L’étude présentée dans cet article a bénéficié d’un financement ADEME et CEA dans le cadre du projet PROMETHEE. Ce texte a bénéficié des échanges sur les questions de sobriété au sein du projet PROMETHEE, notamment avec Clotilde Chagny, Maxime Cordelier, Frédérick Lemarchand et Arnaud Morange. Les relecteurs de la revue Vertigo ont également suggéré de précieuses améliorations de fonds et de forme à ce travail. Qu’ils en soient tous remerciés ici.
- 1 Pour plus d’information, voir le site internet du Journal du Dimanche [En ligne] URL : https://www. (...)
1Le 25 juin 2022, les patrons de trois grandes entreprises françaises du secteur de l’énergie – EDF, Engie et Total Énergie – publiaient une tribune commune dans l’hebdomadaire français le Journal du Dimanche afin de mobiliser la population et les pouvoirs publics face aux menaces de flambée des prix et de pénurie dans le contexte énergétique européen issu de la guerre en Ukraine1. S’ils assuraient dans ce texte de leur détermination à agir sur l’offre pour contrôler la situation, ils voulaient surtout nous inviter vigoureusement à, « collectivement, agir sur la demande en énergie en réduisant notre consommation ». Qu’une telle invocation à la sobriété vienne des grands énergéticiens eux-mêmes était propre à frapper les esprits. De fait, cet article est un des premiers signaux de l’éclosion rapide – et éphémère, on le verra – d’un débat public d’ampleur autour de la sobriété énergétique en France en 2022.
- 2 Le Débat National sur la Transition Énergétique est une opération de concertation organisée en Fran (...)
- 3 L’effet rebond désigne un accroissement des usages suite à l’amélioration des performances d’un ser (...)
2L’invitation à mettre en œuvre une diminution de la consommation énergétique n’est bien sûr pas nouvelle, et elle a fait l’objet de réflexions dans les cercles de politique publique et dans les médias depuis la publication, en 1972, du rapport Meadows, sur les Limites de la croissance. Un certain nombre de travaux académiques menés au cours des dix dernières années se sont attachés à caractériser le devenir problématique d’une injonction à la sobriété dont la concrétisation s’avère en fait incertaine. Les réflexions de la sociologue Marie-Christine Zélem dans la note qu’elle rédige en 2013 pour le Débat National sur la Transition Énergétique2 qui se déroule en France à cette époque posent les termes d’une discussion qui nous est désormais familière (Zélem, 2013). La notion de sobriété renvoie à un nouveau modèle de société dans lequel chacun opère une limitation de ses consommations énergétiques, un projet qui se trouve pris dans une série de tensions. D’une part, nombre d’usagers de l’énergie n’ont tout simplement pas l’espace de choix requis pour de telles actions d’autolimitation ; d’autre part, le soutien de cette dynamique par des technologies spécifiques (le bâtiment sobre, les équipements faiblement énergivores) se heurte à la réalité des pratiques d’usagers et d’habitants qui sont faiblement associés à leur développement ou, pire, aux redoutables conséquences de l’effet rebond3 ; enfin la sobriété appelle une limitation de la consommation en général qui est largement contradictoire avec les logiques consuméristes et la quête de croissance économique qui caractérisent nos sociétés (Zélem, 2013). La réduction volontaire des consommations, pensée au plan purement individuel, renvoie dès lors à un geste politique et moral improbable laissant la sobriété à son statut d’« utopie sociale ».
3Les recherches réalisées plus récemment confirment la prégnance de ce nœud de tensions emblématique de l’objectif de sobriété énergétique. Elles insistent généralement sur la nécessité de dépasser la perspective du geste individuel, motivé ou non par des dispositifs incitatifs, et de mettre en place des politiques publiques qui engagent des transformations structurelles traitant d’une pluralité de dimensions (Toulouse et al., 2019). Certains en appellent, au-delà des politiques publiques impulsées par le haut, à des mouvements sociaux travaillant la société de l’intérieur et prenant au sérieux l’intrication des dimensions environnementales et sociales et les questions de justice sous-jacentes (Lage, 2022). Au-delà de l’idéal de justice, la sobriété questionne un autre impératif démocratique, celui de la liberté : pour Dominique Bourg (2022), un enjeu central est ainsi de faire comprendre que la sobriété ne s’oppose pas nécessairement à la liberté, tout en reconnaissant qu’elle est solidaire, au-delà des leviers incitatifs, de certaines formes de contrainte sociale.
4Dans une certaine mesure, assumer le caractère utopique de l’objectif de sobriété énergétique permet de saisir l’importance des débats publics visant à élucider ses conditions de possibilité et à explorer les trajectoires prospectives qui permettraient de la réaliser. C’est dans cette perspective qu’on peut comprendre l’appel de Bruno Villalba (2018) à « politiser la sobriété ». Son approche s’appuie sur les enseignements du projet « Sobriété » mené à partir de 2014 avec Luc Semal et Mathilde Szuba (Semal et al., 2014) et questionnant la manière dont certains territoires se sont essayés à intégrer l’horizon de sobriété dans la définition de leur politique énergétique. Le projet montre que la sobriété peut renvoyer, dans l’esprit des acteurs opérationnels, à un objectif vague de diminution volontaire des consommations énergétiques « mais sans que soient toujours définis le rythme et l’ampleur des efforts nécessaires, sans que soient établies les procédures de la renégociation, et sans explicitement interroger les implications sociales de cette réduction – en matière de droits, de justice, d’équité, etc » (Semal et al., 2014, p. 353). Face à une telle indétermination, une nécessité de politisation s’impose qui, selon Villalba (2018) doit mettre en œuvre différentes démarches : rendre visible notre dépendance à l’énergie, débattre des besoins énergétiques et de leurs conséquences, créer une scène polémique commune permettant de faire apparaitre les tensions et contradictions qui y sont associées, et apprendre à négocier dans un temps compté au lieu de repousser sans cesse à demain le passage à l’action.
- 4 Comme le rappellent Déloye et Haegel (2019), la notion de politisation renvoie à une grande diversi (...)
- 5 « Politiser la sobriété consiste à interroger les conditions d’une mise en débat de cette notion, d (...)
5C’est dans le sillage de cette réflexion sur les processus de politisation que nous proposons ici de nous intéresser à la manière dont les débats sur la sobriété énergétique se sont développés en France au cours des dernières années. Nous centrerons l’attention, plus, précisément, sur les dynamiques de problématisation. Ce faisant, nous adoptons une acception de la notion de politisation qui, dans l’ensemble des significations qu’on accorde à ce terme en histoire et en sciences politiques, est bien repérée (Déloye et Haegel, 2019)4. Elle correspond à la manière dont Villalba (2018) conçoit la politisation de la sobriété5 et invite à l’aborder en lien avec les processus collectifs de construction de problèmes. Comme le montre la sociologie des problèmes publics, les questionnements qui, comme ceux liés à la sobriété, sont considérés comme problématiques à l’échelle d’une société, ne sont pas donnés : ils résultent de processus de constitution dans des arènes diverses dans lesquelles opèrent des acteurs œuvrant pour leur reconnaissance, et s’efforçant d’en donner des définitions particulières (Gusfield, 1981 ; Cefai, 1996 ; Henry, 2008 ; Bernardin, 2022). La notion de problématisation appartient également depuis longtemps au vocabulaire du courant des Science and Technology Studies (STS), dans lequel nous nous inscrivons. Elle a été thématisée par Michel Callon (1986) pour désigner une des dimensions des processus de traduction par lesquels s’élaborent les innovations. Nous nous appuierons ici sur la relecture récente proposée dans ce courant, et notamment dans les travaux de Brice Laurent (2017). Dans cette relecture, qui articule les apports de la sociologie des problèmes publics, de la sociologie de l’innovation mais aussi les travaux de Michel Foucault, la problématisation renvoie aux processus par lesquels émergent et se stabilisent des formulations particulières des problèmes, de leurs origines et des solutions qu’on peut leur apporter. L’injonction à la sobriété apparaît, dans les discours contemporains, comme une solution ou un enjeu face à une pluralité de problèmes qui sont en évolution et auxquels elle se trouve associée. Ce sont ces reconfigurations problématiques successives qui s’opèrent autour de la notion de sobriété qui nous intéressent ici.
6Le terrain sur lequel nous proposons de mener cette analyse est celui de la presse nationale française. Il s’agit d’analyser le type d’évolution ou de rupture qui s’est opéré en 2022 dans la façon dont la sobriété y a été abordée. L’intensité des publications de presse évoquant ce sujet est un bon indicateur de la mise à l’agenda médiatique et politique que la guerre en Ukraine a déclenchée : en 2022 la presse nationale française a publié 30 fois plus d’articles faisant référence à la sobriété énergétique que cela n’avait été le cas pour chacune des années de la décennie précédente. Au-delà de cet effet quantitatif, l’enjeu est d’analyser les reconfigurations problématiques qui ont eu lieu.
7La presse constitue certes une entrée partielle pour appréhender ces processus de problématisation. De manière générale, ce qui se joue dans des arènes plus discrètes que les arènes médiatiques (réseaux institutionnels, lieux de décision, et cetera) doit être analysé aussi pour éclairer pleinement les modalités de définition des problèmes publics (Gilbert et Henri, 2012). Inversement, travailler sur la presse présente un certain nombre d’avantages, surtout, nous le verrons, lorsqu’on mobilise des méthodes d’analyse quantitative. D’une part, elle permet de collecter un matériau relativement homogène pour suivre dans le temps les reconfigurations problématiques qui peuvent s’opérer graduellement ou de façon plus discontinue. D’autre part, elle permet de saisir une variété de situations de problématisation. En suivant les occurrences de la notion de sobriété dans la presse, on voit en effet se décliner des problématisations en termes de gestes concrets, d’enjeux économiques, de programmes politiques, de réformes réglementaires ou de débats philosophiques. La démarche doit prendre en compte le fait que la presse n’agit pas comme un pur miroir des problématisations mises en œuvre par les acteurs dont elle présente les agissements et les prises de position. Elle y contribue elle-même par des formes de cadrage liés à l’engagement propre des journalistes, aux lignes éditoriales des supports concernés, et cetera. Si nous aurons l’occasion de donner des exemples des effets de mise en perspective qui sont à l’œuvre, nous n’entrerons pas dans une analyse systématique de ces mécanismes, qui méritent bien sûr d’être examinés. Nous posons le postulat que le « premier niveau » de traitement du matériau de presse proposé ici est pertinent pour questionner les modalités sous lesquelles certaines déclinaisons du concept de sobriété ont émergé et se sont transformées en France au cours des épreuves spécifiques qu’incarne l’épisode de la crise énergétique de 2022.
- 6 L’interrogation a porté sur le champ « LEAD ». Dans cette base, ce champ rassemble les premières li (...)
- 7 Le critère utilisé pour sélectionner ces journaux est le tirage, sur la base des chiffres fournis p (...)
- 8 La collecte de données via Europresse sur une telle période n’est pas une démarche anodine, les col (...)
- 9 Sans surprise, on trouve dans ce corpus, dont le terme « sobriété » a structuré la constitution, un (...)
8Nous avons constitué un corpus d’articles de presse autour de la notion de sobriété énergétique par une extraction dans la base Europresse réalisée à partir d’une requête simple : nous avons collecté l’ensemble des articles comportant à la fois le terme « sobriété » et un terme commençant par « énerg »6. Le périmètre d’interrogation que nous nous sommes donné comporte les sept plus grands journaux de la presse quotidienne nationale française7 : Aujourd’hui en France, La Croix, Le Figaro, Le Monde, Les Échos, Libération et L’humanité. Les premières requêtes ont montré que c’est vers la fin des années 2000 que le terme de sobriété énergétique émerge dans cette presse. Nous avons donc réalisé une interrogation sur la période allant du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2022, de façon à pouvoir saisir les évolutions temporelles de long terme8. Après un nettoyage visant à éliminer les articles sans rapport avec le sujet9, le corpus comporte 649 articles, très inégalement répartis dans le temps : sur la période allant de 2009 à 2021, on a seulement 14 articles par an (192 au total) tandis qu’on en compte 457 en 2022. Cette distribution asymétrique suggère d’étudier de façon séparée les périodes 2009-2021 et 2022.
9Au-delà des données de comptages, il est utile de chercher à appréhender la contribution du terme dont nous sommes partis, celui de « sobriété énergétique », à la problématisation opérée par chacun des articles. Pour cela, nous avons construit un indicateur que nous proposons d’appeler « l’intensité de problématisation ». Il vaut 1 (intensité faible) si l’article comporte une seule fois le mot sobriété : cette notion peut n’être qu’un « élément du décor » parmi d’autres des problématiques traitées dans l’article. L’indicateur vaut 2 (intensité moyenne) si l’article comporte deux ou trois références à la sobriété. Il vaut 3 (intensité forte) à partir de quatre occurrences : on peut considérer dans ce cas que cette notion contribue fortement à la problématisation du propos de l’article. Cet indicateur simple vise à documenter l’analyse d'un ensemble d’articles au niveau statistique ; pour un usage au niveau d’articles individuels, c’est une lecture qualitative circonstanciée qui doit guider l’interprétation. Le tableau 1 ci-dessous donne la répartition des articles dans les catégories d’intensité pour les deux périodes. On voit qu’au-delà de la visibilité qu’elle donne à la thématique de la sobriété énergétique, la crise crée un « choc de problématisation », puisque le nombre d’articles à intensité forte ou moyenne passe, en 2022, de 30% à 54%.
Tableau 1 : répartition des publications de chaque période selon les intensités de problématisation
Intensité
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2009-2021
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2022
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1. Faible
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71%
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46%
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2. Moyenne
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23%
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33%
|
3. Forte
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7%
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21%
|
Total
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100%
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100%
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- 10 La plateforme CorText est une production collective développée dans le cadre de l’Institut Français (...)
10L’ensemble de notre corpus comporte à peu près 400 000 mots. Pour l’exploiter, nous avons mobilisé une démarche combinant l’analyse compréhensive classique et le recours au logiciel de traitement quantitatif CorText10. Ce logiciel offre une série d’outils permettant de cartographier et d’étudier les réseaux de termes associés à un corpus textuel donné. Il a été utilisé pour analyser des ensembles documentaires variés, issus notamment de la littérature scientifique ou la presse (Parasie et Cointe, 2012 ; Tancoigne et al., 2014). Son outil principal est basé sur la méthode des mots associés (co-word analysis en anglais), une méthode élaborée dans les années 1980 dans les recherches en scientométrie conduites dans le courant de sociologie de l’innovation (Callon et al., 1983). L’algorithme de cette méthode, développée par Michel Callon et ses collègues, s’adosse conceptuellement à façon dont cette sociologie envisage les processus de problématisation : il considère que la présence conjointe de deux ou plusieurs mots dans un texte donné indique que ce texte opère une problématisation entre ces mots. En calculant toutes les co-occurrences de mots présentes dans un corpus de textes donné, on rend visible les « réseaux de problématisation » (Callon et al., 1986) que ce corpus construit et on peut identifier les agrégats (clusters en anglais) qui les traduisent.
- 11 Par exemple, en examinant les associations du terme « sobriété énergétique » au lieu de celles des (...)
11CorText peut être vu comme un lointain descendant des outils comme le logiciel Leximappe qui mettaient en œuvre la méthode des mots associés (Callon et al., 1991 ; Cambrosio et al., 2014), dont il offre une déclinaison sur des usages étendus et diversifiés. Il peut ainsi être utilisé sur des textes entiers et non pas seulement sur des listes de mots-clés les indexant comme c’était le cas avec Leximappe. Il intègre des fonctionnalités d’analyse linguistique (lemmatisation) permettant de travailler automatiquement sur des termes sémantiquement équivalents. Il peut opérer au niveau de termes composés de plusieurs mots (des « n-grammes » et non pas des « monogrammes »), ce qui permet de tracer des réseaux plus spécifiques11. Enfin, CorText est interfacé avec des outils de visualisations graphiques modernes qui permettent une exploration aisée des réseaux élaborés par l’algorithme.
- 12 Cet outil s’efforce d’attribuer chaque article à l’agrégat dont il traduit le mieux les problématis (...)
- 13 Nous avons veillé, dans cette sous-sélection obtenue par tirage aléatoire, à prendre en compte des (...)
12Résumons la méthode suivie pour analyser les données : nous avons travaillé successivement sur les sous-corpus des périodes 2009-2021 et 2022 ; dans un premier temps, nous avons utilisé l’outil de cartographie de CorText pour tracer les réseaux correspondant à chacun des sous-corpus ; une première phase d’analyse menée sur la base de ces cartes a permis de décrypter les problématiques mises en évidence en examinant le réseau de mots-clefs de chaque agrégat et les positionnements mutuels des agrégats ; dans un second temps, nous avons utilisé une autre fonctionnalité de CorText pour identifier une sélection d’articles correspondant à chaque agrégat12 ; chaque sélection d’articles a fait l’objet d’une lecture intégrale (pour les petits agrégats) ou partielle (pour les plus gros agrégats) ; pour les lectures partielles, nous avons procédé à un tirage aléatoire13 ; dans ces lectures, nous avons adopté une démarche qualitative compréhensive classique. Comme on le voit, l’utilisation d’un outil de traitement quantitatif comme CorText vise ici certes à réduire le temps d’exploitation de corpus dont la taille est conséquente mais aussi et surtout à organiser et différencier la production de sens : les analyses qualitatives ont porté non sur l’ensemble du corpus, mais sur les fils de lecture plus ciblés qu’il a permis de constituer.
13Dans la section suivante nous nous efforçons de suivre la lente maturation qui s’opère sur les questions de sobriété énergétique entre 2009 et 2021. Nous examinons ensuite les reconfigurations problématiques qui se sont produites durant l’année 2022.
Figure 1 : cartographie en réseau des termes liés à la sobriété sur la période 2009-2021
14À partir des 192 articles publiés entre 2009 et 2021, l’algorithme de CorText propose la cartographie présentée sur la figure 1. Nous centrons l’attention sur les cinq agrégats dont nous avons tracé les contours sur cette carte et dont les effectifs sont présentés dans le tableau 2, pour lesquels les problématisations associées à la notion de sobriété énergétique sont clairement lisibles et pertinentes pour notre questionnement. 124 des 192 articles (soit 65%) de ce sous corpus de la période 2009-2021 sont attribués par CorText à l’un de ces cinq agrégats. La figure 2 montre la manière dont les publications de ces articles se distribuent dans le temps.
Tableau 2 : répartition des articles du sous-corpus 2009-2021 dans les cinq agrégats problématiques
Agrégats
|
Articles
|
Nombre
|
Part
|
1 : Le projet de réforme des tarifs sociaux du gaz
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20
|
16%
|
2 : Les débats sur la transition énergétique
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12
|
10%
|
3 : La sobriété dans la transition
|
19
|
15%
|
4 : Politique et morale de la sobriété
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40
|
32%
|
5 : La sobriété et le nucléaire
|
33
|
27%
|
Total
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124
|
100%
|
Figure 2 : Distribution des dates de publication des articles par agrégat entre 2009 et 2021
15Ces deux figures permettent une première analyse des problématisations relatives à la sobriété énergétique entre 2009 et 2021. Celles des agrégats 1 et 2 se font sur une période ramassée. L’agrégat 5 correspond à des articles publiés surtout au début et à la fin de la période. D’un point de vue spatial, ces trois agrégats sont situés plutôt à la périphérie dans la figure 1 : ils correspondent donc à des problématisations qui sont à la fois relativement situées dans le temps (avec le cas particulier de l’agrégat 5) et dans l’espace thématique. A l’inverse, les agrégats 3 et 4 sont dans une position plus centrale et ils rassemblent des articles qui se distribuent sur l’ensemble de la période. Les problématisations qu’ils opèrent sont celles de discours plus généraux en lien avec la sobriété, et qui s’inscrivent dans la durée. Entrons maintenant plus avant dans les contenus des agrégats.
16Ce premier agrégat relie notamment les termes « François Brottes », « bonus malus », « extension des tarifs sociaux », « mode de chauffage », « assemblée nationale » « pics de consommation ». Il renvoie à un événement relativement localisé dans la décennie 2010 : les vives discussions autour d’un projet de loi porté par François Brottes, alors député de l’Assemblée nationale française, visant une redéfinition du service public pour le gaz et l’électricité, avec une extension des tarifs sociaux. Le projet intègre notamment un dispositif de bonus / malus énergétique dont l’idée est issue d’une des 60 propositions du candidat socialiste François Hollande dans la campagne pour la présidentielle de 2012, à un moment où montent des préoccupations autour de la précarité énergétique. Ce modèle de tarif progressif propose un « discount sur les premiers mètres cubes d'eau ou kilowattheures (kWh) consommés, et surtaxation au-delà d'un certain seuil pour inciter à la sobriété. » (« Bonus Malus sur la conso d’énergie », Libération, 5 septembre 2012)
17Le terme de sobriété est donc accolé à un projet visant à rendre sobre un homo economicus, par le truchement d’un dispositif basé sur le « signal prix ». Si ce projet incarne donc une des premières occurrences de la notion de sobriété dans les dispositifs de politique publique, c’est sur la base d’une définition très rudimentaire des mécanismes en jeu. Une définition qui ne manquera pas de déclencher des réactions critiques et de mettre en relation le projet avec un débat plus large sur la définition de la sobriété. Ainsi, dans l’article La sobriété énergétique a du mal à séduire publié le 18 janvier 2013 dans La Croix, sont évoqués les points de vue de sociologues, Marie-Christine Zélem et Gaëtan Brisepierre, qui indiquent que ce que les pouvoirs publics voient comme des « petits gestes » ne convainc pas forcément les français : « Jusque dans les années 1950, on ne chauffait qu'une seule pièce, on vivait dans un confort rudimentaire, rappelle Gaëtan Brisepierre. Puis les Trente Glorieuses sont arrivées, et avec elles le confort moderne avec l'électroménager et surtout le chauffage central. C'est l'époque du progrès social et matériel. Quand on demande aux gens de réduire leur consommation d'énergie, ils vivent cela comme un recul. » Les "petits gestes" vantés par les pouvoirs publics, ce serait plutôt pour eux "une métamorphose" ! ». Le dispositif proposé dans cette loi fera l’objet d’une forte contestation pour la complexité des mécanismes qu’il entend mettre en œuvre, et il sera largement amputé après son adoption suite à un passage contentieux devant le conseil constitutionnel, celui-ci ayant pointé les ruptures d’égalité devant le service public qu’il risque d’instaurer.
18Ce second agrégat est lié également à un épisode relativement localisé de l’histoire récente : celui du débat sur la transition énergétique qui a lieu à partir de 2014 et qui débouchera sur la Loi de Transition Énergétique pour la Croissance Verte de 2015. Il se compose des termes suivants : « projet de loi », « loi sur la transition énergétique », « sobriété et de renouvelables », « un des textes », « fossiles et de nucléaire », « nouveau modèle ». Une bonne partie de ces termes se retrouve dans des formulations proches que l’on retrouve dans plusieurs articles du corpus, comme par exemple la suivante : « La loi sur la transition énergétique « sera l'un des textes les plus importants du quinquennat ». François Hollande l'a juré en septembre. Celle-ci doit esquisser un nouveau modèle énergétique : davantage de sobriété, moins de fossiles et de nucléaire, plus de renouvelables. » (Transition énergétique : la loi voulue par les ONG, Libération, 27 février 2014) C’est donc en quelque sorte l’intégration du terme sobriété à un slogan de communication politique mobilisé à diverses reprises qui a été captée par l’analyseur de CorText.
19La sobriété trouve donc sa place formellement, dans ces problématisations, au côté des énergies renouvelables, et en lien avec des transformations qu’évoque l’idée du « nouveau modèle ». Mais l’analyse du contenu des articles s’avère décevante, car n’y sont explorées ni les liens entre sobriété et renouvelables ni la manière dont la sobriété contribue à ce nouveau modèle. De fait, on ne dépasse pas ici effectivement le stade du slogan, et la douzaine d’articles de cet agrégat ne permet de donner aucun contenu ou aucun espace de débat à la notion de sobriété, au-delà de l’idée générale de l’impératif d’une baisse des consommations à horizon 2050. Un seul des articles de l’agrégat, publié dans l’Humanité le 17 juin 2014 et intitulé De la sobriété subie à la sobriété choisie se saisit de l’occasion de l’élaboration de cette loi pour instruire une critique des philosophies de « rationnement inégalitaire » qu’elle pourrait mettre en œuvre et plaider pour des logiques assurant « le plein épanouissement de chacun et l'émancipation de tous ». À cette exception près, il semble donc qu’il y ait eu un rendez-vous manqué entre la notion de sobriété et le débat sur la transition ou la loi qui en est issue.
20L’agrégat 4 est structuré autour des termes suivants : « Yves Marignac » (le président de négaWatt), « long terme », « aménagement du territoire », « crise climatique », « Grenelle de l’environnement », « système énergétique », « origine renouvelable », « sobriété numérique », « dix ans ». Il correspond à un fil de problématisation qui court sur toute la décennie 2010, et qui semble se développer en lien avec des débats ou des prises de positions qui se jouent dans des cercles militants, associatifs, académiques ou professionnels. Parmi les acteurs qui prennent la parole ici, on trouve par exemple l’association négaWatt, le Réseau Action Climat, Terra Nova, des chercheurs en économie et en sociologie, des responsables de prospective ou de stratégie dans des grandes entreprises, des membres du Conseil Économique, Social et Environnemental, et cetera.
21La sobriété est problématisée ici en lien avec la crise climatique, dans une dynamique de réflexion de long terme et non en réponse à des épisodes politiques conjoncturels. Elle renvoie à la nécessité de penser le système énergétique dans son ensemble et d’aborder des enjeux de transformations économiques et organisationnels dans le contexte environnemental. Elle apparait explicitement, au côté des énergies renouvelables et de l’efficacité énergétique, comme un des trois piliers soutenant la transition – mais un certain nombre d’articles montrent que les articulations entre sobriété et efficacité sont complexes et suscitent le débat. On trouve dans cet agrégat un certain éclectisme des conceptions de la sobriété, par exemple certains articles se suffisent de la rhétorique des « petits gestes » du consommateur ou de l’usager tandis que d’autres affirment fortement l’exigence de penser des transformations structurelles qui reconfigurent les rapports entre les différents acteurs engagés dans la production et la consommation énergétique. On peut voir au total cet agrégat comme celui d’une idée qui fait son chemin, d’un objet frontière entre des mondes pluriels, ou d’un concept polysémique à la recherche de sa position d’équilibre au gré des débats contradictoires, sur la base, dans les trois cas, d’une affirmation de son caractère incontournable face aux enjeux passés et à venir de la crise climatique.
22Ce quatrième agrégat relie les termes suivants : « convention citoyenne », « ressources naturelles », « union européenne », « justice sociale », « prix du carbone », « générations futures », « pays du sud », « économie verte ». Le fil de problématisation court, lui aussi, sur l’ensemble de la période 2009 à 2021. Il semble se différencier du précédent sur deux points. On y trouve d’une part un cadrage plus international, géopolitique ou global. Certains articles évoquent la politique énergie-climat états-unienne, la manière dont les acteurs de la filière du nucléaire se positionnent à la COP de Copenhague, l’entrée lente de l’Inde dans une économie de croissance, les asymétries nord-sud dans les politiques énergétiques. D’autre part, l’accent sur les débats d’idées semble plus prononcé, des débats qui peuvent se situer dans une variété de perspectives : économique (les vertus de l’économie circulaire ou les promesses de la décroissance), politique (la manière dont le Front de Gauche, parti politique français, peut intégrer des propositions économiques), philosophique et religieuse (l’avancée vers la sobriété relève-t-elle d’une posture de la conversion ?), et cetera. Ces débats se nourrissent pour partie de l’actualité politique – les propositions de la Convention Citoyenne pour le Climat font par exemple l’objet de compte-rendus – et pour partie de ce qu’on pourrait appeler « la vie des idées » : on trouve ainsi dans ce corpus une série de prises de positions et de tribunes, mais aussi de comptes-rendus d’ouvrages académiques dans lesquels la sobriété est un des ingrédients d’un ensemble de propositions plus générales pour le changement économique et sociétal.
23L’agrégat 5 propose une série de problématisations de la sobriété en lien avec le système de production d’électricité français face à l’impératif croissant de la décarbonation, comme l’indiquent les termes qui le composent : « transport d’électricité », « réacteurs nucléaires », « consommation globale d’énergie », « gestionnaire du réseau », « neutralité carbone », « stratégie nationale bas ». En fait, la vingtaine d’articles auxquels on peut rattacher cet agrégat se répartit en deux groupes, situés au tout début et à la toute fin de la période examinée.
24De 2009 à 2013, ces articles témoignent de la potentialité d’un chemin de « sortie du nucléaire » que le quinquennat présidentiel de Hollande et l’accident de Fukushima laissent entrevoir. La sobriété y apparait de façon formelle, comme l’objectif un peu vide qu’elle représente dans le Grenelle depuis 2009. Seul un des articles, publié dans Libération le 29 septembre 2011 et intitulé Énergie nucléaire : par ici la sortie ! fait apparaitre des conceptions un peu plus riches de la notion. Il rend compte du troisième exercice de prospective de l’association négaWatt, portant sur la période 2011-2050, un exercice où les militants ont, avec humour, imaginé un pique-nique géant programmé en 2033 face à la centrale de Civeaux pour fêter la fermeture du dernier réacteur nucléaire français. À l’évocation de cette utopie festive, on se sent rétrospectivement pris de vertige face aux perspectives qu’avaient fait émerger les critiques du nucléaire à la fin des années 2000 et l’événement Fukishima. Cet article consacre quelques lignes aux pistes à suivre en matière de sobriété pour parvenir à cet objectif sur l’exemple du secteur du bâtiment, des pistes qui sont bien distinctes de celles relatives à l’efficacité énergétique, conformément à la distinction conceptuelle chère à négaWatt. Il y est question de faire évoluer le nombre d’habitants par logement, de revenir à la température légale de 19 degrés Celsius, de diminuer les usages de l’électricité dans le foyer.
25Au début de la décennie 2010, la réflexion sur les articulations entre sobriété et énergie nucléaire est donc rare et, là où elle est développée, elle se présente en termes d’exclusion mutuelle. Le contraste avec ce qui se passe à la fin de la décennie n’en est que plus marquant : non seulement parce que le nucléaire y fait un retour en force saisissant, mais aussi parce qu’il n’entraine pas pour autant, bien au contraire, la péremption de l’injonction à la sobriété. Pour comprendre ce moment historique particulier, on peut évoquer la publication conjointe, en quelques semaines, de trois rapports de prospective énergétique, dont la presse rend compte : le rapport de négaWatt, les scénarios de RTE, les scénarios de l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie). Selon les trois rapports, et les débats auxquels ils donnent naissance, les problématisations de la sobriété et de sa place vis-à-vis de l’énergie nucléaire sont variables. Dans le cas du rapport RTE, la trajectoire de sobriété est pensée au départ comme facultative mais sous la pression des débats, elle doit être requalifiée. Le rapport de négaWatt insiste, lui, sur la possibilité de trajectoires sans le nucléaire. Dans le rapport ADEME enfin, la sobriété apparait comme liée à des contraintes, des quotas, des interdictions et des rationnements. C’est en quelque sorte le pendant un peu plus réaliste et explicite des positions qui réclament des politiques publiques actives mais sans indiquer clairement qu’elles supposeront des mesures de cadrage des comportements – l’acceptation d’une part « d’écologie punitive » dans les démarches, en opposition à une seule « sobriété heureuse ».
26Cette dernière période intervenant juste avant la crise de 2022 apparait comme une phase de confrontation et de débats qui aboutit, lentement, à un développement et une complexification des problématisations sur la sobriété, par opposition à ce qui se passait dans les agrégats 1 et 2 où la notion était juste mentionnée brièvement ou de façon formelle. Il est possible de prendre un peu plus de recul encore et de voir, plus généralement, la trajectoire dont cette publication conjointe semble être l’aboutissement. Entre le début et la fin de la décennie, on a vu successivement les accords de Paris, l’accélération de plus en plus palpables des effets du réchauffement climatique, l’émergence de la notion de neutralité carbone comme horizon à viser pour résoudre la crise – et peut-être aussi la crise de la Covid19 comme moment d’une expérimentation à l’échelon planétaire sur les modalités possible de transformation de nos sociétés face aux crises. Peut-être y a-t-il là de quoi expliquer que la sobriété puisse, dans ce contexte, acquérir le statut, encore fragile et disputé mais inédit, d’une variante possible dans des scénarios de prospective.
27En l’espace d’une décennie, on observe donc des dynamiques différenciées de problématisations autour de la notion de sobriété : des problématisations plus moins consistantes se sont manifestées de façon fugace en lien avec des débats politiques situés (agrégats 1 et 2) ; les articulations avec la question du nucléaire ont connu une reconfiguration complète (agrégat 5) ; deux fils de débats se sont développés continument et de façon graduelle, sur la place de la sobriété dans la transition et sur ses incidences politiques et morales (agrégats 3 et 4). La crise liée à la guerre en Ukraine va produire une activation sans précédent du débat sur ces questions.
28La figure 3 donne la distribution des publications des articles de notre corpus entre 2021 et 2022, à laquelle nous avons ajouté celle des articles parus jusqu’en 2023 afin d’avoir une vue d’ensemble. On voit la croissance exponentielle des parutions d’articles évoquant la sobriété à partir du mois de juin 2022 et, après un pic au début de l’automne, la décrue tout aussi rapide à partir du mois de novembre 2022.
Figure 3 : nombre mensuel d’articles de presse quotidienne nationale évoquant la sobriété énergétique en 2021, 2022 et 2023
29Rappelons quelques éléments de calendrier utiles pour lire ce graphique. Sur les six premiers mois de l’année, la production de presse évoquant la question de la sobriété est encore faible (seulement 10% de l’ensemble du corpus de l’année 2022). Si l’invasion Russe en Ukraine se produit à la toute fin du mois de février, il semble que ses conséquences sur la société et l’économie ne se découvrent que très graduellement. Il faut rappeler qu’en France, on est encore jusqu’à la fin du mois d’avril en pleine campagne pour l’élection présidentielle. Les débats qui transparaissent dans les journaux dans cette période sont partiellement dans le sillage des propositions des deux candidats présents au second tour sur les questions d’énergie, et la prise en compte des problèmes qui vont se poser avec la guerre en Ukraine n’émerge que lentement. C’est seulement à partir de la fin du mois de juin que le débat sur les questions de sobriété va prendre de l’ampleur. La question connait une mise à l’agenda progressive pendant l’été et culmine en septembre et octobre, avec l’annonce du plan de sobriété gouvernemental, avant de décliner lentement sur la fin d’année.
Figure 4 : cartographie des termes liés à la sobriété en 2022
30L’analyse par CorText des 457 articles du sous-corpus permet d’identifier les cinq agrégats problématiques présentés sur la figure 4. À première vue, on discerne ici une séparation assez nette entre des enjeux de court terme dans la partie basse du graphique et des réflexions de plus long terme dans la partie haute. Dans la partie basse, l’agrégat 1 correspond à des questions de marchés et de consommation tandis que l’agrégat 2 renvoie plus à des problèmes liés à la production d’électricité. Ces agrégats correspondent respectivement aux deux grandes problématiques créées par le choc de la guerre en Ukraine et pour lesquelles la sobriété apparait comme un recours nécessaire : l’envolée des prix de l’énergie et les risques de rupture du réseau électrique français. Si ces deux éléments forcent à la prise de conscience et à l’entrée dans l’action, ils ne structurent pas tout à fait les mêmes problématisations en lien avec la sobriété. Dans la partie haute, l’agrégat 4 problématise les questions de justice et d’évolution des modes de vie, tandis que l’agrégat 5 renvoie à la place de la sobriété dans une réflexion sur les innovations pour la transition. L’agrégat 3 peut être lu, quant à lui, comme une mise en scène de l’action de l’exécutif aux prises avec la sobriété comme problème politique.
Tableau 3 : répartition des articles du sous-corpus 2022 dans les cinq agrégats problématiques
Agrégats
|
Articles
|
Nombre
|
Part
|
1 : L’envolée des prix des énergies
|
121
|
28%
|
2 : Les risques de rupture du réseau électrique
|
61
|
14%
|
3 : La sobriété, objet de récit et d’action politique pour l’exécutif
|
56
|
13%
|
4 : Modes de vie et justice sociale à l’épreuve de la sobriété
|
40
|
9%
|
5 : La sobriété et les innovations dans la transition
|
160
|
37%
|
Total
|
438
|
100%
|
Tableau 4 : la répartition des intensités de problématisation pour chaque agrégat
Intensité
|
1
|
2
|
3
|
4
|
5
|
Ensemble
|
1. Faible
|
45%
|
34%
|
38%
|
33%
|
53%
|
45%
|
2. Moyenne
|
34%
|
39%
|
34%
|
20%
|
34%
|
34%
|
3. Forte
|
21%
|
26%
|
29%
|
48%
|
13%
|
22%
|
Total général
|
100%
|
100%
|
100%
|
100%
|
100%
|
100%
|
31Le tableau 3 donne la projection proposée par CorText pour répartir les articles dans les cinq catégories de problématiques. Le tableau 4 donne, enfin, la répartition des intensités de problématisation pour chacun des agrégats. Les deux éléments notables qu’il traduit sont une intensité plus forte pour l’agrégat 4 et plus faible pour l’agrégat 5.
32Cet agrégat relie notamment les termes suivants : « flambée des prix », « gaz et de l’électricité », « bouclier tarifaire », « pouvoirs publics », « finances publiques », « hausse des prix », « prix du gaz », « prix de l’électricité », « Bruno Le Maire » (homme politique français), « facture énergétique ». Il met en scène la réaction de l’État, de l’économie et de la société face à des marchés des énergies entrant progressivement dans une tourmente qui pourrait contaminer l’ensemble du système de production et de consommation. La sobriété est y apparait comme une réponse à cette situation, promue d’une façon spécifique par les pouvoirs publics et à laquelle s’adaptent plus ou moins cet ensemble d’acteurs.
33Les articles de cet agrégat donnent à voir tout d’abord la dynamique de l’ajustement, de l’action/réaction entre la politique gouvernementale et les milieux économiques dans la conception et la mise en œuvre du plan gouvernemental. Ils permettent d’explorer la diversité des incidences de l’envolée des prix et des réponses en termes de sobriété sur l’activité productive en fonction des types d’entreprises concernées : on y apprend que l’industrie est de façon générale structurellement grande consommatrice d’énergie, que les entreprises qui produisent en continu ne disposent pas de la flexibilité requise pour certains processus sobres, que les « PME tâtonnent », que les petits artisans sont dans « le marasme des factures », que le secteur ferroviaire pourrait être en danger, et cetera (L'angoisse des entreprises face à la crise énergétique, Le Figaro, 3 septembre). Par-delà la diversité de ces configurations, on voit qu’une tension importante pour l’action gouvernementale est d’amener les acteurs économiques à plus de sobriété sans engendrer une extinction de l’activité économique qui serait fatale pour « la croissance » - la problématique n’est pas du tout virtuelle dans un contexte où certains industriels annoncent une suspension de leur production face à la conjoncture.
34Une deuxième problématisation qui apparait dans cet agrégat est celle des collectivités ou des administrations qui construisent, plus ou moins dans la douleur, leur propre expérience de la mise en œuvre de la sobriété afin de boucler leurs budgets. Le questionnement s’incarne au travers d’une série d’exemples très parlants : la ville de Strasbourg envisage de réduire les accès à son université et de fermer son musée ; Nancy propose de fêter sobrement la Saint Nicolas ; Lyon décide finalement de ne pas annuler la « fête des lumières » ; telle collectivité locale envisage de retarder l’ouverture d’un lycée après les retours de congés pour économiser sur le chauffage ; les stations de sports d’hiver s’interrogent sur leur avenir, et cetera.
35Une troisième problématisation saillante concerne la recherche de formes de « mise en économie » de la sobriété. Une série d’articles et de débats imaginent toute une ingénierie de l’incitation qu’on pourrait mobiliser pour stabiliser les marchés : des offres d’énergie pour consommer en décalé, des formules tarifaires ou juridiques spécifiques, l’individualisation des frais de chauffage ou la généralisation des thermostats, toute une panoplie « d’écogestes » nouveaux. Comme on l’imagine il y aurait tout un dialogue à mener entre les conceptions de la sobriété qui apparaissent ici et celles s’inscrivent dans un paradigme plus collectif ou structurel – par exemple celles que l’on évoquera dans l’agrégat 4.
36La sobriété est problématisée ici du point de vue des réponses gouvernementales orchestrant une mobilisation collective face aux risques des coupures dans le réseau électrique français : avec la réduction des approvisionnements en gaz qui s’esquisse début 2022, et la mise à l’arrêt pour maintenance de plusieurs réacteurs nucléaires qui sera annoncée au cœur de la crise, le bouclage entre offre et demande électrique est potentiellement mis en difficulté, pouvant conduire à des coupures. Les termes structurant cet agrégat sont les suivants : « gestionnaire du réseau », « système électrique », « parc nucléaire français », « risque de coupure », « écowatt rouge », « entreprises et collectivités », « centres commerciaux », « Agnès Panier-Runacher » (femme politique française), « changement de comportement ». Il partage une série de problématisations avec le premier agrégat au sens où on y voit à la fois le déploiement de l’action publique dans la gestion de la question énergétique et la manière dont les acteurs économiques et la société se l’approprient. Dans l’examen du contenu des articles, nous nous concentrons sur les caractéristiques les plus spécifiques de l’agrégat, celles qui problématisent l’objectif de sobriété en lien avec les risques de défaillance du réseau électrique français.
37L’implication d’Agnès Pannier-Runacher dans la gestion de la crise retient l’attention. Ministre déléguée à l’industrie jusqu’à l’élection présidentielle de 2022, puis Ministre de la transition énergétique dans le nouveau gouvernement de la Première Ministre Elisabeth Borne, elle s’est emparée très tôt de l’enjeu de sobriété. Son action est à apprécier en lien avec le rôle que les déboires du parc nucléaire français jouent dans la crise : d’une part, ces déboires engagent la responsabilité des politiques de l’industrie et de l’énergie déployées dans la période récente ; d’autre part, si la mise en œuvre d’un plan de sobriété peut sembler complexe, l’organisation des coupures de courant apparait comme une opération encore plus risquée politiquement, du point de vue des arbitrages qu’elle suppose (Quels acteurs cibler ? Comment prioriser ceux qui y échappent ?). C’est ce que suggère un des articles liés à l’agrégat : « En cas d'insuccès, le gouvernement prévoit de prendre des mesures fortes pouvant aller jusqu'à des coupures ciblées de gaz ou d'électricité. Le genre d'extrémité, particulièrement impopulaire, à laquelle l'exécutif ne veut pas être poussé. » (Plan de sobriété énergétique : le gouvernement abat ses cartes, Les Échos, 6 octobre).
38Plusieurs articles liés à cet agrégat évoquent une question intéressante concernant les centres commerciaux, à savoir les résolutions prises par les acteurs de la grande distribution pour diminuer la consommation (réduction de l’éclairage, de la température des magasins, et cetera). On dispose dans le corpus de trois problématisations différentes de cet effort, au travers d’articles publiés le 19 juillet 2022. Celui du Figaro, titré La grande distribution s'engage pour la sobriété énergétique, met en avant la figure de l’engagement et loue le volontarisme des acteurs économiques face à la crise. Le deuxième article, publié par Les Échos, titre La grande distribution s’accorde sur un plan de « sobriété énergétique ». La notion d’accord que sous-tend ce titre est significative. La lecture de l’article suggère en effet l’intérêt d’une entente entre les concurrents d’un même secteur pour éviter que la compétition ne vienne perturber l’émergence de processus sobres. Le troisième article publié dans Libération (Sobriété énergétique : la grande distribution dégaine face à l’inflation), souligne la logique des intérêts bien compris qui est à l’œuvre : d’une part, les mesures prises vont alimenter la réorganisation de certains processus et générer des gains de productivités que les distributeurs espèrent durables bien au-delà de la crise, d’autre part, il s’agit pour eux de se montrer bons élèves vis-à-vis pouvoirs publics afin de ne pas être désignés comme cible dans l’éventualité de délestages de l’alimentation électrique. Ceux-ci pourraient avoir des conséquences délétères sur la fréquentation des magasins ou sur la capacité à maintenir les produits alimentaires en bon état. On voit donc ici comment l’horizon des coupures de l’approvisionnement en énergie structure des problématisations spécifiques de la sobriété pour les acteurs économiques concernés.
39Enfin, d’autres articles de cet agrégat éclairent les logiques de sobriété très spécifiques qu’incarne le dispositif Écowatt, même si celui-ci n’aura finalement pas été activé dans la crise. Comme le titre un article des Échos du 15 septembre 2022, la crise est problématisée ici comme stress test grandeur nature pour la France cet hiver et Écowatt est un des dispositifs de contrôle qui organisent le test. Son principe, sur lequel les pouvoirs publics communiquent abondamment, est que le gestionnaire du réseau signale, par un indicateur Écowatt mis au rouge, de l’éventualité d’une coupure à venir dans les trois jours suivant l’annonce. Un tel avertissement est supposé non seulement prévenir les utilisateurs du réseau que des « coupures organisées » peuvent survenir, mais surtout déclencher chez eux des réflexes de sobriété qui rendent finalement les coupures inutiles. Les articles montrent l’importance du contrôle sur la distribution d’énergie dont dispose le gestionnaire de réseau (il permet de cibler très précisément les points où s’exerceraient les coupures), mais aussi des abondantes informations (sur la production, les consommations, la météo, l’historique des hivers passés, et cetera) qui alimentent l’élaboration de scénarios prévisionnels. Ces scénarios complexes et précis construisent la figure d’une possible « sobriété sur commande » cadrée à la fois par tout un corps de connaissances accumulées et par une architecture de contrôle spécifique, l’un et l’autre étant profondément ancrés dans l’infrastructure des réseaux énergétiques eux-mêmes.
40Cet agrégat regroupe les termes « chef de l’État », « Première ministre », « Geoffroy Roux de Bézieux » (président du MEDEF, syndicat patronal français), « transition climatique », « baisse de la consommation », « début octobre ». Le contenu sémantique que désignent ces termes semble assez pauvre à première vue, mais le fait même qu’il renvoie a priori à la manière dont l’exécutif a géré la crise de 2022 rend son examen nécessaire pour la perspective qui est la nôtre : observer la manière dont une question que l’on pourrait considérer comme relevant de « l’utopie sociale » est problématisée dans la presse comme objet de gouvernement au plus haut niveau de l’État, présente un intérêt manifeste. L’analyse des articles associés à cet agrégat confirme cet intérêt et renvoie à quatre thématiques.
- 14 Reprendre en main notre destin énergétique, Discours prononcé par Emmanuel Macron à Belfort le 10 f (...)
- 15 Ibid.
41La première concerne le changement de cap que le président français Emmanuel Macron s’est vu contraint d’opérer sur un sujet qui prenait à contrepied ses convictions en matière de politique énergétique. Il est marqué par deux jalons : le discours du 14 juillet 2022 où le chef de l’État sonne la « mobilisation générale », et son intervention en conseil des ministres le 25 août, où il évoque solennellement « la fin de l’abondance ». Nombre d’articles soulignent le caractère édifiant de ce retournement de situation. Alors candidat à sa propre réélection, il avait en effet peu thématisé les questions d’énergie dans sa campagne de début d’année si l’on excepte les annonces ambivalentes du discours de Belfort du 10 février : après avoir clamé une ambition de sobriété (« Le premier grand chantier est de consommer moins d'énergie. En d'autres termes, gagner en sobriété »14), il avait aussitôt rejeté, tout en la dénigrant, l’idée d’auto-limitation des consommations (« Alors comment y arriver ? Pas en pratiquant la privation, ce que j'appellerai l'austérité énergétique »15) avant de mettre en exergue des mesures relevant de l’efficacité énergétique (rénovation énergétique des logements, électrification du parc automobile, décarbonation de l’industrie). Surtout, la nouvelle posture que le président affiche à partir de l’été éclaire d’une lueur cruelle les propos polémiques tenus deux années plus tôt sur les questions de sobriété, lorsqu’il affirmait ne pas croire « que le modèle Amish permette de régler les défis de l'écologie contemporaine ». Certains commentateurs ne se privent pas de rappeler cet antécédent et d’ironiser sur la « conversion contrainte d’Emmanuel Macron » (titre d’un article du journal Le Monde paru le 7 octobre).
- 16 Le mouvement des gilets jaunes est un mouvement de protestation non structuré apparu en France en o (...)
42Les articles de cet agrégat permettent, deuxièmement, de percevoir les traits de tactique gouvernementale emblématiques qui ont marqué le déploiement de l’action de l’exécutif – c’est ici plus particulièrement Elisabeth Borne qui est à la manœuvre. Tout d’abord, l’image de la « mobilisation générale » fait place immédiatement à un étagement de l’action visant différentes catégories d’acteurs : le secteur public sera sommé d’agir en urgence, comme figure d’un modèle d’exemplarité qu’on demandera aux entreprises de suivre dans un second temps. Quant aux citoyens et aux consommateurs, s’ils sont sensibilisés rapidement au besoin d’agir, aucune mesure à caractère contraignant ne les concerne d’emblée. Cet ordonnancement de l’action publique vise entre autres à parer à tout scénario de type « gilets jaunes »16 qui pourrait s’enclencher sur un sujet qui rappelle furieusement celui de la taxe carbone. Afin de convaincre que l’exécutif prend la mesure du problème sans risquer une telle flambée, on annonce dès le printemps des mesures du type « chasse au gaspi » relevant d’un « bon sens » évident qui est lui-même martelé dans la communication gouvernementale, et on promet de faire appliquer enfin des dispositions qui sont depuis longtemps dans la réglementation (par exemple les 19 degrés Celsius dans les bâtiments). C’est dans le cours de l’été que se fera la conception du plan gouvernemental, en s’appuyant sur cinq groupes de travail intégrant des parties prenantes et chargés d’identifier les leviers d’action concrets dans différents domaines de l’économie et de la société : sur la « transformation de l’État », sur l’organisation du travail, sur le commerce et la distribution, sur le logement et sur les collectivités locales et leurs administrations.
43Troisièmement, la presse prête une attention particulière à la manière dont l’exécutif va négocier avec le patronat. L’intervention d’Elisabeth Borne à la journée de rentrée du MEDEF le 30 aout 2022 constitue un moment marquant. Visant l’incarnation d’une posture d’autorité, elle y fait un discours au ton qualifié de martial destiné à faire comprendre aux patrons l’impérieuse nécessité de prendre le problème à bras le corps. Les articles donnent un aperçu de la diversité des situations productives en jeu et du rôle spécifique que joue l’énergie dans chacune d’elles, suggérant que la mise en œuvre de la sobriété requiert une exploration des gisements d’économies possibles et disponibles secteur par secteur, voire entreprise par entreprise. Le discours tenu par l’exécutif sur toute cette période, faisant planer le spectre du rationnement et prônant des « économies choisies plutôt que des coupures subies » (Elisabeth Borne exhorte les entreprises à la sobriété énergétique devant le MEDEF, Le Monde, 30 Aout 2022), montre bien la manière dont il s’efforce d’articuler la carotte et le bâton dans la recherche d’une attitude coopérative de la part des entreprises. Certains articles insistent sur le fait que les entreprises n’ont pas toujours attendu l’État pour réfléchir et agir, et rappellent par ailleurs que l’action de ce dernier relève aussi d’une posture de coopération – un système de « droits à consommer » l’énergie, qui aurait été proposé par les cabinets ministériels, est ainsi évoqué pour montrer que toutes les dispositions ne sont pas contraignantes. Une relative inflexibilité semble néanmoins caractériser la posture de l’exécutif et plusieurs articles évoquent de manière analogue la fin de non-recevoir opposée par Elisabeth Borne à l’invitation de Geoffroy Roux de Bézieux de réfléchir aux superprofits engrangés non seulement par les entreprises du secteur énergétique mais aussi par l’État français : « Réponse sèche et souriante de la Première ministre : "Non, il n'y a pas de superprofits du côté de l'État." » (Le Monde, 30 août 2022)
44Enfin, les articles de cet agrégat montrent la manière dont les problématisations de la sobriété en termes d’enjeux idéologiques suscitent des tensions et des déplacements au sein de l’échiquier politique français. L’exécutif français affirme haut et fort situer son action dans l’entre deux entre décroissance et politique des petits pas. Affirmer un découplage entre les thématiques de la décroissance et de la sobriété constitue à la fois un geste politique et un objet de préoccupation opérationnel – on l’a vu dans l’agrégat 1. Montrer que le plan ne se réduit pas à une juxtaposition de petits pas sans portée stratégique est également une tâche ardue : la presse relaie les nombreuses réactions de critique et de scepticisme vis-à-vis d’un plan auquel on reproche peu d’initiative contraignantes et beaucoup d’insistance sur les « petits gestes » au détriment de mesures plus structurelles. Nombre d’ONG du domaine valideront la démarche du gouvernement mais souligneront aussi ses limites. Quant aux adversaires politiques de la frange de gauche ou écologiste, leurs réactions seront d’autant plus acerbes qu’il s’agit pour eux de montrer le caractère indu de l’appropriation d’un sujet qui leur appartient traditionnellement.
45Au final, la capacité à intégrer les promesses de la sobriété à un corpus idéologique cohérent semble limitée. Les constats faits le 31 aout 2022 dans un article du journal Le Monde, intitulé Il ne suffira pas à Emmanuel Macron de proclamer la fin de l’abondance pour mettre le pays en ordre de bataille, caractérisent la trajectoire gouvernementale sur l’ensemble de la crise : si « la sobriété ne faisait pas partie du logiciel de départ d’Emmanuel Macron », il est désormais devenu urgent « de donner du contenu au "dépassement" qui était l’ambition proclamée de 2017 et qui menace de finir en peau de chagrin » ; quant à la première ministre, qu’on voyait comme une « technicienne » à sa nomination en mai 2022, elle « fait partie des surprises de la rentrée » et « se révèle en réalité très politique ».
- 17 On peut citer pêle-mêle notamment, en économie : Eloi Laurent, Christian de Perthuis, Fiona Ottavia (...)
- 18 Venant d’horizons divers : par exemple le Parti Socialiste (Boris Vallaud, Jean-François Débat), Eu (...)
- 19 Issus par exemple de l’IFOP, La Fabrique Écologique, la Fondation Abbé Pierre, l’ IDDRI Terra Nova, (...)
46Cet agrégat se structure autour des mots-clés « modes de vie », « justice sociale », « limites planétaires », « ressources naturelles », « maîtrise de l’énergie ». Les articles qui y sont associés rassemblent une série de points de vue exprimés par des personnalités variées du monde intellectuel et politique. On est ici dans un registre qui oscille entre le débat d’idées et la prise de position politique restant toujours à une certaine distance des enjeux opérationnels, par contraste avec les articles des trois premiers agrégats. Les formes de discussion des articles associés à cet agrégat en constituent une caractéristique emblématique. Près de la moitié d’entre eux (17 sur 40) sont des tribunes ou des interviews dans lesquelles une personne donne son avis sur des questions d’actualité liées à la sobriété. Certains articles déploient une argumentation serrée tandis que d’autres se présentent comme des brain storming plus ouverts. Dans une certaine mesure, les discussions qui se tiennent ici poursuivent celles qui avaient cours dans les agrégats 3 et 4 de la période 2009-2021, mais on perçoit une certaine extension du cercle des personnalités qui prennent la parole. La sobriété semble devenir en 2022 un carrefour où se croisent de très nombreux académiques et enseignants-chercheurs17, des personnalités politiques ou syndicales18 et des responsables dans des ONG, groupes de réflexion (think tank en anglais), agences publiques ou entreprises19.
47Une bonne partie des articles de cet agrégat portent des intentions politiques et morales en lien avec les débats sur la sobriété. La manière dont s’y trouve problématisée l’idée que la sobriété appelle des « petits gestes » par lesquels chacun peut limiter sa consommation énergétique est intéressante. Deux articles publiés dans la première partie de l’année soulignent le processus de politisation de notre rapport à la consommation énergétique qui est en train de s’opérer. Bruno Villalba est, sans surprise, l’un des premiers à percevoir les dimensions politiques et morales d’une situation dans laquelle notre consommation du gaz russe contribue de facto à financer la guerre en Ukraine : « Cette guerre agit comme un révélateur du lien tangible entre nos actes quotidiens la température de nos appartements, la vitesse de nos déplacements, notre niveau de consommation et leurs conséquences sur des familles qui fuient la guerre ou, ailleurs, le réchauffement climatique. » (Le Monde, 18 mars 2022). Ce petit geste de modération peut ainsi devenir patriote et solidaire, et non seulement écologique, comme l’indique Magali Reghezza-Zitt dans un article publié dans Le Monde le 30 mai.
48Mais progressivement, la référence aux « petits gestes » dans les articles de cet agrégat se trouve prise dans la rhétorique critique qui marque la distance vis-à-vis de la perspective qui est en train de s’élaborer du côté des pouvoirs publics. On souligne ici que l’injonction morale aux petits gestes sur laquelle insiste le gouvernement alors qu’il annonce ses premières démarches de sobriété tend à invisibiliser la problématique de la précarité énergétique, qu’elle peut finir par substituer un solutionnisme comportementaliste au solutionnisme technologique, qu’elle masque la nécessité d’impulser des changements plus structurels. Au-delà de ces critiques de l’approche gouvernementale, nombre d’articles apportent des contributions positives qui proposent une riche et complexe « défense et illustration de la sobriété ».
49Les perspectives historiques qui sont offertes rappellent que la sobriété remet en cause un imaginaire d’abondance qui imprègne profondément nos sociétés depuis plusieurs siècles. Pour autant, la crise actuelle donne « Une impression de déjà vu » (Le Monde, 3 aout 2022) à ceux qui se rappellent du choc pétrolier des années 1970 et qui se souviennent que la promotion de la sobriété à cette époque avait laissé la place à une situation d’« ébriété énergétique » dans les années 1980 : pour éviter de reproduire cette erreur, il convient aujourd’hui de faire la jonction entre la sobriété de circonstance qu’appelle la crise de la guerre en Ukraine et une sobriété plus structurelle nécessaire pour lutter contre le changement climatique.
50Le lien entre « modes de vie » et « justice sociale » qui est au centre de l’agrégat 4 traduit bien le passage d’une conception austère à une conception solidaire de la sobriété qui est en jeu ici. Certains articles rappellent qu’il existe toute une tradition de régulation et de contraintes sur les comportements dans l’univers démocratique – par exemple ceux mis en œuvre dans la lutte contre le tabagisme – et que les formes de contrainte que la sobriété pourrait requérir ne sont pas inédits. Par ailleurs, à ceux qui affirment qu’on risque d’aller vers une société de privation, il est rappelé que les philosophies de la sobriété commencent par poser le principe d’un bien être de base minimum qui doit être respecté pour tous – et que c’est seulement pour la frange des plus aisés qu’elle va se traduire par des réductions.
51Ainsi, les articles associés à cet agrégat opèrent un travail de « respécification » des contenus du concept de sobriété. Il peut passer par des apports analytiques destinés à élucider différents ressorts de sobriété. Eloi Laurent (Le Monde, 30 aout 2022) rappelle ainsi la typologie établie par négaWatt, qui distingue quatre types de sobriété : la sobriété structurelle (par exemple rapprocher lieux de travail et de résidence), dimensionnelle (réduire la taille des voitures), d’usage (prendre les transports en commun) et collaborative (favoriser l’autopartage). Les apports analytiques peuvent également être mobilisés, à l’exact inverse de ce que l’exécutif s’évertue à faire de son côté au même moment, pour pousser la convergence entre sobriété et décroissance : l’article publié dans Libération le 14 octobre et intitulé Poussée de décroissance donne par exemple la parole à ceux qui pensent que l’aspiration à la sobriété est une occasion pour s’engouffrer dans la brèche et donner une large publicité aux conceptions décroissantiste qui se sont développées dans la sphère académique dans la période récente. Enfin, quelques articles de cet agrégat permettent de se livrer à une exploration du consentement à la sobriété dans la société française, à partir de chiffres issus de sondages ou de témoignages qui en donnent une vision plus incarnée.
52Il s’agit d’un gros agrégat auquel l’algorithme de CorText a rattaché une trentaine de termes. Pour en saisir le contenu, on peut examiner tout d’abord deux réseaux qu’il contient : le premier, dans la partie inférieure de l’agrégat, comprend tous les termes associés à « gaz russe », à savoir notamment « dépendance aux énergies fossiles », « Commission européenne », « gaz naturel », « production électrique », « pompe à chaleur » ; le second, dans la partie supérieure comprend tous les termes associés à « crise climatique », c’est à-dire notamment « énergies renouvelables », « gaz à effet de serre », « empreinte carbone », « aménagement du territoire », « économie circulaire », « panneaux photovoltaïques », « voiture électrique », « mix énergétique ». Cette assise de l’agrégat sur ces deux réseaux montre bien qu’il problématise la sobriété du point de vue des articulations qui existent entre la crise énergétique de 2022 et la crise climatique. Cet agrégat est de fait le seul à avoir des liens avec tous les autres, et il trace des liens entre les agrégats 1, 2 et 3 en partie inférieure du graphique et l’agrégat 4 en partie supérieure. Par ailleurs, les techniques sont appelées à jouer un rôle important dans les changements problématisés ici – et il faut noter que si les termes de l’agrégat montrent clairement la place des innovations du renouvelable, la lecture des articles associés apprend que le nucléaire n’est pas en reste et apparait comme un ingrédient important des solutions évoquées.
53À cet agrégat se trouvent associés 160 articles, ce qui en fait aussi le plus gros de ce point de vue. Un grand nombre d’entre eux ont une intensité de problématisation faible (voir tableau 4) : pour 53% à 87% des articles de cet agrégat, la sobriété n’est sans doute pas le sujet principal du propos. On peut donc anticiper que cet agrégat présente une certaine hétérogénéité dans les problématisations qu’il instaure. Nous examinons tout d’abord des apports caractéristiques d’articles présentant une faible intensité de problématisation.
54Une partie de ces articles font une chronique de l’action exécutive et législative ou décrivent des initiatives notables dans des entreprises, administrations ou collectivités. Les questionnements sont analogues à ceux qu’on trouve sur ce sujet dans les agrégats 1 et 3, mais on met ici en perspective des caractéristiques de long terme dépassant l’horizon de la crise de 2022, comme l’indiquent par exemple les titres suivants : L’appel au « sursaut » du Haut Conseil pour le climat (Le Monde du 1er juillet), Économies d'énergie : ce que prépare la France (Le Figaro du 2 aout), Tensions autour du projet de loi sur l'accélération des énergies renouvelables (La Croix du 26 septembre), Les entreprises trop floues sur leurs projets de décarbonation (Le Figaro du 8 septembre), Dans les mairies vertes, un brouillon de culture (Libération, 18 octobre). Ces articles renvoient à des projets relatifs à la transition énergétique qui ne sont pas centrés sur la sobriété mais dans lesquels il est désormais impossible de ne pas aborder ou mentionner cette question.
55Un certain nombre d’articles évoquent les activités culturelles, sportives ou artistiques. Dans cet agrégat, il s’agit de souligner les enjeux de long terme et non seulement d’évoquer la riposte des institutions concernées face à une envolée des prix de l’énergie ou à des risques de coupure de courant. Ces articles problématisent en fait l’idée que ces activités ont des incidences énergivores dont il conviendrait de se soucier. Une illustration intéressante est donnée dans un article au titre évocateur Le public pollueur, un tabou paru dans Le Monde du 29 octobre. Il formule un reproche sévère : « Les lieux de culture, pressés par les circonstances, cherchent surtout à réduire leur facture énergétique. Adopter des ampoules LED, arrêter d’éclairer une façade, chauffer moins, fermer plus… Où l’on constate que ces phares de l’art, que l’on a voulus plus gros, plus grands, plus hauts, abusant du verre aussi, sont des passoires thermiques en hiver et des serres en été, au point de friser l’obsolescence. Toujours est-il que la culture cherche plus à se sauver qu’à sauver la planète. » L’argumentaire montre, plus généralement, comment la crise actuelle peut être utilisée, ici comme ailleurs, comme marchepied pour poser des problèmes plus généraux.
56Enfin, un certain nombre d’articles de cet agrégat à faible intensité problématique proposent des analyses de fond indiquant que la crise actuelle invite à se positionner concrètement (économiquement, techniquement, politiquement) sur des enjeux de long terme. Il s’agit à la fois de réfléchir à des façons desserrer l’étau de l’approvisionnement énergétique (Sortir du gaz russe : pistes et impasses, L’Humanité, 22 mars), de s’ouvrir à des espace d’innovations potentiels (Sobriété énergétique : on n'a plus de gaz mais on a des idées, Libération, 21 juillet ; Sobriété : et si la solution venait des low techs ?, Les Échos, 11 octobre), de revisiter « d’anciennes innovations » à l’aune de la situation actuelle (La supercherie de la « smart city », Les Échos, 4 novembre) et de se projeter concrètement dans l’avenir, que ce soit sous l’angle des nouveaux besoins financiers qui émergent (Sobriété énergétique : de l'urgence aux investissements de long terme, Les Échos, 23 novembre) ou sous celui des formes de planification qui s’imposent (La ville postcarbone de demain exige un bouleversement total orchestré par le pouvoir central, Le Monde, 14 juin ; La France doit faire des énergies renouvelables une grande aventure industrielle et d’aménagement du territoire, Le Monde, 23 novembre).
57Si on examine à présent les articles de cet agrégat à forte intensité de problématisation, on y décèle la présence d’un regard d’ingénieur sur les questions posés. Là où on pouvait apercevoir dans l’agrégat 1 des processus d’économisation et dans l’agrégat 4 des formes de moralisation et de politisation des questions liées à la sobriété, c’est une certaine « mise en ingénierie » qui se donne à voir ici. La sobriété est problématisée en lien avec les calculs dont elle résulte ou qu’elle peut alimenter, avec les fins dont elle a vocation à être un moyen.
58La publication d’un des rapports du GIEC aux premiers moments de la crise invite à cette lecture. L’article publié par Le Monde le 6 avril et intitulé de façon emblématique La sobriété, un levier d’action évoque ainsi les travaux de modélisation des experts du GIEC qui sont précieux pour évaluer les impacts comparés de différents comportements sobres : « Parmi une soixantaine d'actions individuelles, les auteurs du GIEC rappellent quelles sont les plus efficaces : privilégier la marche ou le vélo à la voiture, réduire les déplacements en avion, ajuster la température de la climatisation, limiter le recours aux appareils électriques ou encore adopter un régime alimentaire moins carné ». Un autre vecteur de cette vision « ingénierique » des questions de sobriété est celui des travaux du Shift Project et de son très médiatique porte-parole Jean-Marc Jancovici, ingénieur et professeur français. La définition même qu’il donne de la sobriété, comme une sorte de masse manquante des évaluations énergétiques – selon lui, la sobriété, c’est l’effort qu’il reste à faire lorsqu’on a comptabilisé tout ce que les changements techniques et organisationnels permettent de faire et qu’on n’a toujours pas atteint les objectifs de décarbonation – témoigne de cette vision.
59Cette approche d’ingénieur montre d’ailleurs que la sobriété est bien une composante incontournable des démarches d’atténuation du changement climatique. Ce sont en fait des « gros gestes » auxquels nous devons nous préparer, selon le terme utilisé par Jean-Marc Jancovici lorsqu’il laisse entendre que mettre des pulls à col roulé (comme celui de Bruno Le Maire, qui a fait couler beaucoup d’encre) sera notoirement insuffisant pour sauver la planète (Article d’Aujourd’hui en France du 4 octobre). Autre élément venant à l’appui de cette conviction, dont rend compte l’économiste Fanny Henriet dans un article publié dans Le Monde le 14 novembre : les indicateurs d’évolutions structurelles en matière de sobriété se déplacent dans le mauvais sens au cours la période récente (le poids des voitures augmente, le nombre de mètres carrés de logement par habitant est tendanciellement à la hausse, le transport aérien continue de se développer, et cetera), ce qui fait qu’on ne sera pas portés par des tendances lourdes dans le labeur d’auto-limitation des consommations. Si ce constat plaide pour une dynamique de mise en débat de la notion qui fait défaut actuellement (Sobriété, l’indispensable débat, Le Monde, 31 mai), il suggère aussi l’importance d’une réflexion sur les formes de contraintes qui seraient susceptibles de générer le consentement, et ce sur la durée. La sobriété pourrait bien être « un art de la contrainte », selon la phrase conclusive de l’article intitulé L’énergie de la sobriété et publié par les Échos le 1er juillet.
60Enfin, les articles de cet agrégat invitent à explorer les liens d’articulation, et non d’opposition, entre sobriété et efficacité énergétique. Un certain nombre d’articles du corpus restent à vrai dire dans le flou sur ces deux notions dont les compagnons de négaWatt ont depuis longtemps produit une distinction conceptuelle très claire. Mais au-delà des erreurs de catégorie, on perçoit plus souvent dans les articles associés à cet agrégat, parfois en filigrane et parfois au prisme d’un optimisme résolu, l’idée de fortes synergies socio-techniques entre changements de pratiques et recours à des solutions techniques. Un article publié dans Libération le 26 septembre, au titre évocateur Solutions écologiques, par où on commence ?, peut donner une idée de ce type d’approche. Il passe en revue une série de grands enjeux écologiques contemporains (« renaturer la ville », « réformer les transports », « préserver la ressource en eau », « économiser l’énergie », « relocaliser l’alimentation ») et s’efforce de montrer les solutions mises en œuvre dans différents territoires pour y parvenir. La sobriété est problématisée ici comme un dénominateur commun d’une série de transformations qui, pour s’accomplir, devront entrelacer une variété de dispositifs innovants qu’elle contribue en quelque sorte à catalyser :
« Flambée des prix de l'énergie, canicules à répétition, sécheresse historique, incendies monstres, tempêtes meurtrières Les crises écologique, énergétique et économique s'intensifient. Avec, à la clé, des conséquences de plus en plus dramatiques pour les humains, en particulier les plus pauvres et les plus fragiles, mais aussi pour l'ensemble de la faune et de la flore. Fatalité ? Non, heureusement, car de nombreuses solutions existent. Écologiques, locales, éprouvées. Et souvent peu coûteuses, puisqu'une bonne partie d'entre elles impliquent de mettre en œuvre la sobriété, ce mot désormais sur toutes les lèvres, y compris parmi les dirigeants nationaux. »
61Les résultats présentés dans cet article appellent une poursuite des investigations. Sur le plan du traitement des données au sein de notre corpus, des analyses comparées en fonction des différents journaux s’inscriraient naturellement dans les prolongements de ce travail. Elles permettraient d’avoir une vue moins globale des processus de problématisations et de saisir les effets de mise en perspective qui résultent des différenciations sociopolitiques dans les engagements journalistiques. On en a eu quelques aperçus qualitatifs (sur l’engagement de la distribution dans l’action pour la sobriété) qui montrent la pertinence d’un examen approfondi de cette question. Transposer la démarche sur d’autres médias (presse régionale, médias audiovisuels) permettrait également d’apprécier les variations dans le travail de problématisation selon formats de communication et les publics visés. Une autre direction pour l’enrichissement des perspectives serait l’enquête auprès des journalistes et des acteurs de la presse : un certain nombre d’effets de cadrage problématiques s’inscrivent dans des phénomènes de ligne éditoriale, d’orientations politiques et de stratégies politiques ou médiatiques qui, par construction, ne se donnent pas à voir dans la présente analyse.
62Plus généralement, ces résultats ont vocation à entrer en dialogue avec les recherches qui suivent le travail des activistes, des cercles militants, des groupes professionnels, des acteurs économiques et politiques engagés sur les questions de sobriété. Un des enjeux est de réintégrer le rôle de la presse dans l’ensemble des processus d’écologisations et de comprendre comment elle peut contribuer à faire circuler les problématisations au-delà des cercles spécifiques (ONG, écologistes, militants pour la décroissance, et cetera) qui les portent au départ. Le travail global sur le matériau de presse que nous avons conduit ici permet a minima de situer une série de repères temporels sur la politisation de la sobriété dans les débats français, de qualifier la variété des thématiques sur lesquels il opère, et d’apprécier l’effet de rupture qui s’est produit en 2022. Résumons-en finalement les apports.
63La première partie de notre étude montre tout d’abord qu’au cours de la décennie 2010, un cheminement s’est opéré, lent et heurté mais réel, dans les problématisations de la sobriété. L’injonction à la sobriété faisait auparavant l’objet d’un travail actif et approfondi dans les cercles militants et dans certains réseaux académiques, mais elle est restée pendant une bonne partie de la décennie un slogan vague et vide de contenu dans l’espace des politiques publiques. Cette situation se transforme lentement, jusqu’à l’intégration de la sobriété aux scénarios de prospective en 2021, qui marque un changement de statut fort.
64La crise de 2022 instaure alors une rupture violente dans nos rapports aux ressources énergétique. Ce faisant, elle ouvre une vaste « scène polémique » dont les arènes de la presse indiquent la vitalité et la capacité à articuler le débat d’idées, le récit d’expériences et les réflexions sur le passage à l’action. L’analyse montre comment notre dépendance à l’énergie a été reproblématisée autour de deux événements que sont l’envolée des prix et les risques de rupture de l’approvisionnement : la crise peut être vue alors comme une occasion d’explorer la diversité des incidences de ces événements dans différents contextes socio-économiques (dans la grande distribution, dans divers secteurs industriels, dans les collectivités et le secteur culturel, pour le consommateurs ou les usagers des services publics etc). Elle est aussi une occasion de problématiser différentes réponses effectives ou potentielles en termes de sobriété face à ces situations : par exemple une ingénierie des dispositifs incitatifs, la priorisation négociée des efforts industriels, des formes de « sobriété sur commande » cadrées par le dispositif Ecowatt.
65L’analyse donne à voir également le déploiement d’une politique de la sobriété comme tactique de gouvernement dans la crise. Elle a été mise en œuvre en œuvre par l’exécutif autour des traits suivants : réfuter la décroissance, juguler « l’effet gilets jaunes », promouvoir l’exemplarité du secteur public, négocier avec le monde économique et mobiliser le grand public autour de gestes simples et de dispositifs d’accompagnement. Nous avons vu le débat critique que cette mise en gouvernement de la sobriété a suscité ainsi que ses difficultés à se cristalliser dans un corpus idéologique de politique publique cohérent.
66Si on s’efforce de porter le regard en avant, au-delà de la crise conjoncturelle à proprement parler, l’étude attire l’attention sur deux autres dynamiques de politisation. D’une part, les problématisations politiques et morales, notamment autour des questions de justice sociale et de changement des modes de vie qu’appelle la sobriété, ont connu un approfondissement et une certaine extension : en termes d’étendue du questionnement mais aussi d’interlocuteurs et de spécialités prenant part au débat. Il s’agit ici en grande partie d’une poursuite des conversations qui se tiennent depuis une quinzaine d’année sur ce sujet.
67D’autre part, on voit émerger un ensemble de problématisations, peut-être plus inattendues que les précédentes, concernant la mise en œuvre de la sobriété en lien avec les innovations qu’appelle la transition dans ses dimensions conjointes énergie et climat. Elles invitent à prendre en compte le fait que loin d’être une dimension externe et séparée relevant du politique et moral, la sobriété peut aussi être engagée dans les reconfigurations socio-techniques et économiques qu’opèrent les innovations, notamment celles de l’efficacité énergétique et des renouvelables. Un des rôles de la crise énergétique de 2022 est peut-être ici, de par la mise à l’agenda soudaine qu’elle a produit, de placer la question de la sobriété sur le chemin des innovateurs, quels qu’ils soient, comme un problème incontournable qui devrait désormais être systématiquement interrogé ou, inversement, de suggérer des nœuds de problématisation inédits comme points de départ pour des trajectoires d’innovation.
68Tout porte à croire que la phase de problématisation et de mobilisation intense autour de la sobriété semble aujourd’hui derrière nous – en tout cas, le comptage des publications de presse montre clairement qu’on est dans l’« après ». L’énergie semble à nouveau (provisoirement ?) disponible pour la consommation et la surconsommation ordinaire. Pour autant, on peut se demander quels sont les apprentissages produits par les nombreuses démarches qui ont été engagées par les entreprises, les administrations, les collectivités durant cette période particulière. Malgré leur durée limitée, elles ont fonctionné comme des expérimentations en vraie grandeur d’une sobriété en action, et auront sans aucun doute laissé des traces dans les procédures, les pratiques, les dispositifs, les engagements individuels et collectifs qu’elles ont suscités. Des recherches de terrain seraient à réaliser pour en dresser le bilan et en apprécier la portée.