Les auteures tiennent à remercier Bertrand Charmaison, Directeur de l’Institut i-tésé, Marie Vandermersch, responsable du projet SHS du CEA et Benoît Cellé, stagiaire au sein de l’équipe i-tésé de septembre 2022 à mars 2023.
- 1 Le mix énergétique est la répartition des différentes sources d'énergies primaires consommées dans (...)
1Depuis l’accord de Paris de 2015, des scénarios de prospective énergétique ont été proposés pour la France, l’Europe ou même pour le monde par des institutions diverses comme l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE), le Réseau de Transport d’Électricité français (RTE), l’association négaWatt, l’Ademe, ou encore des laboratoires académiques internationaux. Ces scénarios représentent des trajectoires dont l’objectif final est l’atteinte de la neutralité carbone pour les systèmes énergétiques, c’est-à-dire les systèmes de production et de stockage d’énergie. Ils visent à anticiper les futurs possibles et éclairer les choix stratégiques, qu’ils soient politiques ou au sein des entreprises. Jusqu’à récemment, ils se concentraient essentiellement sur les différentes possibilités techniques pour composer le mix énergétique1 d’un pays ou d’une partie du monde.
2Parmi les possibilités techniques, une des principales solutions trouvées pour la décarbonation des systèmes énergétiques est une électrification massive des usages. La demande en électricité risque donc très fortement d’augmenter : l’AIE (2023a) projette une augmentation rapide de la demande mondiale d'électricité dans tous ses scénarios (entre 80 et 150% selon le scénario à l’horizon 2050) en raison de la croissance de la population et des revenus et de l'électrification d'un nombre grandissant d'utilisations finales. L’électricité sera amenée à occuper une place croissante dans le paysage énergétique mondial avec notamment l’électrification des transports et du chauffage (AIE, 2023b). En France, RTE, a récemment revu à la hausse sa trajectoire de référence pour la demande en électricité (RTE, 2023) (entre 580 et 640 TWh en 2035 contre environ 450 TWh aujourd’hui). Il est important de préciser que dans certaines parties du monde, la demande en électricité devra nécessairement augmenter pour répondre à l’Objectif de Développement Durable (ODD) n°7 des Nations Unies « Garantir l’accès de tous à des services énergétiques fiables, durables et modernes, à un coût abordable » (Nations Unies, 2023). Le nombre de personnes privées d'accès à l’électricité à l'échelle mondiale a en effet augmenté en 2022 pour la première fois depuis des décennies, augmentant d'environ six millions pour atteindre environ 760 millions (AIE, 2023b). Dans d’autres parties du monde en revanche, comme en Europe, cette augmentation prévisible de la demande est de plus en plus questionnée dans un système énergétique en tension. Les crises géopolitiques et la question de la souveraineté, la problématique de l’utilisation de ressources minières, les conflits d’usage des sols et de la biomasse, l’urgence de la situation climatique au regard des délais et des coûts de construction de systèmes de production d’électricité bas carbone et des degrés de maturité de certaines technologies sont autant de raisons de mettre en avant la nécessité de réduire la demande en énergie globale finale afin de limiter l’augmentation de la demande en électricité.
- 2 L’intensité énergétique est un indicateur désignant le rapport entre la consommation d'énergie d’un (...)
- 3 Excepté au cours de la période Covid-19 qui a donné lieu à deux des pires années jamais enregistrée (...)
- 4 La consommation d’électricité en France est actuellement d’environ 450 TWh par an Selon RTE, elle d (...)
- 5 L’effet rebond est l’effet paradoxal du succès d’une technologie ou d’une pratique censées réduire (...)
3Pour cela, deux catégories de solutions existent. La première concerne les mesures d’« efficacité énergétique », qui reposent sur l’utilisation ou l’optimisation de technologies. Isoler les bâtiments avec des matériaux ayant de meilleures performances thermiques, utiliser des véhicules électriques dont le rendement est meilleur que celui des véhicules thermiques, utiliser des pompes à chaleur pour le chauffage, optimiser les procédés industriels grâce à des technologies de capteur ou d’analyse de données, et cetera en sont des exemples. Beaucoup de scénarios énergétiques misent fortement sur ce levier de l’efficacité. Mais ces dernières années dans le monde, l’amélioration de l’intensité énergétique2 était située entre 1 et 2% par an (AIE, 2022)3, avec un ralentissement constaté dans de nombreux pays avant le début de la pandémie du Covid. Selon les derniers chiffres de l’AIE, l’amélioration de l’intensité énergétique a encore baissé en 2023 (AIE, 2023c). Cela met en évidence le défi que représente la ré-accélération indispensable des progrès en matière d'efficacité pour atteindre les 4 % nécessaires chaque année jusqu'en 2030 afin de respecter la trajectoire du scénario NZE "émissions nettes zéro" de l’AIE d'ici 2050. En France, RTE (RTE, 2023 ; RTE, 2022) considère une réduction de la demande en électricité due à l’efficacité de 75 à 100 TWh à l’horizon 2035 et de 200 TWh à l’horizon 2050 pour ajuster la demande à la production4 et atteindre la neutralité carbone. Là encore, les objectifs semblent ambitieux et des travaux récents alertent sur une possible surestimation des effets de l’efficacité, notamment à cause des « effets rebond »5. Une analyse de 33 études parue en 2021 dans la revue Renewable and Sustainable Energy Reviews suggère en effet que les effets rebond sur l'ensemble de l'économie dépassent généralement 50%. Les auteurs de cet article avertissent sur le fait qu’en négligeant ces effets, les modèles mondiaux risquent de sous-estimer la demande future d'énergie (Brockway et al., 2021). D’autres moyens doivent donc être mis en œuvre pour limiter l’augmentation de la demande en électricité.
4La deuxième catégorie de solutions permet cette fois de réduire la demande. Il s’agit des mesures de « sobriété énergétique », qui visent la diminution de la demande en énergie par la modification de nos usages, donc de nos modes de vie. Cette modification des modes de vie est apparue assez récemment dans les scénarios de prospective énergétique. En avril 2022 paraissait le 6e rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dans lequel un chapitre entier était pour la première fois consacré à l’évolution de la demande et aux aspects sociaux de l’atténuation (GIEC, 2022). En France, fin 2021 – début 2022, plusieurs institutions (RTE, l’Ademe, l’association négaWatt) ont publié des scénarios comprenant une forte composante sobriété. En octobre 2022, afin d’anticiper les possibles difficultés de production d’électricité et d’approvisionnement en gaz de l’hiver 2022-2023, le gouvernement français publiait pour la première fois un plan de sobriété (Ministère français de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et Ministère de la Transition énergétique, 2022), reconduit en juin 2023 pour l’été (Ministère français de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et Ministère de la Transition énergétique, 2023). La sobriété apparaît aujourd’hui en France comme un des piliers de la transition énergétique que ce soit pour le gouvernement français au travers de ses plans de sobriété, mais également pour RTE (RTE, 2023) ou encore pour le CEA (CEA, 2023).
5Mais cette notion de sobriété pose plusieurs questions, que ce soit dans sa définition même ou bien encore dans sa mise en œuvre. Nous nous efforcerons donc dans la première partie de cet article de donner les définitions actuelles de ce terme dans les exercices de prospective énergétique et les différentes formes de sobriété qui peuvent exister. Puis nous analyserons dans une seconde partie la manière dont la sobriété est abordée dans les différents scénarios énergétiques, qu’ils soient français, européens ou mondiaux. Nous tenterons de mettre en évidence les leviers de sobriété identifiés dans ces scénarios. Dans une troisième partie, nous soulignerons les perspectives de recherche que cette analyse fait apparaître.
6Comme précisé dans l’introduction, il est important pour ce qui suit de bien distinguer efficacité énergétique – qui fait appel à des technologies sans modification d’usages – et sobriété énergétique pour laquelle il est question de modification d’usages et de modes de vie. Certes, ces deux leviers sont souvent associés et imbriqués ; il est difficile de leur donner des périmètres stricts et indépendants : une modification de technologie peut entraîner une modification d’usage, par ailleurs, les deux leviers peuvent être combinés. Mais la confusion entre les deux est assez fréquente. Ainsi, dans le premier plan de sobriété du gouvernement français (Ministère français de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et Ministère de la Transition énergétique, 2022), plusieurs mesures préconisées relèvent plus de l’efficacité que de la sobriété. La gestion intelligente des bâtiments et la mise en place de thermostats dans les logements sont par exemple des solutions technologiques qui n’entrainent pas forcément de modifications d’usage.
7Il est donc important de mieux définir le terme de sobriété énergétique, qui n’est pas une notion nouvelle. Déjà dans les années 1970, à la suite des chocs pétroliers, des mesures telles que la réduction de la vitesse sur les routes et de la température dans les locaux en France, les dimanches sans voiture aux Pays-Bas, en Suisse et en Allemagne, ainsi que la mise en place de l’heure d’été et de l’heure d’hiver avaient été adoptées afin de diminuer la consommation d’énergie de la population (Szuba, 2023).
8Il existe un grand nombre de définitions et de publications récentes sur le sujet de la sobriété énergétique. L’exercice de définition de ce terme est lui-même délicat. Selon Villalba (2016), les usages de la notion de sobriété soulèvent quatre types de difficulté. En premier lieu, il n’existe pas de définition stabilisée. La deuxième difficulté « est d’ordre méthodologique. : la sobriété est difficilement modélisable, en raison de l’absence de pratiques clairement identifiées et chiffrées » (Villalba, 2016, p. 39-49). La troisième difficulté provient de ses conséquences sociales et économiques : elle questionne à la fois les notions de justice sociale et de modèle économique. Comment la sobriété peut-elle être « juste » ? La sobriété peut-elle être « rentable » économiquement pour les entreprises ? Enfin le quatrième obstacle est d’ordre éthique. Des inégalités importantes de niveau de vie ou d’accès à l’énergie existent, que ce soit entre des pays ou à l’intérieur d’un même pays. Le fait d’évoquer cette notion peut paraître indécent.
9Il n’est donc pas question ici de faire une étude complète et détaillée de toutes les définitions de la sobriété, mais d’éclairer les définitions choisies aujourd’hui dans le domaine de la prospective énergétique. Afin de rester cohérentes sur l’ensemble de la publication, nous nous sommes restreintes :
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Pour la France à la définition donnée dans la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC), document de base pour la transition énergétique dans ce pays (Ministère français de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et Ministère de la Transition énergétique, 2020).
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Pour le monde aux différentes définitions données dans le rapport du GIEC qui est aujourd’hui le rapport de référence et structurant pour la communauté scientifique, (GIEC, 2022).
10Dans la SNBC, la sobriété est définie comme consistant : « à consommer avec modération les biens et services à forts impacts environnementaux » tout en étant « associée à un changement important des modes de consommation, sans perte de confort ». La SNBC étant le document de référence pour les différentes stratégies énergétiques françaises, nous partons donc de cette définition.
11Dans cette définition se trouve tout d’abord l’idée de tempérance par le changement de comportement ou de mode de vie des individus. De même, dans « Futurs énergétiques 2050 » de RTE publié en 2022, nous pouvons lire que « contrairement à l’efficacité énergétique, fondée sur l’amélioration de la performance technique des équipements, la sobriété énergétique touche à l’implication des individus dans leurs comportements et pratiques de consommation » (RTE, 2022, p. 797). Dans le rapport du groupe III du GIEC, la sobriété énergétique « concerne les actions à long terme menées par des solutions non technologiques, qui consomment moins d’énergie en termes absolus » (GIEC, 2022, p. 101).
12La différence est donc clairement établie dans tous ces travaux entre solutions technologiques et non technologiques.
13Si, dans la définition de la SNBC se trouve l’idée d’un changement des modes de consommation mais à confort constant, les auteurs du rapport du GIEC constatent quant à eux que « l'une des principales préoccupations concernant les politiques d'atténuation du changement climatique est qu'elles peuvent réduire la qualité de vie » (GIEC, 2022, p. 509). Ces notions de bien-être et de confort peuvent faire débat car elles sont propres aux individus et à leur perception de leur niveau de vie et de leur besoin de confort. Aussi les auteurs du GIEC abordent-ils la sobriété énergétique au regard du principe de « Standard de Vie Décent », défini « comme un ensemble de besoins matériels minimaux essentiels à la réalisation du bien-être humain de base, y compris la nutrition, le logement, les conditions de vie de base, l'habillement, les soins de santé, l'éducation et la mobilité »6 (Rao et Min, 2018, p. 230).
14Ce concept rejoint la « théorie du donut » développée par l’économiste Kate Raworth (Raworth, 2017), dont le modèle propose d’estimer la performance d'une économie par la mesure à la fois de la satisfaction des besoins des personnes et du non-dépassement du plafond écologique de la Terre. Le nom dérive de la forme du diagramme, c'est-à-dire un disque troué en son milieu. Le trou central du modèle représente la proportion de personnes qui n'ont pas accès aux éléments essentiels de la vie, tandis que le bord extérieur représente les limites planétaires dont dépend la vie et qui ne doivent pas être dépassées. Une économie est considérée comme prospère lorsque les douze fondements sociaux sont réunis sans dépasser aucun des neuf plafonds écologiques. Cette situation est représentée par la zone entre les deux anneaux.
15Travailler sur le sujet de la sobriété énergétique revient donc à réfléchir à une transition juste, s’assurer qu’« aucune personne, aucun travailleur, aucun lieu, aucun secteur, aucun pays ni aucune région n'est laissé pour compte dans le passage d'une économie à forte intensité de carbone à une économie à faible intensité de carbone » (GIEC, 2022, p. 75). Cette notion de transition juste inclut deux dimensions (Laurent, 2011) : une première dimension a trait à l'importante dette écologique des pays les plus riches, au moins depuis la révolution industrielle, vis-à-vis des pays pauvres et en développement en termes de bilan carbone et d'utilisation des ressources (justice environnementale mondiale) ; la seconde dimension concerne les aspects intra et intergénérationnels de la justice environnementale au sein de chaque pays (justice environnementale locale, nationale et régionale). Par ailleurs, selon Henry et al. (2020), le concept de transition juste est généralement envisagé de manière large, afin d'inclure non seulement les préoccupations liées à l'énergie et à l'emploi, mais aussi celles liées à la durabilité et à l'équité.
16La précarité énergétique est souvent une cause d’injustice sociale (Halkos et Gkampoura, 2021). Cette précarité énergétique se définit comme étant un niveau de consommation d'énergie insuffisant pour répondre à certains besoins fondamentaux (González-Eguino, 2015). Selon Reddy et al. (2000), la précarité énergétique peut être définie comme « l'absence de choix suffisant pour accéder à des services énergétiques adéquats, abordables, fiables, de haute qualité, sûrs et respectueux de l'environnement pour soutenir le développement économique et humain » (Reddy et al., 2020, p. 44). Il est alors important de distinguer sobriété choisie – fruit d’un choix sociétal délibéré et volontaire – et sobriété subie – conséquence d’une précarité énergétique (Villalba et Semal, 2018).
- 7 Pour plus d’information, voir le site des Données et Études Statistiques de la France, « Les énergi (...)
17Cette distinction doit se faire à toutes les échelles, y compris celle du territoire français. Prenons pour exemple ce qui s’est produit en France durant l’hiver 2022-2023. Selon RTE (2023), la diminution brute de la consommation électrique a été très significative sur la période (d’octobre à février). L’effet de la crise énergétique représente environ les trois quarts de cette baisse, soit environ 9 % par rapport à un hiver aux normales de saison (de l’ordre de 20 TWh). Pour Enedis (distributeur de 95% des communes) ce sont 13,8 TWh d’électricité économisés cet hiver, soit 5,6% (ENEDIS, 2023). La baisse due aux ménages serait de 5.8 TWh. Cette baisse serait essentiellement due au chauffage : la France a en effet la particularité d’avoir un taux de pénétration du chauffage électrique parmi les plus importants en Europe7. Mais dans un même temps, les derniers chiffres de l’Institut national de la statistique et des études économiques français (INSEE) parlent d’une augmentation du nombre de personnes n’ayant pas la possibilité de se chauffer correctement en France en 2022 (INSEE, 2023) : 10 % des personnes vivaient dans un ménage n’ayant pas les moyens financiers de chauffer correctement son logement, contre 5 à 7 % entre 2014 et 2021, la proportion a donc presque doublé. Il est cependant nécessaire de nuancer ce propos. En effet, le terme « correctement » n’est pas explicité, ni dans l’étude Eurostat, ni dans celle de l’INSEE. La réponse apportée aux sondages est donc subjective. L’une des difficultés de la notion de sobriété, notamment pour le chauffage, réside dans cette objectivation de ce qu’est un élément de confort ou de vie décente. L’historien Renan Viguié rappelle que le confort thermique est une construction sociale et si un relatif consensus semble avoir émergé autour des 19-20°C depuis les années 70, au début du XXᵉ siècle, on préconisait de viser 15 C (Viguié, 2020).
18Il est donc fort à penser que les « gestes simples » comme qualifiés dans les derniers travaux de RTE (RTE, 2023) qui ont permis en France de diminuer la consommation en électricité de 9% durant l’hiver 2022-2023 n’étaient en réalité pas si simples que cela pour tous et qu’une partie non négligeable résulte en fait d’une précarité énergétique.
19RTE identifie trois échelles où les changements de comportements, de modes de vie et d’organisations peuvent s’opérer : tout d’abord l’échelle individuelle, puis l’échelle collective où la « sobriété énergétique s’inscrit dans les modalités de gestion d’un collectif organisé, enfin, l’échelle institutionnelle et politique » (RTE, 2022, p. 811). Une partie de la sobriété individuelle est liée à l’ « offre de sobriété », c’est-à-dire au cadre de vie et à la manière dont il permet ou pas d’effectuer des choix d’usage. Le cadre de vie est lui-même en partie géré par le cadre institutionnel et politique. Une certaine dépendance des échelles les unes aux autres est donc probable. Le rapport du GIEC explique également : « la motivation des individus ou des ménages pour modifier leur comportement en matière de consommation d'énergie est généralement faible. Le changement de comportement individuel est insuffisant pour atténuer le changement climatique s'il ne s'accompagne pas d'un changement structurel et culturel » (GIEC, 2022, p. 121).
20Comme le souligne Villalba, la sobriété est « loin d’être une simple démarche volontariste […], c’est une question éminemment politique, qui nécessite des arbitrages de fond. » (Villalba, 2016, p. 41). Ce sont donc les évolutions institutionnelles, règlementaires, d’urbanisme, fiscales et financières qui favorisent les modifications de mode de vie. « L'évolution des choix de consommation, soutenue par des changements structurels et une action politique, permet d'adopter des choix à faible émission de carbone » (GIEC, 2022, p. 133). Les politiques publiques et les territoires sont ainsi au cœur des réflexions actuelles.
21Avoir un mode de vie ou un comportement sobre peut se concrétiser de multiples manières et, à diverses échelles, selon les acteurs concernés et leur capacité d’action. D’autres formes de distinction de la sobriété énergétique existent également.
22L’association négaWatt par exemple distingue la sobriété structurelle, la sobriété dimensionnelle, la sobriété d’usage, et la sobriété conviviale (négaWatt, 2016). La sobriété structurelle consiste à créer les conditions d’une modération de notre consommation (par exemple l’accessibilité des transports en commun). La sobriété dimensionnelle concerne le bon dimensionnement des équipements par rapport à leurs conditions d’usage (par exemple la réduction de la taille et du poids des véhicules au strict nécessaire). La sobriété d’usage porte sur la bonne utilisation des équipements en vue d’en réduire la consommation (par exemple la conduite plus souple du véhicule donc moins consommatrice). Enfin la sobriété conviviale relève d’une logique de mutualisation des équipements et de leur utilisation (par exemple l’autopartage). On retrouve les trois échelles décrites par RTE (2022) : tandis que la sobriété structurelle se situe plutôt au niveau macro, la sobriété conviviale renvoie à l’échelle méso ou collective. Enfin, les sobriétés dimensionnelle et d’usage s’entendent principalement au niveau micro, sous réserve que les conditions macro et méso soient réunies.
23Dans le cadre du projet de recherche « Trajectoire(s) de sobriété » mené en collaboration avec la direction Recherche & Développement de RTE, deux chercheurs - Mathias Guérineau de l’IAE Nantes et Julie Mayer de l’École polytechnique - distinguent trois idéaux-types d’initiatives de sobriété: la sobriété monitorée, la sobriété symbiotique et la sobriété gouvernée (Guérineau et Mayer, 2021). La sobriété monitorée renvoie à une optimisation incrémentale des usages énergétiques individuels, en s’appuyant sur des dispositifs de gestion, pour encourager le changement de comportements et en suivre les effets. La sobriété symbiotique reflète la recherche d’une relation harmonieuse entre des individus ou des organisations et leur environnement, ne pouvant être atteinte que par un rapport modéré aux ressources naturelles, dont l’énergie. La sobriété gouvernée renvoie à la planification et à la conduite d’un réagencement global des organisations, de sorte à concevoir des structures pour optimiser et maîtriser les ressources énergétiques, tout en cherchant à créer de la valeur. Les auteurs soulignent néanmoins « que ces formes-types sont une catégorisation abstraite et théorique d’un phénomène complexe pour aider à sa compréhension. Dans la réalité, les initiatives de sobriété peuvent être plus hybrides et plus nuancées que les trois formes décrites » (Guénireau et Mayer, 2021, p. 30).
24Pour illustrer ces trois idéaux types, arrêtons-nous un instant sur le cas du secteur du numérique, resté longtemps dans l’angle mort des réflexions sur la consommation d’énergie. La numérisation, associée à la dématérialisation, a longtemps été perçue comme un gage de moindre consommation d’énergie jusqu’à une récente prise de conscience du coût énergétique réel que ce secteur représente. Selon Lange et al. (2020), les espoirs placés dans la numérisation pour réduire la consommation d'énergie n'ont pas encore été justifiés. Au lieu d'économiser de l'énergie, la numérisation a entraîné une consommation supplémentaire d'énergie (ceci est dû surtout aux effets rebond). Selon l’AIE, la consommation mondiale d'énergie pour les TIC (Technologies de l’Information et de la Communication), en particulier les centres de données, devrait augmenter de manière significative en raison de la demande croissante due à l'intelligence artificielle et aux besoins des centres de données (AIE, 2024). Pour limiter cette augmentation de la demande énergétique du numérique, des notifications sur le temps d’écran hebdomadaire pourraient relever de la sobriété monitorée (si tant est qu’elles incitent réellement l’utilisateur à diminuer sa consommation) ; les offres d’achat de seconde main des terminaux et les circuits de reconditionnement relèvent de la sobriété symbiotique ; l’exploitation réglementaire de la chaleur fatale des centres de donnée à des fins de co-génération relèverait de la sobriété gouvernée.
25Les diverses définitions de la sobriété énergétique dans les scénarios ont un dénominateur commun : la SNBC, RTE (2022) ou le GIEC évoquent tous trois une diminution de la consommation en énergie due à une modification des comportements et non à une utilisation de technologies. Elles diffèrent toutefois sur un point qui est loin d’être anecdotique. Tandis que la SNBC précise qu’il s’agit d’une diminution de la consommation « sans perte de confort » (Ministère français de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires et Ministère de la Transition énergétique, 2020, p. 21), le GIEC évoque la notion de « standard de vie décent » (GIEC, 2022, decent living standards en anglais, défini pour la première fois p. 9), ce qui peut supposer de réduire les standards de confort actuels pour certaines populations. Le terme de sobriété doit donc être utilisé avec précaution car il englobe différentes réalités : sobriété subie ou choisie, sobriété individuelle ou collective, sobriété monitorée, symbiotique ou gouvernée ou bien encore sobriété structurelle, dimensionnelle, d’usage ou conviviale sont des aspects de la sobriété qu’il est important de souligner. Les notions de bien-être et de justice sociale sont prépondérantes, même si elles peuvent faire l’objet de définitions sensiblement variables. Les politiques publiques et les territoires sont au cœur des réflexions.
26La question de la sobriété énergétique est une préoccupation relativement récente dans les scénarios de prospective énergétique. Plusieurs scénarios français parus en 2021 ont recours à ce levier. La notion a réellement fait son apparition sur la scène politique et médiatique française et européenne dans la foulée de la guerre en Ukraine et l’arrêt de la livraison de gaz à l’Europe par la Russie (voir l’article d’Alexandre Mallard de ce Hors-série « Comment la crise énergétique reconfigure les débats sur la sobriété. Une analyse des problématisations dans la presse nationale française »).
27Après avoir défini le concept de sobriété, interrogeons-nous sur la manière dont la sobriété énergétique est abordée dans les exercices de prospective. Quelles composantes des modes de vie sont traitées et quels leviers de sobriétés sont mis en avant ? Pour cela, nous avons effectué une étude comparative des scénarios français, européens et mondiaux. Tous les scénarios sont considérés, qu’ils soient issus de publications scientifiques, de rapports d’institutions, d’entreprises, d’associations ou de groupes de réflexion (think tanks en anglais). En effet, la plupart des scénarios sont produits hors champ académique. Ces scénarios sont tout autant susceptibles d’influencer les politiques et les opinions. Les signaux forts et faibles d’évolution de la société y sont présents. Il est donc particulièrement important de considérer tout le spectre de production de scénarios. Nous avons sélectionné les travaux récents (date de publication supérieure à 2015), qui considèrent une modification de la demande en énergie et qui présentent un ou plusieurs scénarios prenant en compte des éléments de mode de vie avec rupture de tendance. Seuls les travaux prenant en compte l’ensemble des secteurs ont été analysés (par exemple, nous n’avons pas pris en compte des scénarios produits uniquement pour le secteur de la mobilité).
28Les scénarios français étudiés sont présentés dans le tableau 1, avec une brève description de chaque narratif. Tous les scénarios français sont à horizon 2050, sauf les scénarios de Millo et al. (2018) qui sont à horizon 2072.
Tableau 1 : scénarios français étudiés
Nom de l’étude
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Typologie d’auteur
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Nombre de scénarios
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Nom et Brève description des scénarios
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Futurs énergétiques 2050 (RTE, 2022)
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entreprise
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2 (+1 scénario de référence)
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«Réindustrialisation profonde (RP) : « Sans revenir à son niveau du début des années 1990, la part de l’industrie manufacturière dans le PIB s’infléchit de manière forte pour atteindre 12-13% en 2050. Le scénario modélise un investissement dans les secteurs technologiques de pointe et stratégiques, ainsi que la prise en compte de relocalisations de productions fortement émettrices à l’étranger dans l’optique de réduire l’empreinte carbone de la consommation française. ». Il n’y a pas de modification fondamentale des modes de vie.
Sobriété : « Les habitudes de vie évoluent dans le sens d’une plus grande sobriété des usages et des consommations (moins de déplacements individuels au profit des mobilités douces et des transports en commun, moindre consommation de biens manufacturés, économie du partage, baisse de la température de consigne de chauffage, recours à davantage de télétravail, sobriété numérique, etc.), occasionnant une diminution générale des besoins énergétiques, et donc également électriques. »
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Transition(s) 2050. Choisir maintenant. Agir pour le climat (Ademe, 2021)
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EPIC (établissement public à caractère industriel et commercial)
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4 (+1 scénario de référence)
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S1 génération frugale : « La transition est conduite principalement par la contrainte et la sobriété ». « Des transformations importantes dans les façons de se déplacer, de se chauffer, de s’alimenter, d’acheter et d’utiliser des équipements, permettent l’atteinte de la neutralité carbone sans impliquer de technologies de captage et stockage de carbone, non éprouvées et incertaines à grande échelle ».
S2 coopérations territoriales : « La société se transforme dans le cadre d’une gouvernance partagée ». « Pour atteindre la neutralité carbone, la société mise sur une évolution progressive mais à un rythme soutenu du système économique vers une voie durable alliant sobriété et efficacité. La consommation de biens devient mesurée et responsable, le partage se généralise. »
S3 technologies vertes : « Le développement technologique permet de répondre aux défis environnementaux. Les métropoles se développent. Les technologies et le numérique, qui permettent l’efficacité énergétique, sont dans tous les secteurs. Les meilleures technologies sont déployées largement et accessibles de manière généralisée aux populations solvables. Les manières d’habiter, de se déplacer ou de travailler se rapprochent beaucoup de celles d’aujourd’hui mais gagnent en sobriété. »
S4 pari réparateur : « Les enjeux écologiques globaux sont perçus comme des contreparties du progrès économique et technologique : la société place sa confiance dans la capacité à gérer, voire à réparer, les systèmes sociaux et écologiques avec plus de ressources matérielles et financières pour conserver un monde vivable. Les modes de vie du début du XXIe siècle sont sauvegardés. Mais le foisonnement de biens consomme beaucoup d’énergie et de matières avec des impacts potentiellement forts sur l’environnement. »
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scénario négaWatt 2022 (négaWatt, 2022)
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association
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1
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« La démarche négaWatt repose sur l’application des trois principes de sobriété, d’efficacité et de sources renouvelables à tous les secteurs consommant/produisant de l’énergie et des matériaux. Ce choix conduit à la division par deux de la consommation d’énergie finale en 2050 par rapport à aujourd’hui. Orienté vers l’atteinte des 17 Objectifs de développement durable fixés par les Nations-Unies, le scénario trace une trajectoire positive pour la société et pour l’environnement. ».
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France 2072: Lifestyles at the Core of Carbon Neutrality Challenges (Millot et al., 2018)
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académique
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2
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Numérique : société individualiste et technologique
Collectif : société où les liens sociaux et la coopération entre les citoyens sont forts
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29Les scénarios européens (c’est-à-dire réalisés pour l’échelle de l’Europe) sélectionnés sont donnés en annexe 1.
- 8 Pour plus d’information, voir le site internet de l’EUCALC, [En ligne] URL: https://www.european-ca (...)
30Parmi les études européennes recensées, la plus complète en termes d’hypothèses sur les comportements est celle de Costa et al., (2021). Dans cette publication, les trajectoires sont construites à l’aide du European Calculator8, un outil de modélisation intégré développé par le JRC (Joint Research Centre, laboratoire de recherche scientifique et technique de l'Union européenne) et particulièrement intéressant pour explorer les effets de ruptures de comportements.
31La sélection comprend également des scénarios relativement récents produits par la Commission européenne dans lesquelles les aspects sociaux et sociétaux ont un rôle important :
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L’étude The future of customs in the EU 2040 (Ghiran et al., 2020) propose différentes trajectoires portant sur le devenir des frontières au sein de l’Union européenne à l’ère de crises sociales et climatiques majeures. Dans le scénario « Customs for society », les citoyens comprennent l’ampleur des défis à relever et consentent à réaliser de nombreux efforts en termes de frugalité. Bien qu’exclusivement qualitatif, ce scénario se distingue des autres scénarios européens étudiés par la richesse et l’originalité de son récit.
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L’étude A clean Planet for all a European strategic long-term vision for a prosperous, modern, competitive and climate neutral economy (Commission européenne, 2018) propose un large spectre de scénarios (huit au total). Le scénario de sobriété « A.5 LIFE » implique notamment le recours à l’économie circulaire à l’échelle des entreprises et des ménages. Les changements comportementaux, mis au service de l’économie du partage, sont pensés au sens large : ils se traduisent par exemple par l’adoption de régimes alimentaires moins émetteurs de Gaz à Effet de Serre (GES), le changement des modes de transport sollicités…
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- 9 Pour plus d’information, voir le site internet d’open ENergy TRansition ANalyses for a low-Carbon E (...)
L’étude du projet européen openENTRANCE9 (Auer et al., 2020) propose quatre scénarios conçus en fonction de trois dimensions : une dimension sociétale (une société plus ou moins engagée et sensibilisée au changement climatique et donc plus ou moins encline à modifier ses modes de vie), une dimension technologique (des technologies plus ou moins avancées) et une dimension politique (mesures politiques plus ou moins efficaces et engagées sur le sujet du changement climatique).
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L’étude de van Sluisveld et al. (2020) propose deux narratifs. Le récit Technological Substitution est un récit dans lequel les innovations technologiques prennent une place importante. Les pratiques des utilisateurs, les modes de vie, la gouvernance restent proches du régime existant. Le récit Broader Regime Change décrit un manque de confiance dans les régimes existants pour répondre de manière appropriée au nouvel environnement. Il comprend le passage à un nouveau système sociotechnique, basé sur la percée d'innovations de niche radicales qui impliquent non seulement des changements techniques, mais aussi des changements comportementaux et culturels plus larges, ainsi que de nouvelles pratiques et institutions pour les utilisateurs.
32Le groupe de réflexion EMBER (2022) a modélisé trois scénarios pour le secteur européen de l’électricité. La trajectoire "politiques déclarées" est alignée sur les politiques nationales déclarées jusqu'en 2035. Les deux autres trajectoires – Technology Driven et System Change – développent l'électrification propre, mais diffèrent dans leurs hypothèses sur les technologies disponibles et les niveaux d'économies d'énergie résultant du changement sociétal.
33Plus récemment, un réseau de 24 partenaires européens conduit par l’association negaWatt a engagé un dialogue technique pour assurer le développement collectif d’un scénario énergétique et climatique européen appelé CLEVER (2023). Le scénario final regroupant tous les pays et tous les secteurs d’activité a été publié début juin 2023. En se basant sur le triptyque Sobriété-Efficacité-Renouvelables (SER ou Sufficiency Efficacity Renewables en anglais), il se concentre sur la demande en ramenant les besoins énergétiques à ce qui est considéré par les auteurs comme essentiel pour fournir un niveau décent de services à tous.
34La sélection des scénarios mondiaux est présentée en annexe 2. Une partie des études récentes recensées à l’échelle mondiale sont des travaux académiques mentionnés dans le dernier rapport du GIEC (GIEC, 2022) :
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Low Energy Demand (LED) (Grubler et al., 2018) : trajectoire fondée sur de profonds changements sociaux et institutionnels conduisant à une forte réduction de l’utilisation de l’énergie finale par les consommateurs.
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Decent Living Standard (DLS) (Millward-Hopkins et al., 2020) : trajectoire reposant sur la définition d’un seuil minimum de consommation d’énergie suffisante pour fournir à l’ensemble de la population mondiale un niveau de vie décent.
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Societal Transformation Scenario (STS) (Kuhnhenn et al., 2020) : trajectoire fondée sur la réduction importante de l’activité économique des pays du Nord, ouvrant la voie à une diminution de la production et de la consommation pour instaurer un mode de vie plus juste, égalitaire et durable à l’échelle du monde.
35Par ailleurs, dans son rapport annuel World Energy Outlook, l’AIE propose différentes trajectoires d’évolution du système énergétique mondial. Depuis 2020, elles explorent également le potentiel des changements de comportements à l’échelle des individus, que l’on retrouve dans le scénario Net Zero Emissions by 2050 (AIE, 2022 et 2021).
36Toutes échelles géographiques confondues, on remarque que le nombre d’études retenues est relativement faible, surtout au regard du nombre de scénarios et d’études explorés dans le rapport du GIEC (2023), sans compter que les aspects comportementaux font l’objet d’une prise en compte très différente d’un scénario à l’autre. En particulier, certaines études privilégient l’élaboration des récits, ne proposant alors que peu, voire aucune donnée chiffrée sur les leviers de comportement. Au contraire, d’autres sont davantage portées sur la modélisation et se limitent donc à n’intégrer que les changements de comportement facilement quantifiables. Ces scénarios ont par ailleurs tous des objectifs, des méthodes de construction et des cadres conceptuels spécifiques et différents. Il est donc difficile a priori de les comparer.
37Cependant, une première approche qualitative globale est possible. Nous avons pour cela repris la méthode d’identification des dimensions des modes de vie abordée dans la publication de Le Gallic et al. (2015). Dans ces travaux, une grille de lecture des scénarios comprenant neuf indicateurs agrégés en un indice d’évolution des modes de vie est proposée. Les indicateurs retenus ont deux propriétés : 1) il s’agit de déterminants de l’emprise énergétique des ménages et 2) ils sont en mesure de refléter l’amplitude et la diversité de l’évolution des modes de vie explorés dans les exercices de prospective énergie-climat. Dans les travaux de Le Gallic et al. (2015), neuf indicateurs se rapportant à trois postes (logement, transports et consommation de biens et services) avaient été retenus. Nous proposons une évolution de cette liste d’indicateurs : certains ont disparu, d’autres ont fait leur apparition. En effet, Le Gallic et al. ont effectué une comparaison de scénarios dont les dates de publication s’étalaient de 1998 à 2013. Nous avons sélectionné des scénarios produits plus récents : les exercices de prospective, les modes de vie et les indicateurs ont évolué au cours de cette période. Le Tableau 2 présente les indicateurs utilisés dans l’analyse qualitative et les compare avec ceux utilisés dans Le Gallic et al. (2015).
Tableau 2 : Indicateurs utilisés dans l’analyse qualitative et comparaison avec les indicateurs utilisés dans Le Gallic et al. (2015)
Poste
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Indicateur utilisé dans la publication de Le Gallic et al. (2014)
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Indicateurs utilisés dans la présente publication
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Explication
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Logement
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Type d’habitat (individuel ou collectif)
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Type d’habitat (individuel ou collectif)
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Apparaît effectivement toujours comme à la fois un marqueur de l’évolution des modes de vie et de l’emprise énergétique
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Surface de logement par personne
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Taille des ménages
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Agrégés en un seul indicateur
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Bien que les deux reflètent potentiellement des récits différents, nous avons constaté qu’ils sont rarement présents ensemble dans les scénarios. Ils sont cependant fortement liés et doivent toujours être analysés conjointement. En effet, si le nombre de personne par foyer augmente, mais que le nombre de m² par personne augmente également, cela n’aura pas d’impact sur la consommation en énergie. C’est surtout la surface du logement qui influence cette dernière
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Confort (thermique et lumineux: chauffage, climatisation, eau chaude sanitaire et éclairage)
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Utilisation des appareils domestiques d'électroménager
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Ajoutés car ces deux indicateurs ont fait leur apparition dans la prise en compte des modes de vie. La consommation d’eau chaude sanitaire est souvent mentionnée dans les scénarios.
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Transports
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Localisation de l’habitat
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Pratique du voyage de loisirs
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Pratiques de la mobilité
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Localisation de l’habitat
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Pratique du voyage de loisirs
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Pratiques de la mobilité
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Mode de transport
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Ajouté car le transfert modal est une composante cruciale d’un grand nombre de scénarios
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Consommation de biens et de services
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Régime alimentaire
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Structure de la consommation de biens et services (intensité matérielle, rapport à la propriété, extension de la durée de vie des biens de consommation…)
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Organisation de la production de biens et services: bien qu’il dépasse le champ des modes de vie, cet indicateur a été retenu dans cette publication car « il traduit plus généralement l’organisation de la société dans sa fonction productive en étroite relation avec la consommation » Exemple : autoproduction, économie de la fonctionnalité, localisation de la production industrielle…
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Régime alimentaire
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Gaspillage alimentaire
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Rapport à la consommation du numérique
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Rapport à la consommation des produits manufacturés (autoproduction, économie circulaire)
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Ces notions sont apparues dans les modes de vie. La question du numérique est aujourd’hui fondamentale. Le rapport à la consommation des produits manufacturés est apparu avec la progression du concept des 3R « Réduire, Réutiliser, Recycler ».
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Nous avons regroupé « structure de la consommation » et « organisation de la production » dans l’item « rapport à la consommation des produits manufacturés » car d’une part nous avons souhaité rester centrés sur les comportements des ménages, d’autre part les scénarios étudiés ne sont pas suffisamment détaillés sur ces points pour désagréger.
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38L’analyse comprend donc en tout 12 indicateurs. Lorsqu’un indicateur fait l’objet d’hypothèses contrastées dans les scénarios ou les variantes, il vaut 1. Dans les autres cas il vaut 0. La valeur de l’indice pour chaque exercice est la somme de la valeur des indicateurs, à l’instar des travaux de Le Gallic et al. (2015). Cette somme peut être considérée comme un indice d’évolution des modes de vie. Nous ne représentons pas cet indice en fonction de la date de publication des scénarios (comme dans Le Gallic et al., 2015) car la période d’étude est trop restreinte.
39L’évaluation qualitative a pour objectif d’identifier les changements de comportements les plus souvent intégrés dans les scénarios étudiés. L’évaluation quantitative doit permettre de mettre en évidence les différences d’amplitude sur les changements de comportement envisagés, avec pour objectif de repérer les ruptures de tendance sociétales dans les scénarios.
40Comme pour l’analyse qualitative, les modifications comportementales peuvent être regroupées en trois secteurs : le transport, le logement et les biens et les services. Pour chaque secteur, on s’intéresse aux hypothèses pouvant être quantifiées à l’aide d’indicateurs chiffrés. L’objectif est de recenser puis de comparer ces paramètres chiffrés dans tous les scénarios.
41Cependant, la majorité des scénarios européens recensés se fondent sur une approche exclusivement qualitative en donnant une place importante aux récits (excepté les scénarios CLEVER, 2023) et ceux de Costa et al. (Costa, et al, 2021). Ils ne comportent donc pas suffisamment de données chiffrées sur les comportements. Le travail d’évaluation quantitative n’a donc pas été mené pour les scénarios européens.
42En ce qui concerne les scénarios mondiaux recensés, certaines des études comportent des données chiffrées : c’est le cas des travaux de Grubler et al. (2018), de Millward-Hopkins et al. (2020), de Kuhnhenn et al.(2020) et de l’AIE (2021 et 2022). Néanmoins, ces scénarios ont des niveaux de désagrégation géographiques différents qui les rendent difficilement comparables. Le Societal Transformation Scenario de Kuhnhenn et al. (2020) formule des hypothèses sur les comportements en distinguant les pays du Nord des pays du Sud. Le Decent Living Standard de Millward-Hopkins et al. (2020) sépare les territoires urbains et les territoires ruraux. Enfin, les scénarios Net Zero Emissions de l’AIE (2021 et 2022) et le scénario Low Energy Demand de Grubler et al. (2018) sont les seuls à proposer une évolution des comportements pour le monde dans sa globalité. L’évaluation quantitative des scénarios mondiaux n’a donc pas non plus été concluante.
43Les scénarios français de RTE (2022), de l’Ademe (2021) et de négaWatt (2022) quantifient à l’aide d’indicateurs relativement précis les hypothèses formulées sur les usages et donc les modes de vie. Nous avons donc pu effectuer une comparaison qualitative de ces 7 scénarios. Ceux de Millot et al. (2018) ne comportent pas suffisamment d’indicateurs quantifiés pour être inclus dans l’analyse.
44Seuls les indicateurs présents dans les sept scénarios français (ou dans la majorité d’entre eux) et permettant une réelle comparaison entre ces différents travaux ont été sélectionnés. Il s’agit de :
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Pour le poste logement : le nombre de personnes par foyer, le volume d’eau chaude sanitaire par personne et par jour, la température du logement.
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Pour le poste transport : le nombre moyen de kilomètres parcourus par personne par an, le taux moyen de remplissage des voitures et la répartition modale.
45Il n’y a pas vraiment d’indicateurs communs aux 3 travaux concernant le poste bien de consommation mais le régime alimentaire – et plus particulièrement la consommation de viande – apparaît comme important dans toutes ces études. Ces indicateurs ont bien un impact sur l’empreinte énergétique des ménages et sont représentatifs des modes de vie.
46Signalons que cet exercice comporte des limites :
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Les définitions des indicateurs ne sont pas claires ou diffèrent en fonction des travaux. Par exemple pour la mobilité, la part modale peut être calculée soit en fonction de la distance parcourue soit en fonction du nombre de trajets. Les deux roues motorisées ne sont pas clairement catégorisées dans les travaux de l’Ademe de même que la marche à pieds dans les travaux de RTE.
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Les scénarios n’ont pas toujours les mêmes valeurs de référence. Par exemple, on remarque que les scénarios français de l’Ademe, RTE et négaWatt ne prennent pas les mêmes années de départ (souvent 2015 pour l’Ademe et 2019 pour RTE). De plus, les valeurs affectées aux paramètres à l’année de base peuvent différer d’un scénario à l’autre, sans que la raison soit toujours identifiable. Toutefois, ces contraintes ne sont pas problématiques dans le cadre de notre exercice dans la mesure où nous souhaitons comparer uniquement les valeurs à l’année de l’horizon (2050).
47Comme expliqué précédemment, l’analyse qualitative concerne les scénarios issus des 4 études françaises, des 7 études européennes et des 5 études mondiales (Tableaux 1, annexes 1 et 2). L’étude quantitative quant à elle ne concerne que les scénarios français issus des travaux de RTE (2022), l’Ademe (2021) et l’association négaWatt (2022).
48Les résultats de l’analyse qualitative comprenant l’indice d’évolution des modes de vie sont présentés sur la Figure 1.
Figure 1 : Indice d’évolution des modes de vie pour tous les scénarios (en bleu les scénarios français, en jaune les scénarios européens, en vert les scénarios mondiaux)
Chagny et Leray, 2024.
49On constate que les scénarios réalisés par des acteurs français pour le seul périmètre de la France sont parmi les plus complets concernant l’intégration des différentes dimensions des modes de vie. Sur les 16 exercices analysés, 11 possèdent un indice d’évolution des modes de vie supérieur à 6. Cela signifie qu’une grande majorité des scénarios envisagent des modifications de mode de vie potentiellement importantes avec une majorité d’indicateurs possédant des hypothèses d’évolution contrastées. Dans (Le Gallic et al., 2015), l’indice d’évolution des modes de vie ne comportait que neuf indicateurs et sur les 13 exercices de prospectives étudiés, cinq possédaient un indice d’évolution des modes de vie de 4 ou plus. La prise en compte des modes de vie dans les scénarios de prospective énergétique semble donc avoir évolué, avec plus d’hypothèses contrastées sur plus d’indicateurs.
50Afin de mieux comprendre de quelle manière les évolutions des modes de vie sont envisagées dans les scénarios, le pourcentage de scénarios dans lesquels les indicateurs font l’objet d’hypothèses contrastées est représenté sur la figure 2 pour la France, l’Europe et le monde (pour chaque indicateur).
Figure 2 : Pourcentage de scénarios dans lesquels les indicateurs font l’objet d’hypothèses contrastée, pour chaque indicateur et pour la France, l’Europe et le monde
Chagny et Leray, 2024.
- 10 Même si, selon l’AIE, en 2022, l'aviation représentait 2 % des émissions mondiales de CO2 liées à l (...)
51La dimension la plus abordée et à toutes les échelles est celle des transports. Les études mentionnent unanimement la nécessité de faire évoluer le choix des modes de transport utilisés, en particulier vers les modes actifs et les transports en commun, dans une démarche de sobriété. A toutes les échelles, le voyage de longue distance pour le tourisme est remis en question dans la mesure où l’aviation est désignée comme un levier important de réduction des émissions de gaz à effets de serre10. À l’échelle de la France, les scénarios formulent aussi des hypothèses sur le partage des véhicules, notamment par la généralisation du covoiturage.
52Concernant le poste logement, certains scénarios mettent en jeu une évolution de la structure et de la taille des ménages afin de mieux optimiser les espaces de vie. Dans cette perspective, le scénario S1 de l’Ademe mentionne notamment les bienfaits de la colocation intergénérationnelle. Contrairement aux études européennes et mondiales, les scénarios français s’intéressent également au type d’habitat (permettant d’optimiser l’énergie dépensée pour le confort thermique), mais aussi à la localisation de ce dernier, qui joue un rôle important sur les transports sollicités par les individus pour se rendre sur leur lieu de travail.
53Cette première analyse met en évidence un certain nombre d’indicateurs de modes de vie ayant une influence sur l’empreinte énergétique des ménages et qui se retrouvent dans un grand nombre de scénarios. Ces indicateurs peuvent être interprétés comme des leviers de sobriété énergétique. Des leviers de sobriété énergétique communs à un grand nombre de travaux de prospective énergétique ont donc été identifiés.
Figure 3 : Nombre de personnes par foyer dans les 7 scénarios français
Chagny et Leray, 2024.
54Concernant le poste logement, le nombre de personnes par foyer (Figure 3) est un indicateur retrouvé dans tous les scénarios français. Sa valeur actuelle est de 2,17 personnes par foyer INSEE, 2021) et la tendance est à la baisse (la valeur était de 3.08 en 1968), en extrapolant cette tendance, la valeur serait de 2 en 2050 environ. C’est le scénario RTE sobriété qui présente la plus forte rupture de tendance avec une légère augmentation de la valeur. D’autres scénarios (négaWatt, Ademe S2 et Ademe S1) mettent en avant une stabilisation de cet indicateur. Enfin les scénarios Ademe S4, Ademe S3 et RTE réindustrialisation profonde (RTE RP) suivent la tendance et projettent une diminution de la valeur. Le narratif associé à une hausse ou une stabilisation de cet indicateur est l’augmentation des collocations générationnelles et intergénérationnelles. L’évolution de la surface de logement par personne n’étant pas renseignée dans l’étude RTE, nous n’avons pu en effectuer une comparaison.
Figure 4 : Volume d’eau chaude sanitaire (indice base 100 aujourd’hui) dans les 7 scénarios français
Chagny et Leray, 2024.
- 11 Pour plus d’information, voir le site internet de notre-environnement [En ligne] URL : https://www. (...)
55Pour l’indicateur correspondant au volume d’eau chaude par personne et par jour, nous n’indiquons pas la valeur absolue, mais avons comparé en fixant la base 100 pour la valeur d’aujourd’hui (Figure 4). En effet, les différents scénarios ne partent pas forcément de la même valeur ou parlent plutôt de pourcentage de réduction. La tendance actuelle est plutôt à une stabilisation11.
56Le scénario S4 de l’Ademe projette une augmentation de la consommation d’eau chaude sanitaire. C’est un scénario qui prend délibérément le parti de représenter une société où les modes de vie n’auront pas changé et avec un « foisonnement de biens ». Les autres scénarios envisagent soit une stabilisation (tendance actuelle : RTE RP et Ademe S3) soit une diminution de la consommation d’eau chaude sanitaire (RTE sobriété, négaWatt, Ademe S1 et Ademe S2). Le narratif associé pour les scénarios de l’Ademe est une «évolution des normes d’hygiène du type douche quotidienne ». Il n’y a pas de narratif spécifique associé pour les scénarios de RTE et de négaWatt.
Figure 5 : Température de consigne du logement dans les 7 scénarios français
Chagny et Leray, 2024.
57Enfin concernant la température de logement, hormis les scénarios S4 de l’Ademe et RTE RP, tous les scénarios projettent une diminution de la consigne de 1 à 2°C (Figure 5).
58D’autres paramètres sont cités mais non quantifiés dans tous ces scénarios pour le poste logement. Le type d’habitat est particulièrement mis en avant. Il est en effet déterminant pour la consommation en énergie car les besoins en chauffage sont différents selon que l’on habite en maison individuelle ou en appartement : à surface égale, un appartement consomme généralement moins qu’une maison. Par ailleurs, les appartements sont moins consommateurs de matériaux à l’unité. Si aujourd’hui la tendance est plutôt à la maison individuelle (56% des résidences principales, en 2023 avec une tendance à la stabilisation, INSEE, 2024), plusieurs scénarios envisagent des modifications de cette tendance :
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Ademe S1 et S2 : « abandon du rêve de la maison individuelle » (Ademe, 2021, p. 15). Baisse de la part des maisons individuelles au profit d’un habitat petit collectif ou dense individualisé.
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Ademe S3 : « La construction neuve donne la priorité au grand collectif pour densifier les métropoles. » (Ademe, 2021, p. 136)
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négaWatt : « Réduction de la part des maisons individuelles dans la construction neuve, au profit du petit collectif » (negaWatt, 2022, p. 7)
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RTE sobriété : « développement d’habitats à espaces partagés (mutualisation des équipements et des lieux de vie) » (RTE, 2022, p. 522)
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Les scénarios Ademe S4 et RTE RP n’envisagent pas de modification de tendance pour ce point-là.
59Nous constatons dans cette analyse que des indicateurs dont l’évolution était considérée comme non influençable dans les exercices de prospective antérieurs à 2014 (Le Gallic et al., 2014) possèdent aujourd’hui des hypothèses d’évolution contrastées. C’est le cas de la taille des ménages par exemple. Dans l’exercice de l’Ademe à l’horizon 2050 de 2012 (Ademe, 2012), il est indiqué que « les tendances de décohabitation et de vieillissement de la population ont été prises comme des évolutions de la société sur lesquelles il semblait hasardeux de poser des hypothèses normatives ». Cet indicateur était donc fixé à 2,05 en 2050 dans l’exercice de 2012. Aujourd’hui cet indicateur évolue de manière variable dans les scénarios, certains scénarios envisageant sa stagnation, voire son augmentation. Selon Le Gallic et al. (2014), c’est aussi le cas du type d’habitat (individuel ou collectif) dans les exercices de prospective antérieurs à 2014 et étudiés dans cet article, les scénarios ne semblent pas envisager d’inversion de tendance dans la répartition logement individuel/collectif. Les scénarios produits récemment sont bien plus innovants en termes d’hypothèse sur ce poste.
Figure 6 : Évolution du nombre de kilomètres parcourus par an et par personne en pourcentage par rapport à aujourd’hui
Chagny et Leray, 2024.
60Pour le poste transports, selon l’Ademe, si rien ne change, la tendance serait à une augmentation de la demande en mobilité d’environ 25% par rapport à aujourd’hui (Figure 6). Le scénario S4 de l’Ademe se situe au-dessus de cette tendance avec une plus forte augmentation du nombre de kilomètres parcourus par personne et par an. Les scénarios S3 de l’Ademe et RTE RP projettent une augmentation du nombre de kilomètres parcourus, mais moindre que la tendance. Tous les autres scénarios projettent une diminution de la demande de mobilité, dans des proportions plus ou moins importantes, le scénario le plus en rupture étant le S1 de l’Ademe.
Figure 7 : Taux moyen de remplissage des voitures (nombre de passagers par voiture)
Chagny et Leray, 2024.
61Le taux moyen de remplissage des voitures est amené à augmenter dans quasiment tous les scénarios (Figure 7) (sauf S4 Ademe et RTE RP), le narratif associé étant l’augmentation du covoiturage.
62La part modale des différents types de transport est amenée à changer dans tous les scénarios, sauf le scénario S4 de l’Ademe (voir figure dans l’annexe 3). Tous les autres scénarios projettent un transfert des modes intenses en énergie vers des modes économes en énergie, le scénario le plus en rupture étant le scénario RTE sobriété avec 26% de transfert modal par rapport à aujourd’hui.
63Par ailleurs la baisse de l’étalement urbain au profit des petites et moyennes villes apparaît également comme un levier important de diminution de la demande en mobilité dans tous les scénarios.
64Enfin, s’il n’est pas quantifié dans la plupart des scénarios, le télétravail apparaît majoritairement comme un levier pour faire diminuer la demande de mobilité. Cependant une réserve doit être émise sur ce levier car le manque de recul et de données ne permet pas de trancher sur son véritable effet sur la demande de mobilité et d’énergie. Il peut exister des effets rebonds.
65Comme expliqué en introduction, l’électrification massive des usages va provoquer une augmentation de la demande en électricité, qui devra alors être contenue grâce à la fois à l’efficacité et à la sobriété. La figure 8 ci-dessous donne les évolutions de la consommation en électricité dans les sept scénarios par rapport à aujourd’hui.
Figure 8 : évolution de la consommation finale en électricité dans les scénarios français en % par rapport à aujourd’hui
Chagny et Leray, 2024.
66Deux scénarios projettent une diminution de la demande en électricité : négaWatt et Ademe S1. Les autres prévoient une augmentation de cette demande, dans des proportions importantes pour ce qui concerne le scénario Ademe S4.
67Il n’est pas possible de distinguer exactement les parts respectives de l’efficacité et de la sobriété dans les scénarios négaWatt et Ademe S1, néanmoins ce sont tous deux des scénarios à très forte composante sobriété.
68Parmi les sept scénarios français étudiés, nous avons identifié des amplitudes de variation d’indicateurs de modes de vie importantes pour 4 d’entre eux : le scénario négaWatt, les scénarios S1 et S2 de l’Ademe et le scénario sobriété de RTE. Ces quatre scénarios présentent donc des ruptures de tendances sociétales, ce sont des scénarios « de sobriété ». Les leviers comportementaux permettant de faire diminuer la demande en énergie sont similaires dans ces quatre scénarios. Ils sont représentés en annexe 4 du document.
69On notera cependant, à l’instar de Le Gallic et al. (2015) que ces exercices prospectifs ont des raisons d’être et des objectifs différents. En effet, RTE, en tant que gestionnaire du réseau de transport d’électricité en France, se doit d’envisager toutes les hypothèses possibles afin d’anticiper des déséquilibres éventuels entre l’offre et la demande en électricité. L’Ademe a fait le choix de quatre scénarios très contrastés pour éclairer les débats autour de la transition énergétique. Enfin, négaWatt adopte la démarche inverse : « Dans cet exercice, le parti pris a été de considérer les changements de modes de vie comme un levier d’action, en mobilisant le concept de sobriété » (Le Gallic et al., 2015, p. 10).
70Les scénarios analysés dans cette étude décrivent diverses trajectoires possibles pour la société advenues après avoir plus ou moins joué sur les curseurs de la sobriété et de l’efficacité. Ces scénarios ne sont pas des prédictions ou des prévisions et le propos n’est pas ici d’en discuter la réalité ni les probabilités de réalisation. Les hypothèses formulées par les experts dans leurs différents exercices, qu’ils soient institutionnels, académiques, groupes de réflexion ou associations, doivent être analysées et interrogées. En effet, pour toutes les régions géographiques étudiées (France, Europe, monde), des leviers de sobriété communs et faisant à priori consensus ont été identifiés. Mais ces leviers amènent de nombreuses questions : la trajectoire à emprunter pour les actionner est loin d’être évidente. Plusieurs problématiques émergent et nécessiteront des réflexions et recherches poussées. L’exemple de la France est particulièrement cité pour illustrer les propos car il s’agit du cas le plus étudié par les auteures, notamment pour l’analyse quantitative, mais il est probable que de telles illustrations existent dans d’autres pays européens par exemple. Il serait à ce sujet intéressant par la suite de comparer le cas français à celui d’autres pays présentant des modes de vie comparables.
- 12 Freins qui combinent des dynamiques sociales, culturelles, organisationnelles, technologiques.
71Quatre types de leviers de sobriété se détachent, avec chacune des réalités et des temporalités différentes. Nous proposons de les classifier de la manière suivante :
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Des gestes actionnables à long terme sans freins sociotechniques et culturels.
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Des gestes actionnables à long terme avec des freins sociotechniques et culturels.
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Des gestes actionnables rapidement et dont les freins sociotechniques et culturels ne semblent pas importants à l’instar de la baisse de la température de chauffage. C’est en effet à priori ce que les Français ont fait l’hiver dernier : pour Enedis (distributeur de 95% des communes) ce sont 13,8 TWh économisés cet hiver, soit 5,6% (ENEDIS, 2023). La baisse due aux ménages est essentiellement due au moindre recours au chauffage et serait de 5,8 TWh.
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- 13 En effet, selon les enquêtes IPSOS pour RTE et Opinionway pour l’ADEME, recourir au covoiturage sem (...)
Des gestes actionnables rapidement mais dont les freins sociotechniques et culturels semblent importants tels que le covoiturage (voir les dernières enquêtes : enquête IPSOS réalisée en aout 2022 pour RTE (IPSOS, 2022), 23e vague du baromètre de l’Ademe réalisé par OpinionWay en 2022 (Ademe, 2022a). 6ème vague de l’observatoire de la mobilité de l’Obsoco (Obsoco, 2023) ainsi que l’étude intitulée « Y a-t-il un passager dans l’auto ? – Que peut-on attendre du covoiturage du quotidien pour la transition écologique ? » (Biard, 2023)13
72Les deux premiers types de leviers (actionnables à long terme sans freins sociotechniques et culturels et actionnables à long terme avec des freins sociotechniques et culturels) comprennent des usages qui nécessitent des modifications d’infrastructures, d’aménagement du territoire et de politiques. Prendre le vélo plutôt que la voiture pour aller travailler nécessite, en plus d’un choix personnel, de pouvoir bénéficier de pistes cyclables sûres sur la totalité de son trajet, cela ne dépend pas uniquement de l’usager mais également des infrastructures mises à sa disposition. Limiter l’étalement urbain et favoriser le logement collectif dépendent également des politiques d’aménagement du territoire. Ce sont des modifications de modes de vie qui ne peuvent s’envisager que sur du long terme.
73Savoir aujourd’hui s’il existe des freins sociotechniques et culturels à ces gestes au long terme paraît difficile, différencier les deux premières catégories de leviers de sobriété citées ci-dessus n’est donc pas chose aisée. En effet, tous les sondages sont réalisés dans le contexte actuel et il n’est pas évident pour les personnes interrogées de se projeter dans des conditions radicalement différentes. Dans des travaux complémentaires à Transition(s) 2050, l’Ademe (Ademe, 2022b) a confronté ses quatre scénarios directement à la perception de 31 citoyens en les projetant dans les quatre sociétés scénarisées. Les auteurs constatent qu’il
« est plus difficile pour les enquêtés d’imaginer de nouvelles pratiques, dès lors que ces changements reposent sur des évolutions des infrastructures ou sur des changements profonds dits « de culture » ou de « mentalité ». C’est par exemple le cas de la mutualisation et de la location d’équipements (espace de vie dans la maison, usage partagé de véhicule ou d’outils de jardinage ou de bricolage…). En l’absence de règles partagées et d’accords sur les droits et devoirs de chacun, de telles pratiques apparaissent difficilement envisageables » (Ademe, 2022b, p. 6).
74En France, deux aspirations représentant des freins sociotechniques et culturels sont cependant aujourd’hui particulièrement prégnantes: la possession d’une maison individuelle (Marchal et Stébé, 2023) et d’une voiture (« pour le commun des Français, la voiture représente à la fois un coût considérable et un élément essentiel de sa liberté », Le Bras, 2019, p. 32). Dans la vague 1 du sondage IPSOS pour RTE (IPSOS, 2022), seuls 7% des sondés répondent que renoncer à leur voiture leur paraîtrait simple (pour 17% ce serait compliqué, pour 31% très compliqué et pour 45% impossible). Dans la vague 2 de ce sondage (IPSOS, 2023), 77% des sondés n’ont pas sérieusement envisagé de renoncer à leur véhicule principal pour le substituer par d’autres modes de déplacement. Dans ce même sondage, il apparaît que 86% des Français qui vivent en maison individuelle n’envisagent pas de basculer vers un logement collectif et que 61% de ceux qui vivent dans un logement collectif souhaiteraient y basculer. Ceci est d’autant plus problématique que, selon Berger (2010) en région parisienne par exemple, « tout le monde n’accède pas à la propriété au même endroit : la distance à Paris, qui demeure le principal pôle d’emploi, est révélatrice des inégalités sociales » (Berger, 2010, paragraphe 6). Mais aujourd’hui, dans l’état actuel des choses, les français ne sont pas prêts à renoncer à ce style de vie (voirBerger, 2010, p. 295-313 pour l’exemple de la région parisienne). Le rêve de la maison individuelle résulte de processus socio-politico-économiques complexes qui se sont développés sur des temps relativement longs (plusieurs décennies). Quel serait le chemin pour modifier cela ?
75En Europe, la direction générale de la mobilité et des transports de l’Union européenne a mené une enquête dans les États membres entre le 11 et le 29 septembre 2019 afin d'explorer les déplacements quotidiens et de longue distance des Européens(Union Européenne, 2022). Si une majorité des utilisateurs réguliers de voitures sont prêts à passer à des moyens de transport plus respectueux de l'environnement pour leurs déplacements quotidiens (59%), la condition principale est que cela ne doit pas leur couter plus cher (55% de ceux qui sont prêts à se passer de leur voiture). La deuxième condition est que cela doit être aussi facilement disponible que la voiture (41%) et la troisième condition, quasi à égalité avec la deuxième, que cela soit aussi rapide (40%). Ces trois conditions ne peuvent être remplies que sur des temps longs et grâce à des investissements importants et des politiques fortes.
76Parmi les gestes actionnables rapidement et dont les freins sociotechniques et culturels ne semblent pas importants, la température de chauffage du domicile est celui le plus mis en avant actuellement.
77Pour reprendre l’exemple français, comme indiqué précédemment, la baisse de la consommation en électricité de l’hiver 2022-2023 est principalement due chez les ménages à la baisse du chauffage (ENEDIS, 2023). Mais la question est : quelles sont les raisons qui ont poussé les Français à diminuer leur chauffage ? Répondre à cette question permettrait de savoir si ce geste est pérenne et se répétera dans le temps, quelles que soient les conditions extérieures.
- 14 Pour plus d’information, voir le site internet du Médiateur national de l’énergie [En ligne] URL : (...)
78Interrogés en septembre 2023 par l’institut BECOMING pour le Médiateur national de l’énergie14, 8 foyers sur 10 déclarent avoir restreint leur chauffage pendant l’hiver pour ne pas avoir de factures trop élevées ; ce taux, qui était de 69% en septembre 2022, n’a jamais été aussi élevé. Selon le Médiateur national de l’énergie, « la sobriété énergétique est avant tout motivée par des raisons économiques, plutôt que souhaitée pour des enjeux écologiques. ». Cette étude est confirmée par une étude complémentaire à l’étude Conditions de vie et aspirations des Français du CREDOC de 2023 réalisée avec Action Logement (CREDOC, 2023). En effet, les résultats de l’étude montrent que
« plus de la moitié de la population (56 %) juge aujourd’hui que ses charges de chauffages sont lourdes, voire impossibles à payer. Ce sentiment de précarité énergétique a augmenté dans toutes les catégories sociales. […] Cette sobriété a été principalement motivée par la nécessité économique et non par souci de l’environnement » CREDOC, 2023).
79Si l’on rajoute à cela le fait que la précarité énergétique augmente, comme vu dans la première partie de cet article, la sobriété énergétique constatée en France lors de l’hiver 2022-2023 semble avoir été également subie pour un grand nombre de personnes et pas seulement choisie.
80Au Royaume-Uni, une étude publiée dans la revue Energy Economics (Peñasco et Anadón, 2023) s’interroge sur l’influence de mesures d’efficacité énergétique sur la consommation de gaz. Les résultats montrent que l'adoption de mesures d'efficacité énergétique dans les ménages conduit à une diminution de la demande de consommation de gaz immédiatement après cette adoption. Cependant, les économies d'énergie générées par l'installation de ces mesures techniques ne sont pas durables : elles disparaissent selon les cas un à quatre ans après. La raison de la disparition à long terme des économies d’énergie n’est pas réellement connue mais réside probablement en partie dans des aspects socioculturels et comportementaux. Les auteures soulignent donc la nécessité urgente d'intégrer pleinement le comportement humain dans la modélisation ex ante de la consommation d'énergie.
81On peut donc légitimement s’interroger sur la pérennité des gestes de sobriété, qui ne semblent pas s’être inscrits dans les modes de vie mais ont été dépendants des conditions économiques.
82Dans ce contexte de précarité énergétique croissante, la notion de justice sociale est bien sûr centrale. Qui doit fournir l’effort ? Cet effort doit-il être le même pour tous ?
83C’est une question essentielle particulièrement en France. Dans la 23e vague du baromètre de l’Ademe réalisé par OpinionWay en 2022, à la question « Si des changements importants s’avèrent nécessaires dans nos modes de vie, à quelles conditions les accepteriez-vous ? En premier ? », 46% des sondés répondent « qu'ils soient partagés de façon juste entre tous les membres de notre société ». C’est la première réponse, loin devant « qu'ils restent dans des proportions modérées, je ne suis pas prêt à accepter des changements radicaux dans mon mode de vie » qui représente 14% des sondés (Ademe, 2022a, p. 17).
- 15 Ceci est confirmé par une étude récente d’Oxfam (2023) : selon l’étude, 1% les plus riches émettent (...)
84Au niveau mondial, dans un rapport sur les inégalités climatiques dans le monde, le World Inequality Lab rapporte que les 50 % les plus pauvres de la population mondiale contribuent à 12 % des émissions mondiales de GES, mais sont exposés à 75 % des pertes de revenus relatives dues au changement climatique (World inequality lab, 2023). À l’inverse, les 10% les plus riches contribuent à 48% des émissions de gaz à effet de serre et ne sont exposés qu’à 3% des pertes de revenus15.
85Dans un article paru dans la revue Nature Energy (Büchs et al., 2023), des chercheurs de l’Université de Leeds mettent en avant la nécessité de la réduction de la demande d’énergie pour atteindre les objectifs climatiques dans les pays du Nord. Pour être compatible avec le principe d’une « transition juste », cette réduction doit être équitable. Elle peut consister à cibler les gros consommateurs d’énergie tout en garantissant la satisfaction des besoins de tous, ce qui pourrait conduire à une augmentation de la consommation des petits consommateurs. Cet article constate en effet que le plafonnement de la consommation d’énergie du quintile supérieur des consommateurs dans 27 pays européens pourrait entraîner des réductions considérables des émissions de gaz à effet de serre (9,7 % pour la consommation totale d’énergie). L’augmentation de la consommation des faibles consommateurs d’énergie en situation de pauvreté ne réduirait ces économies que de 1,4 point de pourcentage pour l’énergie totale. Une réduction de la demande d’énergie équitable pourrait ainsi contribuer de manière importante à l’acceptation par le public d’une telle action.
86La sobriété énergétique doit-elle être imposée ? Peut-elle faire partie d’un choix sociétal commun ?
87Ces questions sont, encore une fois, particulièrement présentes en France. Le rêve du pavillon individuel et l’attachement à la voiture sont en partie probablement des conséquences de l’importance donnée aux libertés individuelles (Marchal et Stébé, 2023, Le Bras, 2019). Dans ses travaux complémentaires à Transition(s) 2050, dans lesquels l’Ademe a confronté ses quatre scénarios directement à la perception de 31 citoyens en les projetant dans les quatre sociétés scénarisées, la nécessité de « trouver un équilibre entre liberté individuelle et aspiration collective face aux outils de politique publique » apparaît comme fondamentale et doit donc faire l’objet d’une attention particulière (Ademe, 2022b, p. 30).
88Une dernière problématique que nous soulevons est plutôt d’ordre méthodologique. Les scénarios prospectifs nous projettent dans une société déjà advenue, dans laquelle certains leviers sont identifiés et plus ou moins actionnés. Mais les trajectoires qui conduisent aux modèles de société ainsi obtenus restent peu explicitées. Se pose la question du rôle de ces scénarios : sont-ils des récits mobilisateurs qui permettent de se projeter et invitent à dessiner un projet politique ou peuvent-ils être considérés comme des outils d’aide à la décision et à la planification ? Comment les modes de vie sont-ils pris en compte dans les scénarios énergétiques ? Existe-t-il un moyen d’anticiper les effets rebond, les mises en œuvre de politiques de sobriété énergétique, les réactions des citoyens face à ces politiques ? Autrement dit, peut-on modéliser les modes de vie afin d’anticiper des trajectoires vers la sobriété énergétique ? Il n’est bien sûr pas question ici d’imaginer un modèle permettant de simuler avec exactitude la totalité des comportements, mais d’un outil d’aide à la décision permettant d’éclairer des choix de politiques ou de changements sociétaux.
89Les modèles énergétiques actuels sont encore très limités en termes de prise en compte des comportements de la demande d’énergie à l’échelle des individus et des ménages. Trutnevyte et al (2019) distinguent trois approches distinctes pour faire interagir sciences sociales et modélisation :
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Bridging : seuls de brefs échanges entre modélisateurs et experts en sciences sociales sont réalisés. Il s’agit de l’approche la moins intégrée.
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Iterating : les sciences sociales définissent de vastes récits exogènes ensuite traduits en hypothèses d’entrée quantitatives dans les modèles. Dans certains cas, les résultats des modèles sont réutilisés pour réexaminer les récits.
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Merging : cette approche met en jeu une interaction approfondie, pour laquelle les connaissances issues des sciences sociales permettent de modifier structurellement les modèles existants ou d’en créer de nouveaux afin d’obtenir un modèle systémique
90Les aspects sociétaux sont encore très souvent ignorés ou bien considérés comme des narratifs exogènes discutés « à côté » des résultats techno-économiques (Süsser, et al., 2022a ; Süsser et al. 2022b). Les modèles qui affichent la volonté de les prendre en compte se limitent bien souvent à l’intégration des composantes les plus facilement quantifiables (Krumm et al., 2022). Par ailleurs, la difficulté est plus grande encore lorsqu’il s’agit de représenter les changements de comportement en tenant compte de leurs effets systémiques (Chatterjee et al. 2022). En particulier, il est peu souvent fait mention des conditions propices à l’activation de ces leviers, puis des conséquences engendrées par ces derniers, comme par exemple les effets rebonds (effets intersectoriels). Enfin, la prise en compte des modes de vie dans les modèles souffre plus globalement d’un manque d’interdisciplinarité (Krumm et al., 2022). Pour résumer, ce sont les approches Bridging et Iterating précédemment évoquées qui sont privilégiées, tandis que l’approche Merging est encore peu explorée.
91D’autre part, une limite plus structurelle des modèles énergétiques traditionnels provient du paradigme de l’hypothèse de rationalité sur laquelle ils reposent. Comme l’explique Le Gallic dans sa thèse (Le Gallic, 2017), travailler avec des agents qui se comportent comme des homo Economicus offre la possibilité d’une formalisation mathématique des comportements fondée sur la logique d’optimisation. Néanmoins, cette approche néglige la complexité des phénomènes sociaux qui s’expliquent souvent par des causes individuelles à l’échelle de l’individu, dont le comportement est dicté par des mécanismes cognitifs qui sortent bien souvent du cadre de la rationalité. En raisonnant avec un « individu moyen » au comportement rationnel, les modèles traditionnels ne peuvent donc pas tenir compte de l’hétérogénéité des acteurs, des spécificités géographiques associées aux habitudes de consommation et des dynamiques de transitions, comme par exemple la vitesse à laquelle un changement de comportement donné se réalise. Ce constat interroge sur le type de modèle à adopter pour améliorer la représentation des aspects sociétaux dans les exercices de prospective.
92Le besoin est pourtant important. En effet, selon Saujot et Waisman (2020), mieux intégrer les dimensions des modes de vie dans les prospectives peut apporter quatre grandes contributions à la discussion politique :
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montrer les limites des stratégies actuelles et réaffirmer le caractère technique et social de la transition,
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déplacer un cadrage axé sur les solutions techniques et tester la faisabilité et le rôle des autres transformations,
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construire un langage commun et rendre la transition plus concrète ;
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encourager à accroître nos connaissances sur les transformations sociales et à sortir des silos disciplinaires.
93Un travail pluridisciplinaire alliant modélisation et sciences sociales est donc à approfondir afin de mieux prendre en compte les modifications de modes de vie dans les scénarios de prospective énergétique.
94La notion de « sobriété énergétique » a fait son apparition dans beaucoup de scénarios de prospective énergétique et les leviers de sobriété semblent aujourd’hui faire consensus parmi les scénarios étudiés dans ce travail. Les usages concernant la mobilité (transfert modal de la voiture et de l’avion vers les mobilités douces et les transports en commun, et cetera) et l’habitat (baisse de la température de consigne du chauffage, baisse du nombre de mètres carrés par personne, et cetera) sont clairement identifiés comme essentiels pour une diminution visible de la demande en énergie. Mais la nature de ces leviers de sobriété, la réalité de leur mise en œuvre et la manière de les actionner interrogent de multiples façons.
95Ces questionnements doivent faire l’objet de recherches traitées de manière multidisciplinaire. Certains gestes de sobriété ne sont envisageables que sur des temps longs et ne dépendent pas forcément uniquement des usagers, mais des infrastructures et politiques (incitatives ou restrictives) mises à leur disposition. D’autres font l’objet de freins sociotechniques et culturels forts ou susceptibles de provoquer des effets rebond, qu’il est nécessaire d’anticiper afin de modifier durablement les modes de vie. La pérennité des gestes dits « rapidement actionnables » doit être questionnée. La justice sociale et les libertés individuelles sont au cœur des préoccupations et doivent donc constamment être au centre des réflexions. Enfin, la modélisation peut apporter des éclairages mais doit faire l’objet de discussions et travaux plus approfondis.
96Plusieurs pistes de recherche peuvent donc être envisagées.
97Tout d’abord, comme indiqué en introduction des questions de recherche, une analyse comparative de différents pays pourrait être menée. En effet, l’étude présentée ici porte en grande partie sur le cas français. Il serait intéressant d’élargir à d’autres pays européens ou de l’OCDE. À la connaissance des auteures à ce jour, il n’existe pas d’étude similaire dans un autre pays. Cette analyse comparative pourrait permettre d’observer les schémas récurrents dans les hypothèses des scénarios, les points divergents et leurs origines.
98Cette étude reste concentrée sur le cas des ménages. Or un des enseignements de ces travaux porte sur le fait que, s’il est indispensable que ceux-ci adhérent a minima aux usages de sobriété, les « petits gestes » du quotidien ne seront pas suffisants, qu’ils ne sont pas forcément pérennes et qu’ils doivent être accompagnés de changements plus profonds. Autrement dit, une « offre de sobriété » doit être proposée par les infrastructures, les collectivités et les industries. Dans le cas des industries, un nombre croissant d’auteurs mettent en avant la nécessité d'explorer et de mettre en œuvre des stratégies de sobriété, qui impliquent généralement des changements structurels en termes d'organisation, de normes sociales ou d'économie (Cap et al., 2024). Cependant, s'il existe des évaluations du potentiel d'atténuation de ces options, un manque important de connaissances subsiste concernant les voies politiques et les trajectoires sociotechniques à emprunter, les obstacles, ainsi que leurs impacts économiques et sociaux, en particulier dans le secteur industriel. Alors qu'il existe des recherches approfondies sur l'efficacité, la littérature sur la sobriété dans le secteur industriel est rare ou presque inexistante (Jungell-Michelsson et Heikkurinen, 2022). Les études sur la faisabilité de ces stratégies, sur leurs conditions de mise en œuvre ou sur leur efficacité sont rares.
99Il peut être également intéressant d’observer des communautés mettant déjà en œuvre des pratiques de sobriété, qu’elles soient subies ou choisies. Selon les travaux de Morange (2021), si les personnes peu dotées en capital économique aspirent à un peu plus d’accès aux biens de consommation, elles « ont un sens de la rareté qui les portent à s’approprier depuis toujours des pratiques peu dispendieuses et peu génératrices de gaspillage » (Morange, 2021, p. 4). Il s’agit bien sûr de sobriété subie. Selon Arnaud Morange, « Force est de constater que les plus pauvres ont à nous apprendre en matière d’écologie ». Arnaud Morange dans ses travaux interroge l’éducation relative à l’environnement en général (avec un accent sur le gaspillage alimentaire) à l’épreuve du vécu des classes populaires. Il serait intéressant d’investiguer plus particulièrement la question de l’énergie. Ceci pose la question de la définition du bien-être et du rapport entre bien-être, consommation et empreinte carbone ou empreinte énergétique. L’empreinte carbone et la consommation énergétique sont généralement proportionnelles au niveau de vie. Mais existe-t-il des populations conciliant déjà bien-être (à relativiser) et faible empreinte carbone, c’est-à-dire dont le mode de vie s’articulerait réellement autour d’une sobriété choisie ? Si oui, quelles sont les caractéristiques sociodémographiques de ces populations et quel enseignement pourrait-on tirer de leur expérience ? Des chercheurs français et allemands ont tenté de répondre à ces questions (Flipo et al. 2024). Selon leurs résultats, les motivations qui sous-tendent l'adoption de pratiques axées sur la sobriété sont diverses. Le désir d'appartenir à une communauté, de renforcer les liens sociaux, d'accéder à des options plus saines et d'apprendre de nouvelles choses sont mis en avant par les participants comme facteurs d'amélioration de leur bien-être et de leur qualité de vie. Ils soulignent l'importance des ressources financières et du temps disponible pour la participation à des initiatives de sobriété. On voit que le lien entre ressources disponibles et sobriété n’est pas forcément clair, des observations plus larges et à des échelles différentes (territoires, pays) doivent être entreprises.
100La mise en place d’études pluridisciplinaires doit inclure tous les champs disciplinaires. Parmi tous les champs à explorer, il en existe un, pourtant fondamental pour l’élaboration de trajectoires, pour le moment très peu traité dans les exercices de prospective : celui des sciences juridiques. En effet, selon Barraud (2020), la prospective juridique est pour le moment un angle mort de la recherche en sciences juridiques. Pourtant, interroger l'avenir du droit devient de plus en plus nécessaire à mesure que celui-ci ne parvient plus à s'adapter à son environnement, dans des sociétés nouvelles. Cela pourrait permettre de répondre aux besoins de normes et d’institutions à venir avec efficacité et célérité, en adaptant les régimes juridiques et même les pratiques, les procédés et tout le système juridique. Mais la méthode reste à inventer.
- 16 Pour plus d’information, voir le site internet de l’OCDE, page « Mesurer le bien-être et le progrès (...)
101Sur la modélisation possible des comportements, ou l’introduction dans des modèles climatiques, énergétiques et économiques de notions de sobriété, la question est complexe et doit faire l’objet d’une étude à part. Aujourd’hui, les modèles les plus couramment utilisés dans l’étude du lien entre climat, économie, société, politiques et énergie sont les modèles dévaluation intégrée (IAM ou Integrated Assessment Models en anglais). Ces modèles ont pour ambition de se concentrer sur l'interaction entre l'économie, la société et l'environnement. Ils visent à fournir des informations pertinentes pour l'élaboration des politiques sur les changements environnementaux mondiaux et les questions de développement durable en fournissant une description quantitative des processus clés des systèmes humains et terrestres et de leurs interactions. Les choix comportementaux sont traditionnellement modélisés dans ces modèles par les économistes en supposant une maximisation de la fonction d'utilité qui représente les préférences des consommateurs, dans le cadre de la théorie du choix rationnel (van den Berg et al., 2019). Cette fonction d’utilité augmente lorsque la consommation augmente, ce qui signifie que le niveau de satisfaction des individus est proportionnel à leur consommation. D’une part ceci n’est pas forcément compatible avec la sobriété. D’autre part, cela limite la notion de bien-être alors même que celle-ci est aujourd’hui rediscutée et que de nombreux autres facteurs doivent être pris en compte. L’OCDE par exemple a défini un nouveau cadre de mesure du bien-être qui concilie des objectifs économiques, sociaux et environnementaux et met l’accent sur les relations et les liens sociaux16. Un questionnement de ce paradigme de modélisation économique au regard à la fois de la sobriété et de la justice sociale doit être étudié.
102Enfin, il n’existe que peu de narratifs dans lesquels la sobriété est présentée de façon positive. Le terme même de « sobriété » adopté aujourd’hui majoritairement en France y est probablement pour quelque chose. Il renvoie à des notions de contrainte, de modération, voire d’abstinence dont les connotations négatives peuvent faire peur. Le terme « sufficiency » adopté en anglais est peut-être plus approprié : il renvoie à ce qui est « suffisant » et permet donc de s’interroger sur ses propres besoins. La sobriété a des impacts bénéfiques sur la santé et le bien-être (activité physique, lien social, et cetera) qu’il serait indispensable de mettre en avant dans des narratifs positifs et souhaitables. C’est également un point de recherche qu’il ne faut pas négliger pour aller vers une sobriété qui résulte d’un choix de société délibéré et qui ne soit pas subie à l’instar de la proposition n° 18 du Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui préconise d’« Élaborer et porter un message positif sur la sobriété, orienté vers le mieux vivre en accompagnant les changements de mode de vie. Développer un imaginaire souhaitable de la sobriété et encourager sa mise en œuvre concrète, en prévoyant le financement d’une offre culturelle intégrant les enjeux climatiques » (CESE, 2023, p. 9).