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2025

Que peut nous apprendre la science-fiction sur les catastrophes métropolitaines ?

Patrick Pigeon
Référence(s) :

Musset, A., 2025, Chères Babylones, Villes rêvées de l’apocalypse, Sérendip’Editions, 238 p.

Texte intégral

« C’est ainsi que, dans le miroir de l’Atlantide, les ruines du futur nous contemplent », Musset, 2025, p. 24.

1Spécialiste de géographie urbaine et de l’Amérique latine, mais ayant également réfléchi sur les risques, Alain Musset nous livre une synthèse des œuvres de science-fiction consacrées aux catastrophes touchant les métropoles. Spécialement celles qui accompagnent la fin supposée de mondes, voire du monde. Voici l’un de ses objectifs : « mon but […] est d’offrir à chacun des clefs inattendues et insolites afin de comprendre notre vision pessimiste d’un monde qui semble n’avoir été créé que pour mourir » (Musset, 2025, p. 13). La synthèse permet d’interpréter alternativement, de manière non totalement académique, les métropoles et leurs évolutions sur la très longue durée.

2La justification immédiate d’une telle synthèse provient de sa richesse. Près de 400 références sur 12 pages de bibliographie, laquelle inclut les romans, mais aussi les bandes dessinées et les jeux vidéo, les films et dessins animés. S’y ajoute une trentaine d’essais…. dont la Bible. Une telle catégorisation de ce livre majeur, qui a tant marqué une partie de l’humanité, peut surprendre. Elle annonce que la synthèse d’Alain Musset aborde de manière atypique au moins deux questions fondamentales concernant les métropoles.

3La première : que peuvent nous apprendre sur les métropoles les œuvres de science-fiction, souvent inspirées par les références bibliques, au-delà du caractère spectaculaire des catastrophes censé attirer le lectorat ? D’où la seconde, moins attendue : comment comprendre les évolutions des métropoles sur la très longue durée, qui semblent si paradoxales, marquées qu’elles sont par l’inéluctabilité de la catastrophe ?

4La deuxième question est particulièrement difficile. Du reste, la synthèse que défend Alain Musset porte essentiellement sur le traitement du thème à partir des mondes occidentaux, qui furent si dominants. Les références aux apports du monde sinisé, mangas japonais mis à part, tiennent une place plus réduite. Il en va de même, malgré une reprise du codex maya dit de Dresde, pour celles qui concernent les mondes précolombiens (p. 35), bien qu’Alain Musset soit spécialiste reconnu du Mexique et de l’Amérique centrale. Par ailleurs, n’existe-t-il pas d’ouvrages de science-fiction au Cambodge, en Indonésie, ou à Singapour, qui lient le thème de la catastrophe métropolitaine aux sites d’Angkor ou de Majapahit ? S'ils existent, passent-ils par le biais du récit apocalyptique ? La question est ouverte. Ces limites reflètent aussi l’origine de la science-fiction, genre littéraire européen-occidental, même s'il s'est plus récemment diffusé à d'autres aires culturelles (Japon puis Chine et depuis deux ou trois décennies, Afrique).

5Ces réserves étant posées et relativisées, voyons ce que peut nous apporter cette synthèse sur les deux questions fondamentales.

6La première interrogation attire l’attention sur les prétentions mondiales, nécessairement non locales, des métropoles majeures. Babylone et Ninive, en leurs temps, ne purent avoir le rayonnement et donc aussi l’attractivité qu’apportèrent les premières phases de mondialisation. Mais leur seul nom évoque des empires qui dominèrent une partie de la planète alors reconnue, et sur lesquels les connaissances, difficiles souvent à reconstituer, incertaines, n’en existent pas moins. Elles attirent d’autant plus les œuvres de science-fiction. La fascination retient alors les Jardins suspendus, qui pourraient être ceux de Ninive, la ziggourat ou Tour de Babel étant associée à Babylone. Malgré leur relativité culturelle, spatiale et temporelle, liée à la spécificité des contextes locaux, les géosymboles métropolitains devaient pouvoir exister bien avant que la notion n’en ait été développée par Joël Bonnemaison. On pourrait penser que ces prétentions à l’universalité, qui sont aussi normatives, existeraient quelles que soient les métropoles, tout en ne négligeant pas qu’elles servaient aussi de justification idéologique. Pourquoi alors ne pas se projeter dans l’avenir, en accord avec ce qu’annonce la science-fiction elle-même ? Comme le mentionne Alain Musset (2025), p. 121 :

« Les villes de l’apocalypse à venir attirent les foudres divines ou la rancœur de la nature parce qu’elles concentrent sur leur territoire des monuments emblématiques, des icônes architecturales et des lieux de référence que l’on suppose universellement connus et dont la disparition aura nécessairement un retentissement planétaire »

7On les retrouve avec les métropoles actuelles, qui rivalisent par la hauteur des gratte-ciels, mais aussi par les statues et les ponts. Pas besoin de préciser les noms, tout lecteur du 21e siècle sait de quoi il retourne. Un point révélateur. « La science-fiction a donc pris l’habitude de prendre pour cible prioritaire les métropoles mondialement connues qui incarnent l’esprit d’une époque » (Musset, 2025, p. 78). Un ouvrage de science-fiction peut contribuer à justifier idéologiquement différents pouvoirs métropolitains, tout en illustrant leurs limites, spécialement lorsque la catastrophe arrive.

8En effet, ces réalisations architecturales annoncent des capacités de rayonnement et d’attractivité cosmopolites appuyées sur les contraintes normatives, directes et indirectes. Celles que dénoncent certains anthropologues, comme James C. Scott (2017). Elles appellent des formes multiples de contestation. C’est la chute de la puissance fascinante et dominante qui justifie un tel engouement de la science-fiction, en partie morbide, pour le sujet. Le mot célèbre de Paul Valéry rappelle que les civilisations sont mortelles : un roman, une représentation graphique ou un film de science-fiction permettent de développer et d’illustrer le constat à l’envie.

9Mais la synthèse d’Alain Musset permet d’aller au-delà de ces analyses somme toute attendues. Ce qui justifie la deuxième interrogation, sur la possibilité d’interpréter les évolutions métropolitaines sur la très longue durée.

10En effet, comme l’annoncent le classement de la Bible dans la catégorie des essais, ou l’édition en 1969 des œuvres rattachées à Platon à laquelle se réfère Alain Musset, la thématique de la catastrophe métropolitaine a traversé les siècles, et même les millénaires. Elle n’eut de cesse d’être recomposée, comme le prouvent les références récurrentes à la Bible dans les œuvres de science-fiction de ce type. Voire à Platon : « depuis Platon, expliquer l’agonie d’une grande civilisation par la corruption de ses mœurs est devenu un véritable lieu commun » (Musset, 2025, p. 29). Dès lors, « il suffisait de broder à partir de ce canevas pour montrer que les terreurs qui nous semblent les plus modernes s’inscrivent dans des schémas qui remontent à la plus haute Antiquité » (Musset, 2025, p. 31).

11La lecture des œuvres de science-fiction que livre Alain Musset se plaît à souligner les reprises, les reconsidérations des connaissances sur les catastrophes métropolitaines passées. Cette rémanence de la thématique s’appuie sur les recompositions du passé, même là où la géographie urbaine expose une nouveauté si évidente des peuplements, comme en Californie (Soja, 2000). On est donc encore amené à supposer que des éléments restent effectivement communs à toutes ces Babylones. Malgré les différences évidentes de contextes historiques, et malgré ce que nous dit l’anachronisme de l’histoire académique, qui devrait ne pas permettre de telles continuités. Sans évoquer même ce que prétendent le situationnisme wokiste (Haraway, 2007) ou les approches néo-libérales (Taleb, 2012) : ils contestent la possibilité de toute lecture universellement défendable des métropoles et de leurs évolutions sur la très longue durée.

12La synthèse des œuvres de science-fiction que livre Alain Musset peut alors être vue comme une alternative possible aux interprétations purement académiques des métropoles et de leurs évolutions.

13En effet, les explications de ces catastrophes métropolitaines se recoupent sur plusieurs thèmes, qui traversent les siècles et semblent transcender les contextes. Comme celui de la perversion supposée des valeurs morales en lien avec l’introduction de l’argent nécessaire aux échanges négociants. On le trouve chez Platon avec la chute de l’Atlantide, mais aussi dans la Bible avec la figure de la prostituée babylonienne : « Babylone la grande, mère des prostituées et des abominations de la terre » (La Bible, Apocalypse, 17-3/5, 2010, p. 2024), (Musset, 2025, p. 78). Il poursuit : « pour incarner tous les maux de la société urbaine, la Bible a imposé l’image d’une femme lubrique soumise à la passion de l’argent et aux caprices de la chair ».

  • 1 Pour plus d’information, voir le site internet de The Lisbon Earthquake [En ligne] URL : https://li (...)

14Parmi les exemples célèbres de ce type d’explication, et au-delà du champ strict des œuvres de science-fiction, on trouve celui de la catastrophe de Lisbonne, le 1er novembre 1755. Un site sur internet lie expressément la Lisbonne de 1755 à la référence babylonienne1. Voltaire, dans Candide, remit en cause les explications inspirées par la Bible tout en invoquant la providence. Tandis que Rousseau souligna l’importance des décisions humaines par le choix de construire Lisbonne telle qu’elle le fut sur ce site. N’oublions pas que Lisbonne était alors à la tête d’un empire lusitanien. Les ressources concentrées sur la métropole ont en partie été utilisées pour construire de nombreuses églises. Plusieurs s’effondrèrent lors du séisme, qui se produisit le jour des Morts, au moment de la messe. Tout un symbole. Mais aussi l’amorce d’une reconnaissance, celle des responsabilités humaines, même partielles, dans l’interprétation des catastrophes métropolitaines.

15Ce thème des responsabilités humaines est très largement repris et recomposé au temps de l’Anthropocène et de ses liens avec les diverses formes de capitalisme, pilotées depuis les métropoles.

« En dénonçant les modes de destruction capitalistes qui conduisent l’humanité à sa perte, Brunner a ouvert la voie à tout un courant de la science-fiction critique pour qui il est indispensable non seulement de repenser nos relations avec l’environnement, mais aussi de renverser les schémas de fonctionnement de nos sociétés » (Musset, 2025, p. 58).

16La thématique des échanges négociants, à échelle nécessairement supra-locale, explique également l’intérêt porté aux routes principales dans les romans de science-fiction. Toute métropole nécessite de développer et de contrôler des réseaux de transports, comme de transferts d’énergie, pour subvenir aux besoins de la concentration humaine et du luxe qu’elle favorise. Retour de la Bible et de l’apocalypse : « le lien symbolique entre la route 66 et la Bible a été renforcé par Roger Zelazny qui a inventé la "route 666" pour jouer avec les chiffres funestes attribués par Saint Jean à la Bête de l’Apocalypse (Route 666, 1969) » (Musset, 2025, p. 141). De manière voisine, « en 1755, Lisbonne était une Babylone de navires et de marchandises », prétend tout autant le site internet précité.

17Est mise alors en avant la vulnérabilité des métropoles, mais aussi leur capacité à renaître de leurs cendres, pas nécessairement sur le même site. Tout en conservant les souvenirs des réalisations métropolitaines antérieures, voire même en les récupérant. Alain Musset (2025, p. 132) retrouve ces filiations dans les œuvres de science-fiction, qui recoupent alors les apports de l’histoire :

« Puisque Gustave Eiffel a conçu et réalisé la structure métallique des deux monuments, le passage symbolique du flambeau se fait de manière toute naturelle entre le symbole de Paris et l’icône new-yorkaise. Dans son Histoire de New York (2000), François Weil signale que la statue de la Liberté prétendait surpasser, en les conjuguant, deux des sept merveilles du monde antique : le colosse de Rhodes et le phare d’Alexandrie ».

18Mais comment interpréter la renaissance des métropoles, qui semble tout aussi inéluctable que leurs destructions catastrophiques ?

19Alain Musset aborde cette question en mentionnant le caractère contradictoire des peuplements métropolitains. Ils portent en eux-mêmes les facteurs de développement et de remises en cause, de déclin : « en effet, comme on l’a vu tout au long de cet essai, nos modernes Babylones ne méritent pas d’être sauvées puisqu’elles portent en elles la somme des maux qui vont les emporter » (Alain Musset, 2025, p. 220). La question est surtout de savoir si elles peuvent « être sauvées ». Alain Musset insiste sur le caractère inéluctable de la destruction, et la tentation de reprendre la solution métropolitaine après la catastrophe, malgré les enseignements, ici prémonitoires, du passé.

« Plus une société a atteint un niveau technique élevé, moins elle est résiliente, moins elle capable de supporter le poids d’un départ à zéro comme on l’a vu avec nos citadins bardés de diplômes mais désespérés de ne pas savoir quand et comment planter une pomme de terre ou traire une vache » (Musset, 2025, p. 211).

20On recoupe ici le thème du déplacement des villes après une catastrophe, que le même auteur a abordé en 2002. Le changement de site métropolitain est d’autant plus difficile à envisager que le poids démographique, mais aussi les enjeux politico-économiques, incluant leurs liens avec des éléments de contextes culturels, sont élevés.

21Puisque tant la catastrophe que son regain métropolitain sont inéluctables, arrive une recommandation qu’Alain Musset retrouve dans plusieurs œuvres de science-fiction :

« Pour réduire au maximum ce temps de latence, cette longue période de jachère entre deux phases de notre histoire, il est impératif de préserver les connaissances que nous avons mis des milliers d’années à élaborer » (Musset, 2025, p. 211).

22Ce conseil revient à reconstituer ce qui a favorisé les catastrophes antérieures, comme si l’humanité s’auto-limitait nécessairement dans ses capacités de prévention. On pourrait alors prétendre qu’il y aurait plus de risques à ne pas vivre dans une Babylone condamnée à la catastrophe, que de le faire. Les œuvres de science-fiction sur les catastrophes métropolitaines permettraient, à leur manière, d’aborder et surtout d’illustrer cette tension indépassable.

23Les lectures dialectiques des évolutions métropolitaines redeviennent alors envisageables, sans les limiter pour autant aux tentatives marxistes, qui les accompagnaient d’une finalité ultime à atteindre. Ou à celles de l’Hindouisme, par exemple avec Li (2025), qui représente une solution alternative d’interprétation cyclique.

24N’oublions toutefois pas que les sources de la synthèse que réalise Alain Musset restent principalement occidentales, ce que l’Orientalisme se plairait à dénoncer. Un ouvrage similaire venant du monde sinisé, notamment, et tout spécialement de la Chine, serait un complément particulièrement utile. Sans remettre en cause l’intérêt de cette synthèse, car elle permet d’aborder de manière originale les questions fondamentales que posent les métropoles et leurs évolutions sur la très longue durée.

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Bibliographie

Haraway, D., 2007, Savoirs situés, dans Manifeste cyborg et autres essais. Exils, p. 115.

Li, L., 2025, L’« apocalypse » indienne. Un cycle de destructions et de renaissances. [En ligne] URL : https://essentiels.bnf.fr/fr/societe/spiritualites/05756754-2ed8-409e-99e7-5191aa01fdff-apocalypses-et-fins-monde/article/a026e78c-8e67-476f-ae7b-c7a71bd6e47e-apocalypse-indienne

Musset A., 2002, Villes nomades du nouveau monde, Éditions de l’EHESS, 397 p.

Scott, J.C., 2017, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, La découverte, 301 p.

Soja, E.W., 2000, Post-metropolis. Critical studies of cities and regions, Blackwell, 440 p.

Taleb, N.N., 2012, Anti fragile. Things that gain from disorder, Penguin books, 519 p.

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Notes

1 Pour plus d’information, voir le site internet de The Lisbon Earthquake [En ligne] URL : https://lisbonquake.com/fr/scanner/territoires-colonises

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Pour citer cet article

Référence électronique

Patrick Pigeon, « Que peut nous apprendre la science-fiction sur les catastrophes métropolitaines ? »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 13 mai 2025, consulté le 18 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/48817 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13x57

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Auteur

Patrick Pigeon

Professeur des universités honoraire, Unité de recherche Médiations - Paysages, ressources et savoir-faire en construction, Sorbonne-Universités, France, adresse courriel : patrickpigeon59@gmail.com

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