I. Problématique et objectifs de recherche

1Les risques avérés du changement climatique pour l’industrie des sports d’hiver sont un enjeu majeur pour les sociétés en montagne. En 2019, le rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), portant sur l’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique, confirmait la réduction du manteau neigeux à basse et moyenne altitudes dans les régions de montagne (GIEC, 2019). Les projections climatiques futures prévoient une probable diminution de 10 à 40 % de l’épaisseur moyenne de neige en hiver à basse altitude sur la période 2031–2050 (Hock et al., 2019). Les territoires touristiques de montagne seront affectés négativement par ces changements à venir, avec un risque de pertes de revenus liés aux activités touristiques hivernales. Face à cette situation, la production de neige, aussi appelée « neige de culture » ou « neige artificielle », est depuis plusieurs années la technique d’adaptation la plus largement répandue dans l’industrie des sports d’hiver (Abegg et al., 2007). Cette production de neige est au centre de questionnements au regard de sa soutenabilité à court comme à moyen terme. En effet, son efficacité nécessite des températures négatives, la présence d’eau en quantité suffisante ainsi qu’un coût économique supportable. La production de neige a principalement été étudiée dans des travaux s’intéressant à la vulnérabilité de l’industrie des sports d’hiver au changement climatique (Steiger et al., 2019). Bien qu'ayant une influence substantielle sur l’évolution des économies touristiques, sa capacité à orienter les trajectoires des territoires touristiques de montagne restait méconnue. Dans ce contexte, notre travail de recherche entendait apporter une meilleure compréhension des mécanismes d’équipement en production de neige dans l’industrie des sports d’hiver des Alpes françaises. Nos objectifs étaient d’identifier les déterminants des dynamiques d’investissement dans la production de neige et de mieux quantifier l’apport de la production de neige dans l’exploitation des domaines skiables.

II. Cadre conceptuel et méthodologique

2Notre travail s'insère dans le champ de recherche de la géographie du tourisme et celui de l’étude des effets du changement climatique. Il poursuit l’affinement des travaux de modélisation de l’évolution de l’enneigement (Spandre et al., 2019), en proposant d’évaluer les gains d’enneigement permis par la production de neige à l’échelle individuelle des stations. Ce travail s’est inscrit dans une approche de géographie économique évolutionniste (Boschma et Frenken, 2006), afin d’expliquer les dynamiques d’équipement en production de neige. La géographie économique évolutionniste offre un cadre théorique novateur pour étudier l’évolution des destinations touristiques (Brouder et al., 2016). Le concept de dépendance au sentier (Martin et Sunley, 2006) a été structurant dans notre analyse, considérant que les choix de développement touristique réalisés conditionnent les choix de développement ultérieurs. Des mécanismes de renforcement et de verrouillage peuvent se mettre en place et limiter la possibilité de choix alternatifs, y compris lorsqu’ils semblent plus optimaux. Nous avons donc utilisé le concept de dépendance au sentier afin de mieux comprendre les dynamiques d’investissement dans la production de neige et leurs effets sur le développement des stations de sports d’hiver.

3Notre méthodologie reposait sur une méthode mixte. Notre travail s’est ainsi appuyé sur la collecte et le traitement de deux types de données. D’un côté des données extensives, d’ordre quantitatif : des chroniques d’investissement croisées avec des indicateurs de fiabilité de l’enneigement. De l’autre des données intensives, d’ordre qualitatif, récoltées sous forme de discours d’acteurs lors d’entretiens semi-directifs. Cette pratique a permis de bénéficier de vues complémentaires sur les effets de l’équipement en production de neige.

III. Résultats

4Nous avons reconstitué l’évolution de la couverture en production de neige à l’échelle de 16 stations de ski des Alpes françaises et estimé les gains d’enneigement associés à la production de neige sur la période 1961-2019. Nous avons mesuré une dégradation des conditions d'enneigement en neige naturelle sur la période 1991-2019 avec une augmentation de la fréquence de retour des hivers les moins bien enneigés par rapport à la période 1961-1990. Cette dégradation s’observe davantage en début (novembre) et en fin de saison (mars et avril) ainsi qu’à basse altitude. En considérant l’évolution de la couverture en production de neige de chaque station, nous notons qu’en général la production de neige permet un accroissement de la fiabilité de l'enneigement de décembre à janvier. Pour les stations dont la part de leur domaine skiable situé au-dessus de 2000m est la plus élevée, l’amélioration est observée sur toute la saison. En revanche, pour celles situées à plus faible altitude, nous montrons que la production de neige n’a pas permis de compenser la tendance à la baisse de la fiabilité de l’enneigement en début et en fin de saison.

5Nous avons aussi montré que les plus grandes stations de ski sont celles qui ont le plus investi dans les équipements de production de neige, indépendamment de leur expérience de mauvaises conditions d’enneigement. Au contraire, les petits domaines skiables semblent piloter leurs investissements dans cette technologie en fonction des conditions météorologiques qu’ils connaissent. Ce résultat montre que la taille des domaines skiables est un facteur de différenciation des comportements. Cependant, les conditions d'enneigement ne permettaient pas à elles seules d'expliquer les dynamiques d'investissements observées.

6Le développement de la production de neige dépend aussi de facteurs technico-économiques et des ancrages locaux des stations dans les territoires de montagne. Les capacités financières, techniques mais aussi les contraintes géo-topographiques ont limité ou facilité le développement de la production de neige. Par exemple, l’accès à la ressource en eau est un élément crucial pour le développement de la production de neige dans de nombreux domaines skiables. Au-delà des spécificités propres à chaque domaine skiable, nous avons révélé qu’un mécanisme de dépendance au sentier s’était mis en place dans l’industrie des sports d’hiver. Le renforcement et l’usage systématique de la production de neige avait été facilité par les progrès techniques réalisés par les fabricants d’enneigeurs. L’acquisition au fil des ans de savoir-faire et d’équipements spécialisés ont progressivement constitué un capital spécifique chez les exploitants de domaine skiable. Ce capital participe au verrouillage de la trajectoire de développement des stations de ski. En effet, la production de neige capte 20 % des capacités d’investissements des opérateurs de domaine skiable et ne reste pertinente qu’avec un objectif de poursuite de l’activité ski. La prise en considération de la production de neige touche l’ensemble des acteurs de l’industrie des sports d’hiver. Elle contribue à la sécurisation de la vente de prestations touristiques dite « skis-aux-pieds » par des tour-opérateurs ou valorise les projets de promoteurs immobiliers (Figure 1). Enfin nous expliquons comment le phénomène de dépendance au sentier a favorisé l’intervention publique. Plusieurs collectivités territoriales ont soutenu le développement de la production de neige, au travers de subventions publiques.

7Nos résultats contribuent aux réflexions menées sur les mécanismes d’adaptation, voire de maladaptation, observés dans les destinations de montagne. Ils confirment l'intérêt d’une approche en géographie économique évolutionniste et interrogent le poids des choix passés dans les démarches de transition des économies touristiques.

Figure 1 : Développement conjoint de la production de neige et d’une offre d’hébergement dans 2 stations de ski

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Lucas Berard-Chenu