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L’économie circulaire dans le Sud global : un état des lieux des discours, des politiques et des pratiques

Introduction - L’économie circulaire dans le Sud global : un état des lieux des discours, des politiques et des pratiques

Circular Economy in the Global South: Mapping Discourses, Policies, and Practices
Emmanuelle Champion, Michelle Mongo-Desage, Emmanuel Raufflet, Sebastian Weissenberger et Alexandre Croutzet

Notes de l’auteur

Ce numéro thématique de la Revue Vertigo a été initié et soutenu par l’axe 1 du RRECQ (Réseau de recherche en économie circulaire du Québec).

Texte intégral

1En partenariat avec le Réseau de recherche en économie circulaire du Québec (RRECQ), VertigO - La revue électronique en sciences de l'environnement consacre ce numéro spécial à l'économie circulaire. L’objectif est de cartographier la diversité des formes que prennent sa diffusion et son institutionnalisation dans les contextes du Sud global. Ce numéro met en lumière la pluralité des acteurs qui s’en réclament, la variété des discours, des politiques et des pratiques qui l'accompagnent, ainsi que les défis soulevés par son déploiement à l’échelle des territoires et des filières.

2Concept parapluie en pleine expansion pour répondre aux défis du découplage entre la surproduction et la surconsommation actuelles et les limites planétaires, l’économie circulaire s’est d’abord développée dans les pays du Nord avant de se diffuser dans une diversité de contextes. Or, cette diffusion révèle une tension majeure : alors que dans le Nord, la circularité est promue de manière explicite et délibérée pour corriger les effets négatifs d’un modèle de consommation qu’il a largement contribué à créer et à diffuser dans le Sud global, les pratiques circulaires s’inscrivent souvent dans une circularité implicite, façonnée par la contrainte en ressources, l’innovation frugale et les habitudes de réduction, de réutilisation ou de reprise. Ces dynamiques appellent donc à mieux comprendre les processus par lesquels l’économie circulaire s’institutionnalise dans ces contextes, les discours qui la légitiment, les outils qui en traduisent les principes, les acteurs qui l’adaptent et les facteurs qui en favorisent ou en freinent la mise en œuvre.

3Ce numéro adopte une perspective interdisciplinaire sur les modalités de traduction, d’appropriation et de déploiement de l’économie circulaire dans les discours, les politiques publiques et les pratiques du Sud global. Sans prétendre couvrir l’ensemble des approches possibles, il réunit néanmoins des contributions issues de l’économie, de la sociologie, de la gestion, des sciences de l’environnement, de la science politique et de l’anthropologie. Ensemble, ces travaux éclairent la diversité des trajectoires d’adaptation observées et les tensions qu’elles révèlent entre circularité prescrite et circularité vécue, entre injonctions globales et réalités locales.

4L’appel à communication à l’origine de ce numéro poursuivait quatre objectifs complémentaires. Le premier visait à analyser le rôle des théories dans le déploiement de l’économie circulaire. Un enjeu récurrent, relevé tant dans la recherche que dans les milieux de la pratique, concerne le flou terminologique qui entoure ce concept (Kirchherr et al., 2017). Cartographier les corpus théoriques et les macro-concepts mobilisés par les acteurs permet ainsi de mieux comprendre comment ils contribuent à légitimer l’économie circulaire dans les pays du Sud global et à structurer un champ de connaissances en émergence.

5Le deuxième objectif consistait à donner la parole à des chercheurs et praticiens du Sud global susceptibles d’adopter une posture critique face aux fondements idéologiques de l’économie circulaire et aux rapports de pouvoir Nord-Sud qu’elle peut reproduire. Il s’agissait notamment d’examiner comment l’économie circulaire est reçue, interprétée, adaptée ou contestée par différents groupes, en particulier les acteurs de l’économie informelle – souvent au cœur des dynamiques locales de réutilisation et de recyclage, mais rarement intégrés aux structures institutionnelles formelles.

6Le troisième objectif portait sur les outils de mise en œuvre des principes de l'économie circulaire, aux différentes échelles, qu’elles soient territoriales ou sectorielles. Qu’il s’agisse de dispositifs de traçabilité, d'analyses des flux de matières, des systèmes d'information géographique, d'analyses de cycle de vie ou multicritères, ces instruments posent la question de leur adaptation aux contextes locaux et leur capacité à soutenir la prise de décision, la transformation des pratiques et l’émergence de nouveaux modèles d’affaires.

7Enfin, le quatrième objectif visait à cartographier les acteurs – entreprises, municipalités, associations professionnelles, coopératives, travailleurs ou consultants – qui participent à l’institutionnalisation de l’économie circulaire dans le Sud global. Leurs rôles, interactions et modèles d’affaires révèlent les multiples façons dont les principes de circularité sont traduits, formalisés et parfois réinventés, y compris dans les secteurs de l’économie informelle.

8Les articles rassemblés dans ce numéro illustrent la diversité des contextes et des trajectoires de l’économie circulaire dans le Sud global. Par des approches à la fois théoriques, empiriques et comparatives, ils montrent comment un concept élaboré dans les pays du Nord – en réponse aux effets de la surproduction et de la surconsommation – se recompose au contact des réalités du Sud, où les pratiques circulaires s’inscrivent souvent dans des logiques d’innovation frugale et de gestion contrainte des ressources. Ensemble, ces contributions révèlent la pluralité des chemins empruntés par l’économie circulaire, entre circularité « prescrite » et circularité « vécue », et mettent en lumière la créativité, la résilience et la capacité d’adaptation des acteurs locaux qui la traduisent et la transforment au sein de leurs territoires.

9Les contributions suivent ainsi une progression qui reflète la tension centrale identifiée plus haut entre la circularité « implicite » des pratiques endogènes et la circularité « explicite » promue par les cadres institutionnels. Les premières études (Diarra, Diouara et Glauss ; Rodriguez et Raufflet ; Bouhlel-Abid) donnent à voir des dynamiques locales où la rareté des ressources, la créativité et l’adaptation façonnent des formes d’économie circulaire enracinées dans le quotidien. Les suivantes (Lette, Diouara et Glauss ; Sarr) examinent la manière dont les pouvoirs publics cherchent à formaliser et à amplifier ces dynamiques à travers des politiques nationales, des dispositifs territoriaux et des cadres réglementaires émergents. Ensemble, ces articles illustrent comment un concept global, né au Nord, est réinterprété, réapproprié et transformé dans les contextes du Sud global.

10Le premier article, signé par Zeinad Raïssa Diarra, Abou Abdallah Malick Diouara et Mathias Glauss, s’intéresse aux dynamiques de l’orpaillage artisanal dans le sud-est du Sénégal. Intitulé « Cartographie des processus d’orpaillage artisanal dans le sud-est du Sénégal : apprentissage terrain et structuration de l’information », il propose une étude originale fondée sur une enquête de terrain réalisée dans la région de Kédougou en janvier 2024. À travers une approche systémique, les auteurs cartographient les flux de ressources, les rejets environnementaux et les circuits de recirculation, tout en analysant les infrastructures et les équipements mobilisés.

11L’article met en évidence deux modèles d’organisation des sites, influencés par des facteurs géographiques, techniques et culturels, et souligne la diversité des métiers qui composent cette activité. Cette pluralité favorise des pratiques d’économie circulaire comme la réutilisation ou la réparation, bien que certaines formes de mécanisation tendent à les réduire.

  • 1 Pour plus d’informations, voir le site de l’Initiative intergouvernementale pour les mines, les min (...)

12L’un des apports majeurs de cette recherche réside dans la documentation fine des processus unitaires de l’exploitation minière artisanale et à petite échelle (EMAPE), souvent absents des travaux existants. En articulant les dimensions spatiales, humaines et techniques de l’orpaillage, l’étude offre des pistes concrètes pour améliorer les conditions de travail et réduire les impacts environnementaux et nourrit la réflexion sur les politiques publiques à mettre en œuvre pour une transition durable du secteur minier artisanal dans le Sud global. Cet article contribue à documenter, à une échelle locale, l’exploitation minière artisanale et à petite échelle, les près de 40 millions de personnes à travers le monde qui vivent de cette exploitation1.

13Le deuxième article, intitulé « Les récupérateurs de matériaux à Manizales (Colombie) : enjeux et réponses institutionnelles », co-écrit par Carlos Andres Rodriguez et Emmanuel Raufflet, s’intéresse à la situation socioéconomique des recycleurs informels dans le Sud global, avec un accent particulier sur la ville de Manizales, en Colombie. Les auteurs rappellent que ces travailleurs, qui représentent près de 1 % de la main-d’œuvre mondiale, assurent dans de nombreux pays du Sud la principale forme de collecte des déchets et contribuent ainsi à la circularité de certains matériaux.

14Pourtant, cette activité demeure largement informelle et pratiquée par des populations vulnérables - femmes, personnes âgées, jeunes - vivant dans une extrême pauvreté. À partir de documents officiels, d’entretiens et d’articles de recherche, l’étude dresse un portrait précis de leurs conditions de vie et de travail : 48 % des recycleurs déclarent que leurs revenus suffisent à peine à couvrir leurs besoins alimentaires de base.

15Cette précarité persiste malgré la mise en place de politiques publiques nationales, comme le décret 1077 de 2015, et de programmes locaux visant à améliorer leurs conditions de travail et à renforcer leurs capacités entrepreneuriales. Les auteurs montrent que ces initiatives se heurtent à de multiples obstacles : retards dans leur déploiement, suivi insuffisant, déficit de communication entre parties prenantes et faible éducation environnementale de la population. À cela s’ajoutent des contradictions structurelles, liées notamment à la domination du marché des déchets par de grands groupes privés, qui maintiennent les recycleurs dans une position marginalisée.

16L’article ouvre ainsi une réflexion sur la gestion des déchets dans le Sud global et sur la tension entre des modèles de gouvernance axés sur la concurrence libre et ceux qui visent l’inclusion sociale. Il identifie plusieurs leviers pour favoriser la reconnaissance et l’intégration des recycleurs : financement de leurs associations, accès facilité aux matières recyclables, reconnaissance juridique de leurs itinéraires historiques et promotion de modèles d’affaires inclusifs et durables.

17Le troisième article, intitulé « Le rôle des Berbechas en Tunisie : Le pilier marginalisé de l’économie circulaire ? » et rédigé par Maha Bouhlel-Abid, met en lumière la contribution essentielle des récupérateurs de déchets informels, communément appelés « Berbechas », dans la filière tunisienne de gestion des déchets. À partir d’une étude qualitative fondée sur des entretiens menés auprès d’acteurs institutionnels, de « Berbechas » et de collecteurs intermédiaires, l’autrice analyse le fonctionnement du système national de gestion des déchets et ses effets sur ces travailleurs informels.

18L’étude montre que malgré les nombreuses réformes mises en place depuis 1993 dans le cadre du Programme national de gestion des déchets solides - largement centrées sur la privatisation des activités de collecte -, le système demeure peu efficace en matière de valorisation des déchets. Cette inefficacité s’explique par des modèles économiques qui privilégient les volumes collectés plutôt que la réduction, la réutilisation et la valorisation.

19Les résultats révèlent également que ces réformes ont progressivement conduit à une marginalisation accrue des collecteurs informels, en les maintenant dans une extrême précarité. Pourtant, les « Berbechas » jouent un rôle crucial dans la chaîne de gestion des déchets, en intervenant en amont du système officiel et en assurant la récupération d’une part importante des matières recyclables.

20L’article questionne la nécessité de formaliser l’activité des « Berbechas » afin de favoriser leur intégration dans l’économie formelle et leur reconnaissance institutionnelle et sociale. Cependant, l’autrice souligne que cette transition, bien que souhaitable, se heurte à de nombreux défis : l’absence d’un cadre législatif adapté et la forte fragmentation de cette communauté de recycleurs qui entravent l’émergence d’une gouvernance collective.

21En soulignant la contribution de ces acteurs invisibles à la circularité implicite du système tunisien, cette étude met en évidence les contradictions entre une économie circulaire prescrite par le haut et les pratiques endogènes qui en assurent, au quotidien, la viabilité.

22Ces trois premiers articles se concentrent sur les liens entre économie circulaire et marginalité dans des contextes urbains et extractifs. En mettant en lumière des pratiques issues de l’informalité, de la contrainte en ressources et de l’innovation frugale, ils illustrent la circularité implicite qui se déploie dans les économies du Sud global. Cette circularité « par le bas » contraste avec les dynamiques institutionnelles présentées dans les deux articles suivants, qui examinent la manière dont les pouvoirs publics cherchent à formaliser et à encadrer ces pratiques à travers des politiques nationales et territoriales.

23La quatrième contribution, intitulé « L’économie circulaire au Sénégal : appropriation des principes par les pouvoirs publics et mise en relation avec les pratiques endogènes » et rédigé par Ndèye Marie Lette, Abou Abdallah Malick Diouara et Mathias Glaus, analyse la manière dont les pouvoirs publics s’approprient – de façon encore partielle – les principes de l’économie circulaire et les articulent avec les pratiques locales existantes. À partir d’une analyse des documents officiels, de la littérature scientifique et de données de terrain, les auteurs dressent un état des lieux des initiatives publiques menées dans plusieurs secteurs stratégiques, notamment la gestion des déchets plastiques, la valorisation des ordures ménagères et organiques ainsi que le recyclage des déchets d’équipements électriques et électroniques.

24L’étude montre que, malgré des réformes importantes et la multiplication d’initiatives portées par des agences gouvernementales, des ONG et des partenariats économiques, l’absence d’une feuille de route nationale claire limite la cohérence et l’efficacité des politiques mises en œuvre. Elle met également en évidence l’existence de synergies dans le secteur agro-industriel, où agriculteurs, éleveurs et industries collaborent à la valorisation des ressources, illustrant ainsi le potentiel d’articulation entre pratiques locales et politiques nationales.

25Les auteurs soulignent que le champ émergent de l’économie circulaire au Sénégal reste traversé par des tensions entre des ambitions politiques encore fragiles et la vitalité d’initiatives locales et communautaires. Ces dernières, bien que souvent informelles, témoignent d’une appropriation progressive des principes circulaires « par le bas » et ouvrent des pistes prometteuses pour une transition durable solidement ancrée dans les réalités locales.

26Enfin, le cinquième article, intitulé « Repérage et anatomie du secteur de l’économie circulaire au Sénégal » et rédigé par Serigne Momar Sarr, propose une exploration critique du développement de ce secteur en l’inscrivant dans le contexte des politiques publiques, des dynamiques industrielles et des pratiques sociales. L’auteur examine comment l’économie circulaire peut contribuer à l’assainissement des cadres de vie, à la création d’emplois et à la transition écologique, tout en identifiant les facteurs qui freinent sa structuration.

27L’étude analyse en particulier les instruments de gouvernance – lois, codes, partenariats – qui encadrent le développement du secteur, et souligne les limites de certaines initiatives, notamment la loi sur les plastiques de 2020, encore très peu appliquée. Elle met en évidence les tensions persistantes entre ambitions politiques, réalités locales et modèles économiques, mais aussi les opportunités qu’offre l’économie circulaire comme levier d’action pour les collectivités territoriales et les entrepreneurs.

28En adoptant une approche globale du champ sénégalais de l’économie circulaire, cet article complète les analyses précédentes en offrant une lecture systémique des interactions entre politiques publiques, acteurs économiques et dynamiques locales. En croisant les perspectives sociologique et politique, il propose une lecture nuancée des conditions de formalisation et d’appropriation de l’économie circulaire dans un pays du Sud, tout en ouvrant des pistes concrètes pour renforcer son intégration dans les politiques de développement et de transition durable.

29Ces cinq contributions documentent des contextes contrastés - Sénégal, Tunisie, Colombie - ainsi qu’une diversité d’acteurs, de secteurs et de formes de gouvernance. Bien que le corpus demeure restreint, une lecture comparative permet de dégager plusieurs enseignements critiques sur les dynamiques de diffusion et d’institutionnalisation de l’économie circulaire dans le Sud global.

30Un premier constat, attendu mais néanmoins crucial, se dégage : bien qu’ils constituent des maillons essentiels de la circularité des matières et représentent des groupes sociaux au sein de ces processus institutionnels, les acteurs informels demeurent largement marginalisés (Morais et al., 2022). Qu’il s’agisse des recycleurs de Manizales en Colombie, ou des « Berbechas » en Tunisie, ces travailleurs occupent une position centrale dans la récupération et le tri des déchets, étapes indispensables à la circularité des flux de matières. Pourtant, ils restent précarisés, stigmatisés et exclus des cadres formels de gouvernance. Cette tension entre contribution indispensable et faible reconnaissance institutionnelle souligne la nécessité de faire de l’inclusion sociale un pilier central des politiques d’économie circulaire et des stratégies de transition durable.

31Deuxième constat : ces contributions mettent en lumière les failles des cadres de gouvernance existants, qui non seulement peinent à accompagner la transition circulaire, mais contribuent aussi à la reproduction des tensions structurelles. Dans la plupart des cas étudiés, les réformes et politiques publiques privilégient les volumes collectés au détriment de la réduction et de la valorisation des déchets. Cette orientation se manifeste différemment selon les contextes : au Sénégal, par l’absence d’une feuille de route nationale claire ; en Tunisie et en Colombie, par une privatisation accrue qui concentre le pouvoir entre les mains des grands opérateurs au détriment des coopératives et associations locales. Ces évolutions traduisent une tension profonde et systémique entre la logique de concurrence marchande et les impératifs d’inclusion sociale et de la durabilité.

32Troisième constat : ces études montrent que la mise en œuvre concrète de l’économie circulaire demeure freinée par d’importantes lacunes dans le développement et l’usage d’outils adaptés. Elles soulignent notamment l’incomplétude des dispositifs existants, le manque de données fiables, la faible interopérabilité et la difficulté à traduire la connaissance produite en décisions publiques.

33L’exemple de la cartographie fine de l’orpaillage artisanal dans le sud-est du Sénégal illustre tout le potentiel de ces outils. En documentant avec précision les flux de ressources, les rejets environnementaux et les circuits de recirculation, cet instrument met en évidence la complexité des dynamiques locales et fournit des bases solides pour orienter les politiques publiques.

34Il se distingue par la participation active des communautés locales, dont les savoirs et pratiques sont intégrés au processus de collecte et d’interprétation des données. Ce croisement entre expertise technique et connaissance située renforce la légitimité des informations produites et en facilite l’appropriation par les acteurs du terrain.

35Ce cas souligne ainsi la nécessité de concevoir des outils capables non seulement de produire des données fiables, mais aussi d’en assurer la circulation et l’usage collectif. Une telle approche est essentielle pour créer des boucles de rétroaction solides entre la production de connaissances et l’action publique, afin que les données générées sur le terrain se traduisent en décisions concrètes et efficaces.

36Dans l’ensemble des contributions, les trajectoires d’institutionnalisation de l’économie circulaire se déploient au sein de sociétés fragmentées, marquées par de fortes asymétries sociales, économiques et territoriales. Elles donnent lieu à des dynamiques à la fois hybrides et inégalement articulées entre cadres institutionnels et initiatives locales. D’un côté, des politiques publiques encore partielles et dispersées tentent d’encadrer les pratiques ; de l’autre, des innovations locales et communautaires émergent et s’imposent parfois comme des alternatives ou des compléments aux politiques nationales (Seyfand et Smith, 2007 ; Prahalad, 2012 ; Radjou et al., 2012). Cette cohabitation montre que la diffusion de l’économie circulaire dépendra largement de la capacité à articuler ces deux logiques – institutionnelle et endogène – au sein de cadres de gouvernance réellement inclusifs.

37En outre, ces cinq études de cas montrent que la pérennisation de l’économie circulaire dans le Sud global repose sur deux conditions majeures : d’une part, la reconnaissance et l’intégration des acteurs informels, qui jouent un rôle clé dans la circularité des matières (Dost et al., 2025), d’autre part, le développement d’outils et de cadres de gouvernance véritablement adaptés aux réalités locales et aux savoirs situés.

38Ces études nous enseignent que, pour éviter que l’économie circulaire ne se réduise à un concept importé et déconnecté des réalités locales, il est nécessaire de renforcer la participation des communautés locales dans la production et l’interprétation des données, de soutenir les coopératives et associations face à la domination des grands acteurs privés, et d’orienter les politiques publiques vers la réduction et la valorisation plutôt que vers la seule logique de collecte (Korsunova et al., 2022).

39En somme, l’économie circulaire ne peut se limiter à l’application de normes universelles : elle doit reconnaître le rôle central et les besoins des acteurs plus vulnérables et doit être co-construite avec les communautés locales pour devenir un véritable levier de transition écologique et sociale.

40L’analyse des cinq articles réunis dans ce numéro montre que certains objectifs ont été pleinement atteints, tandis que d’autres mériteraient d’être approfondis dans de futures recherches. Cet ensemble de travaux a permis de donner la parole aux acteurs locaux et informels, souvent invisibilisés dans les discours dominants. Les cas de la Colombie (Rodriguez et Raufflet) et de la Tunisie (Bouhlel-Abid), en particulier, mettent en lumière la contribution essentielle des récupérateurs et collecteurs informels à la circularité des matières, tout en révélant la précarité et la marginalisation structurelle qui caractérisent leur position.

41Ces contributions montrent également comment l’économie circulaire peut être appropriée, réinterprétée, voire contestée par des groupes locaux, offrant ainsi une lecture critique et incarnée des tensions entre discours institutionnels et pratiques endogènes. Ces perspectives répondent pleinement au deuxième objectif initial du numéro et rappellent que la transition circulaire ne peut être durable qu’à condition d’intégrer des enjeux de justice sociale et d’équité Nord-Sud, et de reconnaître pleinement le rôle de ces acteurs dans la gouvernance des systèmes circulaires.

42L’objectif visant à clarifier le rôle des corpus théoriques a été partiellement atteint. Plusieurs articles, notamment celui consacré à l’économie circulaire au Sénégal (Lette et al.) et celui portant sur la structuration du secteur sénégalais (Sarr), mobilisent des références conceptuelles éclairant la diffusion du concept dans les politiques publiques et les pratiques locales. Toutefois, la cartographie des macro-concepts et des cadres théoriques sous-jacents reste à approfondir. La plupart des contributions privilégient la description des pratiques et des contextes au détriment d’une analyse critique des référentiels mobilisés, sur la manière dont l’économie circulaire est définie, adoptée et légitimée dans le Sud global.

43L’objectif de cartographier les acteurs de l’institutionnalisation est largement couvert par plusieurs articles. L’article de Sarr dresse un panorama détaillé du secteur au Sénégal, tandis que les études de cas menées en Tunisie et en Colombie permettent d’identifier les rôles respectifs des municipalités, des associations, des entreprises privées et des acteurs informels. Ces contributions offrent une meilleure compréhension des dynamiques multiacteurs qui façonnent l’émergence et l’institutionnalisation de l’économie circulaire dans les contextes variés du Sud global.

44Et maintenant ?

45Deux dimensions mériteraient d’être renforcées dans le cadre des futurs travaux portant sur l’économie circulaire dans le Sud global : d’une part, l’analyse approfondie des cadres théoriques, afin de mieux comprendre comment le concept d’économie circulaire est construit et légitimé dans le Sud global et d’autre part, l’étude des outils techniques et méthodologiques, dont le rôle crucial pour traduire les principes circulaires en actions concrètes et mesurables.

46Au-delà des résultats propres à chaque étude de cas, la mise en regard des cinq contributions de ce numéro permet de dégager plusieurs apprentissages plus généraux sur l’économie circulaire dans le Sud global. Ces apprentissages dépassent les contextes nationaux étudiés et nourrissent une réflexion critique sur la diffusion d’un concept global dans des environnements marqués par d’importantes inégalités sociales, économiques et politiques.

47Sur le plan conceptuel, l’économie circulaire apparaît comme une notion mouvante et plurielle, mobilisée à la fois comme un horizon normatif de durabilité et comme un ensemble de pratiques déjà existantes, souvent informelles et endogènes. Dans les cas étudiés, elle est fréquemment importée par le biais de politiques publiques inspirées des modèles du Nord global, créant ainsi un décalage entre les discours institutionnels et les réalités locales. Ainsi, au Sénégal, comme en Tunisie, le recyclage, la réutilisation et la réparation existent depuis longtemps dans les économies populaires, mais restent peu reconnus comme relevant de l’économie circulaire. Ces résultats soulignent que l’économie circulaire ne peut être appréhendée comme un modèle universel à appliquer, mais plutôt comme un cadre hybride et évolutif, dont l’appropriation dépend des dynamiques locales de pouvoir, de savoir et de légitimation.

48Sur le plan des discours, les contributions montrent que l’économie circulaire est souvent portée par des récits de modernisation et d’innovation qui promettent durabilité et croissance verte. Ces récits servent à légitimer des réformes institutionnelles, telles que la privatisation des services de gestion des déchets, mais tendent à invisibiliser les populations les plus vulnérables, qui assurent pourtant la circularité réelle des matières. À l’inverse, certaines voix critiques – qu’il s’agisse des récupérateurs de Manizales ou des « Berbechas » tunisiens – produisent des contre-discours qui réinterprètent ou contestent la vision dominante, en mettant en avant des enjeux de justice sociale et environnementale. L’économie circulaire apparaît ainsi comme un espace de confrontation discursive où s’opposent des visions concurrentes de la transition écologique.

49En termes de mise en œuvre, un constat commun se dégage : la diffusion de l’économie circulaire se heurte à une distance marquée entre les ambitions politiques et les réalités du terrain. Trois tensions principales émergent. D’abord, des politiques publiques souvent fragmentées et peu coordonnées, comme en témoigne l’absence de feuille de route nationale claire au Sénégal. Ensuite, la tendance à la privatisation, qui concentre les ressources et le pouvoir décisionnel entre les mains de grands acteurs privés, au détriment des coopératives et associations locales. Enfin, la marginalisation persistante du secteur informel, pourtant essentiel pour atteindre les objectifs de circularité. Ces tensions rappellent que l’économie circulaire est un processus conflictuel qui exige d’articuler logiques économiques, inclusion sociale et préservation environnementale.

50Les études mettent également en lumière le rôle crucial des outils technologiques et méthodologiques dans la traduction des principes circulaires en actions concrètes. Toutefois, ces instruments – analyses de flux de matières, systèmes d’information géographique ou dispositifs de traçabilité – demeurent souvent incomplets, mal adaptés ou difficilement interopérables. L’exemple de la cartographie participative de l’orpaillage artisanal au Sénégal illustre le potentiel transformateur d’outils conçus en lien avec les communautés locales, qui valorisent leurs savoirs et permettent de produire des données légitimes et partagées. Il souligne la nécessité de concevoir des dispositifs qui favorisent non seulement la production de données fiables, mais aussi leur circulation et leur appropriation collective, afin de créer des boucles de rétroaction solides entre connaissance et action publique.

51Enfin, la question de la gouvernance multiacteurs apparaît centrale. L’économie circulaire implique une diversité d’acteurs – municipalités, entreprises privées, ONG, coopératives, acteurs informels – dont les rapports de pouvoir restent profondément asymétriques. Sans mécanismes explicites de reconnaissance et d’inclusion, le risque est que l’économie circulaire reproduise, voire amplifie, les inégalités existantes, en reléguant les populations les plus vulnérables à une position d’exécution non reconnue. Les cas étudiés rappellent que la durabilité ne peut être réduite à une logique technique ou économique : elle doit intégrer la justice sociale comme dimension constitutive.

52Ces apprentissages convergent vers une conclusion commune : la réussite de l’économie circulaire dans le Sud global dépend de sa contextualisation. Elle exige de reconnaître et d’intégrer les pratiques endogènes, de développer des outils inclusifs et participatifs, et de bâtir des modèles économiques équitables qui redistribuent la valeur créée. À défaut, l’économie circulaire risque de demeurer un concept importé et normatif, sans prise réelle sur les transformations sociales et environnementales nécessaires.

53Ces enseignements invitent également à réfléchir aux conditions de production et de diffusion des savoirs sur l’économie circulaire. Le processus éditorial de ce numéro avait été conçu avec une volonté forte d’accompagnement des autrices et auteurs, notamment du Sud global, afin de favoriser la diffusion de savoirs contextualisés. Cette approche visait un double objectif : réduire les inégalités d’accès à la publication scientifique et mettre en valeur des perspectives locales souvent absentes des débats internationaux.

54Dès la conception du projet, le comité éditorial, en collaboration avec le Réseau de recherche en économie circulaire du Québec (RRECQ) et l’École des Mines de Saint-Étienne, avait souhaité mettre en place un dispositif itératif et collaboratif combinant ateliers collectifs, échanges réguliers et mentorat scientifique. Une demande de financement avait été soumise à une organisation internationale de développement afin d’organiser un atelier d’écriture scientifique réunissant une cohorte de chercheuses et chercheurs du Sud global. Ce dispositif visait non seulement à améliorer la qualité des manuscrits soumis, mais aussi à créer un espace de co-construction et d’apprentissage mutuel, où les contributions auraient pu être discutées et enrichies dans une perspective de partage et de réciprocité.

55Faute de ressources suffisantes, il n’a pas été possible de déployer pleinement ce dispositif d’accompagnement, qui aurait sans doute permis d’accroître la diversité des contributions publiées. Un tel accompagnement aurait également renforcé les deux dimensions encore peu présentes dans ce numéro, mais essentielles à l’émergence d’une véritable épistémologie du Sud sur l’économie circulaire : (1) l’analyse approfondie des cadres théoriques mobilisés pour étudier la diffusion du concept ; (2) l’étude des outils techniques et méthodologiques, dont le rôle est déterminant pour traduire les principes circulaires en actions concrètes, suivies et mesurables, tout en influençant les modes de gouvernance et la répartition du pouvoir entre les acteurs.

56En consolidant ces deux dimensions, il serait possible de dépasser une vision de l’économie circulaire comme simple transfert de modèles venus du Nord, et d’ouvrir la voie à une production de savoirs située, capable de rendre compte des pratiques, des enjeux et des innovations propres aux territoires du Sud global.

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Bibliographie

Dost, M., M. Lee, et W. A. Umrani, 2025, Implementing circular economy through bricolage, frugal innovation and technological turbulence, Sustainable Development, 33, 2, 1610–1622.

Kirchherr, J., D. Reike et M. Hekkert, 2017, Conceptualizing the circular economy: An analysis of 114 definitions, Resources, Conservation and Recycling, 127, 221-232.

Korsunova, A., M. Halme, A. Kourula, J. Levänen et M. Lima-Toivanen, 2022, Necessity-driven circular economy in low-income contexts: How informal sector practices retain value for circularity, Global Environmental Change, 76, [En ligne] URL : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S095937802200111X?via%3Dihub

Morais, J., G. Corder, A. Golev, L. Lawson et S. Ali, 2022, Global review of human waste-picking and its contribution to poverty alleviation and a circular economy, Environmental Research Letters, 17, 6, [En ligne] URL : https://iopscience.iop.org/article/10.1088/1748-9326/ac6b49

Prahalad, C. K., 2012, Bottom of the Pyramid as a Source of Breakthrough Innovations, Journal of product innovation management, 29, 6–12.

Radjou, N., J. Prabhu et S. Ahuja, 2012, Jugaad innovation, A Frugal and Flexible Approach to Innovation for the 21st Century, Random House India, 336 p.

Seyfang, G., A. Smith, 2007, Grassroots innovations for sustainable development: Towards a new research and policy agenda, Environmental Politics, 16, 584–603.

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Notes

1 Pour plus d’informations, voir le site de l’Initiative intergouvernementale pour les mines, les minéraux, les métaux et le développement durable, Exploitation minière artisanale et à petite échelle (EMAPE), [En ligne] URL : https://www.igfmining.org/fr/artisanal-and-small-scale-mining/

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuelle Champion, Michelle Mongo-Desage, Emmanuel Raufflet, Sebastian Weissenberger et Alexandre Croutzet, « Introduction - L’économie circulaire dans le Sud global : un état des lieux des discours, des politiques et des pratiques »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], 24-3 | Décembre 2024, mis en ligne le 02 décembre 2024, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/50552 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14w94

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Auteurs

Emmanuelle Champion

Professeure agrégée en management, spécialisée en Responsabilité sociétale des organisations (RSO) et développement durable, École des sciences de l’administration (ESA), Université TÉLUQ, Montréal, Québec, Canada, adresse courriel : Emmanuelle.Champion@teluq.ca

Michelle Mongo-Desage

Maîtresse de Conférences en sciences économiques, Mines Saint-Etienne, Université Lumière Lyon 2, Univ Jean Monnet, UR COACTIS, Institut Henri Fayol, F - 42023 Saint-Etienne, France, adresse courriel : michelle.mongo-desage@emse.fr

Emmanuel Raufflet

Professeur titulaire, département de management, HEC Montréal, Cotitulaire du Réseau de recherches en économie circulaire du Québec (RRECQ), Montréal, Québec, Canada, adresse courriel : emmanuel.raufflet@hec.ca

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Sebastian Weissenberger

Professeur en sciences de l'environnement, département science et technologie, Université TÉLUQ, Montréal, Québec, Canada, adresse courriel : sebastian.weissenberger@teluq.ca

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Alexandre Croutzet

Professeur en sciences économiques, École des sciences de l’administration (ESA), Université TÉLUQ, Montréal, Québec, Canada, adresse courriel : alexandre.croutzet@teluq.ca

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