1La fin de l’eau ?, telle est la question posée par Simon Porcher sur la couverture de son ouvrage. Dit autrement, faut-il croire en la fin de l’eau ? Cette question est aussi une réminiscence du pari de Blaise Pascal exposé dans ses Pensées (1670). Car si la fin de l’eau n’apparaît pas comme une certitude, Simon Porcher nous invite à croire en cette possibilité comme un appel à adapter nos comportements pour mieux la préserver, réinventer les modèles économiques qui régissent sa distribution et promouvoir l’eau au rang de bien commun global, afin d’infléchir la trajectoire dangereuse sur laquelle est embarquée l’humanité. Il faut croire en la fin de l’eau comme nous croyons aujourd’hui au réchauffement climatique.
2Simon Porcher s’appuie sur ses nombreux travaux sur l’eau qui font référence en sciences économiques et de gestion (2012, 2016, 2017, 2018, 2019) forgés par des terrains d’études et des rencontres avec des acteurs impliqués sur les questions liées à l’eau partout dans le monde. La bibliographie sur laquelle s’appuie l’ouvrage est internationale et diversifiée. La pluridisciplinarité est recherchée dans cet ouvrage où l’eau est vue comme bien global qui doit être appréhendé dans toute sa diversité : l’eau en tant que précipitations, l’eau ressource stockée dans les nappes et l’eau potabilisée pour les usages domestiques.
3Ce livre vise une large audience : aux étudiants désireux d’avoir une vision élargie des enjeux autour de l’eau envisagée comme un objet interdisciplinaire, afin de mieux comprendre les raisons qui nous conduisent à cette situation de grand risque ; aux professionnels et experts de l’eau souhaitant confronter leurs connaissances à une analyse fondée sur une bibliographie riche ; et aux responsables politiques qui souhaitent se saisir de la question de l’eau. Ce livre présente également des solutions pour répondre aux défis que posent l’anthropisation du cycle de l’eau et le changement climatique.
4Selon l’auteur, la gouvernance de l’eau est défaillante en raison d’un manque de considération et de volonté au plus haut niveau politique avec parfois l’idée que c’est un problème complexe auquel on ne peut apporter de solutions. En effet, l’eau est la grande absente des sommets mondiaux et le lien entre changement climatique et l’eau est insuffisamment renseigné. La dernière conférence de l’ONU 2023, la première depuis 1977 est pour l’auteur un échec : pas de traité, aucun engagement, à l’inverse du changement climatique pour lequel il y a une convention cadre, un traité et des engagements à suivre. Il appelle ainsi à une convention cadre sur l’eau douce, un traité global qui engage les États pour une meilleure distribution de l’eau à l’échelle des territoires et la garantie d’un accès durable à l’eau pour tous.
5Le livre est structuré en trois grandes parties et douze chapitres qui façonnent la réflexion de l’auteur et soutiennent ses propositions. La première partie présente l’eau comme un enjeu mondial. L’eau est le premier témoin du changement climatique et elle est pourtant la grande oubliée des conférences sur le climat. La conférence des Nations-Unies de mars 2023 est vue par l’auteur comme un rendez-vous raté avec l’histoire. L’eau, facteur de développement économique et humain, est au cœur des inégalités dans l’histoire, et de nos jours encore 4 milliards de personnes sont privées d’un approvisionnement sûr en eau potable dans les zones rurales mais aussi dans les bidonvilles. Malheureusement, les pénuries d’eau vont continuer d’accentuer ces inégalités. Le stress hydrique est sans frontières. L’auteur présente l’eau comme une variable de conflits protéiformes : nationaux et internationaux, politiques autour de la question ou non de privatiser les services publics de l’eau, et écologiques. Il est, selon lui, plus que jamais nécessaire de bâtir une gouvernance de l’eau transfrontalière des bassins et des aquifères. 40% des bassins transfrontaliers bénéficient d’accords souvent inopérants avec 80% des accords existants qui n’engagent que deux pays alors même que le cours d’eau traverse plusieurs pays.
6La deuxième partie permet de mieux comprendre les raisons d’un stress hydrique généralisé : une gouvernance de l’eau défaillante à toutes les échelles (micro-méso-macro) avec le rôle des communautés qui est sous-estimé, avec un problème de démocratie et bien souvent la surreprésentation de certains usagers en raison de leur poids économique alors que dans le même temps, bon nombre de citoyens en sont écartés.
7Le modèle économique de l’eau public (prix invisible ou illisible) n’incite pas à la préserver et l’encadrement du pouvoir de monopole des services publics de l’eau est difficile. Il y a une mauvaise gestion patrimoniale des réseaux : en France, par exemple, 20% de l’eau potable dans les réseaux est perdue à cause des fuites, soit 1 milliard de cubes d’eau perdu chaque année. Simon Porcher propose que les opérateurs privés qui gèrent les services soient rémunérés sur leur capacité à investir pour réparer les fuites, ce qui revient à donner une valeur économique à l’eau. En raison de monopoles locaux fréquents, l’attention se porte souvent en priorité sur les prix, ce qui, selon lui, explique le sous-investissement dans les réseaux, alors même qu’il faudrait désormais anticiper les coûts liés à l’adaptation au changement climatique. Il est également aussi important de prendre en compte la qualité du service de l’opérateur pour évaluer sa performance.
8Sur le volet économique, Simon Porcher relate également les premières expériences de régulation de l’eau par des mécanismes de marché. Des contrats futurs sur l’eau sont échangés depuis septembre 2020 sur l’indice Nasdaq Veles California Water Indexes (NQH20) avec un réel risque de financiarisation de l’eau.
9La gouvernance de l’eau est également défaillante parce que l’on n’arrive pas à la mesurer (cartographies des nappes, l’utilisation et les prélèvements de l’eau). Simon Porcher encourage un suivi généralisé de l’ensemble des flux liés à l’eau pour une plus grande efficacité de son usage. Notamment, il encourage l’émergence d’une révolution bleue de l’agriculture et une évolution des modèles industriels vers plus de soutenabilité pour optimiser autant que possible l’usage de l’eau et appliquer le plus souvent possible le principe de pollueur / payeur.
10La troisième partie propose d’aborder les solutions à mettre en œuvre au travers de trois chapitres dédiés : agir sur la demande et sur l’offre, planifier et décloisonner les politiques de l’eau et lui donner une place centrale dans la gouvernance internationale. Le modèle économique de l’eau potable doit évoluer parce que le consommateur ne connaît pas toujours sa consommation réelle. Il ne sait pas exactement ce qu’il paie pour l’eau, ce qui pose un problème car cela ne l’incite pas à l’économiser. Selon l’auteur, il faudrait ainsi changer le modèle tarifaire pour faire prendre conscience aux usagers de l’importance de mieux la préserver (tarif progressif, de saisonnalité, lié aux territoires). Il est nécessaire d’organiser la planification hydrique en réaménageant le territoire autour de l’eau. L’exemple de la Californie est donné dans l’ouvrage (dessalement, captation de l’eau, réutilisation des eaux usées…) comme un modèle transposable mais à adapter en fonction de contextes territoriaux variés. Il faut donner une place centrale à l’eau dans la gouvernance internationale et promouvoir l’eau au rang de bien commun global, ce qui passe par sa reconnaissance juridique comme un bien commun global, le développement de nouveaux mécanismes de financement et la nécessité d’un traité global sur l’eau porté par un organe dédié des Nations-Unies.
11Enfin, trois messages clés sont au cœur des conclusions de Simon Porcher. Premièrement, il est essentiel de promouvoir une meilleure compréhension de l’eau car c’est un prérequis à l’action. L’eau est à la fois un bien commun global, politique, une ressource locale et multiple. Il faut donner des moyens similaires à ceux donnés à la lutte contre le changement climatique. Deuxièmement, il est urgent d’agir pour mieux gérer l’eau. Cette urgence vitale impose de gouverner la ressource en réseaux, d’accroître la responsabilité sociale des acteurs, des entreprises et des États, de transformer le modèle d’affaire qui façonne sa distribution, de revoir la tarification en fonction de ses usages, de plus exploiter les techniques qui sont maîtrisées (raccorder les logements, potabiliser l’eau, dessaler, réutiliser les eaux usées, collecter les eaux de pluie…) et d’explorer de nouvelles technologies, de nouvelle régulations et d’établir de nouvelles relations entre les acteurs. Troisièmement, un changement paradigmatique s’impose avec en son cœur une vision plus inclusive et durable de l’eau : « partager l’eau, au présent et au futur » (p. 257) pour faire face au risque d’une fin de l’eau. C’est le prix de l’espérance pour une humanité exposée au risque d’un stress hydrique généralisé et irréversible qui pourrait conduire à la fin de l’eau.
12À l’instar de tout travail interdisciplinaire visant à appréhender la complexité des enjeux, certaines dimensions liées à l’eau ne sont pas toujours traitées dans leur pleine complétude (par exemple, l’accès à l’eau dans les pays en voie de développement, la gouvernance des aquifères transfrontaliers). On peut également regretter le manque d’illustrations, de cartes historiques, actuelles et ou de quelques-unes prospectives pour mieux cerner par exemple les inégalités territoriales. L’ouvrage n’en demeure pas moins incontournable pour saisir la complexité du sujet pour mieux agir quel que soit son rôle dans la société.