giraud et al. (2023). Ils montrent comment les rapports, y compris affectifs aux sites inondables ainsi que la conscience des menaces peuvent réduire les représentations du risque. Les occupants des zones inondables d’Abidjan s’inscrivent probablement dans cette dynamique d’atténuation du risque perçu.

24Il existe d’autres facteurs d’occupation anarchique qui se construisent autour des dysfonctionnements dans la gestion des zones à risques. Au nombre de ceux-ci figurent les insuffisances des pouvoirs publics dans l’établissement des fonctions et des compétences des acteurs de cette gestion, y compris les populations concernées par les risques. Les rôles de ces acteurs n’étant pas clairement définis, il s’en suit une déresponsabilisation, voire une négation des risques (Germain et al. 2022). Bourrelier et al. (2000) ont révélé, comme autre forme de dysfonctionnement, l’utilisation velléitaire et désordonnée des outils de gestion des risques des catastrophes naturelles (par exemple dispositifs de surveillance et d’alerte, codes de construction, planification de l’usage du sol, et cetera). Yalobali (2023) confirme cette forme de dysfonctionnement dans le contexte des inondations en République Démocratique du Congo. Par ailleurs, dans la gestion des zones à risques, le manque de travaux d’assainissement en amont (une autre anomalie de gestion) accroît en aval le risque d’inondation dans les zones dangereuses, comme c’est le cas du bassin versant de la rivière Kalamu (Kinshasa), sujette à une forte pression anthropique (Simbu et al. 2023). Plusieurs facteurs sous-tendent ces dysfonctionnements dans la gestion des zones à risques d’inondation. Il y a, entre autres, les perceptions que les agents en charge de la gestion des catastrophes naturelles ont du risque d’inondation et de leur rôle de protection des populations. En effet, une potentielle faiblesse de ces perceptions peut être source de dysfonctionnement et accroître ainsi les pertes dues, entre autres, aux inondations (Gert et al. 2013). À cela s’ajoutent l’absence de professionnalisation des approches de la lutte contre les catastrophes naturelles (Beucher, 2008) et la politisation des politiques de gestion des risques (Abou Sleiman, 2024).

25Enfin, les contributions des auteurs sur les dysfonctionnements de la gestion des zones urbaines à risque comme source d’accroissement des menaces d’inondation des populations riveraines suggèrent également des réponses pour relever ces défis. Nous ne rapporterons pas ici ces réponses, car ce n’est pas l’objet de cet article. Mais nous alertons sur la nécessité de veiller à ce que les réponses ne soient pas, paradoxalement, la source d’autres problèmes. Cette alerte est faite à la lumière de l’analyse d’un projet d’aménagement multifonctionnel qui, tout en contribuant à réduire le risque d’inondation urbaine, nourrit ou invisibilise plusieurs inégalités sociales ayant jalonné la réalisation dudit projet (Cardinal, 2023).

Conclusion

26Nous sommes partis de l’hypothèse que les occupants des zones à risques d’inondation, d’éboulement ou d’électrocution à Abidjan persistent à y vivre sous la triple influence de représentations, de frustrations et de rhétoriques sociales largement répandues en leur sein. À partir d’une approche qualitative ayant mobilisé des données d’entretien dans cinq communes, nous avons décrit les processus d’occupation illégale et anarchique des espaces à risques et dégagé les principaux facteurs sociologiques qui sous-tendent ces occupations. Nos résultats confortent, dans la littérature sur la question des risques d’inondation ou de glissement de terrain, l’idée d’une multiplicité de facteurs non environnementaux à l’origine des catastrophes liées à ces phénomènes naturels. Ici, ce sont les facteurs ou mécanismes sociaux qui sont mis en relief comme dimensions fondamentales de ces catastrophes tragiques. Il est vrai que les pouvoirs publics ont une grande responsabilité dans les tragédies qui se succèdent, chaque année à Abidjan, pendant les saisons de pluie. En effet, il leur incombe la gestion, la régulation et le contrôle de l’occupation des espaces urbains dans cette métropole de plusieurs millions d’habitants. Même si des efforts sont faits dans ce sens, ils restent insuffisants. En conséquence, dans un contexte de pauvreté persistante, les populations et familles les plus vulnérables ou économiquement faibles sont poussées, sous l’effet de ces facteurs légitimateurs, vers l’occupation de sites urbains officiellement interdits, dont ils sont pourtant conscients de la dangerosité. L’autorité étatique devrait donc accroître ses efforts d’aménagement de l’espace urbain avec, en toile de fond, la nécessité absolue de trouver des alternatives pertinentes et viables au logement, notamment des pauvres et des plus vulnérables à Abidjan.

Haut de page

Bibliographie

Abdou Alou A. (2021)., Facteurs d’influence des choix résidentiels en zone inondable dans le cinquième arrondissement communal de Niamey., EchoGéo [En ligne], URL : http://journals.openedition.org/echogeo/22673

Abou Sleiman P. (2024). L’étude de la perception et la gestion du risque d’inondation dans un contexte informel urbanisé, le cas de Hay El Sellom au Liban. Doctorales de l’ASRDLF 2024. [En ligne] URL : https://hal.science/hal-04407359v1

Baggio, S., Rouquette M.-L. (2006). La représentation sociale de l'inondation : influence croisée de la proximité au risque et de l'importance de l'enjeu., Bulletin de psychologie, 481(1), pp. 103-117.

Beucher S. (2008). La gestion des inondations en Angleterre : la mise en place d’un système efficace de gouvernance du risque ? L’Information géographique, 72(4), pp. 27-43.

Bourrelier P-H., Deneufbourg G., De Vanssay B. (2000). Les catastrophes naturelles, Le grand cafouillage. Paris, Osman Eyrolles Multimédia.

CNDHCI. (2016). Contribution au rapport sur le droit au logement. [Rapport]. CNDHCI. [En ligne] URL : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Housing/HousingStrategies/CNDH_Cote_dIvoire.docx

CNS. (2022). Communiqué du Conseil National de Sécurité. [Rapport]. CNS. [En ligne] URL : https://www.presidence.ci/communique-du-conseil-national-de-securite-11/

De Castro A.C.V. and Angelica T.B.A. (2024). Sustainable Occupation of Valley Bottom Areas in Urban En-Vironments: Recommendations for Socioenvironmental Re-generation". [En ligne] URL: https://www.researchgate.net/publication/378329828_

Diomandé M., Dongo K., Koné B., Cissé G., Biémi J. et Bonfoh B. (2008). Vulnérabilité de l’agriculture pluviale au changement de régime pluviométrique et adaptation des communautés rurales du « V-Baoulé » en Côte d’Ivoire. [En ligne] URL : https://www.sifee.org/client_file/upload/Colloques%20documentation/2009%20Niamey/2_DIOMANDE_comm.pdf

Douglas M. et Aaron W. (1983). Risk and culture: An essay on the selection of technological and environmental dangers. University of California Press.

Durand S. (2010). Le risque et la routine. Vivre avec la possibilité d'une inondation dans un quartier périurbain français. Catastrophes et Risques : de l'empirique à la critique, Colloque international (CERI-EHESS). [En ligne] URL : https://agris.fao.org/search/en/providers/122439/records/647471b679cbb2c2c1b1ecbc

Durand S. (2014). Vivre avec la possibilité d’une inondation ? Ethnographie de l’habiter en milieu exposé et prisé,Thèse de Doctorat, Université Aix-Marseille, 487 p.

Durand S. et Richard-Ferroudji A. (2016). Vivre avec le risque inondation ? Analyse des mécanismes de mise en (in)visibilité du danger dans deux quartiers du sud de la France. Dans Becerra S., Lalanne M. et Weisbein J. Faire face aux risques dans les sociétés contemporaines, Octarès Éditions.

Franco Garcia Á. (2024). Urban policies during the last four decades have influenced the risk of flooding in Cartagena (Spain): A retrospective spatial analysis [ouvrage collectif]".

Germain D., Pelletier J., Trudelle C. et Gaudette M. (2022). Gouvernance territoriale et perception du risque à la suite de l’inondation de la rivière Richelieu en 2011. VertigO-la revue électronique en sciences de l'environnement. Hors-série 36. [En ligne] URL : https://journals.openedition.org/vertigo/37358

Gert E., Aerts J., Huitema A.J.D. (2013). Influence of flood risk perception and other factors on risk reducing behaviour: a survey of municipalities along the Rhine. Flood Risk Management, pp. 16-30.

Giraud K., Creach A., Chionne D., Cariou E. et Baltzer A. (2023). La représentation des risques littoraux à l’île d’Yeu (85): état des lieux et implications pour leur gestion. Norois (266), p. 71-90.

Gouvernement de Côtes d’Ivoire. (2019). Évaluation des pertes, dommages et besoins suite aux inondations de juin 2018 à Abidjan. Rapport. GCI. [En ligne] URL : https://reporterre.net/IMG/pdf/rapportcatastrophesnaturellescotedivoire.pdf

Gouvernorat du District d’Abidjan. (2024). Liste des zones à risque. Communiqué. GDA. URL : https://abidjan.district.ci/fichiers/LISTES-DES-ZONES-A-RISQUES-Synthese.pdf

Hernandez-Guerrero J.A.V-M. and Mendoza M.E. (2012). Adaptation strategies in communities under precarious housing: Flooding risks in the peri-urban sector of the city of Morelia, Michoacán, México. Applied geography (34), p. 669-679.

Institut National de la Statistique. (2021). Recensement Général de la Population et de l’Habitat (RGPH 2021). Rapport. INS. [En ligne] URL : https://plan.gouv.ci/assets/fichier/RGPH2021-RESULTATS-GLOBAUX-VF.pdf

Jérôme C. (2023). Questionner les effets inégalitaires de la mise en place d’une solution fondée sur la nature face aux risques d’inondation. Étude de cas du territoire de La Bouillie, à Blois. Développement durable et territoires, 14 (2). [En ligne] URL : http://journals.openedition.org/developpementdurable/22869

Kablan M. (2016). Vulnérabilité et adaptation des populations urbaines aux effets des variations climatiques (température et pluviométrie) : analyse de la situation dans la commune de Cocody, Abidjan, Côte d’Ivoire. Thèse de doctorat, Université Félix Houphouët-Boigny, Côte d’Ivoire, 242 p.

Kawazaki A., Kawamura G., Zin W. W. (2019). A local level relationship between floods and poverty: A case in Myanmar. International Journal of Disaster Risk Reduction. [En ligne] URL : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S221242091930963X

Mbaha J.P., Olinga J.M. et Tchiadeu G. (2013). Cinquante ans de conquête spatiale à Douala: d’héritage colonial en construction à patrimoine socio-spatial vulnérable aux risques naturels. Actes du colloque du cinquantenaire de la réunification du Cameroun. [En ligne] URL : https://d1wqtxts1xzle7.cloudfront.net/41694366/.

Motcho K. H., Issaka H. (2006). Diversité des stratégies résidentielles des familles démunies à Niamey. Revue Mu Kkara Sani, 11, p. 21-32.

N’goran A., Fofana M. et Akindès F. (2020). Redéployer l’État par le marché: la politique des logements sociaux en Côte d’Ivoire. Critique internationale, 4, p. 75-93.

Notivoli R.S., Mur D.M., Ojeda A.O., Fabre M.S., Sanz P. & Sánchez M.Á.S. (2017). Floodplain occupation and flooding in the Central Pyrenees. Cuadernos de investigación geográfica: Geographical Research Letters,43(1), p. 309-328.

Office National de la Protection Civile. (2024). Bilan des inondations de juin 2024. Rapport. ONPC. [En ligne] URL : https://www.onpc-ci.org/actualite/pluies-diluviennes-de-juin-2024-le-comite-de-gestion-interministeriel-de-crises-prend-des-mesures

Ozer P., Mohamed A.O.S.C. et Ozer A. (2013). Étalement urbain des villes en Afrique subsaharienne et vulnérabilité croissante face au risque d’inondation: L’exemple de Nouakchott (Mauritanie). Colloque international « Territoires périurbains: développement, enjeux et perspectives dans les pays du Sud. ». [En ligne] URL : https://orbi.uliege.be/bitstream/2268/156896/2/periurbanisation_ped%20E_resume_poster_Ozer-et-al2.pdf

Présidence de la République de Côte d’Ivoire. (2016). Ordonnance No 2016-588 du 3 août 2016 portant titres d’occupation du domaine public en Côte d’Ivoire. Ordonnance. PRCI. [En ligne] URL : https://www.droit-afrique.com/uploads/RCI-Ordonnance-2016-588-titres-occupation-domaine-public.pdf

Rey N. (2007). La construction du risque urbain en périphérie nord-est de Cuzco (Pérou). Bulletin de l’Institut français d’études andines, 36(2), p.259-276.

Saïdou B.S. et Yonkeu S. (2017). Les facteurs physiques dans les risques d’'inondation à Ouagadougou: Cartographie des zones à risque et mesures de préventions. Éditions universitaires européennes.

Simbu A.V., Muke M.K., Puela F.P., Nzuzi F.L., Koy R., Kasongo J.A.K. et Umba-di-Mbudi C.N. (2023). Contrat de rivière et résilience de la population face à la mauvaise gestion de l’environnement et aux risques des inondations dans le bassin versant de la Kalamu à Boma (Kongo Central, RD Congo). Geo-Eco-Trop, 46(2), p. 203-216.

Smith A. (2024). Using GIS for flood hazard assessment. Journal of Geography in Higher Education. 1(7).

Srivastava N. and Rajib S. (2015). Occupational resilience to floods across the urban–rural domain in Greater Ahmedabad, India. International journal of disaster risk reduction, 12, p. 81-92.

Tchekote H., Djofang N.P., Ndongo B. et Atekoa M.F.B. (2019). Enjeux socio-économiques et environnementaux de l’occupation des zones à risque d’inondation du bassin versant de l’Abiergué (Yaoundé-Cameroun). Revue Scientifique et Technique Forêt et Environnement du Bassin du Congo, 13, p. 69-80.

Winsemius H.C., Jongman B., Veldkamp T.I., Hallegatte S., Bangalore M. et Ward P.J. (2018). Disaster risk, climate change, and poverty: assessing the global exposure of poor people to floods and droughts. Environment and Development Economics, 23(3), p. 328-348.

Yalobali G.B.V. (2023). Pouvoirs publics et gestion des inondations à Kisangani dans la province de la Ttshopo en RDC. Lobal Research Review in Business and Economics [GRRBE], 09(03), p. 44-55.

Zaninetti J-M., Anh-Tu N., and Grivel S. (2014). La construction sociale de la vulnérabilité face au risque d’inondation au Viêt Nam., Mappemonde, Vol 114. URL : https://mappemonde-archive.mgm.fr/num42/articles/art14202.html

Haut de page

Notes

1 Conseil National de Sécurité

2 Office National de la Protection Civile

3 Instruction interministérielle n° 437/INTIPC du 08 décembre 1993 relative à l’organisation des secours dans le cadre départemental et à l’échelon national en cas de sinistre important.

4 C’est une opération par laquelle les pouvoirs publics expulsent de force des populations qui occupent ou habitent des espaces urbains jugés à risques ou pour cause d’utilité publique.

5 Il existe dans ces quartiers à risques comme dans la plupart des quartiers des villes et des villages de Côte d’Ivoire des représentants des jeunes communément appelés « présidents des jeunes ». Ce sont des leaders qui parlent au nom des jeunes et servent d’interface entre la jeunesse et les structures étatiques ou toute autre structure désireuse de mener des activités dans les quartiers en lien avec les jeunes.

6 Pour plus d’information, voir le site internet de la Commission Nationale des Droits de l’Homme de Côte d’Ivoire. Contribution au rapport sur le droit au logement. [En ligne] URL : https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Housing/HousingStrategies/CNDH_Cote_dIvoire.docx

7 Pour plus d’information, voir le: site Internet du Gouvernement de la Côte d’Ivoire, [En ligne] URL : https://www.gouv.ci/_actualite-article.php?recordID=15617

8 Ce sont, en général, des montants dérisoires qui ne peuvent raisonnablement leur permettre de se reloger décemment dans le district d’Abidjan.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1 : Carte géographique du district d’Abidjan avec les zones enquêtées
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/47552/img-1.png
Fichier image/png, 238k
Titre Photographie 1 : Maisons construites sur un site à risques (Yopougon, quartier Agban Attié)
Crédits Fofana et Kra, 2020.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/47552/img-2.png
Fichier image/png, 1,2M
Titre Photographie 2 : Maison louée sur un site à risques (Cocody, quartier Dokoui derrière HETEC)
Crédits Fofana et Kra, 2020.
URL http://journals.openedition.org/vertigo/docannexe/image/47552/img-3.png
Fichier image/png, 1,2M
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Métogba Fofana et Kouamé Walter Kra, « L’occupation des zones à risques d’inondation dans le district d’Abidjan : entre représentations, frustrations et rhétoriques »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Regards / Terrain, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 15 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/47552 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138e3

Haut de page

Auteurs

Métogba Fofana

Docteur en Sociologie, Département de Sociologie et d’Anthropologie, Université Alassane Ouattara, Bouaké, Côte d'Ivoire, adresse courriel : metogbafofana@gmail.com

Kouamé Walter Kra

Sociologue, Maître de Conférences, Université Alassane Ouattara, Bouaké, Côte d’Ivoire, adresse courriel : walterkra@uao.edu.ci

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search