Plusieurs textes ont été publiés à la mémoire du Pr Nelson Graburn suite à sa disparition récente le 27 février 2025. On peut citer ici le texte de UC Berkeley et du Canadian Studies Program de UC Berkeley. Son œuvre scientifique et académique est immense et il est difficile de ne donner qu’un résumé d’une carrière qui s’est déployée pendant une soixantaine d’années – le Pr Graburn a été actif de façon continue y compris après sa retraite – à travers le monde : Amérique du Nord, Europe, Asie, Océanie…
Ce texte met ainsi modestement l’accent sur le rôle que Nelson Graburn a joué de façon ininterrompue dans les relations académiques entre les Etats-Unis et la France depuis les années 1980 et jusqu’à sa disparition. Il est rédigé de façon personnelle, car il est marqué non seulement par une très grande admiration pour ce que Nelson représente dans les études en tourisme, mais également par une sincère amitié.
J’ai rencontré Nelson Graburn à Paris, en 2008. Il était alors invité de l’anthropologue Saskia Cousin et du sociologue Bertrand Réau dans le cadre du séminaire tourisme qu’ils coorganisaient à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). En dehors d’un échange sur ses recherches, je souhaitais parler avec lui de l’expérience qu’il en tirait du Tourism Studies Working Group (TSWG), car on envisageait en ce moment de fonder une équipe de recherche sur le tourisme au sein de l’IREST, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Fondé par des doctorants de UC Berkeley en 2003, le TSWG se définissait comme un “forum in which faculty and graduate students from a wide range of disciplines can exchange ideas, circulate and/or informally present works in progress, hear from visiting scholars, and receive feedback on their research”. Plutôt qu’une discipline à part entière, le groupe considère les études touristiques “as a node at which numerous disciplines intersect and cross-fertilize”.
C’était également de cette façon que l’on imaginait en cette époque notre futur laboratoire de recherche en études du tourisme à Paris 1 Panthéon-Sorbonne : comme une équipe ouverte, critique et résolument interdisciplinaire. Le TSWG a été ainsi un élément inspirant décisif pour la création de notre labo, l’EIREST, fondée la même année 2008.
De cette première rencontre avec Nelson au Cosi, restaurant corse tout près de la Sorbonne depuis disparu, a immédiatement rejailli toute une série de projets de collaboration. Ils ont été portés par une volonté partagée de travailler sur des thématiques émergentes, un peu décalées, visant à réunir des jeunes et moins jeunes chercheurs, en France, aux Etats Unis et ailleurs. Ils ont été progressivement soutenus par une amitié sincère qui s’est consolidée au cours des années, des rencontres, des colloques, et des voyages.
- 1 Lanfant, Marie-Frangoise and Graburn, Nelson Η. "Chapter 5. International Tourism Reconsidered: The (...)
L’histoire des relations scientifiques de Nelson Graburn avec la France est toutefois bien plus ancienne. Nelson aimait la France et pratiquait le français. On peut dire sans hésitation que le Prof. Graburn a ouvert la voie à la coopération intellectuelle franco-américaine dans le domaine du tourisme. En 1980, il a travaillé au Centre des Hautes Études Touristiques (CHET, Université d’Aix-en-Provence) et a publié deux monographies (une en anglais et une en français) dans la série de publications du CHET. En 1989 il a collaboré avec la sociologue du tourisme Marie-Françoise Lanfant (directrice de recherche à l’URESTI, CNRS) à la création du Comité de recherche sur le tourisme international à Nice. Il a été le traducteur de Marie-Françoise Lanfant, avec laquelle il a publié en 1994 International Tourism Reconsidered : The Principle of the Alternative1. Il a également été un des instigateurs de la nouvelle RC50 (Research Committee) créé au sein de l’Association internationale de sociologie suite à la conférence « Le Tourisme international entre tradition et modernité » (Nice, 1992), avec d’autres Américains dont Dennison Nash et Dean MacCannell, en collaboration avec Marie-Françoise Lanfant qui en devint la directrice scientifique. La RC50 a été à l’origine d’une grande réunion scientifique sur « Patrimoine, tourisme et nostalgie » à la réunion de l’Université de Bielefeld en 1994. Au cours de la décennie suivante Nelson a continué à travailler sur des sujets tels que les « Arts ethniques et touristiques » en collaboration avec des spécialistes français dont l’anthropologue et historien Jean-Loup Rousselot, l’anthropologue et ethnologue Bernard Saladin d’Anglure et l’anthropologue Marie Mauzé. En 2003, Nelson Graburn a été élu membre du Groupe de recherche anthropologie, objets et esthétiques (Centre Nationale de la Recherche Scientifique, en France - CNRS). Pendant la période 1996 - 2007 il est resté en contact avec des chercheurs en France. Toutefois, la collaboration directe sur la recherche en tourisme n’a redémarré que suite à sa rencontre avec le sociologue Bertrand Réau en 2007.
La collaboration scientifique de Nelson Graburn avec la France s’est consolidée au cours des années suivantes dans le cadre des échanges actifs et continus entre le TSWG et l’EIREST. Suite à ma visite à Berkeley, au début du printemps 2009, et aux échanges avec Nelson Graburn mais également avec les doctorants et post-doctorants réunis au sein du TSGW (Naomi Leite, Maki Tanaka, Charlie Carroll, Alexis Bunten) la décision a été prise collectivement d’organiser une conférence internationale sur les « Imaginaires touristiques » en 2011, à Berkeley.
Illustration 1.
Naomi Leite, Maki Tanaka, Alexis Bunten, devant le restaurant français Chez Panisse, à Berkeley, mars 2009
© M. Gravari-Barbas
Le Dr Alexis Bunten a été visiting professor à l’IREST-EIREST dès mai-juin 2009 où elle a donné un cycle de conférences sur la thématique du « Tourisme Indigène ». Lors de son séjour parisien nous avons co-organisé, en Juin 2009, un séminaire sur les « Industries patrimoniales et imaginaires touristiques » (The Heritage Industry and the Tourist Imagination). Ce séminaire bilingue (français/anglais) a réuni des chercheurs interdisciplinaires de toute l’Europe, des États-Unis et de Nouvelle-Zélande. Il cherchait à saisir la façon dont l’industrie patrimoniale s’empare des imaginaires collectifs pour créer des produits touristiques, mais également le rôle des acteurs qui interprètent, façonnent, produisent des discours et des produits touristiques, le positionnement des populations locales par rapport à la mise en tourisme de leurs espaces de vie, lieux sacrés et traditions. Il devait être l’événement préliminaire, en amont de la conférence conjointe proposée sur le thème des « Imaginaires touristiques » qui a eu lieu à l’Université de Californie à Berkeley en 2011. Celle-ci a réuni 130 participants de toute disciplines et horizons géographiques.
Illustration 2.
Panel d’ouverture de la Conférence Tourism Imaginaries, UC Berkeley. Nelson Graburn, Dean MacCannel, Maria Gravari-Barbas, Bernard Debarbieux, février 2011
© M. Gravari-Barbas
Les résultats de cette conférence ont été multiples, tant sur le plan scientifique qu’institutionnel. Elle n’a été que le début d’une longue collaboration. Cinq autres conférences sur la thématique des imaginaires touristiques ont été organisées par la suite. Dès la deuxième conférence l’Université de Genève a rejoint l’équipe des coorganisateurs, sous la co-responsabilité scientifique du Pr Jean-François Staszak.
Les conférences ont décliné la thématique des imaginaires en s’emparant de sujets divers : « Worlds of Desire : the Eroticization of Tourist sites / La fabrique des lieux de Désir : l’érotisation des lieux touristiques », à Genève en 2015 ; « Architecture and Tourism. Fictions, Imaginaries, Simulacra / Architecture et Tourisme. Fictions, Imaginaires, Simulacres », à la Sorbonne, en 2017 ; « Tourism and Musical Imaginaries », à Berkeley, en 2022 ; « Imagining Tourism and Tourists. Fiction, practices and représentations », à l’INHA, Paris, en 2024.
Illustration 3.
Dean MacCannel et Nelson Graburn, Colloque Architecture et Tourisme. Fictions, Imaginaires, Simulacres, juillet 2017
© M. Gravari-Barbas
Au moment où ces lignes sont écrites, la 6e conférences sur « Tours du Monde et Globetrotteurs. Acteurs, pratiques et imaginaires », à Genève, du 11 au 13 Juin 2025 n’a pas encore eu lieu. Nelson Graburn a très activement participé à son organisation jusqu’au moment où la maladie ne le lui permettait plus. Il avait espéré, jusqu’à la dernière minute, de pouvoir s’y rendre.
Illustration 4.
Les coorganisateurs du colloque Tourism and Musical Imaginaries, Nelson Graburn, Maria Gravari-Barbas, Jocelyne Guilbault, Jean-François Staszak, Mars 2022, UC Berkeley
© M. Gravari-Barbas
Ces cinq conférences ont produit un grand nombre de publications - plus d’une 20aine de textes témoignent de cette collaboration très intense entre la Sorbonne et Berkeley et, dès 2015 avec l’université de Genève. Les conférences et les communications ont permis à plusieurs doctorants et jeunes chercheurs, de toutes origines et disciplines de se rencontrer et de collaborer. Elles ont été des pépinières de plusieurs autres projets, de mobilités doctorantes et post-doctorantes vers la France et les Etats-Unis mais également au-delà. Notamment, plusieurs doctorants et chercheurs de l’EIREST ont participé aux séminaires du TSWG : Linda Boukhris, alors doctorante, en 2009, ou encore Saskia Cousin, Sébastien Jacquot et Gaël Chareyron en 2014.
Nelson Graburn était par ailleurs particulièrement préoccupé de la participation de jeunes chercheurs. Ainsi, la totalité du budget modeste qui lui était attribué par le département d’Anthropologie après sa retraite était consacré au soutien des mobilités de jeunes chercheurs, de partout dans le monde, vers les lieux des conférences. La générosité, le souci de la transmission, la capacité de mettre en relation des collègues et des étudiants faisaient également partie des qualités qui le caractérisaient et qui marquaient sa façon d’être en tant que scientifique.
Illustration 5.
Nelson Graburn, pendant l’introduction au colloque Imagining Tourism and Tourists. Fiction, practices and représentations », juin 2024
© M. Gravari-Barbas
Le panorama de ces collaborations de Nelson Graburn avec les scientifiques français serait incomplet si on n’évoquait pas ici ses importantes activités éditoriales. Il a ainsi été associé dès le début de leur création aux deux revues françaises en tourisme, Les Mondes du Tourisme et Via Tourism Review. Dans Via, Graburn a joué un rôle essentiel : totalement acquis au concept de la revue (interdisciplinaire, ouverte, gratuite et multilingue), il a non seulement co-dirigé des numéros spéciaux, mais il a également traduit plusieurs articles et éditoriaux. Je l’ai très souvent entendu promouvoir la revue, dans diverses réunions scientifiques et colloques, tels que les conférences de l’International Academy for the Study of Tourism.
Illustration 6.
Kathy et Nelson à Paris, pendant le colloque « Architecture and Tourism. Fictions, Imaginaries, Simulacra / Architecture et Tourisme. Fictions, Imaginaires, Simulacres », juin 2017
© M. Gravari-Barbas
- 2 Merci à Eva Graburn d’avoir partagé une partie de la correspondance de Nelson Graburn avec le CTSAP
Nelson Graburn a vécu une belle et longue vie. Sa vie - la famille de sa femme Kathy est originaire de Kyushu, au Japon - et ses recherches l’ont beaucoup rapproché de l’Asie. Quand on lui a annoncé, lors de la Conférence Atlas Critical Tourism Studies Asia Pacific, en 2025 son prix pour sa contribution à vie à la bourse d’études Critical Tourism en Asie-Pacifique, sa réponse a été : « Oh, c’est une surprise, dont je suis humblement fier ! Comme presque tout le reste dans ma vie, une grande partie n’est pas planifiée ou inattendue (...) Merci à tous, et j’espère que l’ère des « heureux accidents » continuera ! »2
Cette carrière, construite par des « heureux accidents » ou par une formidable « sérendipité scientifique » est remarquable. Mais ce sont ses qualités humaines qui ont pu la rendre possible. Ce texte souhaite ainsi rendre hommage à la fois au scientifique et à la personne, au collègue et à l’ami.
Bon voyage cher Nelson.
Illustration 7.
Marie-Françoise Lanfant, Nelson Graburn, Kathy Graburn, en marge du colloque « Imagining Tourism and Tourists. Fiction, practices and représentations », juin 2024
© M. Gravari-Barbas
Notes
1 Lanfant, Marie-Frangoise and Graburn, Nelson Η. "Chapter 5. International Tourism Reconsidered: The Principle of the Alternative". Tourism Alternatives: Potentials and Problems in the Development of Tourism, edited by Valene L. Smith and William R. Eadington, Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1992, pp. 88-112. https://doi.org/10.9783/9781512807462-009
2 Merci à Eva Graburn d’avoir partagé une partie de la correspondance de Nelson Graburn avec le CTSAP
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