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2025

Les écologistes sans la nature ? Le faux ami Bruno Latour 

Loup Ducol
Référence(s) :

Fabrice Flipo (2025). Les écologistes sans la nature ? Le faux ami Bruno Latour, Éditions Textuel, 142 p.

Texte intégral

  • 1 L’arpentage est une méthode de lecture collective issue où on découpe un ouvrage entre plusieurs pe (...)

1« En fait, pour moi, ce qu’il écrit ce n’est pas un truc à prendre au pied de la lettre, il ne donne pas de solutions. Ce qu’il propose, c’est une expérience de pensée », annonce une lectrice d’Où Atterrir (2017), suite à un arpentage1 filmé du livre de Bruno Latour. Cet extrait est issu du documentaire « Bruno Latour – Il est temps d’atterrir », réalisé par Vincent Gaullier et Raphaël Girardot et diffusé par Arte, en août 2025. Trois ans après sa disparition, le film propose de suivre les pistes ouvertes par la pensée de Bruno Latour, décrit par la chaine franco-allemande comme le « père de l’écologie politique ». Or, l’ouvrage de Fabrice Flipo, publié le mois suivant, en septembre 2025, conteste nettement cette filiation, en montrant que la pensée de Latour, malgré ses apparences révolutionnaires, est bien plus conservatrice qu’émancipatrice en ce qu’au lieu d’aider « les êtres humains, [à] maitriser l’histoire qu’ils font » (p. 113), elle les enferme, précisément, dans des expériences de pensées : « dans une prose absconse et dans des propositions institutionnelles sans lendemain » (p. 113).

2Avec Les écologistes sans la nature ? Le faux ami Bruno Latour (2025), paru aux éditions Textuel, Fabrice Flipo s’attache en effet à déconstruire les apports pour l’écologie politique de la pensée de Bruno Latour. La question du livre pourrait se résumer ainsi : l’œuvre de Latour sert-elle le développement d’une écologie politique émancipatrice ? Flipo y répond nettement par la négative, en axant sa démonstration sur 1) une analyse critique du travail de Latour, montrant l’aspect conservateur et confusionniste de ce dernier sur les questions environnementales, et 2) une démonstration de l’intérêt du concept de « nature » dont le philosophe de la modernité souhaite se débarrasser. Ainsi, si Latour a connu de nombreuses critiques tout au long de sa carrière, Flipo s’insère dans les controverses récentes autour de l’héritage de sa pensée écologique et de ses usages. Dans la continuité d’Andreas Malm (2023), de Vincent Rigoulet et Alexandra Bidet (2023), ou encore de Frédéric Neyrat (2016), son livre appuie sur le fait que : « la théorie peut faire partie du problème » (Malm, 2024, p. 19), lorsqu’au lieu de l’éclairer, elle rend la situation plus confuse.

3Dans un premier temps, Les écologistes sans la nature ? cherche donc à clarifier les positions de Latour et à identifier ses limites, à l’aide d’une analyse croisée et largement documentée de sa biographie et de sa bibliographie. Il montre d’abord que cette première tâche n’est pas aisée tant l’auteur a joué de ses propres complexités conceptuelles tout au long de sa carrière. Comme Rigoulet et Bidet (2023) le montrent concernant la « pensée du vivant », « la difficulté d’accès au latourisme ne tient pas à des thèses particulièrement profondes, mais [plutôt à] une capacité à créer un vocabulaire propre et opaque » (p. 22-23). C’est une critique du « verbe latourien » (p. 25) qu’opère donc Flipo, en montrant que sa rhétorique évènementielle lui a notamment permis les succès médiatiques que nous lui connaissons, tout en reposant sur un manque criant de définition des concepts utilisés, et un déplacement régulier de ces derniers (p. 10). Par ailleurs, Latour opère également un mélange stratégique des registres, des disciplines et des champs, lui permettant de développer des « alliances » avec différent·es acteur·ices et de s’extraire continuellement des controverses qu’il essaime. Alors que Malm va jusqu’à parler de « bain de boue » (2023, p. 163) intellectuel, Flipo montre que le style Latour et l’absence de rigueur conceptuelle qui l’incarne créent, tout au moins, une forme de « confusionnisme » (p. 10) autour de sa pensée qui a paradoxalement contribué à son succès.

4Au-delà de la forme, Flipo montre surtout comment le « faux radicalisme » de la pensée de Latour s’apparente finalement à une simple critique libérale-conservatrice de la modernité (p. 22-23). Alors que Latour critique à la fois les progressistes et les réactionnaires, les modernes et les antimodernes, et qu’il participe d’une fronde perpétuelle contre les « sociologues critiques » et le marxisme, pour Flipo, cette posture surplombante le place nettement dans le camp des conservateurs (p. 52). Ainsi, la particularité du livre est de montrer comment, au lieu de la renouveler, Latour participe à couper l’écologie politique de ses racines (p. 23). En effet, il ne parle par exemple jamais, dans ses écrits, de démocratie, de capitalisme ou d’institutions du salariat : « il évite la plupart des débats classiques de l’écologie politique » (p. 76). De Serge Moscovici à Ivan Illich, en passant par Bernard Charbonneau, il crée un vide idéologique (p. 13) autour de lui, en discréditant les ressources existantes qu’il ne pouvait pourtant ignorées, puisqu’elles lui sont contemporaines ou antérieures. En préférant une « rhétorique de la rupture » (Magnin, 2024), Latour rejette ainsi une part importante des théories en écologie politique, pourtant essentielles au développement d’une perspective émancipatrice, selon Flipo. Il les considère comme autant d’éléments de la modernité-à-dépasser et fait progressivement de l’écologie politique son domaine propre, en invisibilisant ses adversaires et en se débarrassant de l’idée même d’émancipation puisqu’il considère que : « croire que l’on peut s’émanciper ne mène qu’au désastre » (p. 75). Or, Flipo soutient que cette posture fait de l’écologie de Latour une écologie confuse, conservatrice et, finalement, consensuelle :

5« C’est le cas de cette sorte de délibération géante […] proposée par Latour, au cours de laquelle un « collectif » déciderait du monde commun. Soit cette proposition est évidente, au sens où c’est finalement ce que les écologistes demandent, soit elle est très mystérieuse. Comme « le collectif » n’est pas précisé, chacun imagine ce qui l’arrange, de la démocratie radicale aux seules élites naturelles, ce qui est très astucieux. » (p. 55)

6Finalement, que défend Latour sur les questions écologiques ? Il remet en cause la séparation moderne entre nature et culture, affirmant qu’elles sont toujours entremêlées à travers des hybrides constitués dans les pratiques scientifiques et sociales. Selon lui, au lieu de luttes pour l’émancipation humaine, il faut plutôt repenser nos manières de concevoir le monde, en intégrant humains et non-humains dans un même réseau d’acteur·ices. Il faut donc prioritairement dépasser le concept de « nature ». Dans la deuxième partie de son livre, en guise de démonstration du confusionnisme latourien, Flipo va chercher, à l’inverse, à redonner corps à ce concept, pour montrer qu’il est : « non seulement indispensable à la pensée écologiste, mais plus largement à toute théorie politique qui se voudrait tournée vers l’émancipation » (p.9). Pour ce faire, il distingue quatre définitions du concept et les lie aux conséquences politiques de leur mise à distance respectives (p. 88-89) : 1) la nature comme domaine où l’expérience est possible, qui fonde le sécularisme et qui tient à distance les régimes théocratiques, 2) la nature qui se distingue de l’artifice, grâce à laquelle on peut imputer des responsabilités, notamment humaines, 3) la nature qui désigne les attributs qu’une entité possède en propre, par opposition à ce qui est accidentel et qui tient à l’écart des confusionnismes et 4) la nature qui désigne l’inappropriable, par différence avec le fruit du travail, dernière définition plus expérimentale et liée à la théorie du Donut de Kate Raworth (2018).

7Alors que le concept de nature est donc, selon Flipo, la pierre angulaire de l’émancipation (p. 16), s’en débarrasser, c’est prendre, au moins, le triple risque : d’un retour de la pensée religieuse, d’une impossibilité d’imputer des responsabilités humaines, et de voir se développer une pensée politique confusionniste. Avec son essai percutant, Flipo montre que la pensée de Latour, loin des impératifs de l’émancipation, nous fait largement revenir en arrière (p. 117) en construisant une écologie politique vidée de sa charge subversive (p. 84). Finalement, malgré lui, c’est également ce que montre le documentaire de Vincent Gaullier et Raphaël Girardot, pensé comme un hommage à l’œuvre de Latour. En suivant les pistes ouvertes par la pensée du philosophe, il ne manque pas de donner à voir une écologie émanant de classes sociales supérieures et développant un vocabulaire spécifique et opaque :

- « Voilà, c’est très “Gaia”… Tu t’intéresses à Gaia ? », questionne un participant à une balade nature filmée, se revendiquant « critical zoniste ou gaiaologue », à un autre participant, visiblement impressionné, qui lui répond :

  • 2 Extrait du documentaire « Bruno Latour – Il est temps d’atterrir », réalisé par Vincent Gaullier et (...)

- « Heu… je connais le terme, mais pas le concept, je pense… »2.

8L’« expérience de pensée » latourienne apparait alors comme figure paradigmatique d’une écologie morale de la distinction (Comby, 2024), complexe et peu accessible. Alors que l’écologie devient un thème sur lequel on se positionne pour défendre son identité sociale (Comby, 2024, p. 93), celle proposée par Latour correspond, in fine, aux valeurs bourgeoises de « mesure, de modération, d'équilibre et de pondération » (Comby, 2024, p.83). Malgré les bonnes volontés manifestes de ces « Terriens », leurs tentatives de mises en pratique des idées de Latour apparaissent comme autant de biais de distinction, plutôt que comme les éléments tangibles d’une écologie émancipatrice. Si l’écologie politique réformatrice de Latour manque de produire les armes de la critique utiles à une écologie populaire émancipatrice, elle ne manque donc pas de donner aux classes sociales supérieures toujours plus d’éléments pour assurer leur domination.

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Bibliographie

Comby, J.-B. (2024). Écolos, mais pas trop... Les classes sociales face à l’enjeu environnemental. Raison d’Agir.

Flipo, F. (2025). Les écologistes sans la nature ? Le faux ami Bruno Latour. Textuel.

Latour, B. (2017). Où Atterrir. Comment s’orienter en politique ? La Découverte.

Magnin, L. (2024). La vie sociale des haies. Enquête sur l’écologisation des mœurs. La Découverte.

Malm, A. (2023). Avis de tempête. Nature et culture dans un monde qui se réchauffe. La Fabrique.

Neyrat, F. (2016). La Part inconstructible de la Terre Critique du géo-constructivisme. Seuil.

Raworth, K. (2018). La théorie du Donut : L’économie de demain en 7 principes. Place des éditeurs.

Rigoulet, V., et Bidet, A. (2023). Vivre sans produire. L’insoutenable légèreté des penseurs du vivant. Éditions du Croquant.

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Notes

1 L’arpentage est une méthode de lecture collective issue où on découpe un ouvrage entre plusieurs personnes pour en faire une lecture partagée et critique permettant une appropriation rapide et collective d’un texte complexe.

2 Extrait du documentaire « Bruno Latour – Il est temps d’atterrir », réalisé par Vincent Gaullier et Raphaël Girardot.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Loup Ducol, « Les écologistes sans la nature ? Le faux ami Bruno Latour  »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Lectures, mis en ligne le 13 octobre 2025, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/50711 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14y56

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Auteur

Loup Ducol

Doctorant, Laboratoire d'anthropologie prospective (LAAP), Institut d'analyse du changement dans l'histoire et les sociétés contemporaines (IACCHOS), Université catholique de Louvain, Belgique, adresse courriel : loup.ducol@uclouvain.be

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