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Lourdes, haut-lieu du tourisme religieux, entre crise et transition ?

Nathalie Jarraud et Sylvie Clarimont
Traduction(s) :
Lourdes, a major religious tourism destination, between crisis and transition? [en]

Résumé

L’obsolescence de certains lieux touristiques a été modélisée par les géographes R.W. Butler et M. Chadefaud par transposition du concept de cycle de vie d’un produit. Cette approche de la trajectoire des destinations a été appliquée à Lourdes, haut-lieu du tourisme religieux. La crise de la COVID‑19, en ébranlant le système lourdais, pourrait accélérer le changement de la destination et favoriser la transition. Inscrit dans une perspective à la fois diachronique et synchronique, cet article remet en perspective la crise actuelle. Même si le Sanctuaire propose certaines innovations, elles s’inscrivent plus dans une logique « d’adaptation-résilience » que dans une logique de transformation. Ces innovations ne font pas l’unanimité chez les professionnels du tourisme lourdais qui envisagent difficilement un repositionnement de la destination. Pour l’instant, la crise semble avoir plutôt exacerbé les tensions parmi les acteurs que suscité une fédération des énergies autour d’un projet commun de transition vers un tourisme plus durable.

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Notes de la rédaction

Article évalué par les pairs

Texte intégral

Introduction

  • 1 Déjà, à la fin des années 1990, la municipalité du Puy-en-Velay s’inquiétait du recul de la fréquen (...)

1L’obsolescence de certains lieux touristiques (stations thermales, stations de sports d’hiver de moyenne montagne, etc.), autrefois réputées et aujourd’hui en déshérence, a conduit nombre de chercheurs en tourisme à s’interroger sur leurs trajectoires (Guex et al., 2012) ; Vlès et Bouneau, 2016) et les causes de leur déclin (Butler, 1980 ; Chadefaud, 1987). Conjoncturelle ou plus profonde, l’érosion de la fréquentation n’épargne pas ces destinations d’un type particulier que sont les lieux de tourisme religieux1, lieux caractérisés à la fois par la rencontre du spirituel et du culturel (Bertrand, 2005) et par l’hybridation des pratiques sacrées et profanes, même si le tourisme qui s’y pratique demeure fortement motivé par des motifs religieux (Martínez Cárdenas, 2012). Le déplacement, le plus souvent réalisé en famille ou en groupe organisé, est une dimension importante de ce tourisme et impose une gestion assez stricte ; il est influencé non seulement par le climat, mais aussi par les fêtes, cérémonies et les dates-clés du calendrier, avec une saisonnalité souvent très marquée de la fréquentation (Nyaupane et al., 2015). Il tire ses origines du pèlerinage, motivé le plus souvent par un espoir de guérison (Dubisch et Winkelman, 2005) ou une volonté de rédemption. Dans ces lieux de pèlerinage accueillant des flux importants de fidèles, de nombreuses formes de mise en marché du religieux sont déployées au point que la relation entre la religion, la spiritualité et la consommation y apparait très libre (Higgins et Hamilton, 2011). Bien que différents des destinations à but purement récréatif (Seraïdari, 2019), ces lieux se rapprochent des lieux de tourisme de masse (Chélini et Branthomme, 1982) proposant une offre relativement stable, standardisée et faiblement individualisée. Cependant, le tourisme religieux représente un marché qui évolue vers des pratiques plus spirituelles de la foi avec des formules de voyage différentes touchant désormais des personnes à la recherche de spiritualité et d’expériences nouvelles ; ainsi « le pèlerinage contemporain peut être conçu comme une recherche post-postmoderne d'un sens spirituel qui est déterminé individuellement, mais qui est aussi enraciné dans un passé authentique » (Thomas et al., 2018, p. 413). Cela se traduit par des formes de tourisme religieux plus variées que les traditionnels pèlerinages incluant les retraites, conférences, séminaires et festivals (Stausberg, 2011). Cette dilution du champ du tourisme religieux est telle que celui-ci est de plus en plus associé aux vacances et au tourisme culturel (Rinschede, 1992), voire même comparé aux « voyages d’agréments » (Venayre, 2019). Les nouvelles attentes et pratiques des clientèles associées à l’apparition d’une offre plus variée inscrite dans des lieux nouveaux contribuent à ébranler les fondements de systèmes touristiques mis en place dans les destinations traditionnelles telles que Lourdes.

2Située dans le département des Hautes-Pyrénées, Lourdes se constitue en haut-lieu du tourisme religieux à partir des années 1860-1870. C’est aujourd’hui une commune de 13 389 habitants (INSEE, RP 2017) à la population vieillissante et en déclin continu depuis 1968 sous l’effet d’un solde naturel et d’un solde migratoire tous deux négatifs (INSEE). Le taux de chômage y est élevé : 25,7 % en 2017 et en croissance par rapport à 2007 (16,9 %) ce qui témoigne d’une dégradation de la situation économique de la commune. Pourtant, Lourdes demeure une destination touristique majeure avec un important parc d’hébergement marchand (23 450 lits au 01/01/2021 dont près de 85 % correspondent à des lits hôteliers, selon l’INSEE). Le taux de fonction touristique y est donc élevé (plus de 216 lits pour 100 habitants) et plus de la moitié des actifs a un emploi dans le secteur du commerce et des services en lien avec cette spécialisation marquée dans le tourisme. Avant même la crise sanitaire de 2020, Lourdes était une destination montrant des signes de déclin ; la crise sanitaire liée à la pandémie mondiale est en train d’ébranler profondément le système lourdais, en en révélant les faiblesses. Elle pourrait constituer un catalyseur de changement par les remises en question du système lourdais qu’elle suscite après une année 2020 quasiment blanche tandis que le nouveau maire, élu en 2020, souhaite, dans le cadre de sa stratégie « Lourdes, cœur des Pyrénées », amorcer une transition du tourisme lourdais (Gagnebet, 2021). La crise sanitaire représente-t-elle uniquement un phénomène conjoncturel ou est-elle susceptible d’entraîner la transition du tourisme lourdais, d’accélérer le processus de transformation d’une destination touristique de masse mondialisée telle que Lourdes dont E. Zola questionnait déjà, à la fin du XIXe siècle, la pérennisation : « Lourdes a bien pris, mais le tout est de savoir si ça durera longtemps » (Zola, 1894 [1995], p. 487) ? En quoi une approche en termes de trajectoire peut-elle s’avérer utile pour comprendre et expliquer les changements en cours dans une destination comme Lourdes ? Peut-on considérer que le tourisme lourdais se trouve à un moment critique de son développement, entre crise - antérieure à la COVID-19, mais accentuée par la pandémie - et transition ?

3Pour répondre à cette problématique, nous proposons d’adopter une approche à la fois synchronique et diachronique se nourrissant pour la partie historique, des travaux de M. Chadefaud (1987), du roman Lourdes d’E. Zola (1894) et du récit de J.-K. Huysmans, Les foules de Lourdes (1906) et pour l’époque actuelle, d’un important travail de terrain mené par l’une des auteurs en position de praticien chercheur développant ses recherches sur son terrain professionnel (De Lavergne, 2007). Cette posture de chercheuse impliquée, menant sa recherche sur son terrain professionnel et influencée par les expériences et valeurs d’un chercheur (Hammond et Wellington, 2012), est particulière. Elle se nourrit de matériaux divers issus des rencontres dans le cadre professionnel, de l’observation, mais aussi sur des entretiens libres menés, dans le cadre d’une recherche doctorale sur l’impact du déclin de la destination sur l'hôtellerie lourdaise à l’aune de la COVID-19. La conduite d’entretiens étant la méthode la plus courante pour la collecte de données qualitatives (Gill et al., 2008), la recherche a été alimentée par des entretiens exploratoires auprès des hôteliers lourdais, l’hôtellerie représentant, à Lourdes, 74% des nuitées (données Office de Tourisme 2019). Il ne s’agira pas tant de se livrer à une lecture linéaire et continue du temps passé que de mettre en perspective la crise actuelle du système lourdais en retraçant la trajectoire de développement de cette destination.

I. Penser les trajectoires de développement des lieux touristiques

A. Des approches en termes de cycles de vie d’une aire ou d’un produit touristique…

4Le déclin et le déclassement d’un certain nombre de lieux touristiques ont conduit des chercheurs à s’interroger sur les dynamiques de ces espaces. Le géographe R.W. Butler (1980) a été l’un des premiers à proposer une modélisation de la dynamique de ces lieux qui repose sur la transposition du concept de cycle de vie d’un produit à une aire géographique et l’identification de différentes phases conduisant de l’émergence au déclin ou au renouvellement de l’offre touristique initiale. R.W. Butler impute la stagnation et le déclin à la massification des flux touristiques induisant un dépassement de la capacité de charge sociale, économique et environnementale du lieu d’accueil. La théorie des cycles de vie de Butler a fait l’objet de nombreuses critiques du fait du caractère systématique et linéaire de son analyse cyclique, de l’attribution du déclin à une cause unique et controversée (la sur-fréquentation) et de l’assimilation opérée entre produit touristique et destination touristique (Suchet, 2015). Bien que controversée, cette approche présente l’intérêt de mettre en débat la question des dynamiques des lieux touristiques comme à Lourdes. Dans une perspective nettement constructiviste et à visée moins généralisatrice, le géographe français M. Chadefaud a également utilisé la théorie des cycles économiques pour l’appliquer au « produit touristique » en tant que « système spatialisé d’offre composé de trois éléments plus ou moins articulés entre eux : l’hébergement, le transport et les loisirs » (Chadefaud, 1987, p. 18). Réfutant l’idée de « vocation » dans la genèse des lieux touristiques, il aborde ceux-ci en tant que productions socio-culturelles, « devenus attraits (…) que par le filtre de l’imaginaire individuel et collectif » (Chadefaud, 1987, p. 15).  L’auteur distingue « trois grands moments » dans la vie d’un « produit touristique », construits autour de l’articulation « mythe – produit », c’est-à-dire d’une « offre immatérielle (représentations mentales à l’adresse d’une clientèle potentielle) qui impulse (ou accélère) la création d’une offre matérielle » - (Chadefaud, 1987, p. 20) : la phase de « création » du produit impulsée par des imaginaires ou des croyances ; la phase « de maturité » du produit, « placée sous le signe de l’expansion et de la complexification du produit » avec une multiplication des investissements ; enfin la phase « d’obsolescence du produit et de son espace matériel », caractérisée par une inadéquation de l’offre et de la demande et susceptible de déboucher sur une quatrième phase de « mutation – reconversion du produit ». Dans son approche de la « diachronie d’un lieu touristique », il n’exclut pas la survenue de fluctuations brutales, mais conjoncturelles, durant la phase de maturité de produit. Sa proposition théorique en termes de « cycle de vie d’un produit touristique » nous a semblé pouvoir s’appliquer, au moins en partie, à Lourdes. Elle présente quelques similitudes avec des approches postérieures soucieuses de restituer les trajectoires des lieux touristiques.

B. … à l’idée de trajectoire (de développement)  

5Empruntée au vocabulaire de la géométrie et de l’astronomie, la notion de « trajectoire » renvoie, dans le langage courant, à la ligne décrite par un engin mobile (CNRTL, 2021) ou, au sens figuré, à un itinéraire professionnel rejoignant l’idée de trajectoire sociale. Distance et durée se conjuguent dans un trajet, réalisé seul ou en groupe et susceptible de profondément transformer l’individu, surtout quand il s’agit d’un chemin de pèlerinage. Appliquée au tourisme, la notion peut ainsi faire référence à l’imbrication des expériences touristiques dans les trajectoires de vie, à la complémentarité entre les « césures touristiques », courtes, mais intenses, et le quotidien, plus long, mais morne et répétitif, entre l’ordinaire et l’extra-ordinaire (Bachimon et al., 2016).

6Partant d’une réflexion sur les processus de construction et de valorisation des ressources, certains chercheurs inscrits dans le champ des sciences du territoire se sont essayés à construire une matrice des trajectoires de développement, différenciées suivant les acteurs en présence et le type de mouvement observé, continu ou de rupture (François et al., 2013). Ces trajectoires de développement sont très largement déterminées par la capacité des acteurs locaux à favoriser l’émergence et valoriser les ressources du territoire soit « des ressources spécifiques, révélées selon un processus intentionnel engageant une dynamique collective d’appropriation par les acteurs du territoire » (François et al., 2006, p. 696). Cette « capabilité » des acteurs locaux peut s’avérer décisive dans l’analyse des trajectoires de développement historique des lieux touristiques. Les recherches destinées à comprendre pourquoi certains lieux parviennent à conserver dans la durée leur caractère touristique alors que d’autres n’y arrivent pas (Guex et al., 2012), accordent une importance particulière aux moments d’inflexions et aux changements en s’attachant à repérer les « facteurs discriminants dans ces bifurcations » (Vlès et Bouneau, 2016, p. 13). La crise y est généralement associée au déclin ; la notion est connotée très négativement. Pourtant, étymologiquement le terme de « crise » vient du grec « Krisis » qui signifie « décision », elle est à la fois « un moment indécis et décisif » offrant « la possibilité d’action, de décision, de changement, de transformation » (Morin, 2010, p. 177). La crise est « potentiellement évolutive », elle ne se résout pas nécessairement par un retour au statu quo, mais peut constituer un moment d’acmé porteur de « possibilités de changement » (Morin, 1976, p. 149). Suivant E. Morin, nous considérons ici que crise et changement peuvent être étroitement liés, la crise pouvant favoriser la transition, entendue comme une bifurcation de trajectoire majeure. Dans le cas lourdais se traduit-elle par la mise en œuvre d’innovations plurielles et plus ou moins articulées : innovations de produit, de procédé, organisationnelle, commerciale et socioculturelle (Caron, 2010) ?

II. Lourdes : trajectoires de développement d’un haut-lieu tourisme religieux

A. Émergence et consécration d’une bourgade du piémont pyrénéen en haut-lieu de pèlerinage marial

7Lourdes s’est progressivement affirmée, dans la seconde moitié du XIXe siècle comme un haut-lieu du tourisme religieux au sens de lieu singulier, éminent du fait de la valeur symbolique qui lui est attribué, lieu exemplaire ou du moins construit « pour l’exemple », « templum » constitué en « opposition à l’espace profane ordinaire » (Micoud, 1994, p. 12). Les flux touristiques et religieux qui s’y déploient, notamment à l’occasion des grands pèlerinages, ont largement contribué à structurer l’espace. Cette fabrique des lieux a abouti à la constitution d’une ville duale  et au déclassement de la « vieille ville » face à la « ville neuve » : « cette ville poussée si vite, de l’autre côté du château, cette riche cité aux maisons grandes comme des palais, où allait toute la vie, tout le luxe, tout l’argent » (Zola, 1894 [1995], p. 284). Nous nous proposons donc ici d’évoquer la matérialité des lieux du tourisme religieux à Lourdes de même que les pratiques qu’ils induisent ou autorisent en les replaçant dans une perspective temporelle.

Document 1 : Vue du Sanctuaire Notre Dame de Lourdes

Document 1 : Vue du Sanctuaire Notre Dame de Lourdes

S. Clarimont, mars 2021

8L’histoire de Lourdes est intrinsèquement liée à celle de ses pèlerinages, c’est-à-dire des mobilités ponctuelles, mais massives et récurrentes, obéissant à des calendriers spécifiques et mettant en mouvement, sur des trajets semblables, des individus différents dont il conviendra d’organiser la coprésence dans les lieux visités (Rozenholc, 2017). Fondé sur un déplacement entre le lieu de résidence habituel et un lieu sacré introduisant une rupture avec l’univers quotidien, le pèlerinage peut être interprété comme une mobilité touristique spécifique qui, dans le cas lourdais, conduit les pèlerins vers ce lieu mondialement connu.

9Entre 1862 et 1988, trois basiliques et deux églises furent érigées sur un domaine de 52 hectares entourant la grotte de Massabielle. Néanmoins, « Lourdes n’est pas un fait isolé » et ne constitue « ni une exception, ni une nouveauté » dans les Pyrénées (Huysmans, 1906, p.9). Son émergence bénéficie d’un contexte favorable et tire profit de l’arrivée du chemin de fer, en 1866, qui a contribué à l’augmentation rapide de l’audience du pèlerinage lourdais. Le premier « pèlerinage » a eu lieu en 1858 (Barrère, 2014) ; le premier pèlerinage national est organisé en octobre 1872. Aux pèlerinages mariaux locaux et spontanés, foisonnants dans les Pyrénées au XIXe siècle, se substitue progressivement un pèlerinage marial lourdais, national et bientôt international avec la mise en place des premiers pèlerinages étrangers (depuis l’Allemagne et la Belgique) en 1875 (Chadefaud, 1987). Ces déplacements de masse et sur de longues distances ne peuvent plus être improvisés, ils requièrent une organisation d’autant plus rigoureuse qu’ils transportent de très nombreux malades : « C’étaient les hôpitaux roulants des maladies désespérées, la ruée de la souffrance humaine vers l’espoir de la guérison, un furieux besoin de soulagement, au travers des crises accrues, sous la menace de la mort hâtée, affreuse, dans une bousculade de cohue » (Zola, 1894 [1995], pp. 49–50). Ces convois singuliers induisent donc le rapprochement des autorités ecclésiastiques et des entreprises privées pourvoyeuses de moyens de transport (comme la Compagnie de chemin de fer du Midi) et d’hébergement. En 1873, la gare de Lourdes a recensé 216 trains spéciaux qui ont permis d’acheminer 140 000 pèlerins, provenant de 47 diocèses. Si d’une année à l’autre, les flux varient en fonction de la conjoncture, la tendance globale est à l’augmentation de la fréquentation de la cité mariale qui, en 1908, année du cinquantenaire, reçut plus d’un million de pèlerins (Chadefaud, 1987). À ces individus mus par la foi s’ajoutent les touristes et les curieux qui, en dehors des « voyages organisés », visitent Lourdes durant leur villégiature dans les stations thermales proches. Lourdes s’affirme donc, dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme un centre de pèlerinage international (Rinschede, 1992 ; Nolan, 1992).

Document 2 : Gravure de 1872 illustrant des pèlerins devant la grotte

Document 2 : Gravure de 1872 illustrant des pèlerins devant la grotte

Rue des Archives/© Mary Evans

10Même si les pratiques au cours d'un pèlerinage varient, elles comprennent toujours certains qui n’ont guère changé depuis plus d’un siècle : prière, communion et confession dans l’un des 22 lieux de culte que compte le sanctuaire, immersion dans l’eau de Lourdes réputée purificatrice et rédemptrice, « agent intermédiaire des guérisons et des miracles » (Chadefaud, 1987, p. 192), contact avec le rocher de la grotte, allumage d’un cierge dont la vente représente un réel négoce tout comme la vente de souvenirs pieux de Lourdes (document 3), l’achat d’objets religieux étant une pratique étroitement associée au pèlerinage (document 4).

Document 3 : Prière et recueillement devant la grotte

Document 3 : Prière et recueillement devant la grotte

S. Clarimont, mars 2021

Document 4 : Magasin de « souvenirs » à Lourdes

Document 4 : Magasin de « souvenirs » à Lourdes

S. Clarimont, mars 2021

11Si les marchands ambulants mentionnés par Zola ont disparu, les boutiques sont toujours là offrant aux chalands « un fleuve de chapelets, de médailles, de statuettes, coulant sans fin au travers des vitrines » (Zola, 1894 [1995], p. 491). L’expérience du pèlerinage conduit ainsi les pèlerins à fréquenter les lieux emblématiques de la cité mariale qui sont, tous, situés dans la ville basse (document 5). L’organisation duale de l’espace soulignée par Zola, dès 1894, est toujours perceptible ; la frontière reste nette entre la ville haute réservée aux Lourdais où les signes religieux ne sont guère présents et la ville basse fréquentée par les fidèles dans laquelle l’espace public est caractérisé par la présence du religieux (Chadefaud, 1981 ; Chevrier, 2013).

Document 5 : Carte du système touristique lourdais et répartition des hôtels

Document 5 : Carte du système touristique lourdais et répartition des hôtels

Delphine Montagne, 2020

B. Obsolescence et crise du produit touristique lourdais

12Constitué en haut-lieu du tourisme religieux dès la fin du XIXe siècle, Lourdes est aujourd’hui confrontée à une grave crise. Déjà, E. Zola s’interrogeait sur le possible déclassement par un nouveau Sanctuaire tout comme Lourdes s’était substituée à des lieux de dévotion antérieurs. Un siècle après la parution du roman de Zola, le système lourdais est toujours en place, mais montre des signes d’usure liés sans doute à son inertie et à son incapacité à s’adapter aux mutations de la demande. Est-ce à dire que Lourdes serait entrée dans la phase d’obsolescence du produit touristique décrite par M. Chadefaud (1987) ?

  • Les vulnérabilités de la « deuxième ville hôtelière de France », avant 2020

13Avant même le début de la crise sanitaire, en 2020, le système touristique lourdais présentait un certain nombre de fragilités dont étaient conscients certains acteurs décisionnels qui, dans la Stratégie de développement touristique du Grand Site de Lourdes (2014-2020), avaient identifié plusieurs objectifs prioritaires destinés à « diversifier l’offre touristique », en « améliorer la qualité » (notamment par l’amélioration de la signalétique et de la circulation des piétons, la création de nouveaux chemins de promenade, la valorisation du cœur de site, etc.) et « développer une attractivité sur des thématiques complémentaires au tourisme cultuel » par la valorisation des éléments patrimoniaux non religieux (le château fort, les sites naturels tels que le lac de Lourdes, le massif de Pibeste, le Béout ou le pic du Jer).

  • Une forte dépendance à l’égard des visiteurs internationaux, notamment européens

14Avant la pandémie, environ 3 millions de touristes visitaient Lourdes chaque année. De 1858 au début des années 2000, la fréquentation de Lourdes a enregistré une croissance forte, mais irrégulière jusqu’à atteindre, à la veille de la crise, un total de 700 pèlerinages officiels annuels, nombre qui peut être doublé si l'on tient compte des 700 autres groupes non enregistrés auprès du Sanctuaire. Les pèlerinages sont de taille très variable, pouvant aller de quelques dizaines de pèlerins à plusieurs milliers. Cependant, depuis le pic de fréquentation dû à la visite du pape Benoît XVI en 2008, le nombre de pèlerins a stagné ou légèrement diminué ce qui s’est traduit par une baisse des nuitées (document 6). En 2019, Lourdes comptait 2 142 383 nuitées dans l'hôtellerie, le mode d’hébergement le plus fréquenté par une clientèle majoritairement étrangère (INSEE, 2019). Cela représente une baisse de 42% par rapport à 2004.

Document 6 : Évolution des nuitées hôtelières

Document 6 : Évolution des nuitées hôtelières

Insee

15La cité mariale est fortement dépendante d’une fréquentation étrangère : en 2019, 63 % des visiteurs sont internationaux et parmi ceux-ci, 86 % sont européens (INSEE, 2019). L’Italie représente un tiers des visiteurs de Lourdes, devançant nettement l’Espagne (document 7). Hors d’Europe, les visiteurs en provenance des États-Unis se placent en première position représentant 4,5 % des nuitées étrangères, en 2018. Si l'on ne considère que les nuitées étrangères, Lourdes absorbe 94% des nuitées dans le département contre 55% pour les nuitées françaises.

Document 7 : Part des nuitées étrangères supérieures à 2% en 2018

Document 7 : Part des nuitées étrangères supérieures à 2% en 2018

Insee

  • Une réduction de l’offre d’hébergement et un faible taux d’occupation hôtelière

16La capacité d’hébergement à Lourdes est fortement marquée par la prédominance de l’hôtellerie, celle-ci représentant au 01/01/2021 près de 85 % de l’offre totale d’hébergement marchand, soit 19 864 lits, selon l’INSEE. Le nombre d'hôtels classés à Lourdes a augmenté en parallèle du nombre de pèlerins pour atteindre un total de 275 en 1993 (document 8). À partir des années 1990, le nombre d’hôtels enregistre une baisse importante. En incluant les hôtels non classés, le nombre total d’hôtels est passé de 272 en l’an 2000 à 137, 20 ans plus tard, ce qui correspond à une baisse de 59%. Durant la même période, le nombre de chambres n’a diminué « que » de 41%, ce qui s’explique par un regroupement ou agrandissement des hôtels. La preuve en est que le nombre moyen de chambres par hôtel à Lourdes est de 72 lorsque la moyenne nationale est de 37 (Coach Omnium, 2020).

Document 8 : Évolution du nombre d’hôtels et de chambres classés

Document 8 : Évolution du nombre d’hôtels et de chambres classés

Insee

17Entre 2000 et 2020, le nombre d’hôtels non classés a baissé de 35% alors que le nombre de chambres non classées a augmenté de 22%. Parallèlement, le nombre d’hôtels 4* a augmenté de 375% provoquant une augmentation du nombre de chambres de 863% (document 9). Cependant, cette montée en gamme de l’hôtellerie lourdaise ne correspond pas forcément à la réalité. Elle est en partie due à la modification de l’attribution des étoiles intervenue en 2009 et mise à jour en 2016. Les nouveaux critères de classement, souvent très minimalistes ont permis à de nombreux hôtels d’obtenir une étoile supplémentaire sans aucune modification de leur offre ni de leurs prestations. La montée en gamme est donc fictive et administrative. Le taux d’occupation dans l’hôtellerie de Lourdes est l’un des plus bas de France, avoisinant les 50 % (50,9 % en 2018 et 47,5 % en 2017) (HPTE, 2018). Le taux moyen pour l’hôtellerie française était de 62,5% en 2018 (61,2% en 2017), le taux le plus bas de 58,1% datant de 2009 au lendemain de la crise économique (Coach Omnium, 2020).

Document 9 : Répartition du nombre de chambres et d’hôtels par catégorie

Document 9 : Répartition du nombre de chambres et d’hôtels par catégorie

Insee

C. Lourdes, une destination touristique de masse à l’épreuve de la crise de la COVID-19

18En mettant à l’arrêt les économies, la pandémie a particulièrement touché le secteur du tourisme : « C'est de loin la crise la plus grave que le tourisme international ait connue depuis le début des statistiques » (UNWTO, 2020). En 2019, le Sanctuaire aurait accueilli, selon les données fournies par les directeurs de pèlerinages, 522 720 pèlerins dans le cadre d'un pèlerinage organisé et 500 000 pèlerins venant individuellement ou en petits groupes. En 2020, suite à l'annulation de 95% des pèlerinages, seuls 25 000 pèlerins en pèlerinage organisé ont été accueillis, soit moins de 5% des chiffres de l’année précédente. Un an après le début de la pandémie en France et malgré l’arrivée de vaccins, les conditions de reprise restent incertaines. Du fait de ses spécificités, le système lourdais est particulièrement vulnérable. En effet, les visiteurs de Lourdes sont principalement internationaux. La grande majorité est une clientèle âgée, comprenant beaucoup des personnes fragiles ou malades dont les déplacements et voyages sont fortement déconseillés en raison de la crise sanitaire. Le modèle économique du pèlerinage à Lourdes est basé sur le tourisme de masse ; or, les grands rassemblements sont soit interdits, soit remis en question. En 2020, Le Figaro annonçait « 300 millions d'euros de manque à gagner pour la ville et ses environs »  (Guénois, 2020b). Dans le plan de relance du tourisme, présenté le 14 mai 2020 par le Premier Ministre français, le gouvernement a introduit la mesure 21, un programme dédié en faveur de trois destinations : Corse, les territoires d'outre-mer et Lourdes.

19Particulièrement touchée par la crise sanitaire, la seule issue pour Lourdes pourrait être de s'adapter et de trouver de nouvelles façons de se réinventer. Mais est-ce la réalité sur le terrain ?

III. Lourdes : entre adaptation des acteurs à la crise de la COVID-19 et inflexion de la trajectoire de développement ?

A. Vers une nouvelle stratégie de développement touristique pour Lourdes et l’agglomération ?

20Le modèle économique de la ville de Lourdes étant essentiellement basé sur le tourisme religieux, les collectivités locales explorent la voie de la diversification. La nouvelle municipalité de Lourdes semble vouloir s’engager dans un projet de territoire ambitieux construit autour de trois enjeux principaux - qui reprennent pour partie ceux qui figuraient dans la Stratégie de développement touristique du Grand Site de Lourdes (2014-2020) - : 1/ L’évolution de la destination Lourdes qui passerait par la valorisation du patrimoine religieux, mais aussi le positionnement de la ville comme « Cœur des Pyrénées » ; 2/ la diversification économique avec l’idée de création d’une filière vélo et sports outdoor et le repositionnement stratégique de la cible touristique vers le visiteur individuel ; 3/ La reconfiguration urbaine de la ville avec l’établissement d’un Schéma Directeur Urbain (SDU) intégrant de nombreux projets dont certains directement en lien avec l’attractivité touristique de la cité (réfection des entrées du Sanctuaire, reconstruction du pont Peyramale et réaménagement des berges du Gave, requalification des espaces publics, modernisation des halles, transformation du palais des congrès en auditorium) auxquels s’ajoutera la connexion du centre historique avec la zone touristique par l’installation d’ascenseurs urbains et la mise en place d’un nouveau plan de circulation, de stationnement et gestion des flux par des outils innovants et numériques dans une dimension de « smart city ».

21En matière de tourisme, la communauté d’agglomération (CDA) déplore l’absence de projet touristique fédérateur et partagé, ce qui a pour conséquence une organisation individuelle des acteurs sans stratégie collective. Elle souhaite y remédier par la mise en œuvre d’une « démarche fédératrice » passant par l’élaboration d’un contrat cadre de destination qui n’a pas encore été signé. Ce contrat viserait plusieurs objectifs prioritaires : positionner ce territoire comme destination touristique d’excellence en requalifiant l’offre ; mieux répartir la fréquentation du territoire sur l’année, afin d'améliorer la gestion des flux et de favoriser un éventuel report sur les « ailes de saison » ; développer la fréquentation touristique sur l’ensemble de l’agglomération et allonger la durée des séjours. Ces objectifs paraissent louables, cependant, la CDA parviendra-t-elle à créer les synergies pour développer une offre structurée associant acteurs publics et privés comme le Sanctuaire et les hôteliers ?

B. Le Sanctuaire : l’adoption d’une innovation technologique en réponse à la crise

22Fermé pendant plus de deux mois pour la première fois de son histoire, le Sanctuaire a dû s’adapter à la situation, notamment par la numérisation qui n'est pas entièrement une nouveauté pour le Sanctuaire. Dès 2000, la première webcam a été installée à la grotte. La crise n’a fait qu’accélérer ce phénomène. L’utilisation conjointe de données issues des archives du Sanctuaire, d’articles de presse et d’entretiens avec les personnes du Sanctuaire a permis d’apprécier l’adaptation du Sanctuaire à la crise. Le Sanctuaire a investi dans de nouveaux équipements performants et dans le passage à la haute définition en février 2020 ; en mars 2021, il a équipé la salle de réunion du service communication d’un écran géant avec caméra et audio intégrés. En raison des mesures de la COVID-19, il a doté l'église Sainte Bernadette de 4 caméras mobiles haut de gamme avec une régie de production capable de retransmettre en direct un pèlerinage afin que la délégation présente puisse partager cette expérience avec ceux qui ne peuvent pas se déplacer.

23Pendant la période de confinement imposé en France en mars et avril 2020, les prêtres ont prié quotidiennement de 7h à 23h. Ces prières ont été diffusées sur tous les canaux numériques du Sanctuaire. C'est ainsi que le pèlerinage virtuel Lourdes United a vu le jour. Début juin 2020, le Sanctuaire a fait appel à l'agence de publicité Havas pour préparer le premier pèlerinage virtuel. La date du 16 juillet a été arrêtée pour célébrer l'anniversaire de la dernière apparition de Bernadette Soubirous. De 7h à 22h, sur tous les canaux de TV Lourdes, sur les réseaux sociaux et sur plusieurs chaînes catholiques (KTO pour la francophonie, EWTN aux États-Unis, TV2000 en Italie), le pèlerinage a été intégralement retransmis, en dix langues. Le temps fort de la journée consistait en un « véritable plateau TV » de 3 heures animé par une ancienne journaliste de Canal+. Des reportages, des vidéos d'archives et des concerts du spectacle musical Bernadette de Lourdes ont ponctué cette journée. Ce fut également un appel aux dons pour tenter de pallier le manque à gagner. Quatre pages Facebook (anglais, espagnol, italien, portugais) ont été créées pour l’occasion afin de recevoir des dons dans la devise de l’internaute. Pour être en capacité de répondre aux nombreux messages des internautes, plusieurs prêtres étaient devenus « community manager » le temps d’une journée. Ce pèlerinage virtuel a remporté un franc succès. Un titre affiché par Rupty, une chaîne Youtube comptant 1,41 million d'abonnés en juillet 2020, déclarait : « LIVE : Lourdes accueille le premier pèlerinage en ligne au monde ».

24Si le pèlerinage virtuel peut être salvateur pour le Sanctuaire, il ne suscite pas l’adhésion des hôteliers. L’évolution se retrouverait peut-être dans une formule hybride combinant à la fois des pèlerinages virtuels et des pèlerinages « classiques ». Afin d’accomplir les gestes traditionnels à Lourdes (toucher le rocher, boire l'eau de la fontaine, allumer un cierge), les pèlerins n'auront d'autre alternative que de se rendre sur place. Une Italienne a ainsi promis de venir découvrir le Sanctuaire après la crise : « La prière virtuelle est une chose, mais venir ici est inestimable. C'est un lieu de dévotion très puissant, un lieu de paix absolue » (Guénois, 2020a). Lourdes : c’est une expérience à vivre, des émotions à partager ; toutes ces sensations qui ne peuvent exister que par le réel et non virtuellement.

C. Les hôteliers, des acteurs majeurs du système touristique au discours ambivalent par rapport au tourisme religieux

25L’innovation proposée par le Sanctuaire est-elle susceptible d’entraîner la transformation de l’ensemble du système touristique lourdais ? Plus particulièrement, peut-elle accompagner ou du moins impulser la transition du secteur de l’hôtellerie dont le poids est majeur pour l’économie de la cité mariale ?

Une méthode qualitative de collecte des données

26Une méthode d’enquête qualitative auprès des hôteliers a été privilégiée. Afin de bénéficier d'une représentativité complète, les entretiens ont été réalisés auprès de l'ensemble de la population hôtelière. Sur les 135 hôtels en activité à Lourdes en 2021 (INSEE, 2021), seulement 10 d'entre eux n'ont pas souhaité répondre à notre enquête. En outre, 34 % des propriétaires d'hôtels à Lourdes détiennent plus d'un établissement (données Office de tourisme). Au total, 110 entretiens ont été réalisés essentiellement avec des propriétaires, des directeurs ou gérants. L’entretien était mené sous forme de discussion ouverte, laissant toute sa place au récit du participant en évitant toute influence de l’intervieweur (Moyle, 2002). Cette méthode se révèle parfois plus fiable que les entretiens directifs (Axelson et al., 2010). Les entretiens individuels ont été préférés aux discussions de groupe, car dans l'industrie hôtelière très compétitive de Lourdes, les participants ne sont pas enclins à débattre de certains sujets en présence de leurs pairs. Les données ont été recueillies à la fin de l'année 2020, c'est-à-dire pendant la période de crise sanitaire de COVID-19. L'industrie hôtelière étant l'une des plus durement touchées par la pandémie (Krishnan et al., 2020), la plupart des hôtels étaient fermés, ce qui, paradoxalement, a facilité la collecte. La disponibilité des propriétaires a permis à l'enquêtrice d'obtenir de plus amples informations sur les thèmes abordés tels que l’évolution des attentes clients et l’adaptation de l’hôtel, la facilité de passage au numérique et les perspectives de projets futurs. Un total de 43 hôteliers représentant 39% de la population enquêtée ont spontanément évoqué le Sanctuaire au cours de la discussion. Seuls ces verbatim faisant allusion au Sanctuaire ont été retenus ici. Le codage a été réalisé suivant une méthode qualitative inductive (Boyatzis, 1998) afin d'être en mesure d'introduire de nouveaux concepts et de repérer toute nouvelle idée qui se dégagerait. Suivre une méthode inductive permet au chercheur de commencer par un domaine d'étude et terminer par une théorie émergeant des données brutes (Strauss et Corbin, 1998). Le logiciel MAXQDA a été utilisé pour effectuer le codage manuel des verbatim. Il facilite l'exploration et l'analyse de textes (Lejeune, 2019) et permet la représentation graphique des résultats (Lewins et Silver, 2007). MAXQDA a été choisi parce qu'il est considéré comme étant mieux adapté à l'analyse et au codage de textes que NVIVO (Kuş Saillard, 2011) et encore plus dans le cadre de la recherche universitaire sur le tourisme (Trawöger, 2014). Cependant, ce n'est qu'un outil et, en tant que tel, il ne saurait remplacer la capacité de réflexion du chercheur (Morison et Moir, 1998).

Une certaine ambiguïté dans le discours des hôteliers

27Les résultats sont éloquents avec des positionnements très marqués de la part des hôteliers lourdais. Le plus fort des verbatim stipule que « les Sanctuaires ont tué la ville ».  De nombreux autres verbatim mentionnent une certaine idée de « vol » : « Ils nous ont piqué les excursions » ;« Ils reçoivent nos pèlerins qui devraient venir ici » ou encore la question est posée ouvertement : « Est-ce que c’est normal qu’on puisse piquer des clients à des hôtels ?". Même s’ils ne sont pas tous aussi virulents, d’autres évoquent un manque de soutien et de communication de la part du Sanctuaire : « le Sanctuaire ne nous aide pas », « il n’y a pas de communication suffisante ». Il semblerait que le Sanctuaire ait un rôle de décideur aux yeux des hôteliers. Cette idée est très explicite dans le verbatim suivant : « Ils sont maitres des calendriers des pèlerinages ». Certains vont même jusqu’à l’accusation : « Le Sanctuaire n'a pas communiqué pendant le COVID donc les directeurs de pèlerinage ont annulé ». Faisant allusion au pèlerinage virtuel, un hôtelier déclarait « Ah non, ne me parlez pas des Sanctuaires, vous avez vu ce qu'ils nous ont fait ! ».

Document 10 : Hiérarchie des codes - Un Sanctuaire remis en cause

Document 10 : Hiérarchie des codes - Un Sanctuaire remis en cause

Enquête hôteliers, 2020

28De l’analyse des verbatim, ressort un manque de confiance et de compréhension : « Ils comprennent pas qu'il y a une crise ». La critique est forte envers le Sanctuaire. En même temps, les hôteliers semblent attendre beaucoup de lui : « Si le Sanctuaire ne nous aide pas, on va pas s’en sortir » ou encore ; « Il faut qu’ils deviennent meilleurs sur les professionnels du tourisme ». Cependant, la question a été posée par l’un des hôteliers : « Est-ce que tout doit tourner autour du Sanctuaire ? ». Là encore on retrouve un ton accusatoire dans les verbatim suivants « La génération d’avant ne voulait rien entendre d’autre que le Sanctuaire ». Les hôteliers se rendent compte qu’« il y a une attente en plus du Sanctuaire ». Les visiteurs sont de plus en plus nombreux à demander des activités en dehors du Sanctuaire. 11 enquêtés précisent que certains visiteurs ne viennent pas exclusivement pour le Sanctuaire : « On a toujours eu des groupes qui ne venaient pas que pour le Sanctuaire ». Ils rajoutent même que les visiteurs ne viennent pas du tout pour le Sanctuaire : « Ils viennent faire un tour au Sanctuaire, mais ils venaient faire du tourisme dans le coin ». Une autre cible de clientèle a été clairement identifiée : « Aujourd'hui les clients ne viennent pas pour le Sanctuaire, c'est des randonneurs, des cyclistes. On va même chez un des hôteliers jusqu’à une prise de position sur de nouvelles clientèles : « Maintenant, il faut faire comprendre aux gens qui viennent ici que y'a pas que les sanctuaires ». Est ainsi mis en évidence le fait que Lourdes peut avoir une autre vocation que celle du tourisme cultuel. C’est d’ailleurs l’illustration choisie pour clore un article récent paru dans la vie économique : « le tourisme religieux n’est plus le seul vecteur de fréquentation à Lourdes ». (Rousset, 2021)

Document 11 : Nuage de mots des verbatim

Document 11 : Nuage de mots des verbatim

29Si on analyse le nuage de mots de l'ensemble du corpus, le Sanctuaire arrive en tête des mots cités (à 95 occurrences), ce qui apparaît logique compte-tenu du choix des verbatim. Même si les hôteliers nient sa suprématie, il demeure une entité centrale. Les deux autres termes dominants sont le verbe « faire » qui indique l'action ainsi que la préposition « pour » qui symbolise un but à atteindre. Vient ensuite « falloir » repris 41 fois sous des formes différentes présentes et futures : « il faut », « il faudrait », « il va falloir ». Dans certains verbatim, des propositions d’actions concrètes ont été évoquées : « Il faudrait faire des combinaisons pèlerinage /randonnée dans les Pyrénées. L’évolution du produit touristique lourdais et son positionnement vers un nouveau type de clientèle sont clairement évoqués. Cependant, la première personne n’est jamais utilisée dans ce genre de discours qui est toujours énoncé à la troisième personne et souvent au conditionnel « il faudrait ». Le sujet parait parfois sous-entendu : « il faut poser par exemple des chemins pédestres », le travail à réaliser relevant de la collectivité. Il semblerait que les hôteliers attendent que des démarches soient entreprises par d’autres entités que les leurs sans faire mention d’actions à leur niveau.

30Il est néanmoins question de travail commun, « Il faut d’abord que la ville, le Sanctuaire et les socio-pros travaillent ensemble et définissent une stratégie, une ambition commune ». Cependant, la difficulté à surmonter pour la mettre en œuvre est également spécifiée : « je ne sais pas si on y arrivera mais c’est notre ambition ». Il existe donc une ambivalence entre, à la fois la volonté et le refus, d’une collaboration. On retrouve dans un même paragraphe : « A Lourdes, je pense que le problème c'est ça, il faut arriver à travailler ensemble » et deux phrases plus loin : « Ah non, ne me parlez pas des Sanctuaires ». Les hôteliers réalisent la gravité de la situation et l’importance du travail à réaliser « ensemble » : « Tant qu'on n'arrivera pas à mettre municipalité, Sanctuaire, hôteliers, commerçants, tout le monde ensemble, ça ne pourra pas marcher ». Pourtant, le terme « collaboration » n’apparait dans aucun des verbatim.

31Par ailleurs, une deuxième série de verbatim est diamétralement opposée et met l’accent sur le rôle central du Sanctuaire dans l’attractivité touristique de Lourdes. Les visiteurs se déplacent pour le Sanctuaire : « s’ils séjournent, ils viennent d’abord pour la grotte, sinon ils ne vont pas séjourner à Lourdes ». Un hôtelier rappelle à quel point le religieux est important « c’est une ville de pèlerinage et c’est les pèlerins qui font vivre Lourdes ».

Document 12 : Hiérarchie des codes - rôle central du Sanctuaire

Document 12 : Hiérarchie des codes - rôle central du Sanctuaire

Enquête hôteliers, 2020

32L'accent est également mis sur la localisation et le fait qu'il est important d'être proche du Sanctuaire « Les pèlerins cherchent un hébergement proche des Sanctuaires, qui s’adapte à leurs horaires de messe » : « Il y a une attente de proximité avec les Sanctuaires, c'est une attente un peu particulière de Lourdes ». Neuf hôtels se sont exprimés sur leur situation géographique par rapport au Sanctuaire, mettant en valeur le désavantage qu’ils pouvaient avoir par rapport à la concurrence : « on est trop loin du Sanctuaire » ou au contraire « À 2 minutes des Sanctuaires ! Vous voyez l'avantage que je peux avoir ». Un hôtelier a même annoncé avoir acheté un autre hôtel pour se rapprocher du Sanctuaire : « J’ai changé pour être plus près du Sanctuaire ». Ces hôteliers s’accordent tout à fait avec les propos de Jean-Paul Laborie (1981) « C’est dans la ville basse, à proximité des sanctuaires que prospèrent les bonnes affaires ». Pour eux, « Lourdes c'est d'abord le Sanctuaire ». En allant plus loin dans cette réflexion, ils en arrivent à la conclusion que si les hôtels existent, c'est grâce au Sanctuaire : « s'il n'y avait pas de Sanctuaire, il n'y aurait pas d'hôtels à Lourdes ». Ils le disent aussi simplement que cela : « on ne fonctionnera pas sans le Sanctuaire », idée qui rejoint les propos sur le travail à réaliser ensemble. Au total, ce sont 83 mentions de défiance ou d’accusation à l’égard du Sanctuaire, contre 38 qui mettent le Sanctuaire au cœur du dispositif et voient en lui un acteur majeur pour le développement et la prospérité de Lourdes.

Conclusion

33L’approche en termes de trajectoire proposée ici permet de replacer, dans une perspective temporelle plus large, la crise actuelle et de mieux en évaluer la portée. En effet, le tourisme lourdais a connu plusieurs cycles parfaitement mis en évidence par M. Chadefaud (1987). Après une phase de création, couvrant la seconde moitié du XIXe siècle, Lourdes est devenue une destination mature et s’est affirmée comme l’un des plus grands centres de pèlerinage du monde. La trajectoire de Lourdes n’a pas été linéaire, mais marquée par des périodes brèves de recul de la fréquentation ou au contraire de forte progression de l’affluence de pèlerins à l’occasion d’événements particuliers. Aujourd’hui, cette destination de masse spécialisée dans le tourisme religieux et à la fréquentation spécifique, majoritairement internationale et comportant une part importante de malades, est confrontée à une crise sans précédent qui joue le rôle de révélateur des fragilités du système touristique lourdais. Lourdes semble ainsi entré dans une phase d’obsolescence se traduisant par l’adoption, de la part des décideurs publics, de stratégies de diversification et de repositionnement touristique difficilement relayées par les professionnels lourdais du tourisme notamment les hôteliers. Bien que confrontés, pendant plusieurs mois, à la désertion de la destination et à un effondrement des taux d’occupation des hébergements, ces professionnels demeurent, pour beaucoup, rétifs au changement considérant la crise sanitaire comme un phénomène conjoncturel.

34Or, celle-ci aurait pu représenter une opportunité pour repenser en profondeur le système lourdais et engager une transition d’autant plus nécessaire que, depuis le début du XXIe siècle, des signes d’obsolescence de la destination étaient apparus. Les innovations technologiques introduites par le Sanctuaire pour offrir une alternative virtuelle aux pèlerinages interdits pour des raisons sanitaires témoignent de la capacité de celui-ci à faire face aux perturbations. Après les inondations catastrophiques de juin 2013, le Sanctuaire avait déjà fait preuve d’une grande capacité adaptative en entreprenant un réaménagement de l'espace Grotte. Cependant, ces actions s'inscrivent davantage dans une logique « d’adaptation-résilience » destinée à assurer la pérennisation du système plutôt que dans une logique de transformation profonde et radicale de la destination. En outre, les mesures adoptées par le Sanctuaire ne suscitent pas l’adhésion de l’ensemble des professionnels du tourisme. Acteurs majeurs du système lourdais, les hôteliers développent une attitude de méfiance à l’égard de l’Association diocésaine. Dans leur immense majorité, ils évoquent des pistes d’évolution – dont certaines avancées par les collectivités locales - telles qu’un repositionnement de la destination comme porte d’entrée des Pyrénées, mais n’envisagent pas de les mettre en pratique individuellement ni même collectivement du fait de leur position concurrentielle. Pour l'instant, la crise semble avoir plutôt, à Lourdes, exacerbé les tensions parmi les acteurs du tourisme que suscité une fédération des énergies autour d’un projet commun de transition vers un tourisme plus durable.

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Notes

1 Déjà, à la fin des années 1990, la municipalité du Puy-en-Velay s’inquiétait du recul de la fréquentation des édifices religieux en dépit de l’engouement croissant pour le pèlerinage vers Saint-Jacques de Compostelle (Les Échos, 17/07/1997, « Le Puy-en-Velay s’affranchit du tourisme religieux »)

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Table des illustrations

Titre Document 1 : Vue du Sanctuaire Notre Dame de Lourdes
Crédits S. Clarimont, mars 2021
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 282k
Titre Document 2 : Gravure de 1872 illustrant des pèlerins devant la grotte
Crédits Rue des Archives/© Mary Evans
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 138k
Titre Document 3 : Prière et recueillement devant la grotte
Crédits S. Clarimont, mars 2021
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 410k
Titre Document 4 : Magasin de « souvenirs » à Lourdes
Crédits S. Clarimont, mars 2021
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 342k
Titre Document 5 : Carte du système touristique lourdais et répartition des hôtels
Crédits Delphine Montagne, 2020
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 367k
Titre Document 6 : Évolution des nuitées hôtelières
Crédits Insee
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 52k
Titre Document 7 : Part des nuitées étrangères supérieures à 2% en 2018
Crédits Insee
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 50k
Titre Document 8 : Évolution du nombre d’hôtels et de chambres classés
Crédits Insee
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 92k
Titre Document 9 : Répartition du nombre de chambres et d’hôtels par catégorie
Crédits Insee
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-9.jpg
Fichier image/jpeg, 90k
Titre Document 10 : Hiérarchie des codes - Un Sanctuaire remis en cause
Crédits Enquête hôteliers, 2020
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-10.png
Fichier image/png, 224k
Titre Document 11 : Nuage de mots des verbatim
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-11.png
Fichier image/png, 589k
Titre Document 12 : Hiérarchie des codes - rôle central du Sanctuaire
Crédits Enquête hôteliers, 2020
URL http://journals.openedition.org/viatourism/docannexe/image/7909/img-12.png
Fichier image/png, 182k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Nathalie Jarraud et Sylvie Clarimont, « Lourdes, haut-lieu du tourisme religieux, entre crise et transition ? », Via [En ligne], 20 | 2021, mis en ligne le 15 décembre 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/viatourism/7909 ; DOI : https://doi.org/10.4000/viatourism.7909

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Auteurs

Nathalie Jarraud

Directrice Marketing de l’Office de Tourisme de Lourdes, Doctorante au laboratoire TREE (Transitions Énergétiques et Environnementales), Université de Pau et des Pays de l’Adour, njarraud@hotmail.com

Sylvie Clarimont

Professeur des Universités en géographie, Chercheur UMR 6031 TREE (Transitions Énergétiques et Environnementales), Université de Pau et des Pays de l’Adour, sylvie.clarimont@univ-pau.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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