Cette étude a bénéficié du soutien financier de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, et du soutien financier et méthodologique du Council of American Overseas Research Centers/Carnegie Corporation of New York, qu’ils trouvent ici nos sincères gratitudes. Nos vifs remerciements vont également à toutes les personnes qui ont répondu à nos enquêtes et qui ont facilité le travail de terrain.
1Les recherches universitaires sur les déchets attestent de l’émergence en cours d’un modèle de gestion propre aux villes du Sud, remettant en cause les vertus du transfert technologique à partir du Nord (Cavé et al., 2015). Les phénomènes étudiés comme les inégalités écologiques et environnementales (Durand, 2010), l’imbrication conflictuelle de la valorisation formelle et informelle (Cavé, 2013), l’apport des pratiques populaires à la territorialisation, la gouvernance et l’aménagement des villes (Debout, 2012 ; Carré, 2013 ; Pierrat, 2014 ; Pires Negrao, 2017) font état d’une cohabitation entre pratiques populaires spontanées et gestion publique des déchets.
- 1 La recherche par les mots « déchets », « recyclage », « récupération » sur le portail algérien de s (...)
2En Algérie, les recherches sur les déchets sont encore balbutiantes1. Les rares thèses que nous avons recensées relèvent essentiellement d’ingénierie technique et d’une recherche-action qui a ciblé l’amélioration de leur gestion et leur incorporation dans des procédés industriels : les pratiques populaires spontanées sont rarement étudiées, faisant fi de leur apport aux dispositifs de gestion en place.
- 2 Adjectif initialement forgé par J. Gouhier pour qualifier ce qui a trait au déchet
3Pourtant, certaines de ces pratiques à fort ancrage territorial parviennent à conditionner l’action rudologique2 locale, menant à l’hybridation des pratiques qui configure des systèmes originaux de gestion des déchets. L’objectif de cet article est d’en faire la démonstration à partir du cas empirique de la wilaya de Tizi Ouzou, où la gestion communautaire villageoise est en phase d’impulser l’élaboration d’un modèle local de gestion des déchets. Il propose d’analyser cette gestion communautaire des déchets sous le prisme de l’innovation sociale.
4La gestion communautaire est la forme de gestion établie autour des communs, qui peuvent se définir comme « l’organisation d’acteurs, dont la durabilité est liée à la capacité collective de faire respecter les règles d’usage et de mettre en place des méthodes robustes de régulation de l’autorité et des conflits » (Leyronas et Bambridge, 2018). Pour Elinor Ostrom, le fonctionnement des communs peut se lire à travers le bassin commun de ressources (BCR) qui comprend « des ressources dont l’exclusion de bénéficiaires par des moyens physiques et institutionnels est particulièrement coûteuse, et l’exploitation par un utilisateur réduit la disponibilité des ressources pour les autres » (Ostrom et al., 1999, p. 278). La gouvernance de BCR procède par l’édification d’institutions capables de réguler les usages pour garantir l’exploitation raisonnée des ressources et susciter la contribution des usagers à leur pérennisation (Ostrom, 1990 ; Ostrom et al., 2002).
5L’existence d’une identité communautaire facilite une telle gestion de ressource : les rapports quotidiens et personnalisés qu’entretiennent entre eux les usagers déterminent leurs stratégies, et la confiance qui s’établit dans les relations de réciprocité entre les membres de la communauté favorise le succès des actions collectives (André et Plante, 2002). De même, les normes communautaires produisent généralement des coûts significatifs pour les personnes ne les respectant pas (exclusion de la communauté par exemple), ce qui avantage les communautés locales comme instances de décision et de négociation (Ballet, 2007). Ces normes très strictes à l’égard des comportements déviants filtrent les changements opérés par la communauté en rejetant ceux qui ne bénéficient pas d’un large consensus : l’inertie qui en découle accroit la stabilité et la résilience des communautés. En outre, l’existence de dynamiques de proximité fortes et aisément activables aide à se positionner collectivement sur un même registre d’action (Angeon et Caron, 2009), ce qui facilite le diagnostic et l’identification des besoins à traiter au sein des communautés.
6L’appréhension des déchets au prisme des communs a donné lieu à deux principales réflexions. La première, de Jérémie Cavé, confronte le déchet à la catégorie de bien commun et le qualifie de « mal public impur » (Cavé, 2013, p. 200). Elle considère le gisement urbain des déchets comme un BCR, dans lequel la fraction récupérable (déchet-ressource) correspond à un flux, et la fraction non récupérable (déchet-rebut) est un stock : à l’inverse d’un BCR Ostromien, le prélèvement d’unités (flux) d’un gisement urbain de déchets s’accompagne de l’accroissement du stock ; le danger ne réside donc pas dans l’épuisement du stock, mais bien plutôt dans sa croissance et sa dissémination incontrôlées (Cavé, 2015 ; Durand et al., 2019).
7La seconde, d’Alexandre Monnin et de Lionel Maurel, qualifie de « communs négatifs » le service de gestion des déchets coproduit dans les villes du Sud, en impliquant une pluralité d’acteurs et les populations locales, sous forme de « communs urbains » (Monnin, 2021 ; Maurel, 2023). Par cette acception, les « communs négatifs » élargissent les communs aux objets inappropriés et dépourvus d’utilité, mais qui nécessitent néanmoins une action collective pour contenir leurs effets indésirables ; il s’agit de « faire communauté » autour d’éléments qui ne sont pas des ressources (Maurel, 2023).
8L’élargissement aux déchets d’une gestion communautaire existante s’accompagne inéluctablement de changements qui relèvent d’innovation sociale. Celle-ci « fait référence aux activités et services innovants motivés par l’objectif de répondre à un besoin social et qui sont majoritairement portés par des organisations dont la finalité première est sociale » (Mulgan, 2006, p. 146). Elle correspond aux « nouvelles idées (produits, services et modèles) qui répondent aux besoins sociaux (plus efficacement que les alternatives) et créent de nouvelles relations ou collaborations sociales » (Murray et al., 2010, p. 30 ; BEPA, 2010, p. 7). Elle est non seulement bénéfique pour la société, mais renforce également sa capacité d’agir (BEPA, 2010). Le Centre de recherche sur les innovations sociales les définit comme « de nouveaux arrangements sociaux, organisationnels ou institutionnels ou de nouveaux produits ou services ayant une finalité sociale explicite résultant, de manière volontaire ou non, d’une action initiée par un individu ou un groupe d’individus pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution à un problème ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles » (Klein, 2017, p. 13).
9Dans ce type d’innovation, le « nouveau » se manifeste dans les pratiques sociales, et il ne signifie pas nécessairement bien, mais socialement souhaitable (Howaldt et al., 2014 ; 2016). L’innovation sociale peut être « incrémentielle » au niveau des biens et services pour répondre plus efficacement aux besoins sociaux, « institutionnelle » au niveau des structures sociales et économiques existantes pour générer de nouvelles valeurs et de nouveaux résultats sociaux, « de rupture » en apportant des changements au niveau des systèmes (Nicholls et al., 2015). Elle arbore un processus participatif en impliquant les parties prenantes et les bénéficiaires dans la résolution des problèmes sociaux, ce qui accroit le capital social et fait de ce processus un résultat en soi (BEPA, 2010). D’ailleurs, le processus qui génère l’innovation sociale est plus précieux que la satisfaction du besoin lui-même (Portales, 2019).
10La mobilisation analytique de l’innovation sociale peut s’appuyer sur une partie ou la totalité des cinq critères retenus par Thomas Guérin et Nadine Richez-Battesti dans leur confection d’un outil de caractérisation des innovations sociales : la réponse aux besoins sociaux, le processus participatif, le lien au territoire, le modèle économique, l’appropriation collective de la valeur (Guérin et Richez-Battesti, 2015). L’appréhension d’un phénomène comme innovation sociale consiste alors à expliquer comment il recouvre ces critères.
11L’application de la gestion communautaire aux déchets traduit la manière dont ils constituent des communs dans le contexte des villes du Sud ; son analyse par l’innovation sociale permet de saisir les changements induits par ce « faire commun » autour des déchets : comment impulse-t-il l’élaboration de modèles locaux de gestion ?
12À travers cet article, nous souhaitons apporter quelques réponses à ce questionnement en analysant le cas empirique de la wilaya de Tizi Ouzou. Après rappel de la démarche méthodologique, nous faisons la démonstration du caractère d’innovation sociale de la gestion communautaire des déchets ; puis, nous détaillons les changements profonds qu’elle génère localement par ses effets de conditionnement de la gestion publique des déchets et des activités de récupération et de recyclage. En conclusion, nous esquissons les contours du modèle local de gestion des déchets.
13La wilaya (département) de Tizi Ouzou s’étale sur 2957,94 km² et compte 1191753 habitants qui produisent quotidiennement près de 850 tonnes de déchets ménagers et assimilés (DPSB, 2019), dont 72% de matières organiques, 14% de plastique, 7% de papier, et 7% de métaux, verre et textiles. Elle recouvre 1300 villages répartis sur 67 communes, disposant chacun d’un « comité » qui défend l’intérêt collectif des villageois, contribue à la résolution de leurs problèmes, et veille à un meilleur usage des biens et ressources du village.
- 3 « Adrum » (pluriel « Iderman ») au sein du village kabyle résulte du processus successoral combinan (...)
14Les programmes de développement des années 1960 et 1970 ont accentué l’exode des activités paysannes vers le salariat en ville, transformant les modes de vie et de consommation villageois devenus générateurs de déchets. Les restes essentiellement organiques, auparavant (di)gérés dans l’espace familial où se formaient des décharges éphémères intégrées dans un système de gestion de la fertilité du sol, ont fait place aux décharges pérennes in(di)gérables en raison de leur composition qui impose leur évacuation en dehors de l’espace familial. Progressivement, la décharge s’est déplacée dans l’espace interfamilial (Adrum)3, puis villageois, dessinant des territoires de gestion communautaire des déchets impliquant les riverains concernés. À ce stade villageois (espace ultime d’évacuation de la décharge), la communauté et le collectif en action autour des déchets concernent l’ensemble des villageois sous l’égide de leur comité du village.
- 4 Tajmaat d’un village est l’instance organisationnelle composée de représentants des différents Ider (...)
- 5 Dans les comités de village enquêtés, la moyenne d’âge oscille entre 24 et 58 ans, et 45% de leurs (...)
15Les comités ont succédé, à partir des années 1980 et 1990, aux « Tajmaat »4 traditionnelles en adoptant un fonctionnement associatif qui a favorisé l’implication en leur sein de jeunes instruits, bien au fait des enjeux contemporains, maniant avec dextérité l’exigence de perpétuer l’héritage ancestral tout en s’ouvrant à la modernité5.
16Parallèlement, la gestion publique des déchets s’est construite pour desservir prioritairement l’espace urbain, en plaçant en lisière des villes et des villages les décharges au contenu de plus en plus nuisible. Le service municipal de collecte et d’élimination s’est déployé au détriment des espaces ruraux, en infligeant à leurs populations la double peine de subir les nuisances des déchets et l’exclusion du service.
17L’infléchissement du statu quo s’amorce dès la seconde moitié des années 1990, par l’effet de crises politiques qui ont exacerbé chez les villageois kabyles la volonté de réactiver la dimension identitaire du village et les valeurs ancestrales locales ; l’application de la gestion communautaire aux déchets participe de cette « renaissance » en mobilisant les villageois pour freiner la prolifération des décharges et bâtir des dispositifs de gestion propres aux villages.
18Les réformes du service public des déchets, initiées par la nouvelle politique environnementale nationale au début des années 2000, interviennent dans la wilaya de Tizi Ouzou au moment où les populations villageoises investissent la question des déchets en lui appliquant la gestion communautaire existante. Notre hypothèse est que l’application de cette forme de gestion aux déchets relève d’une innovation sociale qui conditionne l’action rudologique locale. C’est ce que nous démontrons dans les paragraphes qui suivent.
19Pour la collecte des données, une première enquête exploratoire a été menée en 2019 par entretien libre auprès de divers acteurs locaux des déchets : élus, responsables du secteur de l’environnement, opérateurs publics de collecte et de traitement des déchets, comités de villages et de quartiers urbains, responsables associatifs, récupérateurs et recycleurs. Elle a révélé l’existence dans les villages d’une gestion communautaire des déchets ; un constat qui a permis d’affiner notre problématique de recherche en portant la focale sur l’analyse de cette forme de gestion villageoise pour comprendre la manière dont elle impacte l’intervention des autres acteurs des déchets.
- 6 La période d’enquête a connu trois évènements majeurs qui ont marqué la zone d’étude : la mobilisat (...)
20Cette enquête préliminaire a permis également de cibler les intervenants auprès desquels des entretiens semi-directifs plus approfondis ont été menés entre 2019 et 20236 ; le choix est porté sur les comités de villages, compte tenu de leur rôle central dans la mise en place de cette gestion communautaire des déchets. Au total, 33 comités de villages répartis sur le territoire de la wilaya ont été enquêtés, à raison d’un membre par comité ayant accepté de participer à l’enquête. Les informations recueillies sont complétées par celles émanant des entretiens effectués avec les gestionnaires publics des déchets et les recycleurs pour comprendre l’effet sur leurs actions de la gestion communautaire des déchets.
Tableau 1. Les acteurs des déchets interviewés/ Waste stakeholders interviewed
Catégories d’acteurs
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Nombre
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Membre de comité de village
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33
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Responsable associatif
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2
|
Membre de comité de quartier urbain
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1
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Sous total acteurs de la société civile
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36
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Président d’assemblée populaire communal
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6
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Secrétaire général de commune
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5
|
Cadre technique de commune
|
3
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Élu d’assemblée populaire communal
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4
|
Directeur d’EPIC communal de collecte des déchets
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1
|
Cadre de l’EPIC communal de collecte des déchets
|
1
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Élu d’assemblée populaire de wilaya
|
1
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Cadre de la Direction de l’environnement de wilaya
|
2
|
Directeur de l’EPIC de gestion des CET
|
1
|
Cadre de l’EPIC de gestion des CET
|
3
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Sous total acteurs de la collecte et du traitement
|
27
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Récupérateur en décharge
|
5
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Récupérateur itinérant
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3
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Recycleur
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16
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Industriel local de plasturgie
|
1
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Récupérateur sur casier de CET Oued Fali
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1
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Responsable du centre de tri Oued Fali
|
1
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Sous total acteurs de la récupération et du recyclage
|
27
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Total des acteurs interviewés
|
90
|
21Les entrevues se sont déroulées par téléphone et sur les lieux de présence de nos interlocuteurs, ce qui nous a permis d’observer leurs actions in situ et d’adapter nos questions en conséquence.
22Les données qualitatives collectées sont retranscrites pour constituer un corpus auquel une analyse de contenu est appliquée, à travers un codage et un traitement sémantique qui identifient pour chaque acteur les objectifs stratégiques poursuivis, les actions concrètement menées pour les atteindre, et la manière dont il considère l’action des autres acteurs. Les résultats sont interprétés en privilégiant une approche créative visant à montrer l’innovation sociale en cours, ses effets sur les communautés villageoises, sur la gestion publique des déchets, et sur les activités de récupération et de recyclage dans la wilaya.
Figure 1. Complexité des espaces de déchets à Tizi Ouzou / Complexity of the waste spaces in Tizi Ouzou
23L’élargissement de la gestion communautaire villageoise aux déchets participe du processus continu d’adaptation de cette forme de gestion. Il procède d’un « faire commun » autour des déchets, dont la condition sine qua none est d’établir les contours du commun selon le « Clearly Defined Boundaries » identifié par Elinor Ostrom comme le premier principe de gouvernance durable d’un BCR : « avoir des règles, qui définissent clairement qui a le droit d’utiliser une ressource et les limites de cette ressource, garantit que les propriétaires peuvent clairement identifier toute personne qui n’a pas de droits et prendre des mesures à son encontre » (Ostrom, 2002, p. 10).
24L’identification du commun autour des déchets débute par la prise de conscience par les villageois de la nécessité d’appliquer la gestion communautaire aux déchets, qui est aussi l’étape primordiale qui enclenche le processus d’innovation sociale (Murray et al., 2010). Le déclic peut venir de l’exacerbation de conflits liés aux nuisances causées par la prolifération des déchets dans l’espace villageois : la résolution de ce nouveau type de conflits suscite alors une production de règles qu’on ajoute au règlement interne du village. La mobilisation peut s’enclencher aussi en réaction aux nuisances générées au village par les actions rudologiques d’agents externes à la communauté villageoise : face à l’impossibilité de réguler l’intervention de ces agents, les villageois mènent plutôt des actions défensives à leur égard. De ce point de vue, la gestion communautaire des déchets implique aussi des mesures visant à se défendre contre l’action d’intervenants externes à la communauté qui ne sont pas tenus de respecter ses règles. Dans un cas comme dans l’autre, l’application de la gestion communautaire aux déchets vient contrecarrer l’impuissance du service public à les prendre en charge efficacement.
- 7 Le décret 84-378, fixant les conditions de nettoiement, d’enlèvement et de traitement des déchets s (...)
- 8 Pour plus d’informations, consulter l’article du journal El Watan du 29 mai 2019, [En ligne] URL : (...)
25En Algérie, le service public de gestion des déchets a été conçu pour desservir essentiellement les agglomérations urbaines7. Les espaces ruraux sont, non seulement mal desservis, mais reçoivent également les décharges et installations nécessaires au traitement des déchets urbains. Dans la wilaya de Tizi Ouzou, les dispositifs de collecte municipale éprouvent d’énormes difficultés techniques, matérielles, et humaines à fonctionner convenablement : les communes optent souvent pour le délestage des espaces ruraux et 40 d’entre elles n’assurent pas la collecte dans les villages8. La collecte communale peine également à couvrir certains villages pour des raisons d’éloignement et/ou d’inaccessibilité aux camions, comme à Béni Douala. En outre, le manque de moyens rend la collecte très onéreuse pour les municipalités qui choisissent, comme à Aghribs, d’abandonner volontairement la collecte dans les villages.
26Ainsi, la gestion des déchets dans les villages est un besoin mal satisfait par le service public municipal, ce qui motive les villageois à le prendre en charge avec l’objectif de « faire mieux » (Cloutier, 2003).
- 9 Équivalent à près d’un dixième du Salaire national minimum garanti (SNMG).
27Pour appliquer la gestion communautaire aux déchets, les villageois procèdent par l’ajout au règlement du village, de règles spécifiques aux déchets. Ces règles portent souvent sur l’organisation du dispositif de gestion villageois (programmation de sorties des poubelles, fonctionnement des lieux de regroupement) ; elles comportent des mesures coercitives (pénalisation des infractions liées aux déchets) comme au village Ait Khelifa dont le règlement interne inscrit dans son chapitre « environnement » : « l’interdiction de toute décharge sauvage même personnelle dans le périmètre et environs immédiats du village ; tout contrevenant est puni d’une amende de 2000 Dinars9 » (règlement interne du village Ait Khelifa, article 132).
28La coercition n’est pas la seule mesure prise pour améliorer la gestion des déchets dans les villages, les comités réalisent aussi des actions de sensibilisation auprès des villageois, comme à Ain Méziane, où des panneaux invitant à un « environnement propre » sont posés dans divers endroits du village. Au registre de l’éducation à la propreté, le village Sahel dispose d’une troupe théâtrale féminine qui joue des représentations sur la gestion des déchets et le tri sélectif. En outre, les comités encouragent la création d’associations environnementales qui éduquent et sensibilisent sur diverses questions comme les déchets.
- 10 Conformément à son statut d’association, un comité de village ouvre droit aux aides publiques, reço (...)
29Le contenu des règlements sur les déchets dépend des choix de gestion opérés par les villageois : dans certains villages, comme Zouvga et Iguersaffene, une taxe spécifique de gestion des déchets est instaurée pour soutenir les dépenses inhérentes au fonctionnement du dispositif de gestion. En plus des moyens et fonds propres du village, les comités font souvent appel au soutien (matériel, financier et techniques) des collectivités et de l’État qu’ils mobilisent au besoin10.
30L’une des actions en vogue au sein des villages consiste en la mise en place du tri sélectif et en la valorisation des déchets. Cette pratique, qui trouve de plus en plus d’adeptes parmi les villageois, s’effectue à des degrés divers d’organisation et de technicité : l’aménagement d’un centre de tri et de valorisation des déchets, comme aux villages Ahrik et Igoulfane, témoigne souvent de la forte capacité d’organisation de la communauté, en raison des exigences d’engagement et d’adhésion des villageois au dispositif en place pour sa réussite.
31Ces exigences expliquent les difficultés qu’ont certains comités à concrétiser des projets de centres de tri, dont l’avancement s’effectue à des rythmes variables : dans certains villages comme Ait Khelifa et Taboudoucht les projets sont en cours de réalisation, dans d’autre, comme El Kelaa, ils ne sont qu’au stade de réflexion. Enfin, dans d’autres villages, comme Ait Agad, le comité « se contente d’autoriser un jeune du village à récupérer les matières recyclables et les vendre hors du village » (entretien avec un membre du comité, 22 juin 2020)
32L’action la plus courante de gestion communautaire des déchets consiste à organiser des opérations périodiques de nettoyage de l’espace villageois, pour éliminer les dépôts et décharges par enfouissement ou incinération, et balayer les rues et places du village. La participation à ces opérations (de volontariat) est obligatoire en application des règlements internes des villages, comme à Issendlen où « le volontariat est une obligation pour les villageois âgés entre 18 et 55 ans inscrits sur le fichier du village ; en cas d’absence, une amende de 1000 Dinars, équivalente au salaire journalier d’un ouvrier, sera payée » (règlement interne du village Issendlen, p. 4).
- 11 Les villageois prennent leur distance avec les auteurs de ces comportements qui perdent ainsi la po (...)
33La gestion communautaire des déchets comporte également des actions qui visent à mobiliser les villageois contre les nuisances des déchets générées au village par des agents étrangers à la communauté. La mobilisation s’enclenche dès l’identification des nuisances existantes ou potentielles, et les valeurs communautaires de réciprocité et d’attente mutuelle favorisent l’implication des villageois dans les actions menées : les comportements de passagers clandestins (free-riders) sont décriés au sein du village en exposant leurs auteurs à une perte certaine de capital social11.
34Incontestablement, la gestion communautaire des déchets réduit leurs nuisances et produit de meilleurs résultats comparativement au service public qui peine à se déployer dans les villages. Les actions menées et la manière dont elles sont réalisées produisent des changements qui impactent les villageois individuellement et collectivement.
- 12 C’est par exemple le cas au village Ahrik, où le montant des cotisations annuelles fixé aux village (...)
35La gestion communautaire des déchets prône une stratégie socialement innovante en raison de son caractère participatif et ascendant. Elle est l’œuvre collective des villageois, qui sont aussi les usagers bénéficiaires du service, et implique équitablement les membres de la communauté, y compris ceux résidents hors du village pour lesquels des règles spécifiques de participation sont établies12. Elle s’effectue sur la base de volontariats décidés en assemblée générale des villageois, donnant lieu à une organisation qui favorise la participation non seulement à la mise en œuvre des projets, mais également à leur formulation.
36L’ajout au règlement villageois de règles spécifiques aux déchets le renforce comme instrument de réduction de conflits et de resserrement des liens sociaux au village. L’organisation d’opérations collectives de nettoyage à travers le volontariat soude la communauté : « le volontariat est un événement important et fédérateur dans la vie communautaire. « Tichemlith », fait partie des caractéristiques traditionnelles, les plus représentatives de notre société kabyle, le volontariat est autant un devoir qu’une obligation en ce sens qu’il exprime une idée et une volonté d’appartenance » (règlement du village Issendlen, p. 4).
37Le modèle économique de la gestion communautaire des déchets combine des ressources financières émanant du recouvrement de taxes et d’infractions relatives aux déchets, et des moyens publics de différentes natures (matériels, intrants). Il se base énormément sur des ressources réciprocitaires, comme le don, le volontariat, et l’entraide entre villageois : ce sont, par exemple, les artisans du village qui conçoivent et réalisent bénévolement les dispositifs techniques de gestion, en mettant leur savoir-faire à la disposition du comité, qui se charge de fournir les matériaux nécessaires via la caisse du village ou par le biais de la municipalité. Il engage des mécanismes de coproduction et de co-construction de ressources (Klein et al., 2014).
38C’est un modèle qui produit des bénéfices individuels, notamment pour des villageois démunis qui sont recrutés pour faire marcher les dispositifs de tri et de valorisation des déchets : le dispositif du village Ahrik a créé deux emplois, ceux des villages Igoulfane et Zouvga ont créé chacun un emploi.
39Il produit également des bénéfices collectifs sous forme de ressources redistributives, comme le renforcement des liens sociaux et l’amélioration du cadre de vie et de l’environnement, qui profitent à l’ensemble des villageois. En outre, les ressources financières générées sont versées à la caisse du village et réutilisées pour répondre à d’autres besoins de la communauté.
40La gestion communautaire des déchets se réalise de manière adaptée à chaque contexte villageois. Les règles sur les déchets sont établies par chaque communauté villageoise selon ses propres besoins, ce qui explique leur variation d’un village à l’autre : la taxe spécifique aux déchets n’est pas instaurée dans tous les villages, de même, les mesures coercitives sont plus fortes dans certains villages que d’autres.
41En outre, les dispositifs de gestion en place sont divers, et sont soit arrimés au service public de gestion, comme au village Ain Méziane, ou émancipés de ce service, comme à Ahrik : les actions villageoises qui en découlent peuvent alors varier de la gestion des points de collecte municipale au village, à l’instauration de système de tri et de valorisation autonome.
42Cette diversité témoigne d’une gestion extrêmement territorialisée, basée sur l’activation des ressources locales de la communauté villageoise. Elle entérine l’accommodation de la gestion communautaire des déchets aux particularités des villages, produisant son ancrage territorial local.
43Les actions d’éducation et de sensibilisation à l’environnement améliorent les connaissances des villageois dans ce domaine et accroissent leur capacité d’agir, comme l’affirme un membre du comité du village Zouvga : « le respect de l’environnement et de la propreté est une cause chère à tous les citoyens du village » (entretien, 19 juin 2020).
44La gestion des déchets motive les communautés villageoises à interagir avec les acteurs publics pour capter les ressources nécessaires : les partenariats établis autour des déchets s’élargissent à d’autres domaines d’intervention, renforçant l’accès aux ressources publiques et la capacité sociopolitique des villageois (Hillier et al., 2004).
45Les mobilisations contre les projets d’installations de traitement mènent souvent les villageois à affronter des acteurs institutionnels, ce qui accroit leur connaissance sur le fonctionnement des institutions. En outre, divers spécialistes dans plusieurs domaines techniques et scientifiques interviennent lors des conflits qui deviennent, ainsi, des moments d’apprentissage pour les villageois.
46En s’engageant dans la gestion des déchets, les villageois accèdent à de nouvelles connaissances sur le sujet (tri sélectif, valorisation, techniques de compostage, marché des matières premières, aménagement et gestion de déchetteries, mise en place de dispositifs de collecte) et améliorent leurs capacités dans divers domaines (environnement, économie, sociologie), menant à leur empouvoirement (empowerment) individuel et collectif. Ils se constituent en acteurs des déchets, capables d’influencer l’action rudologique locale en y impulsant de profondes mutations.
47Au-delà de son effet sur les villageois individuellement et collectivement, la gestion communautaire des déchets impacte considérablement l’intervention des acteurs publics de gestion des déchets et les pratiques de récupération et de recyclage à l’échelle de la wilaya.
- 13 Un CET se compose de casiers aménagés pour enfouir les déchets de manière contrôlée.
- 14 Direction responsable de superviser l’opérationnalisation de la politique environnementale à l’éche (...)
48En 2002, la wilaya de Tizi Ouzou a bénéficié du Programme national de gestion des déchets solides municipaux (PROGDEM) qui a projeté de construire sept Centres d’enfouissement technique (CET)13. L’implantation des projets sur des terrains choisis par la Direction de l’Environnement de Wilaya (DEW)14 et les communes a déclenché l’opposition des villageois riverains des sites : « la seule solution que les pouvoirs publics préconisent sont les CET, chose que rejettent les citoyens » (entretien avec un membre du comité du village El Kalaa, 13 juin 2020).
- 15 Pour plus d’informations, consulter l’article du journal Le Matin du 17 août 2012, [En ligne] URL : (...)
- 16 Rejets liquides polluants des casiers d’enfouissement qui doivent subir un procédé de traitement ri (...)
- 17 Pour plus d’informations, consulter l’article du journal El Watan du 21 octobre 2008, [En ligne] UR (...)
49La mobilisation s’est appuyée sur des arguments qui mettent en avant la dangerosité des CET. Dans un entretien au journal Le Matin, un villageois contestataire du projet de CET Tigzirt/Mizrana indiquait « nous tenons à mettre devant leurs responsabilités les promoteurs de cette menace majeure sur la santé de notre population, notre environnement, nos eaux et l’investissement agricole »15. Elle s’est nourrie des dysfonctionnements constatés dans ceux déjà fonctionnels, comme les nuisances olfactives et l’absence de traitement des Lixiviats16. In fine, un contexte très contraignant pour l’opérationnalisation de la nouvelle politique des déchets s’est constitué, mettant en difficulté l’action des responsables publics locaux. Dans l’article du journal El Watan en date du 21 octobre 2008, le wali (préfet) de Tizi Ouzou déclarait : « nous éprouvons toutes les peines à localiser un espace destiné à recevoir les déchets ménagers en raison du problème des oppositions »17.
50Pour atténuer l’effet des oppositions aux projets sur le dispositif global de traitement, la DEW procède au redéploiement du programme de réalisation d’installations initialement prévu, en combinant délocalisation des projets vers de nouveaux sites, redistribution des communes desservies, et évitement de création ex nihilo de nouvelles installations contrôlées en privilégiant la réhabilitation de décharges sauvages existantes.
51La délocalisation pour cause d’opposition a concerné la plupart des projets de CET, conduisant à leur acceptation, comme à Oued Fali, ou à la persistance des blocages, comme à Fréha/Aghribs, Illoula Omalou/Souamaa, et Tigzirt/Mizrana. Le blocage de projets de CET a contraint la DEW à transférer les communes concernées vers le CET Oued Fali, initialement créé en 2009 pour desservir 3 communes, et qui se retrouve avec 8 communes en 2011, 16 en 2016, et 24 en 2021. L’évitement de saturation des installations devient l’enjeu crucial pour maintenir en activité le dispositif de traitement.
52Le remplacement de décharges existantes par les installations de traitement contrôlées a considérablement facilité l’acceptation des projets par les populations : c’est le cas pour les CET Draa El Mizane, Ouacif, et Boghni qui ont repris des sites abritant déjà des décharges sauvages en mettant fin à leurs nuisances.
53La seconde mesure prise pour atténuer la pression sur les installations fonctionnelles a été de promouvoir la récupération comme moyen de gestion. Elle a débuté en 2009 avec la mise en fonctionnement des CET (Oued Fali, Ouacif, et Draa El Mizane). Elle est réalisée directement sur les casiers par des opérateurs privés conventionnés par l’Entreprise publique à caractère industriel et commercial de Wilaya de gestion des CET (EPICWG-CET) à l’issue d’un appel d’offres. Elle est régie par un cahier des charges qui fixe les engagements à respecter, notamment les quantités minimales à récupérer pour chaque matière, et les conditions de leur évacuation en dehors du CET : en août 2022, quatre micro-entreprises exploitaient le casier du CET Oued Fali faisant travailler chacune trois à sept ouvriers rémunérés au poids des matières récupérées.
54Depuis, 2018, la récupération s’effectue également en centre de tri d’Oued Fali (seul CET à disposer d’un centre de tri) où elle est réalisée par les employés de l’EPIC : en 2022, le centre fait travailler 28 salariés qui traitent environ 150 tonnes de déchets par jour, en utilisant des équipements et procédés techniques modernes (tapis roulants, tris manuel et automatique, compactage). Les matières récupérées sont vendues à des acheteurs conventionnés qui en assurent l’évacuation périodique.
- 18 Notre enquête de terrain (juillet 2022) : données fournies par la direction du CET Oued Fali.
55Entre 2018 et 2021, la récupération au CET Oued Fali a permis de valoriser 5273 tonnes de matières expédiées en 1273 chargements18. Globalement, la récupération est plus dynamique sur casier qu’en centre de tri : les quantités expédiées sont respectivement de 2913 et 2360 tonnes, et le nombre de chargements est de 874 sur casier contre 399 au centre de tri pour toute la période. Le dynamisme sur casier est soutenu par le mode de rémunération des ouvriers au poids des matières récupérées, alors qu’en centre de tri le salaire mensuel est perçu indépendamment des quantités traitées. Il s’explique également par l’arrivée au CET de plus en plus de déchets villageois suite à l’arrimage grandissant des dispositifs de gestion communautaire à la collecte municipale : les villages n’étant pas collectés quotidiennement, leurs déchets arrivent au CET dans un état avancé de putréfaction, justifiant l’aiguillage direct des camions vers le casier au détriment du centre de tri.
56Le manque d’installations de traitement contraint les communes à resserrer leur intervention par l’engagement de concessionnaires et le partage de la gestion avec les communautés locales.
57Le recours à la concession est un moyen pour les communes de se défaire entièrement ou partiellement du problème des déchets. L’une des pratiques observées consiste à engager un opérateur privé rémunéré au nombre de rotations effectuées vers le lieu de déchargement : un mode de rémunération qui vise à s’assurer du passage régulier de l’opérateur dans les lieux de ramassage indépendamment des quantités collectées.
58La concession permet également à certaines communes d’accéder aux installations de traitement : la commune d’Ait Aggouacha accède à la décharge de Larbaa Nath Irathen en engageant le même concessionnaire que celle-ci, et la commune de Boujimaa accède au CET Oued Fali à travers le même concessionnaire engagé par la commune d’Ath Aissa Mimoune.
59En outre, lorsque les communes font le choix de créer un EPIC de collecte, comme à Tizi Ouzou et Tizi Rached, elles lui délèguent l’entièreté de la gestion opérationnelle des déchets avec transfert des moyens humains et matériels dont elles disposent, tout en gardant le contrôle décisionnel et financier de l’établissement.
60La volonté des responsables municipaux de mettre à profit la capacité mobilisatrice des communautés locales, en leur transférant la prise en charge des déchets, a donné lieu à diverses tentatives de gestion partagée.
61L’exemple du projet de déchetterie initié par l’Assemblée populaire communale (APC) d’Aghribs en partenariat avec le comité du village Adrar est en cela illustratif. Dans sa formulation, le projet vise à « encourager le tri sélectif dans les villages pour réduire les coûts d’enfouissement en l’absence de CET et décharges sur le territoire communal : l’idée étant d’inciter les villageois à gérer eux-mêmes leurs déchets, et le choix de ce village est motivé par le dynamisme de son comité qui offre un gage de réussite à cette initiative pilote » (entretien avec le président de l’APC d’Aghribs, 28 juillet 2022).
62Dans cette collaboration, les villageois se chargent d’aménager la déchetterie et d’assurer sa gestion en engageant un ouvrier du village, et l’APC fournit les matériaux pour l’aménagement du site, les supports de communication pour sensibiliser les villageois au tri sélectif, et assure le salaire de l’ouvrier pendant la phase de lancement jusqu’à ce qu’il soit rémunéré par la revente des matières recyclées.
- 19 Notamment dans les cités Khellil et Mahmoudi au chef-lieu de la commune.
63En milieu urbain, le partenariat initié entre l’APC de Draa Ben Khedda et certains comités de quartiers est un exemple de gestion partagée des déchets qui a permis de mettre fin aux dépôts anarchiques19. Les habitants ont aménagé des locaux à poubelles, assorties d’un règlement de fonctionnement décidé en assemblée générale (horaires d’utilisation, sanctions des comportements déviants) et assurent leur gestion tournante (surveillance, ouverture et fermeture). Les services de l’APC procèdent à la collecte régulière des poubelles suivant le dispositif municipal en place. L’articulation minutieuse entre la collecte (assurée par l’APC) et la gestion des locaux (garantie par les habitants) est la condition de réussite du partenariat.
- 20 Initiative lancée en 2006 par l’assemblée populaire de wilaya (APW) de Tizi Ouzou : à chaque éditio (...)
64Enfin, le concours « Village le plus propre »20 témoigne d’une ambition à mobiliser la gestion communautaire pour améliorer la propreté et l’environnement dans les villages : il atteste d’un changement d’échelle et de diffusion par institutionnalisation des modèles villageois de gestion des déchets (Chiffoleau et Paturel, 2016).
65Ces initiatives de gestion partagée ne perdurent que lorsqu’elles renforcent les communautés impliquées. Elles montrent les vertus d’une gestion multi-scalaire basée sur une définition claire des prérogatives de chaque intervenant : les limites du village ou du quartier urbain sont les repères spatiaux nécessaires à l’exercice de ces prérogatives.
- 21 Résultats de notre enquête (août 2023) : le rythme de création d’unités de recyclage s’est accéléré (...)
66Les activités de récupération et de recyclage sont en plein essor dans la wilaya de Tizi Ouzou, où 40 recycleurs structurent un réseau de récupérateurs et d’intermédiaires acheteurs-vendeurs des déchets valorisables21.
67Les récupérateurs exercent de manière informelle en décharge et en amont de celle-ci. Ils forment trois grandes catégories non exhaustives qui s’entremêlent : des récupérateurs fixes en décharges qui agissent directement sur le gisement déchargé par les camions de collecte, des récupérateurs itinérants qui fouillent les poubelles et/ou s’approvisionnent chez les habitants et les commerçants, des agents de collecte municipale qui pratiquent la récupération durant leurs tournées.
68Les récupérateurs fixes sont en nombre de 10 dans la décharge de Larbaa Nath Irathen, 2 dans celle de Tigzirt, et 2 dans la décharge de Tadmait. En revanche, les effectifs d’itinérants et d’agents municipaux récupérateurs sont difficiles à connaitre en raison de leur mobilité et de la nature de leurs interventions.
69Les recycleurs, à l’interface entre les récupérateurs informels et les industriels formels de transformation, exercent avec registre de commerce, mais sans autorisation délivrée par les autorités. Ce sont de petits entrepreneurs ayant travaillé dans divers domaines avant de se lancer dans la création d’entreprises de recyclage.
70Au lancement de leurs entreprises, la principale difficulté a été de trouver un terrain adéquat et dans une moindre mesure, des employés fiables, des fournisseurs et des clients. Les sites recherchés devaient être faciles d’accès pour les clients et fournisseurs, et viabilisés en eau et en électricité. Les entreprises sont implantées en bordure de routes sur des terrains souvent délaissés par l’agriculture ou ayant servi pour la fabrication et entreposage de matériaux de construction.
71Chaque recycleur emploie environ 2 à 23 ouvriers qui sont pères de famille, étudiants, retraités, ou encore chômeurs et qu’il fait travailler en informel. L’emploi non déclaré est très fréquent dans les entreprises de recyclage : il s’explique par le recourt régulier à la main-d’œuvre familiale sous forme d’aide, et par les procédures de déclaration difficilement applicables eu égard au taux de rotation (turn-over) du personnel au sein des entreprises. Il s’explique également par la faible attractivité des emplois en raison de l’opprobre social (Nas et Jaffe, 2004 ; Aparcana Robles, 2016) supporté uniquement à défaut d’autres opportunités de travail. En outre, les recycleurs interrogés affirment que certains de leurs employés refusent d’être déclarés pour ne pas modifier leur situation fiscale. L’autre apport de l’informel à ces entreprises concerne les transactions qui s’effectuent en argent comptant et sans facturation, ce qui permet de fluidifier les échanges et rémunérer directement les vendeurs ne disposant pas de trésorerie importante.
- 22 Parmi ces matières, l’acier vient en tête avec près de deux tiers des quantités recyclées, le tiers (...)
72Les quantités de déchets traités sont difficiles à mesurer en raison de la structure balbutiante de la filière (Durand et al., 2019), et de l’insuffisance des informations fournies par certains recycleurs qui préfèrent taire les aspects de leur travail susceptibles de révéler leurs gains. Il est toutefois possible d’estimer à partir des déclarations de certains recycleurs en 2023 qu’une entreprise de recyclage traite en moyenne 1000 tonnes de matières par année22.
73La gestion communautaire des déchets impacte les activités de récupération et de recyclage à travers les dispositifs villageois de valorisation et la mobilisation contre les nuisances.
74Les dispositifs de tri et de valorisation des déchets mis en place dans les villages induisent un élargissement de la pratique de récupération aux espaces villageois, alors qu’elle s’opérait essentiellement dans les espaces urbains riches en gisement de déchets recyclables. Cet élargissement n’est pas seulement spatial, mais concerne également les types de déchets pris en charge : si la filière traditionnelle de valorisation, guidée par l’impératif économique, s’oriente davantage vers les parties lucratives du gisement, la valorisation dans le cadre de la gestion communautaire prend en charge l’ensemble des déchets au village, y compris ceux délaissés par les filières marchandes, comme les déchets organiques, pour lesquels des dispositifs de compostage sont mis en place.
75À la différence de la récupération individuelle motivée par des impératifs économiques, les dispositifs communautaires de valorisation répondent à des objectifs pluriels qui dépassent largement l’optimisation des gains, en incluant la réduction des inégalités sociales par l’orientation des bénéfices de cette activité vers les plus démunis. Les activités de récupération induites sont mieux organisées, ce qui accroit leur acceptation locale, par la réduction de leurs effets négatifs (nuisances liées à la récupération anarchique) et l’amplification de leurs effets positifs (impacts socio-économiques des revenus générés). Elles consolident la communauté villageoise en lui permettant d’améliorer les conditions de vie des plus modestes.
- 23 Le centre de tri du village Ahrik parvient à remplir une camionnette de déchets recyclables par sem (...)
76En élaborant des dispositifs de tri et de valorisation des déchets, les villageois contribuent à l’approvisionnement régulier de la filière locale de récupération et de recyclage23. La vente des déchets villageois s’effectue le plus souvent à des intermédiaires externes qui viennent s’approvisionner dans les villages de manière régulière, comme à Takka, Tikaatine, et Taboudoucht, ou occasionnelle, comme à Thassadort et Ait Agad. Elle peut s’effectuer également de manière exclusive à un intermédiaire du village, comme à Tirourda. Enfin, certains comités de villages, comme à Igoulfane, assurent eux-mêmes l’acheminement des déchets récupérés vers les recycleurs.
77La mobilisation des villageois contre les nuisances des déchets impacte la répartition spatiale des activités de recyclage. Les recycleurs interrogés confirment l’existence de pressions exercées à leur égard par les riverains des sites d’implantation de leurs entreprises : « avant, j’avais loué un espace au centre du village El Kahra, mais j’ai dû quitter à cause des réclamations incessantes des voisins qui m’accusaient d’apporter des déchets au village. Ici je suis tranquille, car pas de voisins » (entretien avec un recycleur de déchets plastiques, 28 janvier 2020).
78Les pressions s’exercent aussi sur les propriétaires des terrains pour les décourager de louer aux recycleurs. Elles accentuent la précarité des entreprises et les dissuadent d’investir : « j’ai acheté un second broyeur pour accroitre la cadence, mais la faible puissance du courant électrique nécessite l’installation d’un transformateur : chose que je ne peux me permettre, car je n’ai aucune assurance de rester ici pour rentabiliser mon investissement » (entretien avec un recycleur de déchets plastiques et divers métaux, 27 août 2023).
- 24 La vallée de l’Oued Aissi, encastrée entre le domaine villageois et celui urbain, concentre la majo (...)
79Les contraintes de voisinage suscitent une adaptation des activités des recycleurs en fonction de la localisation du terrain : au contact des habitations, les procédés générateurs de nuisances, comme la fonte-granulage du plastique, sont prohibés par les riverains, orientant les recycleurs à exercer plutôt la revente en l’état des matières et objets de récupération. L’évitement de conflits et l’accessibilité du site fondent le choix de l’emplacement idéal pour les activités de recyclage : les périphéries d’agglomérations urbaines, à la fois bien desservies et suffisamment éloignées du domaine villageois hostile, conjuguent parfaitement ces deux critères24.
Figure 2. Conditionnement de l’action rudologique par la gestion communautaire des déchets / Conditioning of the rudological action by the communitarian management of waste
80Dans la wilaya de Tizi Ouzou, la gestion communautaire des déchets est une innovation sociale initiée dans les villages et diffusée dans l’espace local par le conditionnement de l’action rudologique, impulsant la configuration d’un modèle particulier de gestion des déchets qui s’apparente au modèle participatif, composite et circulaire identifié par Mathieu Durant et ses collègues dans les villes du Sud (Durant et al., 2019, p. 130).
81Ce modèle est pluriacteurs et intègre les villageois, les acteurs publics et les intervenants informels dans la récupération et le recyclage, instaurant des mises en ressource différenciées des déchets. Il promeut la gestion partagée et met en exergue les conditions de sa réussite, en redessinant les frontières de l’intervention publique au-delà desquelles l’autonomie des communautés locales est essentielle pour l’efficacité de gestion. Il démontre les limites de l’enfouissement technique fortement tributaire des disponibilités spatiales pour ses installations de traitement. Il corrige, en cela, les politiques publiques menées d’en haut qui considèrent peu les particularités spatiales et la capacité revendicative des populations locales à peser activement sur tout projet les concernant. Il clarifie les échelles pertinentes de gestion des déchets et recommande une territorialisation communautaire infra-communale à même de générer une action collective plus vertueuse impliquant les populations dans la prise en charge de leurs déchets.
82Le modèle en émergence est un assemblage de formes de gestion des déchets adaptées aux spécificités socio-spatiales locales ; il agrège des dispositifs multiples dont l’interdépendance garantit la cohérence globale de l’ensemble. Son élaboration, guidée par le manque de sites pour aménager des installations de traitement, nous enseigne à anticiper l’intégration des pratiques populaires spontanées dans la recherche de solutions au problème des déchets : indéniablement, le rejet citoyen de ces installations va crescendo en raison des évolutions des modes de vie et limitera considérablement les choix de gestion des acteurs publics. En pareilles circonstances, la valorisation des déchets par les communautés locales devient salutaire, mais suggère, néanmoins, de composer avec les filières de récupération et recyclage à fortes pratiques informelles ; le modèle de gestion gagnerait à intégrer ces pratiques et promouvoir leur institutionnalisation.