L’auteur tient à remercier Morgane Platon, Céline Goffette et Adrien Auzias pour leurs conseils et la relecture de ce travail. Ce travail s'inscrit dans le cadre de l'Institut thématique interdisciplinaire géosciences pour la transition énergétique du programme ITI 2021-2028 de l'Université de Strasbourg, du CNRS et de l'Inserm. Il a bénéficié du soutien financier de l'Idex Unistra (ANR-10-IDEX-0002), et du financement au titre du Programme d'investissement d'avenir dans le cadre du projet SFRI-STRAT'US (ANR-20-SFRI-0012). Cette recherche a été financée en tout ou partie, par l'Agence nationale de la recherche (ANR) au titre du projet ANR-21-CE05-0033.
- 1 Technologie permettant la valorisation de la chaleur du sous-sol.
1La lutte contre le dérèglement climatique s’inscrit maintenant depuis plusieurs années dans l’agenda politique des gouvernements. Les projets de transition énergétique qui en découlent ont pour objectif de diversifier les sources de production d'énergie renouvelable et la géothermie1 de grande profondeur occupe une place significative dans l’atteinte de cet objectif. La part de cette technologie dans le mix énergétique mondial est en augmentation et elle pourrait jouer un rôle plus important à l’avenir, notamment grâce à sa continuité de production par rapport à d’autres sources d’énergie (Renoth et al., 2023). En France, même si la géothermie profonde fait partie des énergies renouvelables les moins connues par la population (Boutaud et Jeandel, 2023), cette technologie est expérimentée depuis plusieurs dizaines d’années, notamment en Alsace.
- 2 L'expression « Lois Grenelle » désigne deux lois issues du Grenelle Environnement et qui ont apport (...)
2L'intérêt pour la géothermie profonde dans cette région débute dans les années 1980 par des travaux scientifiques menés à Soultz-sous-Forêts, au nord de l’Alsace. Cette expérimentation et la création d’une centrale géothermique mèneront à l’élaboration d’une alliance entre scientifiques et industriels. À partir de 2010, l’adoption des lois Grenelle2, et les tarifs de rachat avantageux pour l’électricité provenant de la géothermie rendent le développement des centrales électrogènes économiquement très intéressant et de nouvelles entreprises investissent le domaine. Le groupe industriel Fonroche obtient en 2013 plusieurs permis de recherche, dont l’un est situé dans le territoire de l’Eurométropole de Strasbourg (EMS). Les projets en étude reprennent le modèle de la centrale grande profondeur de Soultz-sous-Forêts produisant de la chaleur et de l’électricité.
3L’implantation de la géothermie profonde au sein de l’Eurométropole de Strasbourg est au cœur d’une controverse technoscientifique depuis 2014. Une première période de débat a émergé lors des enquêtes publiques liées à l’examen par la Préfecture de plusieurs projets de géothermie profonde. Des voix d’opposition se font entendre, notamment celles des riverains et des élus locaux, sur les dangers de ces installations : ils craignent des incidents similaires à ceux qui ont marqué d’autres projets internationaux, comme en Suisse ou en Allemagne, où la terre a tremblé à cause de travaux de géothermie profonde (Chavot et al., 2021a). La communication mise en place par les industriels et les institutions locales pour contrer les voix d’opposition est centrée sur l’acceptabilité (Libaert et Allard-Huver, 2014) des projets de géothermie. Cette période se conclut par l’abandon ou la suppression de certains des projets. Mais en 2019, de nouvelles tensions se dessinent, suscitées par des événements sismiques induits par les activités géothermiques de Fonroche sur son site de Vendenheim. Un premier séisme de magnitude locale de 3,1 survient le 12 novembre 2019 à 5 kilomètres au sud du lieu de forage. Plusieurs séquences sismiques se succèdent à partir de décembre 2020, toujours à proximité du lieu de forage. Elles sont interprétées comme étant la conséquence d'un test de traçage réalisé par l'entreprise (Schmittbuhl et al., 2021). Face à cette situation, les institutions locales agissent pour répondre aux questions des habitants suscitées par ces événements : la Préfecture ordonne en décembre 2020 l’arrêt définitif des travaux menés à Vendenheim et un moratoire est appliqué pour l’ensemble des projets en cours au sein de l’Eurométropole.
4Tout au long de cette controverse, les espaces de consultation du public mise en place sur le sujet de la géothermie en Alsace correspondent aux pratiques de la démocratie environnementale (Barbier et Larrue, 2011), notamment à travers l‘organisation des réunions d’information et des enquêtes publiques avant le lancement des projets (Serrano et al., 2019), des comités de suivi de sites pendant les travaux (Chavot et al., 2021b) ainsi que la couverture médiatique qui restitue ces échanges (Serrano et Zoungrana, 2023). La controverse a ainsi été institutionnalisée (Lemieux, 2007) à travers ces différentes arènes qui avaient comme objectif d’expliquer et de faire comprendre à la population les projets géothermiques. Cette approche de la controverse intègre tacitement le modèle du déficit (Wynne, 1992), qui suppose la passivité des citoyens. En effet, elle a contribué à créer une hiérarchie entre les animateurs du projet et le public. Les publics étaient relégués au rôle de simples récepteurs de messages provenant des industriels et/ou des institutions locales. Et même s’ils sortent parfois de ce rôle et prennent une part plus active, leurs paroles sont par la suite médiées et rapportées par les animateurs des arènes, que ce soient les commissaires-enquêteurs ou les journalistes (Serrano et Zoungrana, 2023).
5Parallèlement à ces lieux de consultation classique, un nouveau type d’arène émerge au cours de la controverse, nourrissant l’imaginaire de la liberté d’expression directe sans médiation : les réseaux socionumériques. Ces réseaux socionumériques se définissent comme des espaces de création et de partage de contenus en ligne pour, et par, les utilisateurs, pouvant même mener à l’organisation d’actions à même de modifier l’agenda politique hors-ligne (Sebbah et al., 2018a). Ils regroupent un grand nombre d’outils : les blogues personnels, les réseaux sociaux ou les plateformes de partage de vidéos (Segault, 2021). Ces espaces suscitent des aspirations démocratiques à travers l’échange entre égaux et la possibilité de porter un discours différent. Néanmoins cette capacité de mobilisation ne garantit en rien la pérennité des mouvements sociaux et la capacité à négocier dans les arènes décisionnaires (Ballarini, 2023). L’émergence et la démocratisation des réseaux socionumériques dans la population ont donc engendré de nouveaux lieux de débat pouvant être mobilisés dans le cadre des controverses publiques (Boullier, 2015). Aussi, comme toutes arènes, les réseaux socionumériques ont des règles d'interaction, des modes d’argumentation et des régimes de preuve qui leur sont propres (Bonneuil et Joly, 2013). Ces différences nous ont amenés à réfléchir à la place occupée par les interactions sur ces réseaux dans les controverses (Bigot et al., 2016). Comment ces nouvelles arènes permettent-elles le partage de l’information par la population dans le cas local de la géothermie en Alsace ? Nous explorons l’hypothèse qui voudrait que les règles d’utilisation et d’interaction de ces réseaux socionumériques aient fait émerger un nouveau discours autour de cette controverse.
6Pour le déterminer, notre approche dans ce travail est double. Nous allons dans un premier temps définir l’activité des réseaux socionumériques des utilisateurs via le suivi des commentaires en lien avec la controverse. Puis nous analyserons ces commentaires afin d'identifier les arguments émis par les utilisateurs.
- 3 Nous conservons la dénomination « Twitter », aujourd’hui « X », puisque le réseau s’appelait ainsi (...)
- 4 Pour plus d'informations, voir le rapport d’audience internet de Médiamétrie pour décembre 2023, [E (...)
7Notre analyse se concentre sur deux réseaux socionumériques : Facebook et Twitter3. La première raison à ce choix est la popularité de ces réseaux, qui font partie des plus utilisés en France4. La seconde raison est la différence concernant leur politique de visibilité spécifique (Cardon, 2019). Si nous reprenons la classification établie par Dominique Cardon, Facebook et Twitter offrent une forme spécifique de visibilité à leurs utilisateurs. Facebook correspond à une visibilité en « clair-obscur ». Les caractéristiques et contenus personnels des individus sont dévoilés, mais ces derniers profitent de l’opacité de la plateforme qui n’autorise la consultation de ces données que par les liens de proche en proche. Ainsi, les utilisateurs peuvent révéler beaucoup d’informations, car elles sont seulement destinées à leur réseau relationnel, avec une visibilité plus ou moins choisie : « La visibilité des personnes est relative : claire pour les proches, en pénombre pour les autres » (Cardon, 2008, p. 109). À l’inverse, Twitter a une visibilité « phare ». Cette fois, les utilisateurs rendent visibles aux autres, sans restriction, les publications qu’ils élaborent. Cette visibilité tend à généraliser les signaux identitaires envoyés à leur communauté de « suiveurs » (followers). Les signes culturels (goût, pratique, production, et cetera) deviennent des indicateurs importants pour identifier des proximités potentielles avec des inconnus (Cardon, 2008). La proximité relationnelle du modèle « clair-obscur » est remplacée par la proximité potentielle (activités culturelles, productions personnelles) dans le modèle « phare ». Les réseaux socionumériques, à travers les restrictions ou les autorisations d’accès aux données et aux contenus personnels des utilisateurs, structurent l’expression de ces derniers. Les règles d’interaction, d’argumentation et de preuves sont donc différentes entre ces deux réseaux, ce qui devrait nous permettre de récupérer des réactions variées autour du sujet de la géothermie en Alsace.
8Cependant, notre analyse se basant sur des interactions textuelles fortes (les commentaires), le public étudié fait partie des utilisateurs « actifs » de ces réseaux, qui ne sont qu’une fraction des usagers réguliers de ces arènes. Une part non négligeable des utilisateurs des réseaux socionumériques est silencieuse. Les « lurkers » (Gong et al., 2015) ou « non-actifs » (Bastard et al., 2017) sont une classe d’utilisateurs qui ne contribuent que très peu, voir pas, au contenu, et préfèrent en consommer en silence, ou effectuer d'autres activités non génératrices de contenu. À noter également que notre étude ne prend pas en compte les « traces numériques d’attention éphémère et non verbale » (Boullier, 2015, p. 810) comme les likes, les réactions, les partages (retweets), ainsi que d’autres éléments non textuels comme les images et les mêmes. Ces éléments doivent être pris en compte dans l’appréciation des résultats de ce travail.
- 5 Une API (application programming interface ou « interface de programmation d’application ») est une (...)
- 6 Ceci est aujourd’hui moins vrai, depuis le rachat de Twitter (maintenant X) en avril 2022.
9La différence dans la visibilité spécifique que nous venons d’évoquer impacte les méthodes de récupération des données dans le cadre de notre recherche. Là où l’API5 Twitter est ouvert et permet facilement la collecte et le traitement automatiques des messages publics6 (Smyrnaios et Ratinaud, 2014), celui de Facebook est très restrictif et limite les accès de la plupart des espaces d’échanges. Deux protocoles majoritaires ressortent de la littérature scientifique traitant de Facebook. Le premier protocole est celui des équipes de recherche interne de Facebook, en lien avec des universités américaines, qui ont accès aux données sans restriction et sont en mesure d’effectuer un travail d’analyse quantitative. Le second protocole se base sur des enquêtes et des questionnaires pour interroger les utilisateurs sur leur rapport avec ce réseau social (Bastard et al., 2017).
10Néanmoins, pour notre étude, nous avons élaboré une méthode prenant en compte les contraintes d’accès de Facebook, et pouvant être aussi appliquée à Twitter, pour permettre une véritable comparaison entre les deux réseaux socionumériques. Cette méthode base son approche sur l’élaboration d'une ou plusieurs listes intégrant certaines données, accessibles en « clair » sur Facebook (Olmstead et Barthel, 2015), puis d’effectuer un « carottage » sur le sujet souhaité pour en extraire les commentaires des utilisateurs. La première liste rassemble les principaux acteurs de la controverse sélectionnée pour leur participation à d’autres arènes (enquête publique, comité de suivi de site, prise de parole dans les médias). 53 acteurs ont été identifiés, intégrés à cette liste, et répartis dans plusieurs catégories selon leur place dans la controverse : Industriel, Association, Institution et Média (Annexe 1). Une seconde liste est créée, où nous avons référencé des moments clés, entre 2015 et 2022, pour représenter les différents temps de la controverse. Tout d’abord, le moment des enquêtes publiques marquées par la communication d’acceptabilité des industriels et des institutions locales, représentées en vert sur le Tableau 1. Puis, les dates des événements sismiques fortement ressentis par la population, en rouge. Enfin, les événements en réaction à cette sismicité, en orange. Une liste de 18 dates clés a ainsi été établie.
Tableau 1. Chronologie des dates clés
11Avec l’appui de ces deux listes, nous avons procédé au carottage. Cela signifie que toutes les publications en lien avec la géothermie ont été récupérées sur les pages Facebook et Twitter de chaque acteur, à partir d’une date clé, et sur une période de trois jours après celle-ci. Nous suivons ainsi le constat d’Amiresmaili que « l'utilisation des réseaux socionumériques est la plus forte dans les premières heures après un tremblement de terre et jusqu'aux trois premiers jours »7 (Amiresmaili et al., 2021, p. 2). Cette méthode a donc l’avantage de contourner les limitations inhérentes à Facebook et de s’appliquer également à Twitter.
- 8 Pour plus d'informations, voir le site internet de Facepager [En ligne] URL : https://github.com/st (...)
- 9 Pour plus d'informations, voir le site internet [En ligne] URL : http://www.iramuteq.org
- 10 Maître de conférences en Sciences de l'éducation à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès.
12Pour pouvoir récupérer les commentaires des utilisateurs sous les publications carottées, nous avons utilisé le logiciel de scraping open-source Facepager8 qui permet l’extraction des commentaires, grâce à l’adresse web de la publication. Les commentaires sont convertis en format texte simple, puis classés en fonction de leur date de rédaction et de leur publication d’origine. Les commentaires sont ensuite incorporés dans le logiciel libre d’analyse lexicale Iramuteq9 développé par Pierre Ratinaud10. L’utilisation de ce logiciel permet d’obtenir une classification hiérarchique descendante des commentaires (Méthode Reinert) en fonction de la proximité du lexique qui les compose (Née, 2017). Les classes obtenues représentent des ensembles de commentaires qui ont tendance à contenir les mêmes mots (Sebbah et al., 2018b). Ces classes font donc ressortir les thèmes les plus importants associés à la discussion autour de la géothermie en Alsace, et de ses conséquences. Pour parvenir à ce résultat, le vocabulaire contenu dans les commentaires est lemmatisé : les verbes sont ramenés à l’infinitif, les noms au singulier et les adjectifs au masculin singulier. Seules les formes pleines (les noms, les adjectifs, les verbes et les adverbes) participent à l’analyse. Dans un souci de confort de lecture, d’autres outils statistiques utilisés dans Iramuteq seront décrits dans la partie résultat de cet article.
- 11 Nombre total d’abonnés des 53 acteurs étudiés sur Facebook : 8 174 630 abonnés, tandis que sur Twit (...)
13Ce carottage nous a permis de récupérer 420 publications en lien avec la géothermie profonde et plus de 22 000 commentaires sous ces dernières. Dans un premier temps, si l’on s’intéresse à l'utilisation différenciée des deux réseaux socionumériques, nous pouvons remarquer une forte disparité dans la répartition des commentaires. La quasi-totalité des commentaires du corpus provient des utilisateurs de Facebook (Figure 1), malgré une équivalence entre le nombre total d’abonnés des acteurs entre Facebook et Twitter11. Cette prépondérance n’est pas non plus due à un manque de publications sur la seconde plateforme, car même si les acteurs ont privilégié Facebook, les publications Twitter représentent un tiers du total (Figure 2). Le sujet de la géothermie en Alsace a donc principalement fait réagir les utilisateurs de Facebook.
Figure 1. Répartition des commentaires en fonction de la plateforme
Figure 2. Répartition des publications en fonction de la plateforme
14En ce qui concerne la temporalité, les commentaires n’apparaissent que tardivement dans la chronologie de la controverse, et se concentrent sur des événements particuliers. Quatre moments rassemblent la majorité des commentaires et correspondent aux quatre séismes les plus importants ressentis par la population de l'Eurométropole de Strasbourg (Figure 3). Par conséquent, les utilisateurs ont quasi exclusivement interagi lors des événements sismiques. Nous pouvons néanmoins remarquer une activité légèrement accrue le 11 décembre 2020 qui correspond au Facebook Live sur la géothermie organisée par l’Eurométropole de Strasbourg, à la suite du séisme du 4 décembre 2020. La nature même de cet événement explique cette activité supérieure aux autres événements non sismiques.
Figure 3. Répartition des commentaires par date clés et par acteurs
15L’origine des commentaires étant plus claire, nous pouvons nous intéresser aux arguments développés par les utilisateurs à l’intérieur de ces derniers. La classification hiérarchique descendante des commentaires obtenue fait ressortir cinq classes de discours (Figure 4). Ces cinq classes peuvent être séparées en deux cadrages selon le type de lexique utilisé : le cadrage controverse (classe 3 et classe 2) et le cadrage réaction (classe 5, 4 et 1).
Figure 4. Dendrogramme des classes de discours du corpus commentaire
- 12 Nom de la commune du Haut-Rhin de Fessenheim, faisant référence à la centrale nucléaire du même nom (...)
16Le cadrage controverse représente 32% des commentaires et regroupe le lexique spécifiquement lié à la controverse de la géothermie en Alsace. Les termes « géothermie », « forage », « faille », ou « sismique » font partie du vocabulaire le plus utilisé. Ces mots font partie de la classe 2, qui comprend également un lexique d’opposition ferme, avec notamment les termes « arrêt » et « arrêter ». L’autre classe de discours de ce cadrage, la classe 3, correspond également à un registre d’opposition, mais avec une visée de montée en généralité sur le sujet plus large de l’énergie avec de nombreuses occurrences de mot comme : « éolien », « Fessenheim »12, « nucléaire », ou tout simplement « énergie », mais aussi sur d’autres impacts que peut avoir la géothermie en dehors de la sismicité comme « lithium » ou encore « chauffage ».
17Si nous projetons ces mots sur un graphique de similitudes pour avoir une représentation de la proximité et des relations entre les termes de ce cadrage sous forme d’arbres (Moreno et al., 2015), nous voyons apparaître une structure claire ayant pour mots centraux : « arrêter », « forage », « géothermie », et « aller » (Figure 5). Quatre clusters, ou communautés, apparaissent sur le graphe de similitude. Ces communautés peuvent se définir comme des sous‑groupes de termes ayant plus de liens entre eux qu’avec les autres termes. Chaque communauté présente des facettes de cette argumentation contre la géothermie.
18La première communauté en vert est centrée sur le verbe « arrêter ». Cette communauté constitue les demandes d’arrêt ferme des projets géothermiques (variations des termes avec l’utilisation du mot « stop » ou du verbe « stopper »). Le concept de « nature » est mis en opposition avec les industriels et les institutions qui sont qualifiés d’« apprentis sorciers » en utilisant la géothermie. La communauté jaune « forage » comprend un argumentaire plutôt lié à des questions techniques autour du forage comme cause potentielle des séismes (pression, eau, profondeur) et une interpellation des organismes décisionnaires publics (Préfète, demander, autoriser, connaître) sur leurs réactions face à ces forages. La communauté rouge « géothermie » est centrée sur les projets géothermiques en eux-mêmes et le choix de leur technologie (projet, problème, énergie, site, question) sur une zone géologique sensible que représente l’Alsace (Alsace, sismique, zone, faille). Enfin, la dernière communauté en bleu, centré sur le verbe « aller », correspond à des interpellations aux pouvoirs publics pour qu'ils viennent constater les conséquences des séismes (voir, fissure, dégât, comprendre, habitation).
19Pour résumer, trois types d’arguments ont donc été utilisés par les utilisateurs de ce cadrage : les impacts environnementaux (cluster rouge et bleu), les choix techniques (cluster jaune et rouge), et la prise de responsabilité des pouvoirs publics (cluster vert et bleu).
Figure 5. Graphe de similitude du cadrage controverse
- 13 Nous utilisons ici le terme d’« affect » plutôt que d’« émotion », car celui-ci rend compte des rel (...)
20En ce qui concerne le cadrage « réaction », il est majoritaire car il représente 68% des commentaires (Figure 4). Nous désignons par « réaction » les commentaires en réponse aux événements sismiques et qui décrivent un vécu personnel de cette expérience. Ce cadrage correspond donc à un registre affectif13 utilisé par les usagers, qui regroupe des ressentis diversifiés autour des séismes.
21Les formes pleines les plus récurrentes sont « ressentir », « sentir », « réveiller » ou encore « sursaut ». Trois classes de discours (classe 1, 4 et 5) font partie de ce cadrage. Les classes de discours 4 et 5 possèdent le lexique nécessaire au récit de l’événement d’un point de vue personnel. La classe 5 représente un lexique plutôt descriptif : « lit », « réveiller », « 5h », « bruit », tandis que la classe 4 est majoritairement composée de lieux géographiques : « Robertsau », « quartier », « Strasbourg ». La dernière classe de discours présente dans ce cadrage réaction, la classe 1, représente des pratiques lexicales exclusives à notre objet d’études que sont les réseaux socionumériques, tout d’abord l’utilisation de termes argotiques typiques de ces plateformes, comme « lol » (« laughing out loud ») ou « mdr » (« mort de rire »). Ensuite, la surreprésentation de prénoms dans cette classe correspond à un usage bien particulier de l’espace commentaire des publications Facebook, où les utilisateurs utilisent un prénom pour répondre à un autre commentaire, ou ajoute le prénom d’une de leurs connaissances dans les commentaires d'une publication pour que l'intéressé(e) reçoive une notification et réagisse à son tour.
22Si on analyse le graphe de similitude (Figure 6), on remarque qu’il est très différent de celui du précédent cadrage. La quasi-totalité des mots n’est reliée qu’au verbe « ressentir », et gravite autour de ce dernier, formant une seule grande communauté. Cette disposition montre une absence de structures argumentaires partagées dans les commentaires, ce qui confirme que les réactions sont bien des descriptions individuelles des séismes.
Figure 6. Graphe de similitude du cadrage réaction
23Le dernier élément de cette analyse argumentative correspond aux calculs des spécificités de chaque classe de discours. Cette méthode fournit la distribution des classes de discours en termes de sous-emploi ou de suremploi en fonction des sous-corpus. Une classe sera positive si sa fréquence d’utilisation dans un sous-corpus est supérieure à la fréquence d’utilisation moyenne sur l’ensemble du corpus. À l’inverse, la classe sera négative si sa fréquence est inférieure à la moyenne du corpus (Née, 2017). Le sous-corpus média a été analysé par cette méthode en raison du grand nombre de commentaires qu’il rassemble (Figure 7). Nous constatons que le cadrage controverse (classe 2 et 3) est suremployé par les utilisateurs qui commentent les publications de Rue89 Strasbourg, et sous-représenté dans les commentaires d’autres médias régionaux comme France 3 Alsace ou Top Music. À l’inverse, ce sont ces médias régionaux qui rassemblent les commentaires utilisant le plus le cadrage réaction (classe 1, 4 et 5). Les utilisateurs ont donc tendance à adopter le lexique de la controverse pour répondre aux publications d’un média régional en particulier, tandis qu’ils utilisent un registre affectif pour les autres.
Figure 7. Spécificités des classes de discours en fonction du sous-corpus Média
24Le sous-corpus des dates clés a également été analysé via cette méthode afin de déterminer à quel moment de la controverse les utilisateurs ont tendance à employer l’un ou l'autre des cadrages (Figure 8). Le cadrage réaction est surreprésenté aux moments des événements sismiques (12 novembre 2019, 21 novembre 2021) avec un pic pour le séisme du 26 juin 2021, le plus puissant. En ce qui concerne le cadrage controverse, il est principalement utilisé sur des moments de réactions aux événements sismiques, notamment autour des débats de décembre 2020, comme le Facebook live organisé par l'Eurométropole de Strasbourg (11 décembre 2020), et réapparaît en mars 2022 après une décision de justice autour de l'arrêt de la centrale de Vendenheim. Le cadrage réaction est dès lors dominant lors des séismes, tandis que le cadrage controverse apparaît dans les commentaires à des moments où l’avenir de la géothermie en Alsace est incertain.
Figure 8. Spécificités des classes de discours en fonction du sous-corpus Date clé
25Ces résultats suggèrent que les réseaux socionumériques sont investis de différentes manières sur le sujet de la géothermie profonde en Alsace. Tout d’abord, l’aspect localisé de la controverse transparaît dans le choix du réseau socionumérique par les utilisateurs. Nous entendons par controverse localisée le renvoi à une confrontation directe entre une opposition et un projet technoscientifique ciblant un territoire donné : antennes relais, tracé de TGV, sites nucléaires (Chavot, 2017). Dans notre cas, ce sont les sites de forage géothermiques qui cristallisent la controverse localisée. En cela, elle diffère des controverses étendues qui concernent plutôt des orientations scientifiques ou techno-industrielles nationales (politique énergétique, politique vaccinale, nanotechnologies, et cetera) quoiqu’elles puissent en constituer un élément. Cette différence entre enjeux locaux et nationaux se retrouve dans les deux réseaux socionumériques sélectionnés. La différence dans les politiques de visibilité spécifique de ces réseaux attire des profils différents. Twitter a tendance à attirer des utilisateurs manifestant un intérêt pour les enjeux politiques nationaux (Boyadjian, 2016), tandis que Facebook attire des personnes qui sont intéressées ou font partie de communautés locales préexistantes, ce qui favorise l’intérêt des utilisateurs pour les sujets locaux (Pasquier, 2018 ; Cardon, 2008). Ceci est confirmé par le fait que les commentaires sont principalement suscités par des publications Facebook des médias régionaux. Ces médias assurent en effet des rôles et des fonctions particulières à l’échelle locale, ils participent notamment aux constructions identitaires des territoires, et font partie intégrante de l’organisation sociale des collectivités humaines (Bousquet et Smyrnaios, 2012). Il apparaît donc cohérent que l’aspect localisé de la controverse transparaisse dans le nombre de commentaires sous les publications Facebook de ces médias. Dans une moindre mesure, la préférence des acteurs à publier plus sur Facebook que sur Twitter renforce cette analyse, même si cela n’est pas le cœur de ce travail. L’ampleur d’une controverse environnementale a donc une importance sur le choix du réseau socionumérique utilisé.
26Ensuite, les réseaux socionumériques ont été principalement le lieu de témoignage d’un ressenti sur une expérience commune. Si l’utilisation d’un registre affectif sur ce type d’arène a déjà été constatée dans le cas de controverses (Sebbah et al., 2018b), la surreprésentation du cadrage réaction est due au caractère sensible et partagé d’un événement sismique.
27Plusieurs travaux réalisés sur les réseaux socionumériques juste après le grand tremblement de terre du Japon en 2011 ont mis en évidence les trois principaux thèmes évoqués par les utilisateurs - les informations de l’incident, sa dangerosité, et des sujets liés à la santé : « Les résultats suggèrent que dans les premières heures qui ont suivi le tremblement de terre, l'utilisation la plus courante des réseaux socionumériques a été la diffusion d'informations sur la façon dont le tremblement de terre s'est produit, les dommages possibles, la santé des personnes et les avertissements nécessaires aux personnes sur les dangers qui menacent leur vie » (Amiresmaili et al., 2021, p. 4). Les événements sismiques de Strasbourg n’ayant pas égalé ceux du Japon en 2011, les utilisateurs alsaciens se sont donc concentrés sur le premier thème : la diffusion d'informations sur les impacts du tremblement de terre tels qu’ils les ont perçus. Cela correspond au cadrage réaction, et explique qu’il était dominant au moment des séismes. Cependant, ce besoin de partage par les utilisateurs est en lien avec l’envie d’en apprendre plus sur l’évènement. Lors d’expériences angoissantes, les utilisateurs des réseaux sont en quête d’information et les médias occupent une place centrale dans cette recherche (Schmidt et al., 2017 ; Jung et Moro, 2014). La concentration des commentaires sous les publications des médias régionaux répond dès lors à ces deux nécessités : le besoin d’information et le partage de son expérience personnelle.
28Un autre élément peut expliquer la forte présence de ce cadrage dans notre corpus : le modèle socioéconomique des réseaux socionumériques. Ce modèle repose sur l’agrégation et la mise en avant des affects des utilisateurs en temps réel, avec pour objectif de les quantifier et de leur donner une valeur marchande à travers la vente d’espaces publicitaires (Pierre et Alloing, 2017). Les plateformes agissent donc en caisse de résonance en permettant une forte circulation des affects, notamment observés lors d’évènements spécifiques : attentats, élections, catastrophes naturelles, et cetera (Pierre et Alloing, 2017). L’association entre le modèle socioéconomique des plateformes et les séismes ressentis par la population alsacienne permet de mieux appréhender la prédominance des réactions affectives dans notre corpus.
29Concernant les autres commentaires, nous observons la réactivation d'arguments déjà présents dans d'autres arènes. Les types d’arguments employés dans le cadrage controverse ne sont pas inédits à ces plateformes. Des recherches antérieures ont analysé les discours d’opposition à la géothermie en Alsace avant les séismes (Chavot et al., 2019). Or, nous retrouvons les groupes d’arguments déjà identifiés dans le cadrage controverse : la place centrale des arguments environnementaux sur l’impact de la géothermie, puis la définition des choix techniques des projets et enfin le manque de responsabilité des organismes publics à répondre aux demandes citoyennes. Les modes d’interaction propres aux réseaux socionumériques et l’absence de médiation de la parole des utilisateurs ne semblent pas avoir fait émerger de nouveaux discours. Cependant, même si les groupes d’arguments sont identiques, les événements sismiques ont renforcé certains aspects.
30Alors que les participants aux enquêtes publiques ont incité à l’abandon des projets, les utilisateurs des réseaux se mobilisent pour l’arrêt définitif des forages. Les impacts environnementaux incriminés se focalisent sur les dégâts causés par la sismicité induite, là où d’autres risques étaient évoqués avec la même importance avant les séismes, comme la pollution des nappes phréatiques (Chavot et al., 2016). La « proto-expertise » technique des riverains aux enquêtes publiques documentait les potentiels risques de la géothermie (Chavot et al. 2021b), tandis que les publications sur les réseaux socionumériques se concentrent maintenant sur les causes possibles des séismes. Enfin, en 2015, les demandes auprès des pouvoirs publics concernaient le manque de transparence et d’organisation d’un véritable débat sur la géothermie. En 2020, les interpellations des utilisateurs des réseaux se rapportent aux décisions prises par les pouvoirs publics pour arrêter les projets géothermiques.
- 14 Pour plus d'informations, voir le dossier de Rue89 Strasbourg sur la géothermie profonde [En ligne] (...)
31La concentration de ces arguments sous les publications d’un média régional, Rue89 Strasbourg, reste cependant difficile à expliquer avec nos résultats. La différence de traitement du sujet de la géothermie peut en constituer l’une des raisons. Les autres médias régionaux ont diffusé une communication d’acceptabilité privilégiant certaines sources, notamment les industriels (Serrano et Zoungrana, 2023), tandis que Rue89 Strasbourg a eu tendance à effectuer un travail d’information plus diversifié14. Une comparaison entre les cadrages des journalistes et les commentaires des utilisateurs sur leurs écrits pourrait amener à mieux comprendre cette relation. Une autre piste de réflexion concerne la différence de lectorat. De nombreux utilisateurs des médias sociaux peuvent ne pas se sentir suffisamment légitimes pour s’exprimer sur des sujets politiques (Rouquette, 2016). Commenter des contenus en ligne requiert une certaine position sociale qui légitime une prise de parole (Comby et al., 2011), généralement associée à des capitaux social et culturel élevés (Ballarini, 2023). L’étude de la différence des lectorats de ces médias régionaux pourrait fournir une meilleure compréhension du suremploi des arguments liés à la controverse dans les commentaires de l’un d’entre eux.
32La géothermie en Alsace a mobilisé plusieurs espaces de débats, dont les réseaux socionumériques. Le suivi de l’activité et des échanges des utilisateurs nous a permis de mieux comprendre comment ces réseaux ont permis le partage de l’information par les utilisateurs au cours des événements qui ont jalonné cette controverse environnementale.
33Tout d’abord, ces réseaux n’ont pas été laissés pour compte, et de nombreux commentaires ont été publiés par les utilisateurs. Cependant, nous avons vu que la zone d’influence de la controverse avait un effet sur l’intérêt des utilisateurs entre plateformes. Comme les règles d’interactions sont différentes entre plateformes socionumériques, le profil de leurs utilisateurs l’est également. L’aspect localisé de ce sujet favorise l’implication de personnes ayant un intérêt pour des sujets régionaux, et cela se traduit dans nos résultats par une publication beaucoup plus importante de commentaires par les utilisateurs de Facebook, par rapport aux utilisateurs de Twitter.
34Ensuite, même si ces commentaires sont nombreux, ils montrent que les réseaux socionumériques sont dans la majorité des cas utilisés pour témoigner d’un ressenti, d’une expérience commune : la sismicité induite. Ces expériences sensibles ont amené les utilisateurs à rechercher des informations puis à partager leurs impressions, l'ensemble étant diffusé et amplifié par le modèle socioéconomique des plateformes. Cette double intention se manifeste par une accumulation des commentaires sous les publications des médias régionaux aux moments des séismes. Ces témoignages se concentrent donc sur l’expérience personnelle des séismes par les utilisateurs, et non pas sur l’origine des séismes.
35Les arguments relatifs à la controverse sont cependant, nous l’avons vu, bien présents même si en moindre proportion. Toutefois, aucun nouveau discours ne semble avoir émergé. Les utilisateurs, à travers leurs commentaires, réutilisent des groupes d’arguments déjà présents dans d’autres arènes de la controverse. Cependant, ces séquences sismiques ont cristallisé certaines critiques, et durci la dynamique du discours vers des demandes d’arrêt total des projets géothermiques. Ainsi, l’utilisation des réseaux socionumériques a été fortement favorisée par la sismicité que ce soit comme lieu de partage d’un témoignage, ou dans la continuité et le durcissement des discours d’opposition.
36Pour conclure, les dispositifs de consultation citoyenne sont accusés d'empêcher le développement d’arguments, mais lorsque les citoyens s'expriment « sans filtre », la même argumentation est utilisée. Le fonctionnement des réseaux socionumériques n’est peut-être pas adapté à l’exposition, ou au développement, d’un discours structuré autour d’un sujet sociotechnique qui a besoin de temps, et favorise donc plutôt l’expression des affects, surtout lorsque cette expression se concentre sur des événements intenses mais courts, comme la sismicité.
37La mise en valeur des ressources souterraines dans un but de transition énergétique n’est cependant pas terminée dans cette région, et de nouveaux projets vont voir le jour dans les années qui viennent. Un suivi de ces réseaux à l’avenir, et à l’aune de ces éléments, pourrait amener à comprendre si l’expérience des séismes de Strasbourg conduit les utilisateurs à s’intéresser au sujet plus large de l’exploitation du sous-sol.