Nos sincères remerciements vont en premier lieu vers l’ADEME, l’institut I-Tésé du CEA, le CSI de Mine-Paris et le Dôme avec lesquels ce travail a été mené, un an durant. Merci également aux membres de la MRSH de l’université de Caen pour tout le soutien qu’ils ont apporté sur le plan matériel, logistique, administratif et sans lequel aucun travail de recherche ne saurait aboutir. Enfin, notre dette envers les acteurs participants aux ateliers, ne peut guère se mesurer puisque sans pratiques énergétiques ni discours autour de la sobriété, nulle enquête sociologique ne pourrait être menée.
1La crise de disponibilité énergétique qu’a traversé la France durant les années 2022 et 2023 à la conjonction de deux facteurs défavorables, la guerre Russo-Ukrainienne et les travaux de maintenance d’une part importante du parc électronucléaire français, a entrainé une hausse afférente du prix de l’électricité qui entraine mécaniquement une baisse de la consommation (consommation contrainte). Ce contexte a constitué une occasion de (re)mise en débat des problématiques énergétiques, qui débordent très largement les tumultes de l’actualité, pour être appréhendées dans l’épaisseur du temps relatif au changement climatique et aux objectifs fixés par la transition écologique et énergétique.
2Plus qu’une composante technique des modes de vie contemporains, l’énergie constitue une « propriété structurelle » de nos sociétés, au sens où elle cristallise, dans l’espace et le temps, des « traits institutionnels des systèmes sociaux » (Giddens, 2012), envisagés comme des systèmes sociotechniques (Gras, 2003) au point d’en faire un champ sociologique spécifique (Zélem, Beslay, 2015). Nul ne doute du fait que la perturbation de l’alimentation des réseaux de gaz ou d’électricité conduirait immanquablement à la pétrification d’un grand nombre d’activités, des plus vitales aux plus artificielles (Keucheyan, 2019). Ainsi, proclamer « la fin de l’abondance » comme le fit le Président de la République en préambule du conseil des ministres le 24 août 2022, revient-il à réitérer, cinquante ans après le choc pétrolier, et une nouvelle une fois dans une situation de crise, la nécessité d’interroger collectivement les besoins sociaux fondamentaux pour entrer au plus vite dans une ère de sobriété ? (Villalba, 2023). Ou bien est-ce une manière d’anticiper sur une succession de crises de la transition énergétique et climatique (Aykut et Evrard, 2017) dont le traitement politique serait encore à trouver ?
3Comment se saisit-on de la question de la sobriété dans le contexte énergétique actuel ? Le caractère singulier d’une conjonction entre perspective immédiate de pénurie et stratégie collective de transformation des usages de l’énergie à long terme peut-elle faire émerger de nouveaux imaginaires de la sobriété ? S’il est établi que l’adhésion volontaire, la soumission contrainte et les cheminements individuels vers la sobriété engendrent des variations sur le plan des significations de la notion (Gorge et al., 2018), comment observer la circulation de celles-ci dans l’espace social ?
4Cette enquête exploratoire a emprunté trois voies d’accès différentes pour mieux comprendre comment les acteurs se saisissaient de la notion de sobriété. Si habituellement nous explorons ce genre de thématique en réalisant une série d’entretiens auprès d’acteurs institutionnels, d’organisations de la société civile et de ménages, complétés éventuellement par des observations in situ de réunions publiques ou d’échanges informels, dans le cas présent, des ateliers réalisés dans l’esprit de la méthode living lab ont été adjoints. Cette méthode repose sur la création d’un dispositif participatif créant, dans un espace une temporalité donnés, une communauté associant des chercheurs et des publics autour d’une question de recherche.
- 1 Pour plus d’information, voir la page sur le site internet de la Commission Nationale du Débat Publ (...)
5Afin d’identifier en quoi cette méthode se distingue d’un dispositif de concertation, qui est l’outil privilégié par l’échelle de la décision publique lorsqu’il s’agit de mettre en débat un enjeu de société, nous présenterons succinctement le cadre d’une observation réalisée lors d’une séance de la concertation nationale sur les orientations du système énergétique français1. L’analyse des documents mis à disposition par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) et notre traitement des notes prises lors de cette observation participante réalisée le 29 novembre 2022 à Rouen (Normandie), révèle une organisation de l’événement en deux temps :
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- 2 Une journée d’observation participante a été réalisée dans le cadre de l’enquête. Toute l’analyse d (...)
D’abord une succession d’exposés durant la première heure et demie où s’illustrent le préfet de Région, la directrice de l’énergie au ministère de l’écologie, le vice-président de la CNDP, la déléguée régionale de l’entreprise Réseau Transport d’Électricité (RTE) et une représentante de ADEME (Agence de la transition écologique). Ces différentes présentations visent à cadrer le débat : « Cette concertation dépasse les oppositions au nucléaire ou à l’éolien. S’il s’agit de réfléchir au mix énergétique, ce qui nous intéresse aussi, ce sont les usages et la consommation ».2 Ce temps d’information définit les contours des enjeux énergétiques en prenant appui sur les scénarios de prospective réalisés par l’ADEME et l’entreprise RTE, il rappelle également les engagements pris par la France en termes de neutralité carbone à l’horizon 2050. La perspective institutionnelle entend neutraliser la conflictualité historique, il ne s’agit pas de recueillir des opinions, mais des propositions ; le décorum du débat construit un périmètre bien campé du côté des « acteurs » (si l’on entend « spectateurs » du côté du public).
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Dans un second temps, la salle est divisée en petits groupes chargés de réfléchir à des solutions concrètes imaginables à l’échelle des territoires, de l’économie et des modes de vie. Les « spectateurs » sont invités à se transformer en « acteurs ». À partir de thèmes généraux : « Comment adapter notre consommation pour atteindre l’objectif de neutralité carbone ? Comment satisfaire nos besoins en électricité, et plus largement en énergie, tout en assurant la sortie de notre dépendance aux énergies fossiles ? Comment planifier, mettre en œuvre et financer notre transition énergétique ? ». L’accent est mis ici sur le « nous ». La dimension collective est appelée à rester présente à l’esprit des participants à l’exercice.
- 3 Le Grand Débat national est une initiative présidentielle s’étant tenue de mi-janvier à mi-avril 20 (...)
- 4 Cofinancé par l’ADEME et le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), c (...)
6Le résultat de ces débats cadrés par un dispositif de concertation nationale n’engage pas le législateur dans l’exécution des mesures identifiées (Blatrix, 2010). À l’image du « Grand débat »3 lancé à la suite du mouvement des gilets jaunes, la consultation est de l’ordre du recueil des doléances des citoyens et non, comme lors de la « Convention citoyenne pour le climat », de propositions soumises au législateur pouvant intégrer la navette parlementaire (Gaborit et al., 2022). Surtout, les participants, préinscrits, sont sélectionnés sur la base de quotas devant refléter la diversité des positions sociales dans la population de la France. Ainsi, le mode de recrutement des participants aux débats de la commission passe par les réseaux institutionnels et des vecteurs de communication conventionnels (ADEME, Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement : DREAL, Conseils régionaux et départementaux, Universités, Associations, citoyens concernés ou intéressés). Dans notre cas, bien que les réseaux d’acteurs participant aux ateliers puissent en partie provenir des mêmes institutions, la maîtrise des quotas échappe à l’organisation. Le recrutement est assuré par le Centre de Culture Scientifique, Technique et Industrielle (CCSTI) appelé Le Dôme, partenaire de notre équipe de recherche dans le projet PROMETHEE4, qui a assuré, par la suite, l’animation des ateliers du Living lab sur la crise et la sobriété énergétique durant l’hiver 2023. Les principales questions de recherche peuvent se résumer ainsi : à quels efforts de sobriété énergétique les citoyens ordinaires et les consommateurs seraient-ils prêts à consentir ? Ce profilage à forte composante institutionnelle des participants aux ateliers constitue-t-il un biais de recrutement ? Quelles analyses peut-on esquisser des contributions apportées par des participants aux ateliers, parfois partenaires du Dôme dans d’autres programmes, qui semblent former des circuits auto-réfléchissants ? Quels sont les effets induits par cette méthode, qui s’éloigne des protocoles d’enquête classiques en sociologie, lorsqu’il s’agit d’identifier des pratiques nouvelles ou alternatives (réduction de la consommation, changement dans l’organisation et la logistique du quotidien, déplacement/renoncement d’usage, invention de nouvelles pratiques) ou de situer ces faits dans les imaginaires sociaux énergétiques ? Par quels biais peut-on atteindre dans un cadre collectif, les déterminants de l’action ou de l’inaction ? ou encore, les systèmes de valeurs associés aux choix/non choix réalisés (sobriété vs abondance). En quoi cette méthode permet-elle d’éclairer les horizons vers lesquels se projettent ces publics (effondrement / résilience / business as usual / espoirs technologiques) et le degré de confiance qu’ilss accordent au discours et à l’action des pouvoirs publics et des réseaux d’acteurs sur lesquels ceux-ci s’appuient.
7Pour tenter d’avancer sur ces quelques hypothèses qui resteront à explorer à l’avenir, nous présenterons le cadre dans lequel s’inscrivent les démarches d’enquête participative et les spécificités de la méthode suivie pendant cette recherche exploratoire. Nous exposerons, par la suite, des propositions présentées par les participants permettant d’illustrer la méthode de travail et les résultats qu’elle permet d’obtenir. Enfin, nous terminerons par l’analyse des effets épistémologiques de cette démarche living lab.
8La diversité des arènes publiques (Céfaï, 2016) reflète la diversité des manières dont la sphère politique se saisit de la société civile pour la faire participer à l’identification des problématiques sociales ou contribuer à la formulation de solutions vers lesquelles engager l’action collective et institutionnelle. Toutes ces expérimentations constituent ce l’on appelle « participation », qui dans un cadre démocratique prennent la forme de procédures de délibération, de concertation ou de collaboration inscrites dans un processus préalable à l’action institutionnelle ou simplement de production de connaissances.
- 5 Pour plus d’informations, voir le site internet de Science & you, Bauer, Dubois, Hervois, Les Franç (...)
9Dans le mouvement de démocratisation des délibérations relatives aux enjeux sociétaux (Urfalino, 2007, 2021), la science a pris une part active depuis la seconde moitié du XXe siècle lui conférant une place d’intermédiaire entre les sphères politiques et économiques et la société civile. Cette position, qui éveille les soupçons de toutes part, d’une science à la merci des milieux du pouvoir ou de connivence avec les milieux du militantisme critique, produit une relation ambivalente des français, et plus largement des européens, aux effets de la science5.
10Le tournant démocratique de la science citoyenne (Luneau et al., 2022) pris dans les années 1990, repose sur la constitution d’un tiers-secteur scientifique associant des professionnels de la recherche à une « grande diversité de structures et de pratiques [ayant] en commun de regrouper individus, associations [ou Organisations Non Gouvernementales] pour atteindre des objectifs citoyens » (Le Crosnier et al., 2013, p. 69). Si de prime abord il n’apparaît pas évident que la méthodologie propre au living lab s’inscrive dans cette continuité, celle-ci ne galvaude pas son statut de « dispositif d’enquête participative ou collaborative, dont l’objet serait de révéler à la conscience des questionnements, des manières d’hésiter ensemble, de chercher des solutions à des questions partagées. » (Amand, 2021, p. 113). Il est clair que cette approche peut s’éloigner des objectifs strictement scientifiques et basculer vers une perspective stratégique visant l’accroissement de l’acceptabilité sociale de projets industriels ou portés par les décideurs publics. Elle n’en demeure pas moins propice au renforcement des capacités des citoyens de partager des savoirs d’usage et de développer des connaissances sur des sujets qui demandent une expertise scientifique et/ou technique.
11Nous voudrions noter à ce propos l’émergence d’un « tiers savoir » hybride qui n’est ni scientifique ni citoyen dans les enquêtes participatives (mais peut-être technique, ou communicationnel ? L’interrogation doit rester ouverte), dont il s’agirait de faire ressortir les propriétés, en particulier dans le domaine vaste mais flou des « transitions » écologiques et énergétiques. C’est dans cette galaxie de « la participation » en expansion que nous avons mené notre enquête exploratoire sur la crise et la sobriété énergétique avec l’appui du CCSTI Le Dôme, en mobilisant une méthode de type living Lab (Scaillerez et al., 2022). Le living Lab crée un contexte d’interaction entre une communauté de recherche et des publics volontaires, néophytes ou concernés, autour de problématiques prédéfinies. Si l’objectif initial poursuivi dans ce type de démarche est de regrouper des « acteurs issus de milieux diversifiés […] dans le but de co-concevoir des produits ou services en accordant aux usagers une place active » (Millet et Ducoulombier, 2021), nous avons transposé la méthode living lab pour créer une situation de débat et de scénarisation des modes de vie et de la sobriété à analyser en les confrontant aux questions de recherche. A la différence de ce qui se fait habituellement au Dôme dans les living lab, l’aménagement de la méthode dans notre protocole d’enquête n’a pas compris l’élaboration d’un prototype, qui est une étape de conception d’objets ou de dispositifs pour expérimenter une transformation concrète d’une pratique ou d’un objet technique (Lemarchand et al., 2022).
12Finalement notre travail exploratoire s’éloigne d’une logique du « faire » pour s’apparenter à une logique du « design d’idées », dont les objectifs diffèrent radicalement de ceux du marketing et des sciences de l’ingénieur qui l’utilisent pour mettre à contribution les publics et orienter les procédés vers le design des usages (Carù et Cova, 2015). Design est ici à entendre au sens abstrait d’une construction intellectuelle, mais aussi au sens concret et matériel de résultats d’ateliers qui se présentent sous la forme de « scénarios graphiques d’idées » (soit par du dessin soit par de l'assemblage de jeux de construction et de matériaux mis à disposition par les animateurs des ateliers). Dès lors, l’objectif poursuivi est celui de la mise en récit du changement social, technique ou organisationnel. Passer par le design des idées permet de faciliter la projection du changement et cristallise le débat entre participants sur les dimensions matérielles du scénario, les chemins de transition permettant d’y conduire mais encore les répercussions sociales et les zones floues des solutions proposées. Traiter de ce type de matériaux d’enquête n’est pas non plus anodin pour des sociologues. Nous avons considéré l’enquête exploratoire et ses résultats comme un « moment » dans l’élaboration du protocole empirique de l’enquête à venir. Dans les lignes qui suivent, nous présenterons le déroulement des ateliers afin d’apporter les premiers éléments d’analyse des productions collectives.
13Nous avons organisé quatre ateliers d’une durée de trois heures chacun, répartis entre les mois de janvier et d’avril 2023, pendant lesquels 59 participants sont venus contribuer à la recherche. Ces ateliers sont complémentaires, dans la recherche exploratoire, d’une trentaine d’entretiens individuels réalisés auprès de ménages normands aux profils de styles de vie variés et quelques acteurs institutionnels chargés des questions environnementales et énergétiques dans leurs communes. Les ménages enquêtés ont été recrutés dans quatre départements de Normandie, initialement à partir des réseaux de contacts des chercheurs et par effet boule de neige ensuite. Le panel de l’enquête par entretien respecte une hétérogénéité de style de vie établie à partir de la profession des enquêtés, du niveau de vie du ménage, de son style de consommation et de sa localisation résidentielle. Autant de critères qui n’ont pas pu être maitrisés à priori, ni recueillis à posteriori pour les publics fréquentant les ateliers au Dôme.
14Le lieu. L’architecture en verre, acier et béton du Dôme est surplombée d’une sphère spatiale d’allure futuriste, qui rend le bâtiment reconnaissable de loin sur les rives des anciens quais de déchargement, friche industrielle et urbaine réaménagée. Le Dôme est situé dans la Presqu’île de Caen, un quartier en pleine mutation urbaine, qui accueillait historiquement les installations portuaires délaissées progressivement depuis les années 1990. Le Dôme est ainsi intégré à un microcosme d’installations culturelles et de loisir (médiathèque, école supérieure des arts et médias, salle de musiques actuelles, maison de l’urbanisme de l’architecture et du paysage). Sa vocation de médiation scientifique et culturelle amène le Dôme à organiser des évènements et à animer des rencontres autour d’enjeux scientifiques, techniques et culturels auprès de publics qu’il identifie depuis son réseau de partenaires et par des canaux de communication évènementiels.
- 6 Les chargés de projets animant les séances sont pour la plupart issus de formations scientifiques o (...)
15L’animation. Dans les ateliers de la recherche exploratoire que nous présentons, le Dôme et ses chargés de projets6 organisent et co-animent des ateliers dont la trame et les thèmes ont été proposés par les chercheurs en amont. Ces derniers interviennent dans les ateliers, discutent et apportent des éclairages aux participants sur les points intéressant la recherche. Ainsi, les chercheurs assurent une double fonction, celle de soutien à l’animation et celle d’observation des processus à l’œuvre dans les échanges entre les participants. L’objectif des animateurs est d’enclencher un processus de co-problématisation avec les « publics » et de favoriser leur participation active dès le début de la recherche. L’objectif des chercheurs est plus complexe : utiliser les matériaux susceptibles d’émerger dans les ateliers pour les arrimer à une problématique de recherche. La négociation itérative entre des visées différentes mais compatibles est permanente dans ce type de protocole de terrain.
16Les « publics ». La définition du profil des participants n’est pas sous contrôle des chercheurs, sauf ex-post pour l’analyse des productions en tenant compte des informations disponibles sur les publics sollicités au moment de leur inscription en ligne aux ateliers (âge, profession, intérêt pour l’atelier). Le recrutement aux ateliers est prédéfini selon la méthode du living lab, qui puise dans les réserves de publics habituels (institutionnels, associatifs, citoyens concernés ou intéressés, publics scolaires et étudiants). Nous reviendrons sur cet aspect et ses conséquences pour les résultats de la recherche exploratoire.
17La trame négociée de l’animation des ateliers structure la séance de trois heures et sa progression vers l’identification conjointe de « solutions » à la crise énergétique dont les grandes lignes sont brièvement présentées en début de séance. Par exemple, pour notre thématique, le living Lab au Dôme se cantonne habituellement à l’évocation des projections imaginaires positives. Nous avons proposé, pour les besoins de l’enquête sur notre sujet, d’inclure dans le protocole initial, une projection contraire, axée sur la crainte de la pénurie et la précarité énergétique. Dans la mesure où notre sujet est la “sobriété”, cette mise en abîme des deux univers de projection imaginaire était susceptible d’enrichir les résultats.
18La première phase de l’animation a consisté à identifier les problèmes. Nous avons donc demandé aux participants de réfléchir aux deux extrêmes, à leur idéal ou à leur regret énergétique à partir d’une proposition simple, « il n’y a plus d’électricité ». Précisons qu’à ce moment de la séance, aucun élément de définition de la sobriété n’a encore été débattu. Deux versions de cette proposition ont été soumises aux participants : une version idéale : « Il n’y a momentanément plus d’électricité ce serait génial si… » et une version problématique : « Il n’y a momentanément plus d’électricité c’est quand même dommage de… »
Figure 1 – Tableau des propositions de solutions sobres ou efficaces apportées par les participants
19Dans le premier cas, la formulation idéale habituelle dans les living lab permet aux participants de se projeter dans une situation imaginaire en rupture avec les limitations de la réalité. Dans la seconde projection imaginaire, les participants ont la possibilité de déployer un regard rétrospectif et de développer une distance critique (réflexive) à leurs pratiques existantes. Ainsi, la version idéale positive insiste sur des propositions qui identifient des solutions alors que la version idéale problématique promet d’identifier les problèmes à traiter dans la suite de l’atelier. Dans les deux cas, l’objectif est de permettre un premier balayage de la thématique et de faire ressortir les dimensions du problème, telles qu’elles apparaissent aux participants.
20Les participants ont été invités à voter pour les propositions qu’ils souhaitaient approfondir dans la suite de l’atelier. Le résultat de ces votes indique aux chercheurs quelles sont les propositions consensuelles qui, à défaut d’exprimer les désirs individuels, donnent une idée de l’éventail des solutions de sens commun.
- 7 Un fab lab est un atelier de fabrication et de mutualisation d’outils manuels et numériques. Il per (...)
21Le Dôme est une organisation reconnue dans le microcosme normand pour ses activités d’animation et de médiation scientifique. La structure est en lien avec les différents campus bas normands, les écoles d’ingénieurs, mais aussi les organisations sociales et les milieux associatifs. Si le Dôme est généralement associé au fablab7, c’est également l’organisation d’évènements à caractère scientifique qui contribue à sa renommée. En cela, le Dôme correspondrait à la définition d’un « tiers lieu » autour duquel gravitent des acteurs organisés et des individus, constituant ainsi ses publics (Gheorghiu, 2021).
22À l’inverse des enquêtes par entretien ou par questionnaire où l’échantillon qualitatif fait l’objet d’un contrôle permanent afin de respecter les critères de diversité en relation avec la problématique, le recrutement des participants aux ateliers dans le cadre de l’enquête participative, repose sur les réseaux du Dôme et sur le volontariat ou l’intérêt pour la problématique des publics habituels. Lors d’un atelier, au moment de présenter le compte rendu du travail réalisé par son groupe, un participant souligne l’insuffisance d’initiatives basse technologie (low-tech en anglais) qui existent déjà ou de propositions nouvelles. L’animatrice le relance pour obtenir son avis sur les causes de cette inertie. La réponse qu’il apporte nous semble décrire la logique de l’action collective, une logique de réseau : « C’est vraiment un truc d'initié. Par exemple, on se demandait comment on a été mis au courant du TURFU festival ? Parce qu’on est déjà abonné au Dôme ou qu’on suit déjà des pages de tiers-lieux de type Le Dôme ou Le Wip à Caen. En fait, on est déjà dans un petit groupe d’initiés. »
23Cette limite représente un biais d’enquête dont il n’est possible de tirer parti qu’en l’analysant dans son contexte. Dans le cas d’une enquête exploratoire comme la nôtre, il s’agit de trouver comment transformer cette limite en source de questions pour l’enquête à venir. Adresser un questionnaire au moment de l’inscription ou le distribuer pendant l’atelier n’élimine pas le biais. Nous connaissons la composition des ateliers en considérant les canaux de diffusion des invitations relayées par le Dôme. Les publics réguliers du Dôme sont chargés de missions dans les différentes institutions départementales et métropolitaines, salariés d’association d’éducation populaire ou à l’environnement, enseignants, étudiants de différentes maîtrises (masters en France) et écoles d’ingénieurs ou encore militants d’une ONG. Finalement ces publics représentent une population relativement instruite et souvent déjà sensibilisée aux problématiques dont nous traitons, comme dans les réunions de Commission Nationale du Débat Public. C’est aussi un profil assez proche de celui des chercheurs eux-mêmes, ce qui induit une relation de spécularité entre les langages institutionnels, médiatiques, militants, et ceux de la recherche appliquée à ces domaines.
24Le travail de scénarisation s’est déroulé en petits groupes de trois à cinq personnes qui investissent une thématique ciblée ou un problème particulier pendant une heure. L’objectif de cette phase des ateliers est alors de formuler des propositions concrètes permettant de dépasser le problème initial. Cette méthode a vocation à confronter les représentations courantes du problème aux imaginaires, parfois libérés des contraintes sociales, économiques ou techniques. Au lieu de brider les solutions au domaine du réalisable, l’équipe de recherche se charge plutôt de pousser les participants à réfléchir aux chemins de transition ou encore aux implications sociales / sociétales de leurs propositions.
25La première partie de l’atelier permet aux chercheurs de voir comment les participants se projettent ou non dans le changement de contexte énergétique. Une fois recueillies, les propositions sont regroupées et classées en fonction de la nature du changement et du degré d’implication individuel ou collectif de celui-ci. À l’issue de cette première analyse, apparaissent quatre registres critiques de la vie sociale mobilisés spontanément par les participants, mettant en cause l’organisation sociale ou les pratiques individuelles : a) les styles de vie, b) la gouvernance, c) l’économie et d) l'infrastructure.
26Avant d’entrer en détail sur l’organisation du matériau d’enquête et la méthode d’analyse de celui-ci, nous illustrerons ces quatre registres par des exemples issus des ateliers. L’analyse portera en revanche sur toutes les évocations recensées dans les séances, par-delà ces illustrations auxquelles il ne faudrait pas réduire tout le contenu des ateliers.
27Dans le domaine des styles de vie, les premières évocations concernent les pratiques de (sur)consommation individuelles (habitat, mobilité, alimentation) et s’accompagnent le plus souvent de discours interrogeant les besoins sociaux ou humains.
28La conservation des aliments représente une part non négligeable de la pollution et de la consommation énergétique notamment indirecte. C’est à partir de ce problème formulé par les participants qu’a surgi la question suivante : comment faire abandonner, au plus grand nombre, le réfrigérateur ?
Figure 2 – La cuisine des anciens
29C’est en passant par l’éducation afin que chacun apprenne à cuisiner des produits de saison et se réapproprie diverses méthodes de conservation (fermentation, fumaison, bocaux, et cetera) que l’on parviendra à éliminer le réfrigérateur de nos cuisines. Pour atteindre cet objectif pédagogique, les participants ont imaginé le développement de conserveries collectives dans les maisons de quartier afin d’assurer la transmission des savoirs et techniques de conservation ou encore les principes de la cuisine zéro-déchet.
30Cette proposition qui prend le réfrigérateur comme objet symbole de la surconsommation électrique s’appuie sur une représentation distante de la réalité chiffrée des consommations. Les participants n’ont d’ailleurs mobilisé aucune donnée sur la part qu’occupe la chaîne du froid dans les consommations domestiques. Si l’on retient le chiffre de 4670 kwh annuel pour un ménage moyen, le réfrigérateur n’en consomme qu’environ 150 kwh, soit 3,2% de la consommation totale. L’enjeu pédagogique repose donc ailleurs que sur l’électrification des pratiques de conservation. Cela soulève de nombreuses questions intéressantes sur les représentations sociales des choix énergétiques individuels.
Figure 3 – Réorienter l’économie vers le « basse technologie »
31La question des communs surgit des scénarios impliquant la technique. Ainsi la conservation alimentaire réactive le domaine des pratiques de lactofermentation, de fumaison, de pasteurisation. Des pratiques vernaculaires transmises dans la communauté dont la logique n’est pas différente quand il s’agit de réfléchir à la transformation du rapport aux objets techniques. Pris dans une représentation de l’économie circulaire, l’électroménager, l’outillage et les objets numériques sont conçus par les participants pour durer, être réparés au sein d'une communauté de partage d’expérience. Pour les chercheurs, cela renvoie à l’idéal d’une technique conviviale (Illich, 1973).
32Le second thème prégnant aborde les questions de gouvernance (échelle de décision, rapport aux normes), intégrant la question du vivre ensemble et des mécanismes collectifs de prise de décision. Ce registre interroge régulièrement les ressorts de l’action démocratique face à l’urgence climatique.
33En vue de prévenir les différents enjeux énergétiques, certains participants ont imaginé un plan national d’action impulsé par l’État et développé par des assemblées citoyennes régionales, un peu à l’image des plans et stratégies présentés dans la première partie de cet article. L’objectif principal de ces assemblées serait de définir les stratégies à adopter et à mettre en œuvre à partir de fonds publics nationaux.
Figure 4 – Réflexions sur les assemblées citoyennes
34Ces scénarios constituent une relecture du fonctionnement des économies planifiées alliant le financement national de biens publics et la décentralisation des échelons de délibération et de décision en partant du constat, selon les participants, « qu’aujourd’hui les prises de décisions politiques apparaissent déconnectées de la réalité vécue par la population » et nourrie de l’idée « que la durée de vie des décisions politiques est réduite à la durée d’un mandat ». Que cela concerne à l’échelon de la région, à celui de la ville ou du quartier, l’idée retenue est celle d’une convention citoyenne locale donnant un mandat à un représentant chargé de faire remonter les décisions aux conventions des échelons supérieurs (ville, communauté urbaine, et cetera). En plus de la définition de politiques répondant aux besoins réels des citoyens, ces conventions citoyennes auraient le rôle de contrôler les élus tous les ans pour juger de son activité politique effective.
Figure 5 – Scénario sur le changement d’échelle de gouvernance
35Dans ces contributions, il n’est finalement plus question de sobriété et de transition énergétique mais de transition démocratique. Les participants interrogent deux dimensions centrales de l’organisation de la démocratie représentative qui reposent sur la professionnalisation du personnel politique et l’éloignement entre administrés et sphères de décision. Ce décalage de la problématique s’inscrit dans la tendance opposée des constats de dépolitisation de la transition énergétique aux aspects techniques (Amand et al., 2021). Bien que le discours n’engage pas la pratique, il s’agit plutôt de pointer la responsabilité des politiques libérales orientées par le marché au détriment de la société politique.
36On ne peut être étonné de rencontrer cette formulation d’un impératif démocratique direct et local à l’endroit même où se tiennent ces ateliers. La science participative attire son lot de citoyens engagés dans des formes plus radicales de l’expression politique.
37Le troisième registre est économique (modèle d’échange, rapport au travail et à la production), articulant les questions relatives à la production (organisation, spatialisation, travail) et la consommation. Cette fois, la consommation n’est plus vue sous l’angle des pratiques individuelles mais comme attribut d’un modèle culturel.
Figure 6 – Remplacer le PIB par le PIBE (Produit Intérieur de Bien-Être)
38Pour renverser la tendance économique et privilégier le bien-être à la croissance, les participants de ce groupe ont décidé de créer un nouvel indicateur permettant de favoriser des projets développant davantage le bien-être que la croissance économique : le PIBE (Produit Intérieur de Bien-Être). Au moment de travailler cette idée, les participants ne montrent pas s’ils savent que le Bhoutan (pays entre la Chine et l’Inde) le pratique déjà sous le nom de Bonheur National Brut, et qu’il existe de nombreuses tentatives institutionnelles dans cette direction, y compris portées par le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz. Selon notre public, cet indicateur prendrait en compte non seulement la production de biens matériels mais aussi celle de services et biens non-matériels, le tout divisé par la consommation énergétique. Toujours selon les participants, afin que cet indicateur soit largement utilisé, il faudrait y soumettre chaque programme politique afin de mesurer sa contribution au PIBE, un peu à l’image du travail d’analyse des programmes de partis réalisé par certaines ONG ou de groupes de réflexion (think tank en anglais) en matière d’écologie et de transition.
39Le dernier registre concerne les infrastructures, les systèmes socio-techniques et les faits ou pratiques qui se traduisent dans la morphologie socio-spatiale. Dès lors sont interrogés les grands réseaux de mobilité ou de production / distribution d’énergie. Il s’agit alors, par exemple, de projeter des changements collectifs à l’échelle de politiques d’aménagement et d’équipement sur les modes de vie et les choix quotidiens.
40Et si le voyage était la solution pour réduire la facture énergétique ? Pour réduire la consommation de chauffage l’hiver, les populations du nord engageraient un périple jusqu’à des zones plus clémentes, au sud, et inversement durant l’été pour réduire le besoin de climatiseurs. Cette solution qui repose sur un principe de nomadisme saisonnier nécessite un état des lieux des logements vacants à l’échelle du territoire national. En partant d’une remise en question profonde du mode de vie sédentaire, cette proposition s’appuie sur un exercice d’imagination radicale (Castoriadis, 1975).
Figure 7 – Tout le monde déménage !
41Toutefois, le groupe butte rapidement sur les chemins de transition conduisant à cette révolution anthropologique (abandon de la sédentarité) qui remettrait en question la stratification dans la pyramide sociale, et pour réinscrire ses propos selon une orientation pragmatique. Seuls les plus précaires sont conduits, par la contrainte de leur condition, à observer cette mobilité saisonnière où il s’agit dorénavant de mettre à contribution les propriétaires de résidences secondaires par le biais d’un dispositif de réquisition temporaire ou d’imposition rédhibitoire. On observe ici un glissement allant de la révolution anthropologique engageant les modes de vie aux spéculations des participants sur la mise en œuvre d’une contrainte réglementaire à caractère normatif. Le caractère contradictoire des positions soutenues dans les ateliers ne pose pas de problème dans la mesure où nous ne sommes pas dans un raisonnement logique. Nous sommes dans une confrontation de points de vue. Dès que l’on s’intéresse aux styles de vie, les contradictions apparaissent, qui sont autant de vecteurs de changements possibles (Dobré, 2013).
42A partir d’une cartographie des possibles (recensement de la population, actifs, inactifs, niveau de diplôme, et cetera), il s’agit de scénariser la réorganisation des territoires et des activités pour réduire les besoins de mobilité.
Figure 8 – Les experts et la planification
43Cette approche conforme à celle des experts de la planification territoriale mobilise une conception des modes de vie totalement désincarnée. Comme sur un plateau de jeu, on peut déplacer des infrastructures, des populations et donc réaligner les usages aux contraintes d’un nouvel environnement ou d’un nouveau contexte socio-technique. S’il n’y a plus d’énergie pour les véhicules, on réorganise pour moins se déplacer, si nous manquons d’espaces agricoles pour produire, on densifie en créant des villes verticales etc.
44Ici, le social se limite à une approche individualiste et comportementale. Les individus, perçus non plus en tant que sujets politiques des scénarios mais comme objets manipulables dont on peut orienter les comportements par la contrainte des dispositifs (Sauvêtre, 2013), « seraient agis par la loi ou par le marché » (Amand et al., 2021). Alors que la démocratie, qui était un thème ressortant des contributions sur la gouvernance, a mis à jour des aspirations à la participation directe, il s’avère que les contributions qui concernent des infrastructures sont plus dirigistes. Pour ces participants, l’organisation des systèmes techniques supplante l’organisation sociopolitique, traduisant en dispositions concrètes le concept foucaldien de « biopouvoir » (Foucault, 2004) appliqué au gouvernement des populations et à la régulation du vivant.
45Comment rendre compte des imaginaires sociaux produits dans le cadre de ces ateliers ? Deux premiers clivages, qui ne sont pas suscités par les chercheurs, apparaissent dans les propos des participants. Le premier renvoie au caractère individuel ou collectif de la proposition ou du problème identifié. Le second clivage traduit dans l’axe vertical du schéma 1 ci-dessous, une tension entre un pôle du « sacrifice » (entendu comme nécessité d’accepter ou de subir des restrictions, des renoncements, des autolimitations ou des limitations imposées institutionnellement face à la crise énergétique - ce qui est entendu dans la notion de « sobriété ») et « principe d’efficacité », qui est institutionnel (au sens des institutions économiques, industrielles, technologiques ou politiques). Avec l’équipe de recherche présente lors de ces ateliers, nous avons généré un troisième clivage en demandant aux participants de se prononcer sur le caractère « désirable » et « réalisable » de chacune des propositions émergentes.
46Les deux premiers clivages repérés dans les propos constituent deux axes d’analyse discriminants, dont le croisement nous permet d’esquisser une typologie des problèmes/solutions suivant la partie de l’atelier concernée. Il ne s’agit pas d’une typologie des participants, ou des « publics », mais des problèmes/solutions évoqués dans les ateliers.
Schéma 1 – Logiques des solutions proposées par les participants aux quatre ateliers
47Nous précisons ici que le rôle des schémas est heuristique, cette représentation nous permet uniquement de discuter les résultats de la recherche exploratoire. Les deux axes sont à concevoir comme des continuums gradués de deux principales idées qui ressortent des ateliers : pour le schéma 1, l’axe horizontal définit l’inscription dans le collectif (allant de gauche à droite de - à + : faible inscription à forte inscription dans le collectif ou le groupe) ; l’axe vertical, paradigmatique (moins descriptif que l’axe horizontal, car il met en évidence des « logiques d’action », des chemins pour parvenir à la sobriété), se déplace en continuum et sans les opposer, entre les deux pôles des restrictions/pénurie que nous avons appelé « sacrifice », et de l’efficacité institutionnelle (dans un continuum qui croit en institutionnalité au fur et à mesure que l’efficacité prime). L’idée principale ici est de montrer des « marches à suivre » qui ont été esquissées de manière privilégiée par les participants : soit dans le pôle « ensemble institutionnel » (efficacité technique, économique, politique) soit, au sud, dans le pôle « sacrifice » (individuel ou collectif, consenti ou subi). Il faut noter que les enquêtés n’emploient pas spontanément le vocabulaire de la sobriété mais plutôt celui du renoncement et de la réduction. Nous aboutissons à une analyse croisée des propositions des participants qui place la sobriété à la croisée des mesures institutionnelles (économiques, techniques, réglementaires, politiques) souhaitées ou subies, et des mesures plutôt portées par l’individu dans sa sphère restreinte, qu’elles soient subies ou librement consenties. L’horizon idéal de l’action individuelle, c’est l’autonomie. Celui de l’ensemble institutionnel, l’efficacité. Entre ces deux horizons idéaux, nous retrouvons toute la palette des propositions de solutions esquissées dans les ateliers au Dôme, à Caen.
48La plupart des mesures proposées par les participants recourent au registre de l’efficacité ou du sacrifice et engagent selon le cas plutôt l’échelle collective ou plutôt l’échelle individuelle.
49Le schéma 2 intègre la dimension du changement (avec les deux autres dimensions) : changement spontané (micro-changement) ou dirigé (changement institutionnel). La forme du changement envisagé traverse les deux dimensions principales. D’une part, le changement imaginé aboutit à des transformations radicales du système de production et de consommation induisant des effets culturels et politiques, d’autre part, il se produirait par des micro-changements individuels. Dans toutes les situations de changement portées par l’institution, l’efficacité, qu’elle soit institutionnelle, économique ou technique, s’oppose à la restriction (redoutée) du sacrifice, restriction voire pénurie. La sobriété, en se déclinant sur les registres individuels et collectifs apparaît, jusqu’à ce jour, imposée dans le cas du collectif. Mais est-elle pour autant consentie quand elle émane des individus ? La crainte de la pénurie plane en arrière-fond de cette thématique. Et, nous le savons par des travaux d’économistes sur la crainte de manquer, ce qu’on appelle « scarcity » (Mullainathan et Shafir, 2013), les effets de cette préoccupation à l’égard de la pénurie ne sont pas à négliger. Ils ne sont jamais loin de la sobriété. L’approche politique du renoncement semble avoir résolu cette question en adoptant l’expression « sobriété volontaire », mais ce choix n’a pas été évoqué par les participants dans les ateliers, tout au moins pas sous contrainte climatique. Cette dernière est loin d’apparaître nommément dans les propos des participants. Ce qui apparaît néanmoins est la nécessité de renoncement au nom des changements environnementaux.
Schéma 2 : Formes du changement
50Voici les principales transformations qui se font jour dans l’analyse des ateliers et qu’il sera possible de transposer pour une clarification visuelle, dans un schéma récapitulatif (schéma 3) :
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L’accroissement de la régulation et donc la demande de création normative en vue d’encadrer les pratiques jugées problématiques au regard du problème énergétique posé. Cela va de règles d’usages qui sont prescriptives (deux jours de télétravail) à des limitations d’usages qui sont restrictives (quotas de déplacements annuels), voire de règles prohibitives (interdiction des résidences secondaires).
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Le volontarisme politique et un appel à des changements de gouvernance : échelles de délibération et de prise de décision avec un recentrage sur l’échelon local (assemblées citoyennes régionales).
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L’éducation à la sobriété faisant appel à la pédagogie de l’environnement, à la réactivation de savoir-faire culinaires, artisanaux. C’est, en quelque sorte, le régime de prédilection des experts qui occupent une place centrale dans la médiation entre les institutions et la société civile en tant que chargés de mission dans des parcs naturels ou des centres d’initiatives pour l’environnement ou en tant que militants dans des structures associatives de défense de l’environnement ou de prise en charge de population précaires.
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Les transformations d’usages qui se traduisent par l’interrogation des besoins, styles de vie - ce qui conduit à la discrimination entre les besoins fondamentaux et les besoins artificiels (Keucheyan, 2019). Mais également par des pratiques de partage ou de construction de communs (cohabitation, ateliers ou buanderies partagés, communautés locales, espaces de travail collectif, et cetera).
Schéma 3 : Registres des transformations
51Les scénarios produits par les participants, mobilisent régulièrement une conception scalaire de la démocratie qui associe la participation et la représentation sur des mandats impératifs aux échelons supérieurs. Deux imaginaires politiques nourrissent cette conception, d’une part le conseillisme opposé à la logique bureaucratique et hiérarchique des organisations partisanes (Bookchin, 2003) et d’autre part le communalisme opposé à un appareil politique centralisé et technocratisé (Cossart, 2017).
52Les premières propositions énoncées par les participants ont fait l’objet de discussions collectives dans l’objectif de les classer en fonction de leur caractère désirable et réalisable d’une part et d’autre part en fonction des principes de sobriété ou d’efficacité technique ou politique qu’elles sous-tendent (cet axe sera à clarifier dans une recherche ultérieure). Pour l’exemple, les propositions consensuelles comme abaisser la température de consigne pour le chauffage du logement, éteindre les équipements électriques en quittant son logement ou son bureau, ou de manière surprenante, réduire l’usage de la voiture personnelle, ont été laissées de côté dans l’analyse qui suit. Expressions du sens commun ou désirs individuels, elles sont surtout moins significatives que les propositions à dissensus (Moscovici et Doise, 1992). Les clivages qui se font jour dans les propositions minoritaires qui sont apparues dans les ateliers sont intéressantes à analyser à plusieurs titres. Précisons encore que toutes les solutions sont construites sur une forme d’agir, dirigé ou spontané, mais n’appellent jamais ou presque de propositions impliquant le non-agir. Les propositions les moins consensuelles reposent, en revanche, sur une forme d’adaptation plus ou moins réalisable, ou sur des postulats ambigus du point de vue moral (néo-malthusianisme).
53Y a-t-il eu dans les ateliers, malgré la concordance des représentations que nous pouvons noter à travers les lignes de faille des clivages identifiés, et malgré la dynamique de groupe qui pousse au consensus, des exceptions d’idées minoritaires, isolées, non conformes ou non consensuelles, sur lesquelles porter notre attention ? Nous n’avons pas le loisir de développer ici l’intérêt méthodologique que nous trouvons à nous pencher brièvement sur des propositions qui n’ont pas suscité le consensus, des idées minoritaires donc, dans les discussions publiques. Cet intérêt est certain, il a été testé dans de nombreuses enquêtes d’opinion sur le risque, par exemple dans le système Agoramétrie mobilisé par J-P. Pagès et Karl Van Meter pour le Baromètre de la perception des risques de l’IRSN8. Outre le fait que l’opinion dissonante est une source d’animation non négligeable pour la discussion (et, en termes de dynamique de groupe, beaucoup plus difficile à maintenir qu’une opinion partagée), elle nous apporte dans le contexte des projections imaginaires recueillies dans les ateliers, l’occasion de nous attarder sur deux points qui cristallisent de manière significative les oppositions sur les clivages marqués que nous venons de montrer.
54Quelles sont les solutions les moins consensuelles ? Nous commencerons par commenter une proposition d’inspiration malthusienne puis une autre aspirant à une diminution du confort.
55Dans un monde aux ressources limitées, la croissance économique n’est certes pas infinie (Meadows et al., 1973), et celle de la population nourrit des hypothèses scientifiques depuis la seconde moitié du XXe siècle (Madelin, 2023) en même temps qu’elle alimente le débat politique sur un spectre large de mouvances s’étant saisies des questions écologiques. C’est à travers la notion de « capacité de charge », qui « équivaut quantitativement au nombre d’individus ayant un mode de vie donné qu’un environnement donné peut soutenir indéfiniment » (Madelin, 2023, p.169), que le lien entre démographie et écologie est esquissé par les « démoressourcistes » (Locher, 2013). Cette notion a fait son chemin chez des biologistes et écologues comme Aldo Léopold avant d’intégrer la sphère politique.
56Cette solution socio-politique, qui rappelle le néo-malthusianisme, reflète une position qui achoppe à deux registres polémiques au moins : la régulation du vivant et le gouvernement des populations. Ces deux perspectives entrent en conflit avec les aspirations démocratiques et participatives. Tiraillées entre l’effondrement et l’autoritarisme, ces positions épousent l’imaginaire d’une transition non réussie voire impossible. Au lieu de pointer les lacunes de la transition énergétique et climatique et la responsabilité collective de cet échec, elles concentrent leurs critiques sur la transition démographique. Dès lors, il n’est pas étonnant que ces postures n’aient pas rencontré le consensus.
57À l’échelle individuelle, c’est le rejet maximal du confort qui marque le dissensus. La proposition de se laver à l’eau froide émise par un agent d’un Centre Permanent d’Initiatives pour l’Environnement (CPIE) a immédiatement suscité un rejet à la quasi-unanimité (tous les participants moins un). La réforme écologique des modes de vie s’est heurtée non seulement dans la pratique, mais aussi dans la théorie sur cette idée largement partagée, dont par exemple Hans Jonas, dans son ouvrage Le principe responsabilité (1979) tire des conséquences politiques plaidant pour l’autoritarisme « éclairé » (mais pas à l’électricité) : il est difficile de renoncer au confort, d’aller du confort présent vers moins de confort, comme l’ont aussi montré Alan Warde et Dan Welch (2015) et de nombreux travaux soutenus par l’ADEME. Quelle est la part obscure de cette évidence ? Dans la pratique, une autre logique régit les attitudes, qui est distincte de celle des opinions qui tout de même priment, dans les discussions de l’atelier. Pour réduire la température de chauffage des logements, l’ADEME (sous ses différents noms historiques) a produit le même type de raisonnements pour envisager le « renoncement au confort ». Pour ce type de mesures, les solutions individuelles ne relèveraient pas du choix individuel, mais de ce qu’il est possible de faire à l’intérieur d’un cadre (technique, normatif, culturel, et cetera) donné. Et ceci à l’intérieur d’une hiérarchie des priorités qui ne vient pas spontanément à l’esprit : l’eau froide c’est mieux que pas d’eau du tout, par exemple. Et des différentes manières d’user de l’eau chaude à la différence de l’american way of life, qui n’en connaît qu’une, l’abondance non négociable. Oui, il est difficile de proposer une réduction du confort. Mais les cultures redéfinissent en permanence ce que l’on entend par confort.
58La recherche participative, tout comme l’enquête sociale (Dewey, 2010), repose sur l’identification ou la constitution d’un public contributeur ou enquêteur. Si la démarche participative relève d’un processus collectif visant à se saisir d’un problème identifié en amont par les chercheurs ou co-construit in situ, le cadre dans lequel est créé artificiellement ce collectif ne permet ni de s’appuyer sur une communauté existante ni de représenter la diversité sociale. Le rôle du Dôme, dans notre recherche, a donc été de faire venir des participants d’horizons épars dans ses locaux pour former une communauté éphémère autour d’un objet scientifique à construire en lien avec les chercheurs.
- 9 Ce qui est le rôle de certains Établissements Publics à caractère Industriel et Commercial (EPIC) c (...)
59En conséquence des caractéristiques qui font de ce public un réseau préconstitué, l’horizon des solutions mobilisées ou imaginées par les participants s’énonce généralement dans la langue des prescripteurs de changement social et comportemental9 (Amand, 2021). L’hypothèse que nous faisons est que ce type de recrutement nous conduit à recueillir des discours et des représentations qui reflètent, jusqu’à un certain point, ceux des sphères institutionnelles et technocratiques, et, dans un même registre de discours, le langage de la recherche en sciences humaines et sociales (SHS) appliquée à ces domaines.
60Les productions réalisées en Atelier appellent des régimes de changement couramment empruntés par les organisations dont sont issus les participants, ou dont ils sont proches : éducation, réglementation, incitation. Incantation de trois volets d’action, à travers lesquels le changement se focalise prioritairement sur des aspects pratiques de la vie quotidienne, avec une tendance à individualiser les solutions. Par exemple, la proposition d’actions pédagogiques / réglementations / petits gestes individuels qui reproduit très exactement les brochures de l’ADEME ; elles-mêmes s’appuyant sur un appareil sérieux de recherches en SHS dans le cadre de ses propres programmes.
61S’il y a un consensus assez fort sur les solutions identifiées, ces dernières n’engagent pas l’action d’une communauté d’usagers locaux ou concrets mais recourent aux représentations d’un « public fantôme de l’intérêt général » (Monnin, 2023). Ce constat propre aux travaux des sciences humaines et sociales est d’autant plus flagrant lorsqu’il s’agit d’enquêter sur les modes de vie. Ceux-ci donnent lieu à des critiques morales du type « tout va trop vite » appelant au freinage de la machine techno-bureaucratique ou s’appuyant sur l’adage décroissant « moins de biens, plus de liens » (Cova, 1995). Nous nous trouvons alors face à une forme de conformisme critique que l’on retrouve également dans certains scénarios de prospective des modes de vie mettant en tension des visions contrastées du futur.
62Ce travail de recherche exploratoire partait du constat, en sociologie particulièrement, de l’inertie relative au changement des modes de vie. En effet, nous savons que les pratiques quotidiennes inscrites dans la sphère domestique sont caractérisées par des mécanismes de routinisation dont la fonction est précisément de fluidifier les prises de décisions ordinaires. Ces routines sont ce qui rend possible la vie sociale, qui ne saurait s’épuiser dans la maîtrise d’incertitudes trop nombreuses. Sur ce point, nous partageons un socle de connaissances communes avec les approches psychologiques et comportementales. En revanche, l’approche socio-anthropologique conçoit également ces routines du quotidien comme le résultat de la sédimentation de faits institutionnels qui dépassent très largement les arbitrages strictement individuels. Les pratiques quotidiennes sont aussi traversées par de multiples contradictions auxquelles sont appelés à répondre les changements dans les styles de vie. Mais la participation des individus n’est pas moins contradictoire que celle des institutions (inciter en même temps que freiner la consommation de masse). Ainsi façonnée, la participation peine à sortir d’une conception de l’action débordant la sphère domestique ou les gestes individuels ou bien de l’intervention dirigiste des institutions. La démarche sociologique se trouve réduite à une conception comportementaliste des « leviers d’action », comme si le changement social pouvait reposer uniquement sur la somme des changements individuels.
63L’hypothèse initiale supposait que, à l’instar de la crise de la Covid19, une transformation des aspirations et usages était à escompter de la crise énergétique et géopolitique que nous traversons, notamment dans les domaines de la consommation, du confort et de la culture matérielle (Latour, 2021). Or, il apparaît qu’on ne change pas son style de vie au gré des crises, tout au moins pas de manière directement observable. Il faudra donc poursuivre, dans une enquête spécifique, l’observation des changements de contexte énergétique pour en voir les effets sur les modes et styles de vie. Les représentations et pratiques se distribuent dans l’espace social suivant des « styles de pensée » qui sont aussi des styles institutionnels (Douglas, 1996). Comment imaginer un protocole d’enquête à même de saisir l’émergence de valeurs et de pratiques allant dans la direction d’une plus grande frugalité (Dobré, 2003, 2009), ou sobriété, à l’intérieur d’un monde commun partagé, et dans la nécessité rappelée, dans les médias et propos institutionnels, de changer rapidement ? Dans quelle mesure les quatre registres d’actions que nous avons identifiés dans l’enquête exploratoire traversent-ils de part en part les catégories sociales et les cultures dans notre société, ou non ? Et ce, par-delà les stratifications déjà connues des pratiques, usages et représentations.
64Les ateliers de science participative réalisés dans ce programme exploratoire sont partis de l’idée de mettre à contribution la « société civile », en amont de la stabilisation des problèmes de recherche, pour faire émerger de nouveaux imaginaires sociaux et ainsi faire face aux enjeux soulevés par la question énergétique en termes d’organisation sociale et de modes de vie. Certes, ces imaginaires collectifs, rarement radicaux, d’une société post-transition trouvent une expression scénarisée qui donne matière à réfléchir aux scientifiques. Toutefois, les termes du débat et le cadre qui le délimite, restreignent les productions imaginaires à ce qui est convenu ou acceptable sur le registre des modes de vie et des normes sociales. Il nous faut sortir de notre zone de confort et la spécularité induite par le contexte participatif pour continuer, à partir de ces résultats, à mettre en place un questionnement de recherche qui fait face à l’inconnu, au nouveau, au caché derrière l’évidence.