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Dossier
Tribune

Canterbury : école, scène ou “invention journalistique” ?

Is Canterbury a School, a Scene, or a “Press Invention”?
Aymeric Leroy
p. 161-170

Résumés

La scène, ou école, de Canterbury, n’est-elle qu’une « invention journalistique », comme l’affirment notamment certains des musiciens concernés ? Peut-on qualifier de « scène » l’effervescence musicale toute relative (par le nombre réduit de protagonistes et son faible écho auprès de la population locale) initiée dans la capitale du Kent par Soft Machine et Caravan ? Peut-on parler d’un « style Canterbury » quand les groupes désignés sous ce vocable proposent des musiques si différentes ? Autant d’arguments avancés par les sceptiques pour invalider ce concept. Nous démontrons ici qu’au-delà de ses aspects problématiques, et notamment son ancrage géographique trop restrictif, ce que l’on désigne communément comme scène ou école de Canterbury recouvre bel et bien une réalité musicale singulière et cohérente, que l’on peut circonscrire par une liste de caractéristiques largement identifiées comme lui étant propres. En s’éloignant de son sens littéral pour désigner avant tout une approche musicale, l’appellation devient plus inclusive, permettant à des musiciens de toutes origines et de toutes époques de s’en réclamer, et ainsi lui ouvrir la possibilité de survivre à ses inventeurs autrement que sous la forme d’un legs discographique.

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Texte intégral

Robert WyattAfficher l’image
Crédits : Alessandro Achilli

1La scène, ou école, de Canterbury, n’est-elle qu’une « invention journalistique », comme l’affirment notamment certains des musiciens concernés ? Peut-on qualifier de « scène » l’effervescence musicale toute relative (par le nombre réduit de protagonistes et son faible écho auprès de la population locale) initiée dans la capitale du Kent par Soft Machine et Caravan ? Peut-on parler d’un « style Canterbury » quand les groupes désignés sous ce vocable proposent des musiques si différentes ? Autant d’arguments avancés par les sceptiques pour invalider ce concept.

2Et parmi ces sceptiques, on trouve plusieurs musiciens qui comptent parmi ses fondateurs, comme Hugh Hopper ou Robert Wyatt. Au premier, on pose la question :

  • 1 « Q: What do you think of this whole idea of the “Canterbury Scene”?

« Que pensez-vous de cette idée de scène de Canterbury ?
Hugh Hopper : C’est une invention journalistique. En réalité, il ne se passait pas grand-chose, à Canterbury ! On n’avait qu’une envie, c’était de pouvoir enfin partir à Londres et commencer une carrière digne de ce nom ! Mais c’est une étiquette commode, je l’utilise d’ailleurs moi-même. Mais demandez à plusieurs personnes ce que ça signifie pour elles et vous obtiendrez autant de réponses différentes. Pour moi, cela désigne des groupes comme Caravan, Soft Machine ou Gong, mais leur musique n’a pas grand-chose à voir, en fait. Caravan fait des chansons alors que Soft Machine a viré beaucoup plus jazz. Alors de quoi parle-t-on exactement1 ? »

3Figure emblématique de l’école de Canterbury, présent à ses tout débuts (Daevid Allen Trio en 1963, Wilde Flowers en 1964-1966), à son âge d’or (Soft Machine entre 1969 et 1973) et dans beaucoup de ses prolongements plus tardifs, Hugh Hopper compte a priori parmi les mieux placés pour juger de la pertinence du concept de « scène de Canterbury ». Il lui oppose dans sa réponse deux arguments classiques avancés par les sceptiques : le fait qu’il n’y avait pas, dans la capitale du Kent de « scène » digne de ce nom, en comparaison sans doute de la référence anglaise en la matière, le Merseybeat de Liverpool ; et le fait que les groupes désignés sous l’appellation d’« école » (ou « scène ») de Canterbury sont en réalité très différents musicalement.

4Robert Wyatt, lui aussi associé étroitement à cette scène jusqu’à l’accident de 1973 qui marque la fin de son activité de batteur (avec Soft Machine puis Matching Mole) et le début d’une carrière solo comme chanteur, tient un discours très similaire. Mais son histoire personnelle, et notamment son éviction mal vécue de Soft Machine en 1971, l’incite davantage que Hopper à accréditer l’idée que l’école de Canterbury n’était qu’un mythe. Cette ville, explique-t-il, était « conventionnelle » et « beaucoup trop petite pour qu’on puisse parler de “scène” ». Et de préciser :

  • 2 « Robert also makes the point that Canterbury was […] a fairly conventional English cathedral town. (...)

« Il y avait bien quelques musiciens qui habitaient Canterbury : les frères Hopper, les [cousins] Sinclair, Pye Hastings ou Richard Coughlan… Entre ces gens-là, oui, je vois une connexion. Caravan avaient un son bien à eux. Mais je ne pense pas que Kevin [Ayers], Daevid [Allen] ou moi ayons jamais fait partie de cela2. »

5Peu d’artistes accueillent avec enthousiasme l’idée d’être assimilés, réduits, à un courant artistique, leur aspiration étant plutôt de se singulariser au point d’être « inclassables ». De même renâclent-ils souvent à être associés pour le restant de leurs jours à des personnes et lieux qu’ils ont fréquentés à leurs débuts, mais qui de leur point de vue appartiennent à un passé résolu, avec lequel ils ne ressentent plus de connexion émotionnelle. Autant de raisons qui incitent à relativiser de telles dénégations. Les artistes eux-mêmes ne sont pas toujours les plus idéalement placés pour juger de leur propre postérité. Et si en dernier ressort, c’est de toute façon sa résonance auprès du public qui tend à valider ou non un tel concept, l’avis, a priori plus informé et dépassionné, des historiens, musicologues et autres experts peut être tout aussi valable que celui des protagonistes eux-mêmes.

Un son, un style identifiables ?

  • 3 « The early Canterbury bands […] often sound quite different from each other. […] It was only durin (...)

6Force est de constater, toutefois, qu’eux aussi sont divisés quant à l’existence d’une « scène », ou « école » (nous reviendrons plus loin sur cette nuance sémantique), de Canterbury, à l’instar d’Edward Macan dans son ouvrage de référence sur le rock progressif Rocking the Classics, qui commence par exprimer un certain scepticisme, avançant des arguments très proches de ceux de Hopper et Wyatt (en particulier les différences marquées d’approche musicale entre Soft Machine et Caravan), avant de concéder qu’un « style Canterbury […] plus facilement identifiable » émerge « à partir du milieu des années 1970 », qu’il définit comme « une forme éclectique, parfois décalée, de musique à dominante instrumentale, puisant à des degrés divers dans le jazz-fusion, le rock progressif et l’héritage de Soft Machine et Caravan ». Et de préciser que ce style se distingue du jazz-fusion par le choix de tempos plus modérés et la mise en avant de « polyphonies sophistiquées » au détriment de la démonstration de virtuosité3.

7Pour trancher la question de l’existence d’une « scène » de Canterbury, un retour en arrière historique s’impose. Comme souligné par Hopper et Wyatt, le terme peut sembler excessif. L’activité musicale dans la capitale du Kent était loin d’être aussi foisonnante qu’elle l’avait été quelque temps auparavant à Liverpool, où les groupes étaient nombreux, avaient pour plusieurs d’entre eux (Gerry and the Pacemakers, the Big Three...) une existence discographique et pas seulement scénique, et bénéficiaient du soutien d’un public local conséquent disposant de points de ralliement nombreux, et pas seulement le mythique Cavern Club. Canterbury, pour sa part, devra attendre le printemps 1965 pour qu’ouvre son premier club, le Beehive, où les Wilde Flowers se produiront à maintes reprises et où Caravan donnera ses tout premiers concerts en 1968. Et la même année, l’University of Kent ouvre ses portes, dans le cadre d’un programme national de construction d’universités nouvelles pour la jeune génération issue du baby-boom d’après-guerre. Outre l’organisation de concerts sur le campus (situé sur les hauteurs de la ville), qui intègre dès lors un circuit national dont les groupes « canterburiens » resteront longtemps tributaires (alors qu’en France ou aux Pays-Bas se met en place le réseau des MJC), elle porte la promesse d’un public de jeunes étudiants potentiellement plus réceptifs à ces musiques que la population plus conservatrice de Canterbury. Malgré ce renfort bienvenu, la ville qui lui a donné son nom n’accordera jamais un traitement de faveur à la scène de Canterbury, hormis peut-être à Caravan, seul de ces groupes à être resté implanté localement, les autres étant tous basés à Londres.

Une « famille » peu nombreuse

8Un autre argument avancé pour dénier à Canterbury l’appellation de « scène » est le nombre très réduit de protagonistes. Il n’est certes question, au commencement, que d’une dizaine de musiciens, issus pour la plupart des bancs d’un collège et lycée local, la Simon Langton School. La plupart seront réunis entre 1964 et 1967 au sein des Wilde Flowers : une première génération (Robert Wyatt, Hugh Hopper, Kevin Ayers et Richard Sinclair) que l’on retrouvera principalement dans Soft Machine à compter de 1966 ; et une seconde (Pye Hastings, Richard Coughlan et Dave Sinclair) qui formera (avec le sus-nommé Richard Sinclair) Caravan en 1968. À ces noms, il convient d’en ajouter deux : Daevid Allen, plus âgé que ses jeunes camarades, débarqué de son Australie natale en 1961 et qui jouera auprès d’eux un rôle de catalyseur de vocations avant de fonder Gong, après un bref passage dans Soft Machine ; et Mike Ratledge, futur claviériste du même Soft Machine, que ses études à Oxford comme ses goûts musicaux plus portés vers le free jazz et la musique savante avant-gardiste tiendront à l’écart de l’aventure des Wilde Flowers. De ce noyau émergeront d’autres groupes canterburiens majeurs : Matching Mole, Kevin Ayers & the Whole World, Gong, Hatfield and the North, et plus tard Soft Heap, In Cahoots, Short Wave et bien d’autres, qui comprendront tous, initialement au moins, un des musiciens présents dès 1963-64 à l’origine de la scène.

  • 4 Publiés principalement dans la revue Zig Zag, puis compilés au sein de Frame, 1983.

9À ce noyau initial viendront se greffer un nombre finalement assez limité d’autres musiciens sans attaches particulières à la ville de Canterbury, notamment les membres du groupe Delivery (Phil Miller, Pip Pyle), venus de la région de Cambridge, et les Londoniens d’Uriel/Egg (Dave Stewart, Steve Hillage). Hatfield and the North, associant plusieurs de ces nouveaux-venus au déjà vétéran Richard Sinclair, est emblématique de cet élargissement, qui restera toutefois relatif et limité. Ainsi, après 1973, les ajouts seront rares (Alan Gowen, John Greaves ou Mark Hewins), mais ils permettront à l’arbre généalogique de la scène (immortalisé par Pete Frame dans ses Rock Family Trees [19834]) de s’enrichir de nouvelles branches grâce à l’affiliation rétroactive (sur des critères avant tout généalogiques, et pas forcément justifiée d’un strict point de vue musical) de leurs groupes d’origine : Egg, Khan, Delivery, Henry Cow, Quiet Sun… Cet enrichissement passe toutefois par un déplacement de son centre de gravité géographique vers la capitale, prêtant le flanc à l’accusation que la scène de Canterbury comprend dès lors une majorité de musiciens n’ayant jamais, ou rarement, mis les pieds dans la ville du même nom.

  • 5 « Je vous mijotais une méchante étude théorique sur la “famille Soft”, avec panorama historique, an (...)

10Ce glissement sémantique, d’un critère d’affiliation avant tout géographique à la prise de compte d’affinités musicales, s’explique par le fait que le nouveau porte-étendard de la scène de Canterbury, Hatfield and the North, compte une majorité de non-Canterburiens (Dave Stewart, Phil Miller et Pip Pyle), pourtant identifiés dès lors comme figures emblématiques de ce qu’on ne désigne plus par des formules comme la « famille Soft », courante en France5, mais – à compter d’un article du Melody Maker en décembre 1973 (Lake, 1973) – en référence à la ville où tout a commencé dix ans auparavant. Entre-temps, il s’est manifestement passé quelque chose qui a cristallisé autour de ce nom l’idée d’un certain style, d’un certain son.

Un style caractéristique et ses pionniers

11On peut arguer qu’en 1969-70, le développement musical de Soft Machine et Caravan les amène à un point de convergence stylistique, l’intersection de leurs trajectoires définissant bel et bien un « style Canterbury » que d’autres, à commencer la « deuxième génération » canterburienne (Hatfield and the North en tête), reprendront à leur compte. Partie prenante de la scène underground londonienne (aux côtés notamment de Pink Floyd) à ses débuts, Soft Machine s’était paré d’atours psychédéliques avant d’entamer une évolution aussi rapide que conséquente. Dès son premier album au titre éponyme, paru en décembre 1968, sont brevetées des « signatures » canterburiennes comme l’orgue saturé en principal soliste (et son corollaire, l’absence ou la discrétion de la guitare), les textes autoréférentiels (« Why Am I So Short ? ») ou (timidement encore, dans le bref « Box 25/4 Lid ») les rythmes impairs. Volume Two, paru l’année suivante, ajoute un glissement vers le jazz (avec quelques sections de saxophones anticipant l’intégration d’une section de cuivres quelques mois plus tard), une complexité accrue et des références à la Pataphysique. Dès 1970, Soft Machine ne joue plus, en concert et bientôt sur disque, qu’une musique totalement instrumentale.

  • 6 Âgé de 83 ans, Jimmy Hastings est à nouveau présent en invité sur le dernier album en date de Carav (...)

12S’inscrivant d’abord dans son sillage, Caravan suit une trajectoire plus typiquement « progressive », structurant ses premiers albums autour de longs morceaux (à la durée croissante, jusqu’à « Nine Feet Underground » occupant une face entière de In the Land of Grey and Pink en 1971) alternant passages chantés et improvisations teintées de jazz, qui cohabitent avec des chansons plus concises et pop, mais truffées d’excentricités (comme Soft Machine, Caravan affectionne les rythmes impairs). L’orgue de Dave Sinclair est saturé comme celui de Mike Ratledge, mais (Hammond oblige), est plus mélodieux et velouté. La guitare de Pye Hastings n’est que rarement soliste, offrant plutôt un soutien solide aux envolées de l’orgue et à celles, à la flûte ou au saxophone, de son frère aîné Jimmy Hastings, présent en invité comme il l’est d’ailleurs sur Third et Fourth de Soft Machine, et le sera plus tard, parallèlement à Caravan6, sur divers albums de Hatfield and the North ou National Health.

  • 7 « Backwards » de Mike Ratledge, l’un des « mouvements » de « Slightly All The Time » sur Third, dan (...)

13Parus en 1970 à quelques semaines d’intervalle, Third de Soft Machine (en particulier la face signée par Robert Wyatt, « Moon In June ») et If I Could Do It All Over Again, I’d Do It All Over You de Caravan s’apparentent à deux variantes d’une même proposition musicale, l’une plus jazz, l’autre plus pop. Par la suite, ces tendances s’affirmeront jusqu’à ce que ces affinités stylistiques ne soient plus qu’un lointain souvenir. Si Caravan reprend un thème de Soft Machine7 sur For Girls Who Grow Plump in the Night (1973), la réciproque n’est plus envisageable depuis longtemps. Fourth (1971) marque pour Soft Machine, qui a intégré le saxophoniste Elton Dean comme quatrième membre à plein temps, l’abandon des structures rigides en plusieurs mouvements (« Teeth »), et dès l’album suivant, Fifth (1972), il convient de parler de jazz électrique minimaliste.

14Si Caravan conserve dans son effectif plusieurs membres d’origine (et même les quatre sur l’album de reformation Back To Front de 1982 puis une série de concerts en 1990-1991), en revanche Soft Machine perd les siens l’un après l’autre, jusqu’à ne plus en compter aucun dès 1976 suite au départ de Mike Ratledge (précédé de deux de Daevid Allen en 1967, Kevin Ayers en 1968, Robert Wyatt en 1971 et Hugh Hopper en 1973), ce qui explique au moins en partie pourquoi sa musique n’a bientôt plus le moindre rapport avec celles des incarnations précédentes du groupe. Ratledge laisse les clés de la Machine à Karl Jenkins et John Marshall, issus de Nucleus, pionnier dès 1969 du courant jazz-rock anglais. L’ADN canterburien a entre-temps muté vers de nouveaux réceptacles. On le trouve davantage chez Matching Mole, le groupe dissident que Robert Wyatt a créé à son départ de Soft Machine, et surtout dans Hatfield and the North, trait d’union (tant musicalement que dans son effectif) entre première et deuxième génération, qui reprend les choses là où Soft Machine les avait laissées avec Volume Two.

Tentative de définition

15Ayant circonscrit l’école de Canterbury, en tant que style musical, à l’intersection (en partie fictive) entre Caravan et Soft Machine en 1969-70, positionnement que Hatfield and the North reprendra à son compte pour incarner sur ses deux albums, Hatfield and the North (1974) et The Rotters’ Club (1975), une forme de quintessence du genre, on peut tenter, sinon d’en proposer une définition stricte, du moins d’en approcher l’essence en isolant les ingrédients qui le constituent. Dans mon ouvrage L’École de Canterbury (Leroy, 2016 : 15-18), je situe ce style à la confluence de trois courants majeurs de la musique de l’époque, mais avec pour chacun des différences notables :

16Du psychédélisme, il avait gommé toute référence directe au blues et plus généralement toute la dimension explicitement cosmopolite, trouvant dans l’exacerbation de son anglicité (jusque dans le refus des chanteurs d’américaniser leur accent comme c’était la norme dans le rock britannique) un facteur d’originalité. Du rock progressif, il rejetait la théâtralisation de la virtuosité individuelle, les prétentions conceptuelles, la grandiloquence orchestrale et la mise en avant d’un chanteur conteur ou prophète focalisant l’attention au détriment des instrumentistes. Enfin, du jazz-rock, il se distinguait par la primauté accordée à l’écriture sur l’improvisation, tant pour contenir l’expression soliste que pour assurer un renouvellement constant du propos.

17Ce positionnement stylistique s’accompagne de signatures sonores immédiatement identifiables, comme l’orgue saturé, la dualité vocale entre timbres aigus et graves (Wyatt/Ayers dans Soft Machine, Hastings/Sinclair dans Caravan), d’un goût marqué pour la complexité, parfois poussée jusqu’à l’absurde, et l’absence dans les textes de tout message sérieux, préférant à ceux-ci l’autofiction, l’autodérision ou la banalité du quotidien. Mais au-delà de ces caractéristiques superficielles, c’est dans sa capacité à transcender ses apparentes contradictions que cette musique affirme son identité :

« On pourrait finalement décrire […] l’essence du style Canterbury comme un système d’alternatives supposément contradictoires, mais qu’il refuse de catégoriser ainsi, allant et venant à sa guise entre ces options théoriquement incompatibles. Simple ou complexe, composée ou improvisée, chantée ou instrumentale, mélodieuse ou dissonante, concise ou épique, lente ou rapide : la musique canterburienne peut être tout cela à l’intérieur d’un même morceau – ou en tout cas d’un même medley, puisque tel est son cadre d’expression privilégié, sur disque comme sur scène. Mais attention, il n’est nullement question d’une forme de zapping avant l’heure : l’idée n’est pas de juxtaposer des séquences aussi différentes les unes des autres que possible, mais au contraire de les faire se succéder d’une façon à la fois logique et organique, tout en couvrant, à l’échelle de l’ensemble, un éventail dynamique et expressif aussi étendu que possible. »

  • 8 « The reliance on this school’s peculiar brand of fey whimsy allows the overall mood of lazy existe (...)

18Pour peu que l’on accepte cette proposition de définition – ou a minima l’idée qu’une définition (différente, peut-être meilleure) soit possible – parler à propos de l’école de Canterbury d’une « invention journalistique » n’a guère de sens, dans la mesure où il s’agit d’une réalité musicale tangible, ou tout au moins identifiée comme telle par un large auditoire et de nombreux experts. Tout au plus risque-t-on, mais c’est consubstantiel à tout exercice d’étiquetage appliqué à l’art, d’enfermer cette musique dans ses possibles clichés et n’en retenir qu’une caricature. En l’occurrence, le style Canterbury prête le flanc à une telle appréhension, sans du reste qu’elle soit nécessairement hostile. Ainsi, le groupe britannique The Tangent propose dans son album The Music That Died Alone (2004) un morceau intitulé « The Canterbury Sequence », truffé dans sa musique comme ses textes de références pour initiés (dont une citation littérale d’un morceau d’Hatfield and the North). En l’espèce, l’hommage est affectueux et cultive ostensiblement le second degré, mais le risque d’un pastiche futile et inconséquent existe bel et bien, et avait d’ailleurs été souligné par Ian MacDonald dès 1974 dans sa critique du premier album d’Hatfield and the North : « [Du fait du] recours fréquent aux minauderies autoréférentielles typiques de cette scène, l’atmosphère dominante de paresse existentielle nostalgique finit par devenir lassante8. »

19Mais l’utilité d’une définition du style Canterbury n’est pas d’édicter une liste d’ingrédients, comme une recette de cuisine à respecter scrupuleusement, mais plus prosaïquement de savoir de quoi il est question, et partant de là, de mieux cerner son périmètre tant géographique que temporel. Car dès lors que l’on s’écarte, comme nous l’avons fait, d’une vision associant cette musique à un terroir et une époque bien déterminés, pour en donner une définition strictement musicale, il devient possible de l’envisager comme un phénomène de bien plus grande ampleur. L’école de Canterbury cesse d’être une curiosité historique confinée à un espace-temps limité, pour devenir un état d’esprit susceptible d’infuser la créativité de musiciens aux quatre coins du monde et ce, plusieurs décennies après son invention par les pionniers des années 1960.

Limites du concept

20L’idée est d’autant moins farfelue qu’au sein même de l’arbre généalogique canterburien tel qu’établi dès 1973 par Pete Frame, on trouve des protagonistes dont l’affiliation stylistique à cette scène est pour le moins incertaine. Pour prendre l’exemple le plus évident, Gong présente certes des attaches familiales indiscutables au reste de la scène, non seulement au travers de son fondateur et leader Daevid Allen, et de son passage (peu documenté toutefois) dans Soft Machine à ses débuts, mais aussi de par la présence aux côtés de celui-ci de musiciens comme Pip Pyle, Steve Hillage ou Didier Malherbe, tous influencés à des degrés divers par le Soft Machine de 1968-1969, ce qui se traduit par des accointances musicales parfois évidentes, mais malgré tout superficielles. Plus volontiers affilié au space-rock, Gong ne manifestera, et pour cause, un ancrage canterburien plus marqué que durant la brève période, en 1975, entre le départ d’Allen et celui d’Hillage, lorsque le groupe, devenu en quelque sorte le backing band de ce dernier, jouera principalement les morceaux de son album solo Fish Rising, aux penchants avérés et assumés du côté de Canterbury (ville où il avait d’ailleurs été composé en partie).

21Les limites d’une vision strictement familiale de l’école de Canterbury se feront plus criantes encore dans les années 1980, lorsque l’évolution de plusieurs de ses figures majeures les entraînera très loin, musicalement, du style qui les avait fait connaître. Il en va ainsi des albums solos publiés alors par Robert Wyatt, Kevin Ayers ou Dave Stewart & Barbara Gaskin. Le courant plus jazz-rock incarné à la même époque par l’axe Phil Miller-Pip Pyle-Hugh Hopper-Elton Dean manifeste le désir d’une certaine continuité avec le passé, mais l’absence d’une dimension plus pop les empêche d’incarner l’ensemble du spectre stylistique canterburien, comme s’y attachaient encore ; à des degrés divers, des albums comme DS Al Coda de National Health, Back to Front de Caravan ou Before a Word Is Said de Gowen-Miller-Sinclair-Tomkins, publiés en 1982.

22Dès le début des années 1970 sont apparus, en France (Moving Gelatine Plates, Travelling, plus tard Forgas) et aux Pays-Bas (Supersister, Solution) d’abord, des groupes revendiquant plus ou moins explicitement l’influence de l’école de Canterbury. D’autres suivront en Italie (Picchio dal Pozzo), aux États-Unis (The Muffins) ou encore au Japon (Ain Soph, dont le deuxième album s’intitulera Hat and Field). Alors même que la musique de Soft Machine et Caravan perd peu à peu son caractère « canterburien », et que leurs héritiers directs, Hatfield and the North puis National Health, rendent les armes, c’est à travers ces émules étrangers que l’école de Canterbury se conjugue alors au présent, puis au futur, le terme d’école prenant alors tout son sens : l’esprit des pionniers a bel et bien « fait école ».

23Telle est du reste la condition de la survie à court terme de la musique de Canterbury. Il existe certes toujours, en 2021, un Soft Machine (avec trois représentants de la période jazz-rock, présents ensemble sur Softs en 1976 : John Etheridge, Roy Babbington et John Marshall, les deux derniers âgés de plus de 80 ans) et un Caravan (avec le fondateur Pye Hastings et deux acolytes de longue date, Geoff Richardson et Jan Schelhaas), et d’autres pionniers sont encore en activité (les cousins Sinclair), mais il s’agit pour ces musiciens, au minimum septuagénaires, de prolongations presque inespérées. La perspective de la cessation d’activités des premières générations de pionniers est désormais imminente, et avec elle se pose la question de la capacité de cette musique à survivre à ses inventeurs. Le legs discographique est certes imposant (les rééditions, archives inédites et autres coffrets continuent de paraître à un rythme soutenu), mais en l’absence d’une incarnation de chair et de sang, le risque existe bel et bien d’une muséification de la scène de Canterbury qui ferait des rayonnages poussiéreux d’une gigantesque discothèque son unique et peu enviable horizon.

24Pourtant, au-delà de sa manifestation musicale, l’état d’esprit qui l’anime – son message, en quelque sorte – est d’une portée beaucoup plus large. Nous l’avons notamment caractérisé par sa capacité à dépasser par le haut d’apparentes oppositions et incompatibilités de style en créant les conditions de leur cohabitation fructueuse. Il y a là un art de la fusion intelligente qui, dans l’esprit à défaut de la lettre, est susceptible, aujourd’hui comme hier, d’inspirer tout musicien, qu’il soit ou non amateur ou adepte du style Canterbury.

25Du point de vue des principaux intéressés, l’idée d’école de Canterbury est une « invention », dans la mesure où elle cristallise conceptuellement ce qui n’a été dans leur vie et parcours musical qu’une péripétie parmi d’autres. Cette intersection improbable de trajectoires qui, ailleurs ou à une autre époque que dans l’exceptionnel creuset d’expérimentation que fut la seconde moitié des années 1960, ne se seraient jamais rencontrées, cette croisée des chemins fut pour eux si fugace que l’on comprend aisément qu’elle n’ait pas eu pour eux la même résonance. Il n’empêche que cet équilibre, pour éphémère et fragile qu’il ait été, a été largement célébré en son temps (et depuis) comme une réalité sonore tangible, voire l’incarnation d’un certain idéal musical. Et si le résultat constitue certes une « invention », celle-ci est bel et bien – et avant tout – de nature musicale, et pas seulement, tant s’en faut, « journalistique ».

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Bibliographie

Frame Peter (1983), Rock Family Trees, Londres, Omibus Press.

Grundy David & Corcoran-Tadd Noa (2008), « Staying open to possibilities: an interview with Hugh Hopper », Ear Trip – A Journey for your Ears, no 2, en ligne : https://eartripmagazine.wordpress.com/interviews/interview-hugh-hopper/ [consulté le 2 août 2021].

Lake Steve (1973), « Canterbury Tales », Melody Maker, 8 décembre.

Leroy Aymeric (2016), L’École de Canterbury, Marseille, Le Mot et le Reste.

Macan Edward (1997), Rocking the Classics : English progressive rock and the counterculture, New York, Oxford University Press.

Muller Hervé (1973), « Soft Machine en trois dimensions », Best, no 54, janvier.

O’Dair Marcus (2014), Different Every Time – the Authorised Biography of Robert Wyatt, Londres, Serpent’s Tail.

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Notes

1 « Q: What do you think of this whole idea of the “Canterbury Scene”?

HH: Well, it’s a journalistic thing. In fact, there was nothing much going on; we couldn’t wait to leave Canterbury and move to London and have a real career. But it’s a useful label – I use it myself. But ask different people what it means and it means completely different things. For me it means people like Caravan, Soft Machine and Gong, but then they’re very different anyway: Caravan is songs and Soft Machine became much more jazzy, so what does it mean? » (Grundy & Corcoran, 2008)

2 « Robert also makes the point that Canterbury was […] a fairly conventional English cathedral town. […] At the time, however, it was too small to be properly a scene. […] ‘There were people who lived in Canterbury. The Hopper brothers, the Sinclairs, Pye Hastings, Richard Coughlan. I can see a connection amongst those people. Obviously, the Caravan thing, a very distinctive sound. But I don’t think me or Kevin or Daevid were ever really part of that. » (O’Dair, 2014 : 51-52).

3 « The early Canterbury bands […] often sound quite different from each other. […] It was only during the mid-1970s that a somewhat more easily recognizable “Canterbury style” emerged. A number of the Canterbury-influenced bands that appeared at this time created an eclectic, at times quirky, strain of predominantly instrumental fusion that draws on elements of hard fusion, progressive rock and the legacy of Soft Machine and Caravan… Soft Machine and their followers generally preferred more sedate tempos… Hard fusion tended to sacrifice complex arrangements in favour of virtuosic solos, while the Canterbury bands tended to emphasize sophisticated ensemble interplay. » (Macan, 1997 : 128-130).

4 Publiés principalement dans la revue Zig Zag, puis compilés au sein de Frame, 1983.

5 « Je vous mijotais une méchante étude théorique sur la “famille Soft”, avec panorama historique, analyse psychologique, thèse, antithèse et synthèse… » (Muller, 1973)

6 Âgé de 83 ans, Jimmy Hastings est à nouveau présent en invité sur le dernier album en date de Caravan, It’s None of Your Business, paru en octobre 2021.

7 « Backwards » de Mike Ratledge, l’un des « mouvements » de « Slightly All The Time » sur Third, dans la suite « L’Auberge du Sanglier / A-Hunting We Shall Go ».

8 « The reliance on this school’s peculiar brand of fey whimsy allows the overall mood of lazy existential regret to pall rapidly », MacDonald Ian, New Musical Express, 23 mars 1974.

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Pour citer cet article

Référence papier

Aymeric Leroy, « Canterbury : école, scène ou “invention journalistique” ? »Volume !, 19 : 1 | 2022, 161-170.

Référence électronique

Aymeric Leroy, « Canterbury : école, scène ou “invention journalistique” ? »Volume ! [En ligne], 19 : 1 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 13 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/volume/10050 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.10050

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Auteur

Aymeric Leroy

Né en 1973 à Lavelanet, Aymeric Leroy a co-fondé vingt ans plus tard la revue de musiques progressives Big Bang, dans laquelle il a rédigé de nombreuses chroniques et études approfondies sur les ténors du genre. Expert reconnu de la scène de Canterbury, il lui a consacré un site internet de référence, Calyx. Outre L’École de Canterbury (2016), il a signé quatre ouvrages chez Le Mot et le Reste : Pink Floyd : Plongée dans l'oeuvre d'un groupe paradoxal (2009), Rock Progressif (2010), King Crimson (2012) et Yes (2017).

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